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Poésie

La poésie a-t-elle droit de figurer dans l'éducation, en particulier dans l'éducation primaire, et plus particulièrement dans l'éducation populaire? Y a-t-elle sa place marquée, distincte, circonscrite, comme telle autre matière de simple instruction, comme l'histoire, la géographie ou l'arithmétique? Ou bien est-elle objet d'éducation générale, comme la morale, comme la religion ; et, à ce titre, tout en occupant une certaine place dans l'emploi du temps, doit-elle être plutôt répandue dans tout l'enseignement et le pénétrer d'un certain esprit?

On répondra sans peine à ces questions si l'on cherche d'abord à se rendre compte de ce qu'est la poésie elle-même en son fond intime. Elle n'est une langue spéciale, la langue des vers, avec ses figures nombreuses et hardies, ses inversions et ses termes particuliers, avec sa mesure et son rythme, que parce qu'elle est d'abord un sentiment, un état d'esprit particulier, lequel trouve habituellement son expression nature le dans cette sorte de langage surnaturel que tous les peuples ont connu et qu'ils ont distingué de la vulgaire prose. La poésie n'est donc pas un langage plus beau que les autres, plus brillant, plus élégant, dont on serait convenu de faire usage pour de certains objets, et pour ainsi dire en de certains jours de fête : c'est un état d'âme essentiellement humain, le plus naturel, le plus humain de tous les sentiments, par conséquent le plus universel. C'est l'émotion que chacun de nous, à son jour, à son heure, ressent en présence du secret des choses, de l'idée ou de l'âme cachée en tout ce qui vit, et qui le fait être et vivre ; devant la fleur opulente, l'humble graminée, le rayon qui tremble au crépuscule sur les blés verdoyants, la lumière matinale, le ruisseau qui coule solitaire, la petite branche qui se balance au vent ; et aussi devant le mystère de l'enfant qui ouvre ses yeux charmés à la vie ou qui s'éteint prématurément, étonné d'être si mal accueilli clans ce monde ; de la destinée humaine, si brève et semée de tant de contradictions ; de la destinée des civilisations et des religions qui naissent, vivent, croyant à leur éternité, allaitent des peuples à leur féconde mamelle, et. disparaissent ensuite pour toujours ; de l'humanité nui, portée sur sa planète aussi éphémère que les autres astres, poursuit sa marche vers un but inconnu ; enfin de l'univers même, dont la poésie, devançant de sou pas hardi la science circonspecte et rejoignant la religion, entrevoit l'unité vivante et intelligente.

Mais dire tout cela, c'est encore, nous le confessons, ne rien dire ; c'est décrire les aborda du temple sans pénétrer dans le sanctuaire. Qui se flatterait de définir la poésie? Celui-là seul le pourrait qui définirait le secret de l'homme, de sa nature, de sa destinée, de ses rapports avec tous les êtres et avec leur principe commun. Car elle est, au fond, l'homme même, l'homme véritable, dans son élan le plus naïf vers les choses et dans son repliement le plus spontané sur lui-même. Le poète ne prêle d'autre vie aux choses que sa propre vie ; c'est l'image de lui-même, mais une image animée, vivante, qu'il projette, qu'il cherche en tout ; la poésie est essentiellement un acte de foi à l'esprit, à l'esprit présent en toutes choses, à l'harmonie de la nature et de l'homme, et à l'harmonie de l'un et de l'autre avec le principe universel de la vie.

Et non contente d'apercevoir ou de soupçonner le dedans des choses, leur sens caché, qui échappe à l'oeil du vulgaire comme au regard attentif du savant, non contente de croire, sans la voir, à cette réalité, elle l'aime, elle s'unit à elle. Dans le sentiment poétique le plus familier comme dans le plus sublime, ce n'est pas notre seule intelligence qui se met en mouvement : c'est notre âme même avec toutes ses puissances spontanées ; elle est tout nous-même ; elle est, oserions-nous dire, plus que nous, en ce qu'elle jaillit de cet arrière-fond intime de sentiments par où l'individu, limité de toutes parts, tient à l'ordre universel ; en ce qu'elle exprime ainsi, non pas notre pauvre être du moment, celui que le vulgaire connaît, mais notre être véritable, dont celui-là n'est qu'une ombre, et qui échappe sans cesse à notre prise.

