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Plutarque

Plutarque est né en Béotie, à Chéronée. Son bisaïeul s'appelait Nicarque, son aïeul Lainprias ; il parle souvent de son père, mais sans le désigner par son nom. Il avait deux frères : Timon et Lainprias. Parmi ses maîtres, il nomme le médecin Onésicrate, un rhéteur Emilianus et le philosophe Annnonius. Il étudiait les mathématiques à Athènes sous la direction d'Ammonius, l'année où Néron visita le temple de Delphes. Ses relations d'études, de fonctions et d'amitié le conduisirent dans la plupart des villes de la Grèce, à Alexandrie, et peut-être à Sardes. Athènes lui avait conféré le droit de cité. Il fit plusieurs voyages en Italie et séjourna à diverses reprises à Borne, où il tint école et rassembla les matériaux de ses Vies parallèles. C'est à Chéronée qu'il se maria. Il avait épousé une femme d'une famille honorable, Timoxène, qui lui donna cinq enfants : quatre fils, Soclarus, Antobule, Plutarque, Chéron, et une fille qu'il perdit en bas âge ainsi que le dernier de ses fils. Envoyé, tout jeune encore, en mission auprès du proconsul d'Illyrie, il fut aussi chargé, pendant ses séjours en Italie, de suivre les intérêts de sa ville natale. A Chéronée même, il commença par remplir un obscur emploi de police municipale, puis il devint archonte. Enfin, pendant plusieurs pythiades, il exerça près du temple de Delphes les fonctions de grand-prêtre d'Apollon.

Tels sont, dans leur brève simplicité, les renseignements sans lien ni date que Plutarque nous fournit sur les circonstances de sa vie, et aucun écrivain, grec ou latin, n'a fait pour lui ce qu'il avait fait pourtant d'autres : le biographe de l'antiquité n'a pas de biographie.

On en a profité pour lui créer une légende. Vers le milieu du moyen âge, deux compilateurs en renom, Georges le Syncelle et Suidas, alléguèrent que, dans sa vieillesse, Plutarque, élevé au consulat, avait été investi par Trajan d'un souverain pouvoir sur les magistrats de l'Illyrie et sur la Grèce. Deux cents ans plus tard, Jean de Salisbury, rapportant comme un fait avéré que Plutarque avait été le précepteur de Trajan, donnait tout an long l'analyse d'une Institution dictée par le maître à son élève en la faisant précéder d'une lettre dans laquelle le philosophe félicitait le prince de son élévation à l'empire, Fondée sur des textes sans authenticité et sur des allégations sans preuves, respectée plutôt que défendue par ceux-là mêmes qui se faisaient une religion de la maintenir, cette tradition ne résiste pas à l'examen, et tous les sentiments de Plutarque y répugnent. Tandis que les philosophes, ses contemporains, se vantent d'avoir répandu dans l'univers les conseils de leur sagesse, son honneur, à ses propres yeux, c'est d'avoir rempli à Chéronée les plus modestes emplois durant de longues années : il a voulu vivre et mourir dans sa « petite patrie ».

Son oeuvre est supérieure à sa vie et son esprit supérieur à son oeuvre. Si le titre de philosophe suppose nécessairement une certaine puissance métaphysique, nul n'y saurait moins prétendre que le moraliste de Chéronée ; Plutarque n'a point le goût des hautes spéculations : considérant les passions dans leurs effets, tel le spectacle du monde et de l'histoire lui découvre le jeu mobile du coeur humain, tel il l'élu-die pour en tirer le sujet d'une leçon : l'observation de la vie est son point de départ, l'application à la vie, son but. Mais si l'analyse savante et fine des ressorts de l'âme, si la connaissance exacte de la discipline qui en règle les mouvements sont du domaine de la philosophie, Plutarque mérite le nom de philosophe, et il en est peu qui l'aient honoré plus que lui. Observateur sagace, psychologue délicat et ferme, — bien que nulle part, à proprement parler, il ne traite de psychologie, — il a, par excellence, le tempérament et l'autorité du moraliste. Aussi voyons-nous que, dès l'origine, tous ses ouvrages ont été réunis sous le titre commun d'OEuvres morales. Les Fies parallèles n'en sont que la suite et le couronnement. Plutarque n'écrit que pour prouver ou pour peindre ; la vérité historique n'est pas l'objet qu'il se propose : l'histoire n'est pour lui qu'une école de moeurs.

