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Pestalozzi

Henri Pestalozzi tient le premier rang parmi ceux qui ont contribué à fonder la pédagogie moderne. Il est naturel que ce Dictionnaire consacre un article d'une certaine étendue à l'homme au nom duquel on rattache, à tort ou à raison, presque tout ce qui a été fait dans le domaine de l'éducation depuis un siècle.

Des livres nombreux ont été publiés, dans toutes les langues, mais surtout en allemand et en français, sur Pestalozzi, sa vie et sa doctrine. Toutefois des périodes ' entières de la vie du philanthrope de Neuhof étaient restées mal connues ; plusieurs de ses écrits les plus importants avaient été défigurés dans des éditions remaniées, ou étaient demeurés inédits. C'est grâce aux travaux relativement récents de quelques compatriotes de Pestalozzi, et tout particulièrement de II. Morf, de Mme Zehnder-Stadlin, du Dr Otto Hunziker, que la lumière a été faite sur bien des points restés longtemps obscurs, en même temps que le texte authentique des écrits de Pestalozzi était de nouveau rendu accessible par les éditions, complètes ou partielles, de Seyffarth, de Mann et du comité du Musée pestalozzien de Zürich. Nous avons utilisé les résultats de ces consciencieuses recherches ; nous avons obtenu aussi quelques communications personnelles de M. Karl Pestalozzi, l'arrière-petit-fils du grand éducateur ; l'esquisse que nous offrons à nos lecteurs leur présentera donc, d'une façon plus exacte qu'il n'avait été possible de le faire jusqu'ici en France, la figure du vrai Pestalozzi.

I

Enfance et jeunesse de Pestalozzi (1746-1768).

La famille de Pestalozzi. — Naissance de Henri Pestalozzi (1746). — Son enfance. Mort de son père. La servante Babeli. Le pasteur de Höngg. Pestalozzi écolier. — Pestalozzi étudiant. Il étudie la théologie, puis le droit. Influence de Rousseau. Idées de réforme en Suisse : la Société helvétique de Schinznach ; les « patriotes » à Zurich. Le bailli Grebel, le pasteur de Dâttlikon, le Dialogue sur les affaires de Genève. L'Erinnerer. Agis, premier écrit de Pestalozzi. Pestalozzi renonce au droit pour l'agriculture. Bluntschli, sa mort. Anna Schulthess ; elle devient la fiancée de Pestalozzi. Leur correspondance. — Pestalozzi à Kirchberg chez l'agronome Tschiffeli.

La famille Pestalozzi est originaire de Chiavenna, ville italienne qui dépendait autrefois des Grisons. Dans la seconde moitié du seizième siècle, un membre de cette famille, Antonio Pestalozzi, qui appartenait à la religion réformée, s'établit à Zurich, où il acquit le droit de bourgeoisie : il fut la souche de la branche zuricoise des Pestalozzi.

Le cinquième descendant de l'ancien émigré de Chiavenna, Jean-Baptiste Pestalozzi, né en 1718, exerçait à Zurich la profession de chirurgien. Il épousa, en 1742, Suzanne Hotze, de Wädenswyl, fille d'un médecin. De ce mariage naquirent trois enfants, deux fils et une fille. L'aîné des fils, Jean-Baptiste, né en 1745, n'a rien fait de remarquable ; il n'a point été mêlé aux entreprises de son frère, sauf dans une seule circonstance, en 1779 et 1780, lors de la liquidation de l'institut de Neuhof. Le second est Henri Pestalozzi, né le 12 janvier 1746. La fille, Barbara, née en 1751, épousa en 1777 un négociant de Leipzig, Grosse ; elle fut toujours, pour son frère Henri, une amie dévouée, et resta en correspondance suivie avec lui après son mariage.