La science voit les choses tout autrement : elle étudie, en même temps que leur aspect extérieur, leurs conditions d'existence ; elle décompose, mesure, pèse, recompose ; tandis que la poésie voit d'un coup d'oeil direct et d'ensemble, et, comme on dit en langue d'école, d'un regard synthétique, la science voit analytiquement. Autres sont les habitudes d'esprit que donne la culture poétique, le commerce assidu avec la poésie, autres celles que donne la culture scientifique. Mais les unes ne sont pas moins nécessaires que les autres à la santé spirituelle. On accordera sans peine que l'homme réduit à considérer les choses de la nature, de l'histoire, de l'humanité par leur côté poétique seul, serait impropre à l'action et comme un étranger égaré dans la vie. Il est également vrai que l'action, la science, l'art, n'ont qu'une portée médiocre, ils ne s'élèvent pas bien haut, ils sont frappés d'une secrète impuissance, d'une sorte de « difficulté d'être et de vivre », si la poésie ne les anime intérieurement de sa flamme ; si à la curiosité vulgaire ou aux meilleures ambitions pratiques ils ne joignent ce sentiment du merveilleux des choses, du mystérieux dans les êtres, dans la destinée, dans l'univers, qui échauffe l'intelligence et la volonté, qui double l'énergie et l'entretient, qui par delà le but atteint ou clairement découvert en montre un autre qui se dérobe et qui est la raison ries précédents, qui met de l'intérêt dans la plus simple recherche, dans l'étude de l'existence la plus humble, parce qu'il y fait apparaître, comme dans un dernier fond, l'infini même. Que ce sentiment vienne à s'affaiblir ou à s'éteindre chez un peuple, l'étude et l'art en seront, sans qu'il y paraisse d'abord, atteints à la racine ; toute activité perdra de sa grandeur ; la perfection des méthodes, la puissance des mécanismes intellectuels, l'entraînement de la vie, les nécessités politiques et économiques, suffiront quelque temps à déguiser la décadence : mais le fleuve, qui coule encore sous nos yeux, est tari ou appauvri à sa source.

Nul n'a peut-être, de nos jours, mieux senti et mieux dit que Vinet à quel point la poésie, loin d'être une chimère, est la vérité, l'homme même {Etudes morales ; De l'avenir de la poésie. Voir sa Chrestomathie, III, 435) :

« La poésie ne peut mourir : telle est la foi de l'auteur (Lamartine), c'est aussi la nôtre. La poésie est inhérente à l'âme humaine ; elle en est un des éléments nécessaires, indestructibles.

« Poésie ! poésie ! Le plus vain de tous les mots ou le plus profond, la plus frivole de toutes les choses ou la plus sérieuse! Il me semble que c'est d'aujourd'hui que je comprends tout ce que tu peux être. Arrivé à cette époque de la vie où pourtant d'hommes la poésie a cessé d'exister, je te sens plus voisine de moi, plus puissante sur ma vie, plus positive dans ma pensée que tu ne l'as jamais été. Je ne te confonds point avec ta vaine image ; et telle que je te conçois, tu m'apparais comme la plus complète personnification de l'humanité, comme son vivant résumé ; tu dis tout ce qu'elle est ; ou plutôt tu en es la dernière et la plus intime expression ; au-dessus, au-dessous de loi, il n'y a rien ; tu es la vérité des choses dont la prose n'est que le déguisement ; tu en renfermes le secret que tu trahis sans le connaître. »