C'est l'avantage de la morale pratique de ne point faire acception de sectes. Comme les plus grands de ses contemporains, Plutarque reprend volontiers son bien où il le trouve. Platon est son maître. Il professe sa doctrine, il la défend contre les stoïciens et les épicuriens. Toutefois, ne se refusant, suivant la maxime de l'Académie, à aucune opinion autorisée par la vraisemblance, il reçoit et comprend dans son enseignement tout ce qu'avant lui la sagesse grecque avait mis en lumière de vérités utiles. Suivant le mot ingénieux d'un poète, si la morale a pour père Esprit pratique ou Usage, Mémoire est sa mère. Mais on peut s'abandonner sans crainte au large courant de ses discours : il a sa direction et son but. S'il emprunte à tout le monde, il s'approprie tout ce qu'il emprunte : mythologie, poésie, histoire, il transforme et fond dans sa doctrine les matériaux de toutes provenances que lui fournissent ses souvenirs.

Envisagée dans son ensemble, cette doctrine a trop exclusivement en vue le perfectionnement de l'individu. On voudrait aussi que le pur esprit de conduite y tint moins de place, et que, sur les grands problèmes de la destinée humaine, le travail de la pensée personnelle s'y montrât plus ferme Mais cette morale, insuffisante et courte, n'en constitue pas moins un trésor de sagesse incomparable. Etudiant l'homme, non d'après un idéal préconçu, mais d'après la réalité ondoyante et diverse de la nature, profondément pénétré de la nécessité de la coexistence des trois forces à la fois solidaires et distinctes qui forment l'unité vivante de l'âme, — intelligence, sensibilité, volonté, — ne proscrivant pas les passions, s'en remettant, pour les discipliner, à l'habitude, c'est-à-dire à l'effort persévérant de la volonté réglée par la raison, s'appuyant particulièrement sur l'exemple comme sur l'élément d'éducation le plus général et le plus saisissant, Plutarque fait de la pratique de la vertu le plus accessible en même temps que le plus digne et le plus sûr des moyens de bonheur. Si l’objet qu'il se propose est moins « raffinement que l'assagissement des esprits », comme dit Montaigne, il ne manque ni d'élévation ni de force ; il a plus d'une fois suscité les. grandes vertus ; et, dans la sphère plus humble des vertus de tous les jours, la morale universelle n'a pas trouvé d'interprète plus judicieux. On peut dire de ses préceptes ce qu'il disait des discours de Phocion : « Ils sont trempés dans le bon sens ».

Le talent de l'écrivain achève l'effet de la doctrine. Plutarque a commencé par exercer le métier de sophiste, et l'on ne fréquente pas impunément l'école. Il n'a pas de composition régulière, il abuse des images, des citations et des exemples ; sa langue manque de pureté. Mais il a son art à lui, l'art, toujours intéressant, d'une âme sincère. Partout où son imagination est émue d'un digne objet, nul n'en a égalé la magie. Son style se prête tour à tour avec le même bonheur aux sujets les plus différents: il vivifie tout ce qu'il touche. « La philosophie, disait Voltaire, se compose de choses que tout le monde sait et de choses que personne ne saura jamais. » Plutarque donne du prix aux choses que tout le monde sait par l'agrément de l'expression. Sur les observations les plus vulgaires, il répand le charme qu'il décrit si bien, quand il parle du doux éclat dont les rayons du soleil naissant revêtent les plus tristes aspects de la nature. Comme les grands hommes qu'il introduit à notre foyer, il devient lui-même, par sa familiarité engageante, un hôte et un ami. Ce qu'on serait tenté parfois de contester à son jugement étroit, on l'accorde à sa bonne grâce. La place qu'il a gagnée par la rectitude de sa raison, l'attrait de son commerce la lui conserve.