Les détails que l'on possède sur l'enfance de Henri Pestalozzi se réduisent à ceux qu'il a donnés lui-même dans ses ouvrages. Il n'avait que six ans lorsque son père mourut. « Ma mère, raconte-t-il dans son autobiographie (Schwanengesang), se sacrifia à l'éducation de ses trois enfants, avec la plus entière abnégation et un renoncement complet à tout ce qui eût pu avoir de l'attrait pour elle, à son âge et dans son entourage ; elle fut aidée dans cette tâche de dévouement par une personne dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire. Pendant le peu de mois qui s'étaient écoulés depuis qu'elle était entrée à notre service, mon père avait été frappé de la rare énergie et de la fidélité de cette servante ; saisi d'angoisse à la pensée des suites que sa mort prochaine devait avoir pour une famille qu'il allait laisser orpheline et sans ressources, il fit venir cette fille près de son lit de mort et lui dit : « Babeli, au nom de Dieu et par charité, » n'abandonne pas ma femme ; après ma mort, elle est » perdue, et mes enfants seront remis à des mains » étrangères et dures. Sans ton appui, elle n'est pas » en état de garder mes enfants réunis auprès d'elle.» Touchée, et avec une grandeur d'âme qui atteignait au sublime dans son innocence et sa simplicité, elle répondit à mon père mourant : « Je n'abandonnerai » pas votre femme, si vous mourez. Je resterai auprès » d'elle jusqu'à la mort, si elle a besoin de moi. » Cette promesse tranquillisa mon père mourant ; son regard reprit sa sérénité, et il expira le coeur consolé. Elle tint sa parole, et elle resta auprès de ma mère jusqu'à sa mort. »

L'enfance et la jeunesse de Pestalozzi s'écoulèrent entre ces deux femmes : sa mère et la fidèle servante. Les dépenses du ménage étaient réglées avec la plus sévère économie, sans quoi le modeste revenu de la veuve se fût trouvé insuffisant. Quand le jeune Henri fut écolier, il alla chaque année passer quelques semaines, pendant les vacances, chez son grand-père paternel, André Pestalozzi, qui était pasteur du village de Höngg, près de Zurich. Sur les bancs de l'école, Henri se montra un élève de capacité ordinaire, mais d'un caractère bizarre, distrait et rêveur ; sa bonté d'âme et sa crédulité naïve faisaient de lui le jouet de ses petits camarades ; et le maître prédisait que jamais ce garçon-là ne deviendrait quelque chose.

Après avoir achevé ses premières classes, le jeune Pestalozzi entra, à l'âge de dix-huit ans, en 1764, au collège d'humanités de sa ville natale. « Comme étudiant, dit un de ses anciens compagnons d'études, le pasteur Schinz (lettre du 12 avril 1783, publiée en 1827), Pestalozzi se fit la réputation d'un original, qui, malgré les défauts dont il ne s'était pas corrigé, une insupportable négligence de sa personne et une distraction poussée à l'excès, pouvait néanmoins, s'il le fallait et quand il réussissait à s'arracher à son état habituel de rêverie, être amené à penser juste. » Il se destinait d'abord à la carrière ecclésiastique, probablement pour obéir au voeu de sa famille. Mais au bout de quelque temps, il renonça à la théologie. Henning (Mittheilungen über Pestalozzi, 1816-1817) prétend que dans un sermon d'épreuve il était resté court, et que cette mésaventure le dégoûta de la chaire. La raison prépondérante de ce changement dans les projets d'avenir de Pestalozzi fut bien plutôt la modification que la lecture des écrits de Rousseau produisit dans ses idées. L'Emile et le Contrat social, qui venaient de paraître, avaient trouvé à Zurich de fervents admirateurs ; les déclamations éloquentes du rhéteur genevois remplissaient d'enthousiasme les jeunes esprits, nourris de l'histoire de l'antiquité grecque et romaine et des souvenirs héroïques des luttes des cantons suisses pour la liberté. Le contraste entre l'idéal que se formait leur imagination et la triste réalité, entre le spectacle de l'assujettissement où était tenu le peuple des campagnes et les idées de liberté républicaine qu'ils puisaient dans leurs lectures et dans l'enseignement de quelques-uns de leurs maîtres, le poète Bodmer entre autres, excitait chez les étudiants zuricois de cette époque des colères généreuses, des velléités de révolte contre le mal et l'injustice. Pestalozzi fut certainement, de tous les jeunes hommes de sa génération, celui dans le coeur duquel ce levain révolutionnaire fermenta le plus vivement ; les sentiments qu'il y fit naître ont décidé de toute la carrière de l'auteur de Léonard et Gertrude.

