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Philosophie

Qu'est-ce que la philosophie? Il est assez facile d'en donner une définition générale, de dire qu'elle est la science des principes, la science des premières causes. Le malheur est que ces formules prêtent à des interprétations diverses et qu'elles n'apprennent rien à celui qui ne connaît pas par avance le sens dont il est possible de les remplir. En fait, la philosophie pendant des siècles s'est confondue avec la science elle-même. Son objet n'était autre que l'objet même du savoir humain, le monde et l'esprit. Or cette science universelle peu à peu s'est morcelée, divisée en sciences spéciales, qui semblent ne laisser à la philosophie, qui les embrassait toutes, aucun objet propre. Pour comprendre ce qu'est la philosophie, ce qui la caractérise, ce qui justifie son droit à l'existence dans le présent et l'avenir, il est donc nécessaire de montrer brièvement ce qu'elle a été dans le passé, comment les conditions nouvelles qui, en un sens, la transforment, ne suppriment pas le problème fondamental qu'elle s'efforçait de résoudre et qui continue de se poser. Les sciences positives semblent ne rien laisser en dehors de leur domaine. Des phénomènes physiques elles étendent progressivement leurs méthodes d'analyse aux phénomènes de la vie et aux phénomènes de l'esprit, mais par là elles ne rendent pas la philosophie inutile, s'il est vrai que la philosophie consiste moins dans les objets que dans le point de vue dont elle les considère, et qu'elle restitue ce que la science par ses procédés mêmes tend à éliminer, le rapport de tout ce qui est à l'esprit, sans lequel pour nous rien n'existe.

Les mots philosophe, philosophie (φιλόσοφος, φιλοσοφία) ne se trouvent ni dans Homère, ni dans Hésiode. A l'origine et pendant longtemps ce terme a un sens très général : on appelle « philosophie » toute curiosité, tout effort de l'esprit pour s'enrichir de connaissances nouvelles. Nous trouvons le mot pour la première fois dans Hérodote. Crésus dit à Solon : «J'ai entendu dire que tu avais parcouru beaucoup de pays en philosophe pour t'instruire (ÏŽÏ‚ φιλοσοφέων…θεωÏ?ίης εϊνεχεν, Hérod., I, 30). Thucydide fait dire à Périclès dans sa célèbre oraison funèbre : « Nous aimons le beau avec mesure et nous philosophons sans mollesse ».

Les premiers penseurs continuent l'oeuvre des vieux poètes qui expliquent le monde et son évolution par l'histoire des dieux. Le problème reste le même, toute la réalité, le monde et l'homme ; la méthode est transformée. Thalès, selon la remarque profonde d'Aristote, ne fait que substituer à l'Océan et à la Téthys des théogonies l'élément humide. Ce changement est une révolution qui crée la philosophie. Il ne suffît plus d'imaginer des aventures divines, d'interpréter les traditions sacrées, il faut observer la nature et faire appel au raisonnement. L'idée maîtressé qui domine et caractérise la philosophie antique, dans la diversité des formes qu'elle prend, c'est que l'objet de la science est l'être en soi. Le problème est de donner de l'être une définition qui en rende la connaissance possible, en l'identifiant avec l'intelligible.

La philosophie, suivant Platon, est « l'acquisition de la science ». La science n'est pas la sensation, elle ne porte pas sur les apparences qui, dans un flux perpétuel, ne contiennent aucune stabilité, donc aucune vérité ; elle n'est pas » l'opinion droite », qui rencontre la vérité par une sorte de hasard heureux et qui ne saurait se justifier elle-même ; elle a pour objet l'être véritable, « l'être absolument être et absolument connaissable ». Son objet est donc l'immuable, l'identique, ce qui est toujours semblable à soi-même, « ce qui dans chaque chose est précisément l'être de cette chose ». C'est cet objet que Platon appelle l'idée, principe tout à la fois de vérité pour l'intelligence et d'existence pour les choses. En définissant l'être par les idées, Platon d'abord donne à la pensée un objet fixe, permanent, car l'idée n'est pas emportée dans le devenir ; en second lieu, en expliquant tout ce qui est par un mélange, par une combinaison d'idées, il établit entre ces idées des rapports qui rendent possible le jugement et le raisonnement. Contre les disciples de Parménide et d'Héraclite, Platon par là nous apparaît comme le défenseur du sens commun. De cela même qu'elle porte sur ce qu'il y a d'immuable et d'essentiel, sur ce qui met dans les choses la permanence et l'unité, la philosophie est une vue d'ensemble, une synthèse (ÏŒ διαλεχτιχός συνοπτιχός). Elle est le principe de l'harmonie dans la vie et dans la pensée. Identifiant la vérité et l'être, les Grecs ne peuvent séparer la science de la sagesse. Comment celui qui sait d'une science véritable ce qui est pourrait-il être dupe des apparences qui sont à l'origine des passions de la multitude? La vertu n'est que l'action qui continue la pensée vraie. Aristote emploie encore le mot philosophie dans un sens large, pour désigner toute recherche et toute connaissance scientifiques. Mais « la vraie science du philosophe », la philosophie au sens propre, c'est la philosophie première, « science de l'Etre en tant qu'Etre », qui s'occupe des causes et des principes des choses, mais « des principes les plus élevés et des premières causes », pour s'élever au principe absolu qui ne suppose plus rien. Science des premiers principes, science de la réalité véritable, la philosophie, pour Aristote comme pour Platon, est la science universelle, l'adaequatio rei et intellectûs, qui ramène la diversité infinie des choses à l'unité intelligible de l'Etre, et nous donne avec la vérité la sagesse.