Ainsi s'explique sa renommée, sans qu'il soit besoin de lui prêter l'importance d'un rôle politique qu'il n'a pas pu et qu'il n'eût jamais voulu jouer. C'est assez pour sa gloire d'avoir rempli de son esprit, de son imagination, de son coeur, l'esprit de Montaigne, le coeur de Rollin, l'imagination de Rousseau. Par eux autant que par lui-même, il a travaillé à l'éducation de la France et, avec elle, à l'éducation du monde entier.

Pour lui, il avait placé ailleurs le but de sa modeste ambition. Les leçons dont le monde a profité, c'est à son pays qu'il les avait réservées. Attaché à tous les glorieux souvenirs de la Grèce, Plutarque eût voulu faire refleurir, dans les moeurs, dans les institutions, dans les croyances, l'esprit de l'antique tradition.

Celte fidélité à la tradition est l'explication des erreurs mêlées à ses idées, si justes d'ordinaire et si délicates, sur les devoirs et les affections de la vie domestique. Aucun philosophe grec ou latin n'a parlé de la famille avec plus de charme. Il en élargit le cercle : il y donne à la femme un rôle plein de grâce et de dignité ; il y fait entrer les esclaves et jusqu'aux animaux. Mais cette place qu'il accorde aux esclaves est une place de sympathie toute personnelle, et, sur ce grand problème de la fraternité humaine si généreusement agité par la philosophie stoïcienne de son temps, il en reste aux principes d'Aristote et de Platon.

Le respect de la tradition l'inspire mieux en politique. Par-dessus les passions de la petite ville, qu'il dépeint avec finesse, un autre intérêt le touche. Jouissant avec une reconnaissance sincère des bienfaits de la paix romaine, étranger à tout esprit de faction et de violence, mais sentant les dangers de l'oppression dissolvante de l'administration impériale, il adjure ses concitoyens d'user de leurs droits dans le cadre des libertés municipales qui leur sont laissées ; et il ne tint pas à lui qu'une plus saine intelligence de leurs mutuels devoirs n'arrêtât les maîtres et les sujets sur le penchant d'une ruine commune.

C'est dans le même esprit que sont conçus ses traités de morale religieuse. Frapper du même coup la superstition et l'athéisme, rendre un sens raisonnable, et un pieux attrait aux pratiques du paganisme, en relevant au-dessus des autels purifiés de l'Olympe d'Homère l'image du dieu de Platon : tel est le rêve qu'il caresse.

Ajoutons que ce respect de la tradition qu'il professe, il donne l'exemple de le pratiquer. « Socrate, dit Xénophon, aimait encore mieux définir la justice par ses actions que par ses discours. » Plutarque a droit au même témoignage. Partout, dans la famille, dans la cité, dans le temple, il est le premier à observer les devoirs qu'il prescrit. Il élève ses enfants comme il a été lui-même élevé ; il donne à sa ville natale le meilleur de ses forces, de son activité, de son âme ; il meurt grand-prêtre d'Apollon : sa vie est le commentaire touchant de ses écrits.

On l'a souvent opposé à Lucien. Le contraste achève en effet de faire comprendre l'esprit de sa morale. L'année que ses biographies assignent communément à sa mort est celle-là même où Lucien est né, et il semble qu'il se soit écoulé entre eux plusieurs siècles de controverse et de critique. Mythologie, histoire, philosophie, religion, Lucien, comme Plutarque, traite les sujets les plus divers ; mais tous les souvenirs, tous les restes de ce monde que Plutarque travaille respectueusement à relever, Lucien les mine sourdement et les précipite. Le souffle d'un esprit nouveau anime les écrits du satirique de Samosate ; l'âme de l'antiquité respire dans les ouvrages du sage de Chéronée ; il est le défenseur, tout ensemble candide et résolu, parfois volontairement aveugle, du passé.