« Les principes de liberté, — a écrit Pestalozzi dans sa vieillesse (Schwanengesang), — ravivés par Rousseau et présentés sous une forme idéale, fortifièrent en mon coeur le désir de trouver un champ d'action plus vaste où je pusse être utile au peuple. Les idées d'adolescent que je me faisais, sur ce qu'il était nécessaire et possible d'exécuter sous ce rapport dans ma ville natale, me portèrent à abandonner l'état ecclésiastique, auquel je m'étais d'abord destiné, et firent naître en moi la pensée que l'étude de la jurisprudence m'ouvrirait une carrière propre à me donner tôt ou tard l'occasion et le moyen d'exercer une action sur les affaires politiques de la ville de Zurich et même de mon pays tout entier. »

Les hommes les plus distingués de la Suisse s'associaient alors à ces aspirations vers un meilleur ordre de choses ; un peu partout on faisait de beaux plans de réforme, on rêvait d'une régénération nationale. Sur l'initiative du chancelier bâlois Iselin, homme à l'esprit élevé et au coeur généreux, s'était fondée, en 1761, une association aux visées philanthropiques et patriotiques, la Société helvétique (Helvetische Gesellschaft) ; elle comptait parmi ses membres, avec Iselin, les Bernois Haller, Daniel de Fellenberg (père d'Emmanuel de Fellenberg), Tscharner, les Zuricois Bodmer, Breitinger, Gessner, Hirzel, l'Appenzellois Zellweger, etc. ; chaque année elle se réunissait à Schinznach. A Zurich même, une société locale, fondée par Bodmer à la même époque, groupait les jeunes « patriotes » ; elle s'appelait Helvetische Gesellschaft zur Gerwe, parce que ses réunions avaient lieu au local de l'ancienne corporation des tanneurs (Gerwe est une ancienne forme de Gerbe ou Gerberei) : à ce cénacle appartenaient entre autres Lavater, le futur peintre Henri Füssli, Bluntschli, Jean-Gaspard Escher, les aînés de, Pestalozzi de quelques années, ainsi que ses camarades d'études J.-H. Füssli (qui fut ministre de la République helvétique en 1802), Vogel, Dälliker, Meis et Schinz.

En 1762. un écrit anonyme, émanant de deux membres de ce petit cercle, dénonça à l'opinion publique les méfaits d'un bailli nommé Grebel, qui depuis six ans se livrait à de scandaleuses malversations dans le district dont l'administration lui avait été confiée par les magistrats zuricois. Cette dénonciation fit beaucoup de bruit ; le gouvernement de Zurich se vit obligé de punir le prévaricateur et de le forcer à restitution ; mais les auteurs de l'écrit anonyme, Lavater et H. Füssli, qui s'étaient fait connaître sur la sommation de l'autorité, furent aussi traités en coupables ; on les contraignit de faire amende honorable pour s'être mêlés 4e ce qui ne les regardait pas. Les jeunes patriotes ne se laissèrent pas intimider par cette sévérité. En 1764, l'un d'eux, Vögeli, démasqua un autre administrateur infidèle, l'échevin Brunner. L'année suivante, deux habitants du village de Dattlikon, à l'instigation de Lavater et de Schinz, dénoncèrent la conduite scandaleuse de leur pasteur, Hottinger ; et comme l'autorité semblait faire la sourde oreille, une lettre anonyme menaçante fut déposée dans la chaire de l'antistès Wirz, réclamant justice. Le gouvernement zuricois s'exécuta, mais de mauvaise grâce : le pasteur Hotttinger fut suspendu de ses fonctions pour deux ans ; en même temps on fit une enquête sévère pour savoir de qui émanait la lettre de menaces : Lavater, Schinz, Pestalozzi, Bluntschli et d'autres furent interrogés, une récompense de 200 florins fut promise au révélateur ; toutefois rien ne put être découvert. Une autre affaire vint accroître encore le mécontentement qu'on ressentait dans les régions officielles à l'égard des « patriotes ». A l'occasion des troubles de Genève en 1766, le gouvernement zuricois songeait à intervenir en envoyant des troupes pour imposer au peuple genevois l'acte de médiation que celui-ci venait de rejeter à une grande majorité. L'opinion s'émut ; un étudiant en théologie, Millier, écrivit et lut à quelques amis un dialogue entre un paysan, un bailli et un bourgeois, où la mesure projetée était critiquée en termes très vifs: bientôt des copies de ce dialogue circulèrent dans le public, contre la volonté de l'auteur. Le gouvernement, assimilant la lecture et la transcription de cette satire à un complot contre la sûreté de l'Etat, fit procéder à plusieurs arrestations : Pestalozzi, Vogel, Dälliker et quelques autres jeunes gens furent emprisonnés ; Müller lui-même réussit à s'enfuir et se réfugia à Berlin (il y devint un professeur distingué, et se fit connaître dans le monde des lettres par la publication du poème des Nibelungen, dont il fut le premier éditeur). Les copies du dialogue séditieux furent brûlées par la main du bourreau (février 1767) ; la peine du bannissement fut prononcée contre Müller ; on voulut bien remettre en liberté les « patriotes » arrêtés, mais en les menaçant de la perte de leurs droits civiques s'ils venaient à recommencer ; et il fut interdit à la Société zur Gerwe de continuer la publication du journal hebdomadaire qu'elle faisait paraître depuis le commencement de 1765 sous le titre d'' Erinnerer (le Mémorial).