Ainsi, pour les Grecs, la philosophie n'est ni une science particulière, ni la somme, le total des connaissances acquises, elle est une synthèse. Elle étudie les choses en tant qu'elles forment un tout, qu'elles sont en rapport, en sympathie ; elle voit l'homme dans la nature et la nature dans l'homme ; elle s'attache aux principes qui, partout présents, partout agissants, font de l'ensemble des phénomènes un véritable univers. Si maintenant nous cherchons à dégager l'idée systématique qui préside à ces constructions, légitime leur ampleur et inspire l'audace de les édifier, nous trouvons un dogmatisme naïf, qui identifie sans discussion l'être et l'intelligible. On ne part pas de l'esprit et de ses moyens de connaître, on ne fait pas la critique de l'intelligence, on se prend directement à l'Etre, on cherche à le définir dans des termes qui le rendent pleinement intelligible. L'effort inverse des sceptiques anciens est de montrer que l'Etre oppose à l'esprit d'insolubles contradictions.

Avec Descartes, la philosophie reste la science universelle, la science des principes et des causes, la science de l'être. Mais si le problème reste le même, il est abordé dans un esprit nouveau. En premier lieu, Descartes est déjà un savant au sens moderne de ce mot, et il s'efforce de définir le rapport de la philosophie aux sciences spéciales qu'elle embrasse, systématise et justifie. En second lieu, il ne part pas, comme les anciens et les scolastiques, de la chose, de l'être, il part de la pensée, de la réflexion sur sa nature et sur ses lois. La critique de la connaissance, de sa portée, de ses limites, devient, dans les temps modernes, le problème capital et premier, auquel tout est suspendu.

La philosophie est encore la science par excellence, la science véritable, qui porte sur la réalité et dont le fruit est la sagesse. « Ce mot de philosophie signifie l'étude de la sagesse, et par la sagesse on n'entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts, et, afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu'elle soit déduite des premières causes. » (Préface des Principes de la Philosophie.) En étroit rapport avec les sciences positives, la philosophie nouvelle n'est plus seulement contemplative, elle est liée à l'action, elle confère à l'homme l'empire sur la nature, par là doit porter au plus haut point son bien-être et sa félicité. Les parties de la philosophie et leur ordre expriment cette double fonction d'enchaîner les vérités les unes aux autres et de relier ces vérités aux conséquences pratiques qui font l'homme tout à la fois heureux et sage. « La première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est l'explication des principaux attributs de Dieu, de l'immortalité de nos âmes et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous ; la seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comme tout l'univers est composé, puis en particulier quelle est la nature de cette terre et de tous les corps qui s'y trouvent, comme de l'air, de l'eau, du feu, de l'aimant, etc. En suite de quoi il est besoin aussi d'examiner en particulier la nature des plantes, celle des animaux et surtout celle de l'homme, afin qu'on soit capable par après de trouver les autres sciences qui lui sont utiles. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir, la médecine, la mécanique et la morale. » (Préface des Principes)

Sans changer d'objet, la philosophie prend un caractère nouveau. Depuis la Renaissance, les sciences spéciales, mathématique, mécanique, astronomie, physique, se distinguent et se constituent. La philosophie n'est pas étrangère à ces sciences, elle se modèle sur la plus parfaite d'entre elles, sur la mathématique, et, en reliant leurs vérités partielles en un tout systématique, elle les rattache aux principes qui leur confèrent une valeur absolue. En second lieu, la philosophie cartésienne ne part pas de l'être, elle part de la science, de son idée et des conditions qu'elle implique. Seule la mathématique, par la certitude et l'évidence de ses raisons, met fin aux disputes et accorde les esprits. La mathématique est le modèle, le type de toute connaissance. Toute science doit être traitée géométriquement, et toutes les sciences s'enchaîner l'une à l'autre à la façon des vérités de la géométrie. La vérité se définit par l'ordre dans les idées. « Les sciences toutes ensemble ne sont que l'intelligence humaine (humana sapientia), qui reste une et toujours la même, quelle que soit la variété des objets auxquels elle s'applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changement que la diversité des objets n'en apporte à la nature du soleil qui les éclaire. » Loin d'emprunter sa lumière à l'objet, la connaissance est la lumière qui les éclaire. La connaissance par ses conditions détermine les principes de cet ordre par lequel les choses reliées les unes aux autres deviennent objet de science. Cet idéal formel, dont part Descartes, puisqu'il affirme d'abord que la mathématique est le type, le modèle de toute connaissance, détermine le contenu matériel, c'est-à-dire la nature même de l'objet à connaître. Le monde se ramène à des éléments intelligibles enchaînés selon des rapports évidents, la matière à l'étendue, la physique à la mécanique. D'autre part le cartésianisme reste au point de vue de la philosophie antique. L'ordre dans les idées est le signe de la vérité objective. La vérité est l'adaequatio rei et intellectûs, adéquation qu'assure l'argument ontologique, en posant comme vérité fondamentale l'identité en Dieu de l'essence et de l'existence.

