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Phonomimie

La lecture résulte, pour l'entendant-parlant, de la relation établie entre des caractères et des émissions de voix, sons ou articulations ; pour le sourd-muet, de la relation établie entre les mêmes caractères et des signes naturels ou de convention dont la main est l'organe le plus ordinaire. Généraliser l'emploi de ces signes, c'est créer une sorte de langue commune qui permet aux sourds-muets non seulement d'entrer en communication avec les entendants, mais encore de se mêler à eux dans une école, d'y saisir comme eux la pensée du maître, d'y parler les mêmes lectures, d'y faire les mêmes devoirs, en un mot, d'y recevoir la même instruction et la même éducation. Mettre ces signes ou gestes d'accord avec la nature ou les en rapprocher le plus possible, c'est en faciliter l'apprentissage, en fixer le souvenir, surtout leur donner de l'attrait en même temps qu'aux enseignements dont ils sont l'instrument essentiel, à la lecture, par exemple.

Tel est le double but que s'est proposé Augustin Grosselin en inventant la phonomimie, « procédé qui consiste à mettre à côté, non de l'écriture, mais de la parole elle-même, trente-trois gestes onomatopéiques rappelant à la vue les mêmes idées que les sons et les articulations de la voix rappellent à l'ouïe » (Littré).

« Il est probable, dit A, Grosselin, que, pour communiquer l'idée qui naissait dans leur esprit, à la vue d'un animal ou d'un phénomène de la nature, les premiers hommes imitèrent, avec la voix, le cri ou le bruit qui frappait leurs oreilles, imitèrent, avec la main, la forme ou le mouvement qui se manifestait à leurs yeux. Or, de même que ces cris et ces bruits, après avoir, comme signes onomatopiques, représenté pour l'oreille les animaux et les phénomènes, ont servi d'éléments aux mots dont se composent les langues parlées sur le globe ; de même les gestes, après avoir, comme signes onomatopiques, représenté pour l'oeil les animaux et les phénomènes, peuvent servir d'éléments à des mots mimés, traduction fidèle, c'est-à-dire geste pour son et non geste pour lettre, des mots parlés. »

Ainsi la pensée de Grosselin fut de mimer les sons et les articulations, c'est-à-dire de trouver des signes ou gestes qui en fussent comme les générateurs naturels, qui naquissent d'une impression ou d'un sentiment et dans lesquels l'arbitraire ou la convention eussent le moins de place possible. C'est en cela que la phonomimie devait se distinguer essentiellement des alphabets inventés jusqu'alors pour les sourds-muets.

Chaque émission de voix, son ou articulation, correspond, dans l'alphabet phonomimique, à un geste qui lui est propre, qui en éveille l'idée, qui en quelque sorte l'appelle et l'amène, qui, dans tous les cas, en devient l'équivalent : en voyant faire les gestes imitatifs de l'admiration, de l'horreur, de l'étonnement, du doute, etc., l'enfant produira les sons ou articulations par lesquels il est porté à exprimer ces sentiments: c'est ainsi que ah! expression de l'admiration, oh! cri de l'horreur, hue! cri du cocher, hé! cri de l'appel, conduiront à prononcer les voyelles a, o, u, é ; et que, d'autre part, la vue, la lecture, le simple concept des sons a, o, u, é, provoqueront à l'accomplissement du geste imitatif. L'entendant-parlant aura à sa disposition trois signes corrélatifs, intimement liés les uns aux autres, le geste, l'émission de voix, la lettre ; le sourd-muet en aura au moins deux, la lettre et le geste, et ce sera assez pour le tenir en communication, par les idées et par le langage, avec ses camarades, et pour lui permettre de participer à leurs exercices d'instruction.

Telle est l'économie du système de Grosselin. Au fond, ce système consiste dans un alphabet et un procédé particulier de lecture. Les applications que l'auteur prétend en faire au calcul, à la grammaire, à l'analyse grammaticale et logique, etc., ne sont que l'exagération de l'idée primitive et appartiennent plutôt à la sténographie qu'à la phonomimie elle-même : l'arbitraire, l'imagination, la fantaisie s'y donnent carrière, par exemple lorsque les dix espèces de mots sont symbolisées par des lignes ou par des couleurs.