Ce journal était un recueil d'articles sur des sujets de morale, dans le genre du Spectateur d'Addison ; H. Füssli et Lavater en étaient les principaux rédacteurs ; Pestalozzi y a écrit quelquefois. Un des articles de celui-ci se trouve reproduit dans l'ouvrage de Morf (t. Ier, pages 86-88) ; nous en traduisons quelques lignes caractéristiques :

« Un jeune homme qui fait dans sa patrie une aussi petite figure que moi n'ose essayer ni de blâmer, ni de corriger ; car cela est en dehors de sa sphère. C'est là ce qu'on me dit presque chaque jour. Mais me sera-t-il permis au moins de souhaiter? Qui pourrait me l'interdire ou m'en savoir mauvais gré? Je vais donc souhaiter, et placer mes souhaits imprimés sous les yeux du lecteur. — Je souhaiterais que nul grand esprit ne jugeât indigne de lui de travailler avec courage et persévérance au bien public ; que nul ne regardât avec dédain ses inférieurs, s'ils sont laborieux et honnêtes. Que chaque honnête homme, au lieu de se contenter d'être honnête pour son compte, se donnât la tâche d'en former un autre, ne fût-ce qu'un seul, par son exemple et ses avis ; comme cela nous aurons bientôt doublé le nombre des honnêtes gens!. Qu'il se trouvât quelqu'un pour faire imprimer quelques pages de bonnes et simples maximes d'éducation à la portée du dernier de nos citoyens ou de nos paysans ; que, grâce à quelques personnes généreuses, ces pages pussent être livrées au public gratuitement ou pour un prix ne dépassant pas un schilling [le schilling zuricois valait à peu près un sou] ; que ces pages fussent ensuite distribuées par tous les pasteurs ; et que les pères et mères qui les auraient reçues se conformassent à ces règles d'éducation sensées et chrétiennes, — mais c'est là souhaiter bien des choses à la fois. Je souhaiterais que l'on témoignât plus de respect et de considération à ceux de nos artisans qui mènent une vie sévère, retirée, économe, libre et républicaine, comme aux véritables piliers de notre liberté. »

Le premier écrit de quelque étendue qu'ait composé Pestalozzi fut publié en 1766 dans une revue littéraire qui paraissait à Lindau (Bavière), les Kritische Nachrichten, dont les rédacteurs étaient en relations amicales avec Zurich. C'était un récit de la tentative d'Agis pour rétablir à Sparte les lois de Lycurgue. Ce morceau, dans le goût de Rousseau, traite des affaires contemporaines sous des noms antiques : Pestalozzi y fait la satire de ses compatriotes, en célébrant les vertus Spartiates, la simplicité, la frugalité, en flétrissant l'amour des richesses, les enrôlements mercenaires au service des princes étrangers. Une traduction d'un fragment de la troisième Olynthienne de Démosthènes, qui sert de préface à cet essai, est pleine aussi d'allusions politiques : l'administration oppressive des magistrats zuricois, leur avidité, leur haine pour quiconque osait élever la voix en citoyen libre, y sont indirectement flagellés.

L'attitude prise par le jeune Pestalozzi n'était pas faite pour lui concilier les bonnes grâces des familles dominantes. Aussi, renonçant à la perspective d'occuper un jour quelque fonction dans l'Etat, il abandonna l'étude du droit, et forma le projet de chercher dans la profession d'agriculteur un emploi utile de son activité et l'existence paisible et vertueuse que la ville, pensait-il, ne pouvait lui offrir. Ses amis l'y encouragèrent ; l'un d'eux, Jean Schulthess, qui était allé visiter Jean-Jacques Rousseau à Môtiers (Val de Travers), avait recueilli de la bouche du philosophe un éloge enthousiaste de la vie des champs: « Dans le pays de l'esclavage, avait dit Rousseau, l'homme doit se faire artisan ; dans le pays de la liberté, il doit se faire laboureur ». Le célèbre agronome bernois Tchiffeli avait fondé à Kirchberg, près de Berne, un grand établissement de culture ; Pestalozzi résolut de se rendre près de lui pour devenir son élève.