Kant pousse logiquement la conception de la philosophie moderne qui, pour découvrir les principes de la réalité, se tourne vers l'esprit. Volontiers il dirait avec Descartes : « Les sciences toutes ensemble ne sont rien autre chose que l'intelligence humaine qui est une et toujours la même » Mais il ne cherche plus dans l'intelligence l'objet, la matière de la connaissance, il y cherche seulement les formes. les principes à priori qui déterminent cette matière. En partant de l'expérience, l'empirisme de Locke et de ses successeurs s'arrête trop tôt dans l'analyse et prend, à dire vrai, le composé pour le simple. « Il n'est pas douteux que nos connaissances ne commencent qu'avec l'expérience, mais il n'en résulte pas qu'elles dérivent toutes de l'expérience. Notre connaissance expérimentale elle-même est un assemblage composé de ce que nous recevons par des impressions et de ce que notre propre faculté de connaître tire d'elle-même à l'occasion de ces impressions. » Le dogmatisme cartésien commet une erreur inverse et analogue, quand il prétend construire la science de l'être par le seul développement des données de la raison pure. Le philosophe qui essaie de procéder mathématiquement ne fait qu'analyser ses concepts sans en sortir. Il reste dans les formes vides de l'entendement, il lui manque pour remplir ces formes la réalité, qu'il ne peut se donner à lui même, qu'il ne peut recevoir que de l’intuition sensible, car nous n'avons pas l'intuition du noumène, de la chose en soi.

Qu'est-ce donc que la philosophie? Elle est essentiellement une critique. Son oeuvre est de déterminer les concepts à priori qui dominent la connaissance et l'action, de montrer leur enchaînement, d'en faire un système. Ainsi entendue, la philosophie mérite encore d'être appelée la science des premiers principes : seulement les principes dont il s'agit ne sont plus les lois premières de l'être, ils sont les lois premières de l'intelligence et de la volonté, les lois nécessaires que l'esprit impose aux phénomènes dans la science et aux actes dans la vie morale. Est-ce à dire que par là même la philosophie reste étrangère à la réalité, qu'en un autre sens que dans le cartésianisme elle nous enferme dans les formes vides de l'entendement? Il n'en est rien. Sans doute ces principes ne nous permettent pas de définir l'être en soi, l'absolu, puisque par eux toute connaissance est relative. Mais ces principes, en systématisant les intuitions sensibles, constituent l'objet, le monde phénoménal, que nous pensons, dans lequel nous vivons et nous nous mouvons. La science n'est pas un accident heureux, elle unit tous les esprits dans une même vérité, puisqu'elle n'est que l'application aux données sensibles de leurs lois constitutives. L'idée de la nature en général est antérieure aux sciences de la nature qu'elle fonde, en ce sens qu'elle donne une valeur de droit à leurs premiers principes. La philosophie reste ainsi pour Kant la science universelle, la science fondamentale : analyse critique de la raison et de ses lois, elle détermine à priori les lois de notre expérience, la représentation que nous nous faisons nécessairement du monde physique, du monde moral et de leurs rapports.

Des premiers philosophes de la Grèce à Kant, la philosophie peut donc être définie la science universelle, la science des principes. Mais, au cours des âges, en même temps que la méthode se transforme, son objet se réduit et, pour ainsi parler, s'amincit. Avec Descartes, étroitement liée aux sciences, dont elle systématise les résultats en les justifiant, elle est la science positive par excellence, la science de l'être, la science du monde, de l'homme et de Dieu. Avec Kant, elle laisse en dehors d'elle le contenu, la matière des sciences positives, l'objet dans sa diversité, et elle se borne, en définissant les formes de l'esprit, les conditions nécessaires qu'impose au donné la constitution du sujet pensant, à dessiner le schéma de la science en général. Mais en fait n'est-ce pas le progrès même des sciences qui inspire la critique de Kant et lui impose les formes à priori qu'il croit découvrir par l'analyse de la pensée ; et dès lors, pour rétablir la marche véritable de l'esprit humain, ne faut-il pas reconnaître que l'idée de la nature, de son déterminisme, loin d'être antérieure aux sciences de la nature, en dérive?