II. ? Si le témoignage que l'on vient de lire d'un homme considérable à la fois comme moraliste et comme critique littéraire n'est pas vide de sens, on ne sera pas embarrassé de répondre à cette question : La poésie est-elle un objet de luxe qui ne convient pas au peuple ; une superfluité charmante dont il faut se garder d'encombrer l'éducation de la niasse, parce qu'elle la détournerait des humbles occupations d'où dépend l'existence quotidienne, et qu'elle l'allécherait à des plaisirs au-dessus de sa portée? Ce serait, à notre avis, l'une des pires, des plus funestes erreurs. Ceux qui l'avancent en termes plus ou moins déguisés devraient aller plus loin et réserver la religion, si proche pareille de la poésie, pour l'usage exclusif des classes de loisir ; s'ils reculent devant cette énormité, c'est que la religion leur apparaît surtout comme la gardienne de l'ordre public, qui excelle à endormir les douleurs de la vie présente. Non, la poésie, pas plus que le sentiment religieux, n'est chose de luxe, déplacée dans l'éducation des petits. Aujourd'hui surtout que la religion, soit par la faute des églises établies, soit par l'effet d'un mouvement scientifique qui abonde sans mesure dans un sens exclusif, a perdu et perd de jour en jour une grande partie de son empire sur les âmes, la poésie est plus nécessaire que jamais pour nous aider à traverser le désert que laissent derrière elles les croyances et les habitudes disparues. « Malheur, dit quelque part Shakespeare, malheur à qui n'entend pas la musique que tout homme porte en soi. » Et, de fait, la poésie, grâce à la langue magique dont elle dispose, est la grande évocatrice, qui arrache l'enfant du peuple à l'état d'inconscience somnolente, le révèle a lui-même en lui faisant entendre dans un langage idéalisé, ? c'est à-dire plein au plus haut degré de réalité morale, de sentiments humains, ? ces chants d'amour, de joie ou de tristesse, de regrets ou d'espérance, de doute ou de foi, de pitié ou d'indignation qui résonnaient confusément en lui. Elle l'enlève, le ravit à son égoïsme grossier, âpre, positif, calculateur: elle l'aide à naître à l'humanité, elle le fait véritablement être ; si du moins c'est être que d'avoir une âme, une âme consciente d'elle-même ; et si c'est avoir une âme que d'avoir des sentiments humains, de vivre avec soi, en soi, et de vivre aussi dans les autres, de se transporter par la sympathie dans leur destinée, d'élargir son moi jusqu'à y faire tenir la famille, la patrie, l'humanité, la nature et Dieu même.

N'est-il pas vrai que plus on observe de près la société contemporaine, à tous ses degrés, mais surtout dans les hautes et moyennes classes, et plus particulièrement chez les femmes et chez les jeunes gens, plus on découvre avec surprise que ce qui sauve du néant spirituel un très grand nombre de personnes, ce qui les empêche d'être tout frivolité, tout égoïsme, toute décoration mondaine, tout apparence ou tout savoir extérieur, ce qui, en leur donnant quelque commencement d'être, de vie supérieure, leur donne aussi quelque prix, les rend « intéressantes », c'est, à défaut de principes, de desseins réfléchis et utiles, de nobles sentiments passés en habitude, c'est peut-être quelques belles strophes de poésie qui de temps à autre chantent en eux, qu'ils se plaisent à écouter et à réciter, et qui forment, à leur insu, leurs titres de noblesse les plus authentiques?

Nous disions tout à l'heure que l'affaiblissement des croyances religieuses ne fait à notre avis que rendre la poésie plus nécessaire dans l'éducation publique. C'est parce que les sources anciennes et consacrées de la vie intérieure sont appauvries ou taries qu'il faut ne point négliger les sources profanes : mais une autre raison vient confirmer cette nécessité. L'éducation poétique du peuple réclame d'autant plus de place et de soins que l?éducation scientifique, pratique ou professionnelle prend un plus ample et plus rapide développement. C'est parce que les habitudes de calcul exact, d'observation précise, d'analyse rigoureuse (habitudes d'un prix infini), vont se propageant de l'enseignement secondaire à l'enseignement primaire, de l'école normale à l'école élémentaire ; c'est parce qu'elles s'étendent peu à peu à tous les domaines de l'activité, parce qu'elles occupent sur tous les points l'esprit des nouvelles générations ; c'est précisément pour cette raison qu'il importe d'établir un régime qui tempère et corrige celui-là, à savoir l'habitude de considérer la nature, le monde, l'humanité, l'histoire, non par morceaux, par leurs parties intégrantes, par leurs éléments constitutifs, mais dans leur unité et leur simplicité de composition, tels qu'ils apparaissent aux plus petits d'entre nous à l'état de recueillement et de libre méditation.

