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Plumes

La plume prise à l'aile des gros oiseaux est devenue, dans tout l'Occident, l'instrument ordinaire des écrivains vers le sixième siècle de l'ère chrétienne. On sait que les Grecs et les Romains se servirent d'abord, pour écrire sur des tablettes, d'une sorte de poinçon appelé style. Les Orientaux employaient, pour écrire sur le parchemin et sur le papyrus, la canne (calamus) ou le roseau (arundo), qu'ils taillaient à peu près comme nous taillons les plumes d'oie. C'est là ce qu'on peut voir pratiquer encore dans les écoles musulmanes de l'Algérie, où les jeunes élèves écrivent, au moyen de roseaux taillés, sur des tablettes de bois recouvertes d'une couche blanche.

Il était naturel que la tige ronde et creuse du roseau donnât aux peuples du Nord l'idée d'employer au même usage le tube allongé que forme la plume de l'aile des grands oiseaux comme l'oie, le canard, le corbeau. Il fallait d'abord la débarrasser d'une sorte de suint, humeur grasse qui la tapisse à l'intérieur comme à l'extérieur et qui empêcherait l'encre de couler. Pour cela, on tenait la plume pendant quelque temps dans du sable fin chaude à 60 degrés : elle en sortait transparente, durcissait peu à peu, et prenait une couleur jaunâtre. Nos petits paysans, qui se servaient souvent des plumes des coqs et des poules de leur basse-cour, les dégraissaient dans les cendres chaudes.

Restait la taille de la plume. C'était le maître d'école et son sous-maître, quand il en avait un, qui devaient pratiquer cette opération pour la très grande partie des élèves : quelques-uns de ceux-ci seulement étaient pourvus d'un canif et préparaient eux-mêmes leur plume. On conçoit ce qu'avait de fatigant pour la vue cette obligation d'ajuster trente ou quarante becs de plume au commencement de chaque classe, et ce que cela amenait d'incidents de tout genre. Nous voyons encore le pauvre maître placé devant une fenêtre et autour de lui vingt mains levées ; la discipline était fort relâchée pendant qu'il avait les yeux fixés sur les becs de plume. Dans certaines écoles bien tenues, les élèves de chaque table plaçaient, à la fin de chaque classe, leurs plumes dans un cornet, et le maître les préparait en dehors des leçons : c'est ce que recommandait l'Ecole paroissiale, manuel des petites écoles de Paris au dix-septième siècle. La plume taillée n'allait pas toujours au gré de l'élève, elle crachait, elle était trop fendue, etc.: il la rapportait au maître, qui s'impatientait bientôt de ces retouches de la première taille.

L'invention des plumes métalliques vint fort heureusement débarrasser les maîtres d'une tâche pénible et mettre à très bon marché l'instrument pour écrire. Ce fut, dit-on, l'Anglais Wyse qui, vers 1803, fabriqua les premières plumes d'acier. L'usage ne commença à s'en répandre que dans la période comprise entre 1820 et 1830, et ce n'est même que vers 1840 qu'il pénétra dans les écoles primaires. A ce sujet, nous ferons remarquer que le premier emploi connu des plumes métalliques remonte aux solitaires et aux religieuses de Port-Royal, qui les taillaient dans du cuivre. Voici la note que nous trouvons dans Sainte-Beuve (Port-Royal, III, p. 513): « On doit à Port-Royal l'usage des plumes de métal qui ont fait gagner bien du temps aux élèves et leur ont épargné bien des petites misères. Fontaine écrivait à la soeur Elisabeth-Agnès Le Féron. le 8 septembre 1691 : « Si je ne craignais d'être importun, je vous demanderais si on taille encore des plumes de cuivre chez vous, et en ce cas je prierais notre Révérende Mère de m'en donner quelques-unes ; ce serait une grande charité pour un petit peuple de la campagne où nous sommes, dont on veut bien prendre quelque soin. » Cet usage des plumes de cuivre devait remonter au temps des Petites Ecoles. »

Il est curieux d'avoir à attribuer le premier usage des plumes métalliques à ceux-là mêmes qui réformèrent l'enseignement de la lecture. Quoi qu'il en soit, les plumes de cuivre de Port Royal disparurent bientôt, et l'invention des plumes de fer appartient sans conteste aux Anglais. (Jette industrie prit naissance à Birmingham, et les noms de Gillott, Josiah Mason, Perry et Mitchell sont devenus célèbres dans le monde entier. En France, elle a pénétré par Boulogne-sur-Mer, puis s'est étendue successivement à Paris et à Laigle. Les progrès ont été remarquables, et l'on est arrivé à pouvoir donner la grosse de plumes (douze douzaines) au prix de 15 à 20 centimes. (Voir dans le Magasin pittoresque, année 1859, p. 203. des détails très intéressants sur les procédés de fabrication des plumes d'acier.)

Il y a, sans doute, un choix judicieux à faire entre les divers genres de plumes métalliques : il faut éviter d'en prendre qui aient un bec trop effilé, surtout, pour les jeunes enfants ; celles qui l'auraient peu flexible doivent être rejetées aussi. Les plus employées sont les plumes dites à lance.

La substitution de la plume de fer à la plume d'oie ne s'est pas faite aussi promptement qu'on pourrait le croire. Les calligraphes, qui tenaient à former des pleins et des déliés, préféraient la plume d'oie, et beaucoup d'écrivains lui sont restés attachés jusqu'à leur dernier jour. Ce que l'on reproche surtout aux plumes de fer, c'est de se gâter promptement par l'action corrosive de l'encre. Pour combattre cet inconvénient, les fabricants ont eu recours au bleuissage, au bronzage et même à la dorure, mais sans beaucoup de succès. La nature des encres y est sans doute pour beaucoup aujourd'hui.

Il n'est pas d'instituteur qui veuille ramener dans son école l'usage des plumes d'oie et se remettre à les tailler. Il leur suffit d'y avoir recours pour faire de la bâtarde ou de la ronde, car les plumes d'acier que l'on prépare pour ces deux genres sont loin de valoir une plume d'oie bien taillée.

Nous ne signalerons que comme une invention curieuse, sans emploi dans les écoles, la plume électrique d'Edison, qui sert à copier des dessins, de la musique, etc. On en trouvera la description dans le journal la Nature (année 1878, tome Ier, page 324).

Bonaventure Berger