Dans l'antiquité, comme dans les temps modernes, les maîtres de la philosophie ont été des savants universels, sachant tout ce qu'on pouvait savoir de leur temps. Descartes a créé la géométrie analytique, Leibnitz dispute à Newton la découverte du calcul infinitésimal, Kant a proposé avant Laplace la grande hypothèse cosmogonique de la nébuleuse pour expliquer la genèse du monde solaire. Ces philosophes ont cherché l'unification du savoir dans des principes métaphysiques ou formels étrangers et, pour ainsi parler, extérieurs à la science. Mais aujourd'hui, en même temps que les sciences se sont divisées, spécialisées, de plus en plus est apparue l'unité fondamentale du problème qu'elles posent et de la méthode d'analyse qui permet de le résoudre. Pour rester ce qu'elle fut dans le passé, la systématisation des connaissances acquises, la philosophie ne doit-elle pas désormais se confondre avec la science elle même, en montrant les rapports, l'enchaînement des sciences particulières et l'unité du point de vue tout objectif qu'elles nous permettent de prendre sur la nature?

De bonne heure on a compris la nécessité d'appliquer aux recherches intellectuelles la division du travail. On a morcelé l'ensemble des phénomènes en groupes plus ou moins étendus selon les analogies qu'ils présentaient. Chacun de ces groupes, ainsi détaché de l'ensemble par l'abstraction, est devenu l'objet d'une science spéciale. Les mathématiques furent les premières à trouver leur méthode et à se constituer à part, grâce sans doute à la simplicité de leur objet. Encore confondues avec la philosophie métaphysique dans l'école de Pythagore, qui réalise les nombres et en fait les éléments mêmes des choses, deux siècles plus tard elles en sont définitivement séparées. Archimède applique à la mécanique et à la physique la méthode de la science moderne : observer les phénomènes, en dégager les rapports, appliquer le calcul à ces rapports. Eratosthène et Hipparque fondent l'astronomie mathématique. La Renaissance reprend la tradition d'Archimède : l'astronomie, la mécanique, la physique deviennent des sciences indépendantes. Les savants ne prétendent plus déduire de principes universels et transcendants les lois des phénomènes ; ils limitent leur tâche, s'élèvent des phénomènes aux lois, et, combinant l'expérience et le calcul, établissent dans un domaine défini des vérités relatives, mais contrôlées par les faits. La chimie, longtemps confondue avec les spéculations de l'alchimie sur la matière, achève de devenir à son tour une science, dans le dernier tiers du dix-huitième siècle, avec Lavoisier. La biologie, au dix-neuvième siècle, abandonne les discussions métaphysiques sur la vie, sur son unité, sur ses origines (animisme, vitalisme), pour appliquer aux phénomènes des corps vivants l'expérience et l'analyse. La science de l'homme, la dernière, reste mêlée aux spéculations sur la substance, sur l'âme, sur l'unité et l'identité du moi, sur l'origine et la destinée de l'être spirituel. Mais de nos jours la psychologie s'émancipe à son tour et, en adaptant ses problèmes aux exigences de la méthode scientifique, prend les caractères d'une science spéciale et positive. Ici, comme partout, l'observation et l'analyse doivent résoudre les touts complexes, que la conscience vulgaire prend pour des réalités ultimes, en phénomènes élémentaires, liés à des mouvements, et qui, comme ces mouvements, se suivent, se combinent et se composent selon des rapports nécessaires. Ainsi dans le passé la philosophie a été l'ensemble systématisé des connaissances humaines. Mais la dispersion, le manque de lien de ces connaissances ne permettait pas de trouver en elles-mêmes le principe de leur unité ; la métaphysique et ses conjectures y suppléaient. Le problème immense, que la philosophie tentait vainement de résoudre, s'est divisé dans les problèmes multiples des sciences particulières. Il n'est pas jusqu'à l'esprit qui ne soit devenu un objet comme les autres, un ordre, une composition de phénomènes. La philosophie n'a donc plus de contenu, de matière propre ; elle est sans objet. La philosophie est sans objet, en ce sens que les sciences spéciales épuisent tout ce que nous pouvons réellement connaître, les phénomènes et leurs rapports : « Toute proposition qui n'est pas finalement réductible à la simple énonciation d'un fait ou particulier ou général ne saurait offrir aucun sens réel et intelligible » (A. Comte). Mais la philosophie garde un rôle, sous la condition de devenir, comme les sciences elles-mêmes, positive. Enfermé dans sa spécialité, le savant ne sait plus rien voir en dehors d'elle. Le rôle de la philosophie est précisément de satisfaire au besoin d'unité de l'esprit, en remédiant aux dangers qui résultent de la division du travail dans le domaine de la connaissance. Les sciences sont distinctes, elles ne doivent pas rester isolées. Saisissant les phénomènes dans leurs rapports, elles tendent par leur progrès même à devenir la science.