Dans un traité compris parmi ses oeuvres, les sept S8ges de la Grèce se trouvent, par un ingénieux anachronisme, réunis à Corinthe autour de Périandre. Le repas est simple et frugal : les convives sont assis sans distinction ni rang ; des femmes ont place à la table. La religion, la politique, la famille fournissent les matières de l'entretien. De la discussion d'une maxime philosophique, on passe à l'explication d'une énigme, de l'énigme au conte, non sans s arrêter, chemin faisant, à quelque sophisme. Apollon, Homère, Platon, Euripide sont tour à tour appelés en témoignage ; la parole passe avec la coupe. Le roi du festin s'est effacé, ou plutôt le roi du festin, c'est l'auteur qui, d'un air demi-grave, demi-souriant, met doucement les convives aux prises et dirige le choeur. Que Plutarque soit lui-même l'auteur de ce traité ou qu'il faille l'attribuer, comme il est plus vraisemblable, à l'un de ses disciples, — qui, avec plus de bonne volonté que de talent, aura entrepris de replacer le maître parmi ses pairs, — c'est ainsi que le moraliste de Chéronée nous apparaît, sur la limite extrême du monde antique : il est le dernier, le plus aimable et le plus grand des Sages de la Grèce.

On peut dire que l'éducation a été l'objet de sa vie entière. Toutefois, quelques-uns de ses écrits en portent plus particulièrement le caractère et le titre.

L'usage a même prévalu longtemps de placer en tête de ses oeuvres morales un traité sur l'Education des enfants, qui, selon toutes les vraisemblances, ne lui appartient pas. Ce n'est pas que ce traité soit tout à fait sans valeur. Les observations sensées, les idées pratiques n'y manquent point. Le pastiche d'ailleurs est assez habile. L'auteur connaissait Plutarque, le fond de sa doctrine, le tour de son esprit, les procédés de sa méthode. Toutefois, ni l'étendue démesurée du traité, qui embrasse dans son ensemble la vie de l'enfant depuis le jour où il a ouvert les yeux à la lumière jusqu'à celui où il prend place parmi les hommes, ni la sécheresse didactique des préceptes, ni l'esprit, plus latin que grec et moins latin que moderne, des considérations sur lesquelles ces préceptes sont appuyés, ne sont conformes aux habitudes de composition du sage de Chéronée, à sa diffusion si agréablement nourrie, à sa bonhomie fine, à son génie tout imprégné des traditions de la Grèce ; les qualités et les défauts de Plutarque ont une autre saveur. Qu'il nous suffise donc de rappeler ce traité pour mémoire, et de signaler, dans le travail de l'auteur, les réflexions préliminaires sur les principes fondamentaux de toute éducation ; les observations sur les soins que la mère doit à l'enfant, sur le choix des domestiques commis à sa garde, et sur la nécessité de mener de front la double éducation du corps et de l'esprit: enfin, les conseils sur la conduite à tenir à l'égard du jeune homme, qu'il ne faut ni soumettre à un joug trop pesant, ni affranchir d'une tutelle nécessaire, et sur l'obligation pour les pères de donner l'exemple des vertus qu'ils recommandent.

Les traités sur la Manière d'entendre les poêtes, sur la Manière d'écouter et sur les Moyens de connaître les progrès qu'on fait dans la vertu, adressés tous trois à des jeunes gens, ou faits pour des jeunes gens, voilà les sources où il faut chercher les idées de Plutarque en matière d'éducation.