La même conclusion s'impose à nous quand nous venons à considérer l'âpre labeur pratique auquel presque tout le monde est aujourd'hui astreint, la complication croissante d'efforts que réclament l'agriculture, le commerce, l'industrie, l'activité politique que le gouvernement démocratique et libéral sollicite sans cesse de tous les citoyens, enfin le tour exclusif que la morale elle-même, l'enseignement, moral, incline de plus en plus à prendre, tour personnel et utilitaire, respect de soi, devoirs correspondant à des droits, dignité humaine à reconnaître chez les autres et à faire reconnaître en soi, etc. Qui ne voit ce qu'un tel régime, tant d'énergie, de lutte, de dépense de force, d'application à un but positif, a d'épuisant, de desséchant? Qui ne voit, pour parler avec Mme Necker, que les facultés actives, sans cesse tendues, ont besoin de se renouveler par l'exercice des facultés contemplatives ; que le fond intime de sentiments, d'où jaillit toute vie intellectuelle ou pratique vraiment saine et forte, a lui-même besoin de se reconstituer par la vue simple, désintéressée, naïve des choses humaines ou de la nature, c'est-à-dire par la poésie? Il y aurait lieu, en vérité, de trembler pour l'avenir de la science, de la liberté, de la civilisation populaire dans notre pays, s'il était prouvé que la poésie descend peu à peu à l'horizon littéraire parce qu'elle s'éteint lentement dans les coeurs, et que la chute des vieilles croyances positives et des vieilles institutions sociales est l'inévitable précurseur de la mort du sentiment poétique. Heureusement ni l'humanité, ni la France ne sont à ce point épuisées de sève. D'illustres exemples ont montré de nos jours que rien n'est moins sûr que les prophéties de décadence fondées sur de prétendues analogies historiques. De même que les croyances religieuses et sociales ne disparaissent que pour se transformer sous l'aiguillon des éternels besoins de l'humanité, de même la poésie se modifie ; elle se renouvelle ; mais, loin de mourir, elle n'a peut-être, à aucune époque de notre histoire, trouvé plus de voix inspirées pour la chanter ni plus de coeurs pour lui faire écho. Qu'elle descende donc vers le peuple ; qu'émue d'une sympathie fraternelle, elle prenne part à l'éducation des petits ; qu'elle fasse éclore leurs sentiments, qu'elle les aide à devenir des âmes humaines ; et que de la foule confuse, pauvre troupeau sans noms distincts, elle tire des êtres libres, des personnes.

III. ? Avons-nous besoin d'expliquer à cet endroit qu'en élevant si haut l'office éducateur de la poésie, nous ne prétendons pas qu'elle puisse suppléer la morale. Un mot suffira pour éclaircir toute obscurité. La poésie élève l'âme et l'agrandit ; elle évoque ses puissances endormies, et entre toutes la puissance morale ; mais à celle-ci appartient le privilège de lier la volonté, de commander et de défendre, de gouverner l'existence en souveraine maîtresse. La morale est essentiellement activité, énergie, discipline, règle, parce qu'elle est le devoir: la poésie est plus passive, sensitive, imaginative. Elles s unissent, à n'en point douter, au point de se confondre, au sein intime de l'humaine nature, et la religion elle-même ne s'en distingue pas : mais ce dernier fond se dérobe à nos regards ou du moins à nos définitions. Nous en savons assez toutefois sur la parenté de ces aspirations diverses, toutes trois primitives et indestructibles, pour savoir que la vie morale sans poésie est indigente et terne, que la vie poétique sans morale est incohérente, inconsistante et sans force, et que l'une et l'autre sans la religion manquent de cette flamme intérieure et de cette grandeur mystérieuse sans lesquelles l'âme humaine n'est pas véritablement achevée.