Toute science a sa philosophie, devient philosophique, quand elle s'attache aux plus hautes généralités de son objet, discute sa propre méthode ou ses rapports avec les autres sciences. La philosophie d'une science quelconque (mathématique, physique, histoire) est la recherche des principes les plus généraux sur lesquels repose cette science, et des résultats les plus généraux auxquels elle conduit, la tentative d'embrasser d'un point de vue supérieur l'enchaînement de ses parties. La philosophie positive, sans sortir du relatif, a pour objet d'établir entre les sciences, comme entre leurs objets, un ordre de subordination et de dépendance, d'en former, de la mathématique à la sociologie, un système hiérarchique, dans lequel la science la plus générale et la plus abstraite sert de point de départ, de condition, de base élémentaire à la science plus concrète et plus particulière qui la suit immédiatement dans la classification. La philosophie positive fait ainsi pour les sciences ce que celles-ci font pour les phénomènes qu'elles étudient, elle les relie les unes aux autres, elle marque leurs relations et leur enchaînement, elle coordonne leurs résultats et leurs principes, et de leur diversité fait l'unité de la science. Réflexion sur les connaissances positives, qui tend à leur systématisation, elle remplit le rôle que la métaphysique a joué dans le passé.

Est-il possible de réduire ainsi la philosophie à n'être rien de plus que l'ensemble unifié des sciences positives? N'a-t-elle eu d'autre rôle que de préparer et de rendre possible une systématisation objective des phénomènes qui la supprime en la rendant inutile? Sans doute les sciences, toutes comprises à l'origine dans la philosophie, s'en sont peu à peu détachées, et les sciences morales elles-mêmes tendent à prendre une existence propre. Mais d'autre part les sciences ne se sont élevées ainsi à l'état positif, qu'en simplifiant leur objet par une élimination volontaire des questions dont l'ensemble constitue précisément le problème philosophique. Comment suffirait-il dès lors, pour résoudre ce problème, de rapprocher et de coordonner leurs résultats?

En premier lieu, les sciences ne discutent ni les principes, ni les données dont elles partent, ni les procédés logiques dont elles font usage. « Elles ne peuvent avoir pour objet d'investigation cela même dont l'admission est une condition de la possibilité de leurs investigations. » (Renouvier.) Que le géomètre discute sur la nature de l'espace, au lieu de s'attacher à l'étude des figures et de leurs propriétés, la géométrie s'arrête ; que le physicien s'interroge sur la matière, sur l'origine du monde, au lieu d'observer les phénomènes, qu'il s'inquiète de la valeur de l'induction, de ses garanties, de son fondement, sa science est compromise dès ses débuts. Si les savants d'un même ordre s'entendent sur leurs conclusions, c'est qu'ils partent de données acceptées en commun, c'est qu'ils laissent en dehors de toute discussion leurs principes et leurs méthodes. La preuve de ces données premières est dans le fait qu'elles réussissent: elles se justifient par le succès de la science qui en part. Les sciences ne sont ainsi que des faits comme les autres, qui posent à l'esprit le problème de leur possibilité et de leur existence.

Mais si elles ne discutent point les données dont elles partent, les sciences ne trouvent-elles point, en avançant, les principes de plus en plus généraux qui sont présents aux phénomènes, puisqu'elles les en dégagent? Ne tendent-elles pas ainsi par leur progrès même à donner une vue d'ensemble, et une vue exacte, de l'univers? Sans doute il est possible du point de vue objectif et proprement scientifique d'obtenir une conception générale des choses, mais ce point de vue, légitime et nécessaire, est partiel et partial, il ne saurait nous découvrir ce qu'il néglige de parti pris. Il y a quelque chose de contradictoire à demander aux sciences la solution du problème métaphysique, qu'elles ont éliminé pour se constituer. On ne saurait trop se défier d'une prétendue philosophie scientifique, qui ne se soutient que par l’oubli des conditions auxquelles une science existe, que par la confusion des méthodes et des problèmes. « Le public a l'habitude de confondre, sous le nom de science, toutes les sciences possibles, si diverses en certitude et en procédés, puis dans chaque science l'acquis certain avec l'acquis très probable, et celui-ci avec le moins probable, et avec l'amas litigieux des faits et explications courantes, et encore bien des fois avec ce que s'ingère d'y joindre un auteur dévoré du zèle de quelque propagande. » (Renouvier.) Les hypothèses ne sont plus subordonnées aux faits, mais les faits aux hypothèses qu'on généralise sans mesure. On fausse la méthode inductive, en voulant en tirer les premiers principes de l'être, quand elle ne peut donner que des axiomatamédia, des lois limitées à l'ordre des phénomènes qui les vérifient. Quand elle prétend résoudre les questions d'origine et d'existence, la science n'est rien de plus qu'une métaphysique qui s'ignore. Elle érige en principes absolus des données relatives et abstraites, qui simplifient la réalité de parti pris et que ne peut justifier que leur application à un certain ordre de phénomènes.