C'est à partir de l'adolescence que les enfants appartenaient à l'école proprement dite, et dès lors la philosophie, la philosophie morale surtout, était le sujet de leurs études. Toutefois, on aurait craint « d'éblouir des esprits encore novices et tout imbus des préjugés des mères, des nourrices et des pédagogues, en les exposant, dès l'abord, au pur éclat des maximes de la philosophie ». On s'attachait donc, dans la dernière période de l'enfance, à leur présenter « une lumière entremêlée d'ombre qui les préparât à fixer sans trouble le grand jour de la vérité» ; on les initiait à l'étude des maîtres de la pensée par l'étude des maîtres de l'imagination ; on les conduisait par les chemins « doux fleurants » de la poésie aux temples austères de la sagesse.

Prenant son élève à ce passage de l'enfance à la jeunesse, Plutarque le suit pas à pas dans le développement de son adolescence, et, comme toujours, il ne s'épargne pas aux prescriptions. Il lui enseigne, par le menu, quel profit il peut tirer de la lecture des poètes, quelles dispositions il convient d'apporter aux cours publics de morale, comment il doit chercher à se rendre compte lui-même de ses progrès. Nous ne pouvons entier dans l'analyse détaillée de ces préceptes ; nous voudrions seulement marquer les traits essentiels de la méthode.

Les maîtres de la jeunesse n'étaient pas sans défance au sujet des idées que la poésie éveille dans une imagination naissante, des troubles qu'elle excite dans un coeur inexpérimenté. Plutarque ne méconnaît pas ce danger. Les jeunes gens, il le sait, ne sont, en général, que trop disposés à préférer, aux écrits des philosophes sur la nature de l'âme, les fables d'Esope et les histoires merveilleuses d'Héraclide et d'Ariston. Mais l'abus des oeuvres d'imagination doit-il en faire proscrire l'usage? Faut-il, comme Ulysse lit à ses compagnons pour passer devant les rochers des Sirènes, boucher les oreilles des jeunes gens et les forcer de fuir à toutes rames les parages de la poésie ? — « Non, répond le moraliste avec un remarquable esprit de mesure, le fils de Dryas, le sévère Lycurgue, ne donna pas une preuve de sagesse, le jour où, pour réprimer les désordres de ses sujets qui s'adonnaient à l'ivresse, il commanda d'arracher les vignes dans toute l'étendue de ses Etats ; il n'avait qu'à rapprocher l'eau des sources pour ramener à la raison le dieu de la folie, comme dit Platon, par la main d'un autre dieu, le dieu de la sobriété. Le mélange de l'eau ôte au vin ce qu'il a de dangereux, sans lui enlever ce qu'il a de salutaire. Gardons-nous donc d'aller détruire la poésie, cette vigne féconde plantée par la main des Muses. Là où la fable s'épanouit avec une confiance présomptueuse, réprimons cette exubérance ; mais partout où la douceur attrayante de la fiction ne doit pas être sans fruit, bornons-nous à corriger ce qu'elle aurait de dangereux en y introduisant la philosophie et le mélange de ses leçons ; enchaînons la raison des jeunes gens à des principes qui les empêchent de se laisser entraîner dans l'abîme par la voix des Sirènes. »

Or, ces principes que Plutarque expose avec une agréable variété d'exemples peuvent être ramenés à trois. Se rappeler qu'il n'y a pas de poésie sans fiction, et par suite qu'il ne faut pas s abandonner sans réserve aux émotions que la poésie produit ; ne pas oublier que le vice, comme la vertu, est du domaine des poètes, de même que le laid est, comme le beau, le domaine des peintres ; songer dès lors qu'il faut chercher dans les peintures de la poésie, non une leçon, mais seulement l'exactitude de la ressemblance ; comprendre enfin que le sens des mots est souvent modifié par la nature des situations, et que les sentiments ne valent que par l'usage qu'en fait le poète : telles sont les règles qu'il propose. Un mot les résume : contre les entraînements de l'imagination, il veut qu'on en appelle aux lumières et aux conseils de la réflexion.