Même envisagé au seul point de vue de la lecture, le système ne constitue point une méthode à proprement parler: Grosselin s'empare simplement des méthodes nouvelles et y adapte de son mieux les gestes imitatifs qu'il a imaginés ; pour le surplus, même caractère synthétique, même appellation des lettres, même manière de composer les syllabes et les mots, même nécessité de décomposer les unes et les autres en leurs éléments pour l'étude et l'orthographe, et aussi même embarras quand il s'agit des lettres muettes ou doubles, des sons équivalents, des sons et articulations polygrammes, etc. Sans doute Grosselin, pour résoudre les difficultés, indique des expédients à lui, mais les difficultés n'en subsistent pas moins. Une s'y ajoute qui est particulière à la méthode : le procédé est une véritable sténographie dont les gestes sont les éléments ; or, toute sténographie dédaigne l'orthographe et en est en quelque sorte ennemie ; au lieu de la favoriser, elle a pour résultat ordinaire d'en désaccoutumer ; de là, pour l'enfant qui a appris à lire par une sténographie quelconque, à penser en sténographie) la nécessité de reconstruire à grands frais ses petites connaissances pour arriver à écrire correctement la langue qu'il ne sait que lire et mimer.

On fait du reste bien d'autres reproches au procédé ou, si l'on veut, à la méthode Grosselin : si quelques gestes heureux forment en effet des onomatopées, beaucoup d'autres ne peuvent être acceptés comme telles que sous bénéfice d'inventaire, et Grosselin n'y a été conduit que par des déductions forcées pour lesquelles il a besoin de trouver chez ses lecteurs beaucoup d'indulgence ou de bonne volonté ; plusieurs signes sont peu distincts les uns des autres ; le rire, les pleurs, la mauvaise humeur parlent presque sur le même ton (sons i, y, gn, ill) ; enfin le labeur de l'enfant est doublé, puisque au souci de retenir le signe écrit se joint celui de se familiariser avec le signe mimique et d'établir entre l'un et l'autre un rapport plus d'une fois arbitraire.

Néanmoins, aux yeux de beaucoup, le procédé phonomimique constitue un progrès pédagogique sérieux: mieux que l'image, dont il fait d'ailleurs un fréquent emploi, il rend attrayants ou moins ennuyeux les premiers exercices de lecture ; il parle aux yeux en même temps qu'aux oreilles ; il tient l'enfant en haleine, captive et soutient son attention, le met en communication incessante avec son maître et le fait collaborer à sa propre instruction ; surtout, il satisfait au besoin de mouvement, si impérieux dans le jeune âge ; il se prête d'ailleurs merveilleusement à l'enseignement collectif, car il permet d'occuper à la fois un groupe nombreux et d'y saisir sans peine les erreurs ou les distractions.

Ce sont là les avantages qu'avec la foi d'un apôtre Grosselin chercha à faire ressortir dans ses conférences à l'Exposition universelle de 1867. Dès cette époque, Mme Pape-Carpantier avait adopté la phonomimie et lui avait ouvert toutes grandes les portes de son établissement et de l'asile modèle qui y était annexé. Du Cours pratique de la rue des Ursulines, la phonomimie se répandit rapidement dans la plupart des salles d'asile, introduite par des disciples convaincus de Grosselin et chaleureusement recommandée par les dames inspectrices. Ce premier enthousiasme s'est quelque peu refroidi depuis ; toutefois, un grand nombre de directrices d'écoles maternelles ou de classes enfantines font encore débuter leurs élèves par un procédé devenu pour ainsi dire traditionnel. C'est du reste dans les écoles maternelles, dans les classes enfantines ou d'initiation, que la phonomimie a sa place particulièrement marquée. L'école primaire a trop à faire et est obligée d'aller trop vite pour pouvoir s'arrêter à des pratiques qui, si excellentes qu'elles soient, entraînent des lenteurs inévitables : l'école maternelle a le moyen de perdre du temps et doit en perdre, tandis que l'école primaire se trouve dans la nécessité d'en gagner le plus possible. D'ailleurs, pour des raisons que nous n'avons point à exposer ici, l'école ne saurait continuer, au delà de l'apprentissage de la lecture, les exercices que Grosselin donne comme formant la suite et le complément de sa méthode (Voir le Manuel de la phonomimie ou méthode d'enseignement par la voix et par le geste, inventée par Augustin Grosselin ; 4° édition, Paris, Alphonse Picard).

On a fait, récemment, une application de la phonomimie à l'enseignement du chant dans la méthode Galin-Paris-Chevé : le maître fait avec la main droite les signes des sons de l'exercice qu'il dirige de mémoire ou le livre sous les yeux.

Eugène Brouard