Ainsi la science ne peut être confondue avec la philosophie que par une illusion qui en fausse les caractères et la nature. D'une part les sciences, par la réflexion sur leurs méthodes, sur leurs données, sur leurs théories, sur le rapport du sujet à l'objet dans l'expérience, appellent une théorie de la connaissance ; d'autre part les sciences ne peuvent par leur progrès donner une métaphysique et résoudre le problème de l'être, parce que leur objet est un monde abstrait, un monde de relations, qui est le substitut du monde concret pour l'entendement et ne peut être confondu avec la réalité qu'il appauvrit.

Si différent que soit leur objet, les sciences se composent de concepts, de jugements, de raisonnements, n'existent que par les lois générales de la pensée. Mais la pensée ne crée pas les phénomènes, qu'elle relie l'un à l'autre et qu'elle organise ; elle les trouve devant elle comme une matière résistante à laquelle s'applique son effort. Cet accord de la pensée et de son objet est un problème qu'on ne résout pas en le passant sous silence. Comment la science est-elle possible ? Les sciences par leur succès même appellent une critique de la connaissance, de l'esprit et de ses lois, de son accord avec le donné. Si le monde n'existe pour nous que dans la mesure où il devient notre pensée, nous sommes tentés de comprendre les faits et les rapports, que nous avons constatés, de nous élever du comment au pourquoi, de poursuivre l'intelligence du donné jusqu'à l'hypothèse d'un monde vraiment conforme aux lois de la pensée et de l'action et propre à y satisfaire.

Le problème critique, que pose l'existence même des sciences, nous ramène ainsi du dehors au dedans, de l'objet au sujet, des sciences à l'esprit actif et vivant qui les crée. Les programmes de notre enseignement classique placent avec la métaphysique et avant elle, comme parties intégrantes de la philosophie, la psychologie, la logique, la morale et l'esthétique, c'est-à-dire d'un seul mot l'étude de l'homme intérieur. La psychologie, en effet, est la science de l'homme comme sujet conscient ; la logique est la science de la pensée et des lois qui doivent la guider dans la recherche et la démonstration de la vérité, autrement dit la science de l'esprit humain en quête de savoir et de preuves ; la morale est la science du bien, de l'idéal humain et des règles d'action qui en dérivent, autrement dit la science de l'homme, en tant que raisonnable et libre, et tenu par là même d'accorder sa volonté et sa raison, en ordonnant sa vie intérieure ; l'esthétique est la science du beau, du génie qui le crée, des sentiments qu'il inspire, donc la science de l'homme en tant qu'il retrouve dans la nature le langage de ses propres émotions ou qu'il crée comme une nature toute spirituelle pour s'y exprimer. Sans doute, la psychologie, la logique, la morale et l'esthétique, comme toutes les autres sciences, nous l'avons dit, se détachent de la métaphysique et de plus en plus se constituent dans leur indépendance. Elles laissent les discussions de principes et les questions dernières pour s'attacher à l'observation des phénomènes et à la découverte de leurs rapports. La morale elle-même se détache des spéculations sur l'obligation, sur le bien en soi, revendique ses principes propres, quand elle ne se réduit pas à n'être que la science des moeurs, des règles sorties en fait des conditions qu'impose à l'individu la vie en société. Mais si l'esprit peut être considéré dans ses phénomènes, comme un objet, si à ce titre il rentre dans les sciences objectives, l'esprit reste le sujet, le principe de toute connaissance, la seule activité réelle que nous atteignons directement, autrement que par conjecture. Les sciences morales peuvent de parti pris se désintéresser de la philosophie, simplifier, comme les autres sciences, leur objet, éliminer certains problèmes, auxquels elles conduisent spontanément la pensée, la philosophie jamais ne pourra se désintéresser de ces sciences, parce que jamais elle ne pourra se désintéresser de l'étude de l'esprit lui-même qui est son centre de perspective.

Les sciences positives se caractérisent par leur objectivité. Elles cherchent la vérité impersonnelle, qui se constate, qui s'impose, sans plus s'inquiéter de ses conséquences que de sa genèse. Pour elles, l'esprit est un instrument nécessaire et provisoire : il observe les phénomènes, il dégage leurs rapports, il imagine le langage mathématique, qui permet d'appliquer le calcul à ces rapports et de ramener ainsi tout ce qui est qualité, différence irréductible, à la quantité homogène et mesurable. Comme le mouvement se montre lié à toutes les variations qualitatives des choses et qu'il se prête à l'expression mathématique, la science s'efforce de ramener au mouvement la qualité, tout ce qui nous émeut, tout ce qui sollicite notre activité. Au terme, elle est tentée de nier ce qu'elle a négligé, de supprimer ce qui ne rentre pas dans ses formules et de prendre pour la réalité l'élément abstrait qui en est pour elle le substitut. L'esprit lui-même est un objet comme les autres, qu'il faut étudier du dehors, un ensemble de phénomènes, une complication du mouvement et de ses lois. La conscience avec ses sensations diverses, en apparence irréductibles, n'est qu'un» épiphénomène » sans réalité, sans efficacité, qui n'intervient en rien dans le cours des choses.