L'âge venu de fréquenter les cours publics de morale, il ne se contente plus pour le jeune homme des réflexions provoquées par le commentaire d'un auteur étudié à l'école dans une lecture commune. Il commence à livrer son élève à lui-même. Mais, proportionnant la responsabilité qu'il lui impose à la liberté qu'il lui laisse, il ne l'affranchit des exigences d'une tutelle étrangère que pour le soumettre au joug non moins impérieux de la raison. Il ne l'abandonne pas d'ailleurs à ses propres forces ; il l'invite à s'entretenir chaque jour avec le philosophe dont il suit les cours, pour lui confier ses défaillances, pour lui demander ses avis. En même temps, il exige qu'au sortir de chaque leçon, il achève, par un sincère retour sur lui-même, le travail qu'a commencé la parole du maître. « Que penserait-on, dit-il, d'un homme qui, allant chercher le, feu chez son voisin et trouvant l'âtre garni, y resterait à se chauffer, sans plus songer à retourner dans sa propre maison? Telle est l'image du jeune homme qui, s'en tenant au plaisir de suivre les cours d'un philosophe, croirait assez faire en demeurant tranquillement assis auprès de lui ; il pourrait retirer de ces entretiens une apparence de savoir, semblable à la rougeur dont le feu nous colore ; mais le feu intérieur de la sagesse ne détruirait pas la rouille et les ténèbres de son âme. » Il faut qu'il médite les idées qu'il a entendu exposer, qu'il s'en pénètre, qu'il se les approprie. L'effort personnel est le premier degré de la sagesse.

Enfin, convaincu que, contrairement aux paradoxes des stoïciens, l'homme ne se transforme pas miraculeusement en un jour et à son insu, mais que la vertu est le prix de la lutte persévérante, et que l'âme a la conscience du moindre de ses progrès, Plutarque analyse un à un, à son élève, les symptômes qui peuvent lui donner le sentiment de son amélioration. Le chemin de la sagesse lui parait-il moins rude? Après avoir été un moment écarté de l'étude par un établissement, un voyage, une amitié, un service public, éprouve-t-il le pressant besoin d'y revenir? trouve-t-il en lui la force de résister à ceux qui viennent lui dire avec affectation que tel jouit, à la cour, de la plus haute fortune, qu'il a fait un mariage opulent, qu'il a paru dans la place publique, suivi d'une nombreuse escorte, pour y prendre possession d'une charge ou pour y plaider une affaire importante? commence-t-il, dans ses lectures, à s'attacher au fond des choses et à tirer des livres d'histoire ou de poésie ce qui peut contribuer à l'apaisement des passions? l'habitude de réfléchir lui a-t-elle appris à saisir promptement dans tout ce qu'il voit un exemple de vice ou de vertu? Qu'il ait confiance et prenne courage ; c'est un progrès. Ce sera un progrès plus sérieux encore, d'en être arrivé à ne plus prendre la parole dans les cours par esprit d'entêtement, pour le plaisir de discuter, ou par amour-propre, dans le but de briller, à parler en présence d'une assemblée plus ou moins nombreuse sans concevoir de honte ni se préoccuper des applaudissements ; à recevoir les critiques aussi tranquillement que les éloges ; à ne chercher le prix de la vertu que dans la jouissance d une bonne conscience ; à s'avouer ses fautes à soi-même et à les confesser sincèrement à un directeur éclairé. Il aura fait un nouveau pas, quand ses songes mêmes ne lui présenteront plus que des images pures ; quand, examinant l'étal de ses passions, il reconnaîtra que les bonnes ont pris l'avantage sur les mauvaises, et que la raison les règle toutes ; quand l'exemple des gens de bien excitera en lui un sentiment d'émulation ; quand il se plaira à les consulter au fond de son coeur et à se les représenter comme des témoins vivants de sa conduite ; quand il recherchera leur commerce et mettra son bonheur à les laisser pénétrer dans tous les détails de sa vie ; quand enfin, privé du père et du maître qui l'ont élevé, sa plus douce pensée sera de regretter qu'ils ne soient plus là pour jouir du spectacle de leur oeuvre. Mais, où il pourra se rendre le témoignage qu'il touche presque au but, c'est lorsqu'il sera devenu plus difficile pour lui-même que tout le monde. Trop éclairé pour proposer à son élève un idéal de sagesse irréalisable, Plutarque s'attache cependant à lui inspirer le goût de la perfection : « Celui qui désespère de jamais devenir riche, dit-il, compte pour rien les petites dépenses, parce que les épargnes qu'il pourrait faire n'en vaudraient pas la peine ; mais quand on a l'espérance d'arriver tôt ou tard à la fortune, plus on sent qu'on en approche, plus on amasse. Ainsi veille-t-on sur ses fautes avec d'autant plus de rigueur, qu'on est près de n'en plus commettre. Pour un mur de clôture, on emploie indifféremment le premier bois venu, les pierres les plus communes et jusqu'à des débris de couronnes funéraires. Tels les gens vicieux construisent leur existence d'actions de toute espèce. Mais ceux qui ont établi sur une base d'or les fondements de leur vie, semblables à des architectes qui bâtissent un temple ou un palais, ceux-là n'admettent rien au hasard dans leur édifice : ils dirigent, ils disposent tout suivant la règle de la droite raison, estimant, à juste titre, comme l'artiste Polyclète, que la partie la plus difficile, la plus délicate à faire dans la statue, ce sont les ongles. »