Peut-être aussi ne sera-t-il pas superflu de marquer, à propos de l'éducation populaire et du secours que lui doit prêter désormais la poésie, une précaution importante. Prenons garde que le robuste bon sens et la vigoureuse sève du peuple ne s'allèrent dans l'habitude de la rêverie et des sentiments exaltés ou factices. Nul désastre, disons-le bien haut, n'égalerait celui-là. Quand nous appelons la poésie au conseil, au foyer, à l'école, c'est une poésie qui soit esprit et non simple musique, c'est-à-dire sensation ; qui soit simple, largement humaine, et non pas raffinée, aristocratique, érudite ; qui soit virile et non pas efféminée ; raison et non caprice ; qui nous porte à l'action et non au sommeil ; qui s'exprime en une bonne et forte langue ; bref une poésie qui apporte à notre jeune peuple la santé au lieu des rêves morbides.

IV. ? La poésie n'a eu pendant longtemps qu'une place extrêmement restreinte à l'école primaire cl dans les écoles supérieures. Encore cette place, si exiguë, était-elle en partie usurpée par des pièces médiocres de pensée, de ton, de langue, qui séduisaient les maîtres par la fausse pompe de l?expression ou le marivaudage des sentiments. Ne parlons pas de certains recueils de poésies soi-disant religieuses, recueils en crédit et dûment autorisés, mais aussi injurieux au bon goût, à la raison, à l'honnêteté qu'à la piété même.

Il en est un peu de la poésie comme de la musique : elle est traitée en noble étrangère ; elle a sa place à des jours marqués, mais elle n'est pas de la famille: et, pour parler sans figure, elle n'est à aucun degré l?âme de l'école. Elle n inspire ni renseignement ni l'éducation : elle se retirerait par ordre supérieur qu'aucun vide ne se ferait sentir, pas plus que la suppression officielle du chant n'atteindrait au vif notre organisme primaire. Telle est l'exacte vérité : ce que les anciens estimaient la partie divine de la pédagogie, nous en faisons l'économie.

Cette lacune, qui apparaît encore moins dans les programmes que dans l'état réel de l'éducation, tient sans doute premièrement à ce que l'esprit public, mal éclairé sur celle question, ne réclamait, jusqu'à ces dernières années, aucun changement notable. La poésie n'était guère qu'une sorte d'art d'agrément, inutile, sinon nuisible, à des enfants voués au travail manuel : irait-on dérober aux occupations nécessaires un temps précieux pour le donner à des délassements aristocratiques? Avec de telles vues régnantes, il est facile de deviner si la généralité des maîtres était apte à goûter, à interpréter la poésie.

On allait se heurter à une autre difficulté non moins considérable. A quelle source puiser pour l'école primaire, pour l'âge de sept à douze ou treize ans? Où chercher des morceaux propres à ce haut office d'éducation morale que nous avons essayé de marquer, des morceaux d'une langue simple, saine, et à la portée de tous? Dans la littérature classique? Oui, sans doute ; mais on sait combien cette littérature, si l'on excepte La Fontaine et Molière, est savante, peu populaire d'inspiration et de langage. On peut juger par un seul exemple, celui de Corneille, le plus « éducateur » de nos poètes, de la peine que l'on aurait à composer, avec les oeuvres immortelles du dix-septième siècle, une littérature scolaire du premier âge, appropriée à notre état social. Les poètes du dix-huitième siècle, pour d'autres raisons, se prêtent mal à prendre rang parmi les instituteurs de notre démocratie. Quant à ceux du dix-neuvième siècle, qui ont vécu de notre vie, partagé nos espérances et nos tristesses, parlé notre langue, est-il besoin de faire observer combien le choix à faire dans leurs oeuvres, en vue de l'enfance et en vue de l'école ouverte à tous, est difficile ; combien leur esprit, en cela trop semblable au nôtre, apparaît souvent troublé, maladif ; comment il se dégage de leurs vers une impression tout autre que celle de la santé, de la force, de la confiance en la vie ; comment enfin cette poésie si réelle est peu vraie, peu humaine, peu appropriée à l'usage d'un jeune peuple qui se prépare à entrer dans la vie, non pour rêver et se lamenter, mais pour vivre?