La philosophie rétablit l'esprit dans sa réalité et dans ses droits. En réfléchissant la science et ses conditions, elle montre le rôle qu'il joue dans la connaissance positive et dans l'invention des concepts qui lu rendent possible, ce qu'il y a par suite de paradoxal et de contradictoire dans une science dont la conclusion est la négation et l'anéantissement de l'esprit par lequel seul elle existe. Le mouvement n'est pas une réalité, il est un ensemble de rapports, il se ramène, comme tout objet, à des éléments représentatifs, sensations visuelles et tactiles, formes de l'espace et du temps. Son avantage est qu'il permet la systématisation la plus étendue de l'expérience, mais il n'est qu'un cadre où rentrent les phénomènes, il les ordonne, il ne les explique pas. Dès qu'on réalise le mouvement, on tombe dans d'insolubles contradictions. Les sciences nous apparaissent ainsi comme des points de vue partiels de la pensée qui en définit les objets par des abstractions qui ne suppriment pas ce qu'elles négligent. Elles sont objectives en ce sens qu'elles cherchent une vérité impersonnelle, que l'expérience confirme et paraît imposer, non en ce sens qu'elles seraient faites du dehors par un enregistrement passif des phénomènes, et moins encore en ce sens qu'elles nous révèleraient la nature même de l'être. La connaissance scientifique est abstraite et symbolique ; on a le droit de s'y enfermer, mais à la condition de ne pas la transformer en une connaissance de l'absolu.

La critique de la connaissance nous ramène de la science objective à l'esprit par lequel seul elle existe. Comme l'a montré Kant, l'expérience n'est pas un terme simple, une donnée immédiate, irréductible ; elle résulte du concours de deux termes, de la rencontre de l'objet et de la pensée. Par là même, la science, en se réfléchissant, introduit à la philosophie. La science est un des modes d'action par lesquels l'esprit travaille à se constituer lui-même. Le sujet trouve en face de lui un objet qui lui semble étranger, un monde qui lui semble indifférent ou hostile. La philosophie est le point de vue que prend l'esprit sur le inonde pour se comprendre dans son rapport à l'ensemble des choses, pour se retrouver dans ce qui paraît le limiter ou le nier, pour se conférer par là une pleine réalité, en résolvant les contradictions qui le divisent contre lui-même. Se plaçant au point de vue de l'esprit, la philosophie se place au point de vue humain, dont ne sortent pas, à dire vrai, les sciences elles-mêmes. Son effort est de dégager et de définir les rapports harmoniques de la nature et de l'esprit, qui sont impliqués dans les formes multiples d'action, scientifique, esthétique, morale, qui les rapprochent, les associent, et les font comme solidaires l'un de l'autre.

Les caractères de la vérité philosophique répondent au problème dont elle tente la solution. Les vérités positives peuvent être vérifiées, contrôlées, montrées dans les faits, qui leur apportent un irrécusable témoignage, Réflexion sur la connaissance scientifique, sur ses principes et ses résultats, effort pour donner à l'ensemble des choses un sens humain, pour interpréter les rapports du sujet à l'objet dans les divers modes d'action qui les relient l'un à l'autre, la vérité philosophique dépend de ce qu'on fait plus encore que de ce qu'on sait, elle vient du dedans, intéresse tout l'homme, garde par suite un caractère hypothétique, conjectural, volontaire. Les échecs répétés de la spéculation métaphysique, la critique de Kant, ne nous permettent plus d'admettre avec le dogmatisme que l'être se confond avec l'idée, et que nous pouvons construire à priori le monde de notions intelligibles combinées selon des rapports intelligibles. L'histoire et la critique des concepts scientifiques ne semblent pas d'accord avec l'hypothèse de formes innées, universelles, qui déterminent d'avance l'idée de la nature et garantissent l'objectivité de la science par la nécessité même qui les impose à tous les esprits. La vérité n'est plus, pour nous, une chose éternelle, immuable, qui se manifeste dans ce qui apparaît et vers laquelle la pensée, à laquelle elle préexiste, doit se tourner pour en être éclairée. Elle est une oeuvre humaine, progressive, elle devient ou mieux elle se fait.