L'ensemble de ces préceptes nous offre donc, on le voit, un traité complet d'éducation morale, dans la plus grave et la plus large acception du mot. Respectant l'oeuvre de la nature, mettant à profit avec mesure toutes les forces de l'intelligence des jeunes gens, prévenant les écarts de l'imagination par les conseils de la réflexion, provoquant son élève, dès qu'il est en âge, à l'effort personnel, l'encourageant par la satisfaction du progrès accompli, l'excitant par la perspective et l'ambition d'une amélioration nouvelle, toujours prêt à lui apporter son aide et l'invitant à la lui demander, mais retirant graduellement sa main, Plutarque arrive peu à peu à établir le jeune homme en possession de lui-même et à lui remettre la direction de sa vie.

Sous cette tutelle discrètement prolongée, le jeune homme a atteint en effet l'âge de la première maturité. Il a quitté le toit domestique. Le plus souvent, suivant les lois de la nature, le vide s'est fait au-dessus de sa tête. Il est devenu chef de famille, et son tour est arrivé de rendre à d'autres les soins qu'il a reçus.

Tel est l'ensemble des préceptes de Plutarque sur l'éducation. Un père de l'Eglise, saint Basile, repassant sur ses traces, a pu rajeunir la vertu de ses conseils sur la lecture des couvres d'imagination ; il n'en a fait oublier ni l'esprit judicieux, ni le charme ; le brillant interprète de la morale évangélique n'a trouvé que des (leurs à glaner dans le champ moissonné par le moraliste païen. Même sous les fausses couleurs données à son génie par l'auteur apocryphe du Traité de l'éducation des enfants, Plutarque, du seizième au dix-huitième siècle, de Montaigne à Rousseau, a régné en maître dans les écoles, et aujourd'hui encore ne voudrait-on pas voir gravée sur les murs de nos classes cette maxime qui est, pour ainsi dire, l'âme de sa méthode : « L'intelligence des jeunes gens n'est pas un vase qu'il s'agisse de remplir, c'est un foyer qu'il faut échauffer »? Nul surtout ne nous parait avoir mis plus heureusement en lumière ces deux vérités fondamentales, trop souvent oubliées : d'une part, que l'oeuvre de l'éducation embrassée dans son ensemble est avant tout une oeuvre morale, qui, par l'esprit, doit arriver au coeur ; d'autre part, que le temps et l'effort personnel en sont, l'un, l'élément nécessaire, l'autre la condition indispensable.

Octave Gréard