Sur ces entrefaites, il perdit son ami Bluntschli, enlevé à l'âge de vingt-cinq ans par une maladie de poitrine ; et ce triste événement mit Pestalozzi en rapport avec celle qui allait devenir la compagne de son existence.

Anna Schulthess, née en août 1738, était la fille d'un riche marchand zuricois, qui avait un commerce d'épicerie et de confiserie ; c'était une jeune personne distinguée, belle, et de bonne éducation. Anna avait plusieurs frères plus jeunes qu'elle ; l'un deux, Salomon. étudiait la médecine ; un autre, Gaspard, la théologie ; et ce dernier était grand ami de Bluntschli. Il s'était établi entre Bluntschli et Anna Schulthess des relations d'amitié et un commerce épistolaire ; mais l'état de santé du jeune étudiant, dont la mort prochaine était prévue, n'avait pu laisser de place à des pensées d'une autre nature. Le témoignage formel de Mme Pestalozzi (lettre du 10 oct. 1806) établit que « Ménalque (c'est le nom qu'on donnait à Bluntschli dans l'intimité) ne fut jamais pour elle qu'un ami, et qu'il lui était cher et précieux précisément parce qu'il n'avait d'autre intention à son égard que de la rendre moralement meilleure ». Après la mort de Bluntschli, Anna Schulthess écrivait : « Je m'oublierai moi-même plutôt que d'oublier Ménalque. Jamais je n'oublierai ses discours, accompagnés de tant de grâce et de force. Je ne faisais rien sans le consulter. Tour à tour lui ou moi étions occupés à chercher des moyens de venir en aide aux malheureux. » Ce fut au printemps de 1767 qu'à l'occasion de la perte de cet ami commun Pestalozzi et Anna Schulthess se rencontrèrent : ils le pleurèrent ensemble. Bientôt Pestalozzi, qui n'avait d'abord vu dans Anna que l'amie de son ami, éprouva pour elle un sentiment plus tondre, et il réussit à le lui faire partager. Comment avait-il pu plaire? C'est qu'Anna était plus sensible à la beauté morale qu'aux avantages extérieurs et aux biens de la fortune : « Tu aurais peu à remercier la nature, lui écrivait-elle un peu plus lard, si elle ne t'avait pas donné de grands yeux noirs, qui révèlent la bonté de ton coeur, l'étendue de ton esprit et toute ta sensibilité ».

Ce ne fut pas sans hésitation toutefois que Pestalozzi proposa à Anna Schulthess d'unir son sort au sien ; il se crut obligé de l'éclairer d'abord sur les défauts de son caractère et de lui déclarer loyalement que dans son coeur les affections domestiques seraient toujours subordonnées aux devoirs envers la patrie. « Ceux de mes défauts — lui dit-il dans une lettre devenue célèbre — qui me paraissent les plus importants pour mon avenir sont l'imprévoyance, l'imprudence, et le manque de présence d'esprit devant les changements inattendus qui pourraient survenir dans ma situation. Je ne sais pas jusqu'à quel point ces défauts pourront être diminués par les efforts que je ferai pour les vaincre, par un jugement calme et l'expérience. En ce moment ils existent encore à un degré tel que je ne dois pas vouloir les dissimuler à la jeune fille que j'aime ; ce sont des défauts, ma chère amie, que vous devez peser avec soin. J'en ai d'autres encore, provenant d'une impressionnabilité qui refuse de se soumettre au jugement de la raison ; très souvent je blâme et je loue avec excès, je m'abandonne trop à des sympathies ou à des antipathies ; je suis si fortement attaché à certains biens que l'empire qu'ils exercent sur moi dépasse souvent les limites marquées par la raison ; le malheur de ma patrie et de mes amis me rend moi-même malheureux. Cette faiblesse mérite toute votre attention ; il y aura des jours où la sérénité et la tranquillité de mon âme en seront troublées. J'ose croire que cela n'ira jamais jusqu'à m'empêcher de remplir mes devoirs ; mais il n'est pas probable que je sois jamais assez fort pour les remplir, en pareille circonstance, avec la gaité et le calme du sage toujours semblable à lui-même. Je n'ai pas besoin de parler de ma grande et véritablement très blâmable négligence de toute étiquette, et en général de toutes les choses qui en elles-mêmes n'ont point d'importance : on s'en aperçoit au premier coup d'oeil.