Ce sont là des difficultés sérieuses ; mais ce ne sont que des difficultés. Bien choisir demanderait sans doute les qualités à la fois du moraliste, de l'homme de goût, et aussi du citoyen d'un pays libre : du moins la matière ne manque pas au choix ; les poètes de l'âge classique et ceux de notre âge, même les poètes du second rang, peuvent fournir une opulente gerbe à l'éducation populaire. Déjà, il a été publié des recueils estimables pour les degrés successifs de l'enseignement ; il s'en prépare sûrement de meilleurs. Je voudrais que dans les écoles normales, qui sont l'une des plus chères espérances de la France libérale, d'où il est permis d'attendre les initiatives fécondes, on exerçât les jeunes gens de troisième année à discerner dans les oeuvres du dix-septième siècle ou dans celles de Lamartine, de Victor Hugo, et des dii minores de nos jours, les pièces qui conviendraient aux divers âges de l'école, et à justifier ce choix par de bonnes considérations ; à dire les retranchements qu'il faudrait parfois opérer, les strophes à retenir ou à écarter, et pour quelles raisons de morale ou de goût.

Je voudrais surtout que, dans les écoles normales, la lecture et la récitation des poètes, ainsi jugés, discernés, expliqués, occupassent une place plus grande dans l'emploi du temps ; que l'on encourageât les jeunes gens à s'enchanter volontairement, dans leurs loisirs des dimanches ou des vacances, de longs poèmes ou morceaux de poèmes appris par coeur ; et qu'enfin ils emportassent de l'école une ample provision de ces souvenirs, inutiles sans doute pour les brevets de capacité, mais destinés à être le sel caché de leur vie. Quoi de plus naturel que d'instituer des réunions hebdomadaires, le dimanche soir par exemple, où directeurs, maîtres, élèves se donneraient le plaisir d'écouter ceux ou celles qui auraient préparé quelque belle page à lire ou à réciter? Ne vous semble-t-il pas qu'une si noble distraction, entrecoupée de deux ou trois choeurs soigneusement exécutes, répandrait quelque charme sur toute la semaine, qu'elle tempérerait l'austérité monotone de la vie recluse, règlementée, toute vouée a l'étude? Ne vous semble-t-il pas surtout que ces jeunes esprits, en entendant d'autres voix que celles de la science et de leurs professeurs, s'ouvriraient sous les meilleurs auspices à ce monde de l'âme et des sentiments humains que la science méthodique ne fait point connaître et qui sera pourtant leur domaine propre, puisqu'enfin c'est le vrai domaine de l'éducation ?

Après cette initiation, les maîtres et les maîtresses sauraient à leur tour initier et guider leurs jeunes élèves. La poésie, aidée du chant, deviendrait l'un des agents principaux de la culture morale, disons mieux, de la civilisation. C'est à l'ouïe de cette « musique que tout homme porte en soi », autant et peut-être plus que par la morale didactique, plus à n'en pas douter que par l'arithmétique, la grammaire, l'histoire et les éléments de physique ou de chimie, que nos petits enfants, se dégrossissant, se polissant, dépouilleront de jour en jour l'animal, le sauvage, pour devenir peu à peu des hommes, capables de concevoir l'idéal, la règle et de s'y conformer. Des lectures et des récitations fréquentes, des séances de fête, surtout l'exemple du maître lisant ou récitant lui-même avec goût et avec une émotion non feinte, voilà ce qui fera entrer la poésie dans les habitudes, dans les nécessités mêmes du peuple. Alors seulement l'égalité des classes sera près de s'accomplir par l'égalité de culture morale ; alors la démocratie sera près de devenir une vérité, parce que la nation sera près d'avoir une même âme.

L'art est un chant magnifique,

Qui plaît aux coeurs pacifiques,

Que la cité dit aux bois,

Que l'homme dit à la femme,

Que toutes les voix de l'âme

Chantent en choeur à la fois.

(VICTOR HUGO, l'Art et le peuple.)

Dès à présent l'oeil qui s'élève

Voit distinctement ce beau rêve,

Qui sera le réel un jour :

Car Dieu dénoûra toute chaîne,

Car le passé s'appelle haine,

Et l'avenir se nomme amour.

(VICTOR HUGO, LUX.)

Félix Pécaut