La science est une première forme d'action. L'esprit travaille sur les données de l'expérience, les simplifie, peu à peu définit les principes qui permettent, avec la moindre dépense, de systématiser le plus grand nombre de phénomènes. Les concepts de la science sont ainsi des idées humaines, que la nature réalise en un sens, puisqu'ils permettent d'établir entre les faits des rapports qui en marquent l'enchaînement. La science n'est pas étrangère à la vie de l'esprit, elle accroît sa réalité intérieure, en même temps qu'elle lui donne les moyens d'agir sur le monde et d'y intervenir. Par elle d'abord, nous sortons de la confusion de l'expérience sensible, nous ramassons la diversité des phénomènes dans l'unité des concepts, nous multiplions nos représentations en les ordonnant. En second lieu, si elle ne nous révèle pas la nature intime des choses, elle nous donne l'objectif, un système de rapports fixes, un milieu résistant, qui s'oppose en un sens à l'esprit et sur lequel par suite il peut agir, à la condition d'obéir à ses lois. La science ainsi est un moment de la vie spirituelle, de l'action qui la constitue : par l'ordre qu'elle met dans les représentations, elle enrichit et elle unifie la conscience ; par le déterminisme tout au moins relatif qu'elle établit, elle prépare et rend possibles les formes supérieures de l'action ; par la prévision de l'avenir qu'elle permet, elle marque une première entente de la nature et de la pensée.

Comme la science, l'art est un mode d'action, une relation de l'homme à la nature, donc, pour qui le réfléchit, un point de vue, un centre de perspective sur l'ensemble des choses. Pour le sentiment esthétique, la nature n'est pas un mécanisme aveugle, une chose indifférente et morte, elle est le vivant langage des émotions que sa vue nous inspire, le verbe d'une âme sympathique et fraternelle. Le génie se reconnaît pour la nature même, poursuivant son oeuvre par l'esprit, continuant les formes réelles par des formes idéales, et découvrant son vrai désir par la création de la beauté.

La création esthétique montre la pensée réfléchie «t la spontanéité inconsciente collaborant, portées d'un même mouvement vers l'harmonie ; mais elle se meut dans un monde d'apparences heureuses, elle ne transforme pas la réalité. Les idées de personnalité, de justice, de fraternité, ne sont pas dégagées des faits ; sans doute elles ne se constituent pas en dehors d'eux, elles ne leur sont point étrangères, de pures fantaisies, elles naissent et se développent à leur contact, mais elles sont un ordre nouveau, un ordre possible et supérieur, que l'esprit imagine entre eux ; par là, elles sont des idées, des inventions humaines. Dans la vie esthétique, la nature et l'esprit semblent aller au-devant l'un de l'autre, s'accorder librement, dans un élan spontané ; l'action morale ne reste pas dans l'apparence, elle est une action réelle, efficace, impérieuse, une lutte, où la nature résiste, s'entête dans son inertie, mais où l'esprit peut triompher, une lutte qui marque ainsi tout à la fois et l'opposition et l'accord possible des deux termes en présence. L'action morale se sert de l'ordre naturel lui-même pour en faire sortir un ordre supérieur, un ordre spirituel, qui n'existerait point sans elle ; elle contraint les faits à traduire, à exprimer les idées humaines ; elle change l'individu, la société, en une mesure le monde lui-même. Agissant sur la nature pour la transformer, pour la spiritualiser, elle donne à son tour, et plus encore que la science et l'art, puisqu'elle se meut dans la réalité, la preuve que l'opposition du sujet et de l'objet n est point irréductible, et qu'un point de vue supérieur doit être découvert, d'où s'unifient les points de vue que nous prenons sur l'univers dans les rapports que par l'action nous soutenons avec lui.

La philosophie, ainsi entendue, n'est pas la contemplation d'une vérité éternelle, immobile, qui se tient en face de l'esprit comme une chose, elle est liée aux formes diverses de l'action, elle se développe comme elles, elle en est la pleine intelligence. Elle n'apporte pas une évidence extérieure, une certitude passive, elle intéresse tout l'homme, elle dépend de ce qu'on veut et de ce qu'on fait autant que de ce qu'on sait ; elle est la vie qui s'accepte elle-même avec ses risques et s'efforce de se comprendre dans toute sa complexité et dans toute son ampleur. Pour le dogmatisme, la vérité en un sens est extérieure à l'esprit, auquel elle s'impose par son évidence propre: « de même que la lumière se montre soi-même et montre avec soi les ténèbres, ainsi la vérité est à elle-même son critérium et elle est aussi celui de l'erreur» (Spinoza). D'un autre point de vue, nous pouvons dire que, si la vérité n'est pas reçue du dehors, que si toujours, à des degrés divers, elle est un acte, où s'exprime le rapport de la nature à l'esprit, on ne doute pas de ce qu'on fait, au moment même où on le fait, et où l'on trouve dans le succès même la preuve de la réalité.

Gabriel Séailles
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