« Vous connaissez déjà mes idées sur l'éducation. Mes fils, bien que leur esprit doive recevoir la culture la plus soignée, devront travailler la terre, car je ne veux pas engendrer des citadins oisifs. Et à l'égard du mariage, je dois vous déclarer avec franchise, ma chère amie, que je regarderai toujours les devoirs envers mon épouse comme subordonnés aux devoirs envers ma patrie, et que, bien que je doive être l'époux le plus tendre, je regarderai comme mon devoir de rester inexorable aux larmes de ma femme, si elle voulait un jour chercher à me détourner du loyal accomplissement de mon devoir de citoyen, quelles qu'en puissent être les conséquences. Ma femme sera la confidente de mon coeur, elle connaîtra mes plus secrètes pensées. Une grande et rustique simplicité régnera dans ma maison, telle que la réclame la sévère éducation que devront recevoir mes enfants.

« Et il est encore une chose très importante, ma chère amie, sur laquelle je dois m'ouvrir à vous. Vous savez de quels vastes projets Ménalque était plein. Il m'a légué une partie des soins auxquels il voulait se consacrer ; et il est de mon devoir de dire à la jeune fille que je sollicite de partager ma destinée tout ce qui m'attend de ce côté. Ma vie ne se passera pas sans entreprises importantes et très hasardeuses. Je n'oublierai pas les leçons de Ménalque et mes premiers engagements de me consacrer tout entier à la patrie ; jamais je ne consentirai à me taire par crainte des hommes, quand je verrai que le bien de ma patrie m'ordonne de parler ; tout mon coeur appartient à ma patrie. Ménalque était fort, bien plus fort que moi ; je me sens saisi d'angoisse à la pensée d'avoir une fois à exécuter ses intentions : et pourtant la vertu, le devoir, mon coeur et ma patrie l'exigent. J'obéirai. Mais combien je suis peu fait pour de telles entreprises ! Quelles conséquences redoutables elles peuvent entraîner pour moi! et combien est pressant mon devoir de vous montrer la possibilité des périls qui peuvent en résulter! Je vous ai parlé à coeur ouvert, ma chère amie, de mon caractère et de mes aspirations. Réfléchissez à tout cela. Décidez maintenant si vous pouvez donner votre coeur à un homme qui a de semblables défauts et qui vous offre un semblable avenir, et si vous pouvez être heureuse avec lui. »

Anna Schulthess ne se montra pas effrayée des perspectives que Pestalozzi lui faisait entrevoir. Elle répondit à l'aveu que son correspondant faisait de ses défauts en confessant ses propres imperfections, et, en somme, elle l'encouragea. Ils se fiancèrent secrètement. Mais de grands obstacles semblaient devoir s'opposer à leur union : Mlle Schulthess avait sept ans et demi de plus que Pestalozzi ; celui-ci était sans fortune et sans profession, et l'on pouvait prévoir que les parents-d'Anna refuseraient de donner leur consentement à un pareil mariage. Mais les jeunes gens ne se laissèrent pas abattre.

En octobre 1767, Pestalozzi, mettant son projet à exécution, se rendit à Kirchberg auprès de Tschiffeli ; il passa une année chez lui, étudiant avec ardeur la théorie des diverses cultures. Prompt à s'enflammer et à prendre ses rêves pour des réalités, il se voyait déjà à la tête d'une grande exploitation agricole et sur le chemin de la fortune. « Conduit par la bonté de mon protecteur, écrivait-il à sa fiancée, je trouve ma profession tous les jours plus sûre et plus avantageuse ; Tschiffeli s'enrichi réellement beaucoup : toute sa culture, et en particulier sa plantation de garance, n'offre pas seulement un moyen assuré de subsistance, mais aussi une véritable source de fortune. » Pestalozzi voulait acheter à bon marché quelques arpents de terres incultes, les défricher, et v installer une plantation de garance (Tschiffeli venait d'introduire en Suisse la culture de cette plante, et s'en promettait merveille) ; il y joindrait, ajoutait-il, la production en grand des légumes, choux, artichauts, cardons, asperges, etc.

Pestalozzi revint à Zürich en mai 1768.

II

De 1768 à la ruine de l'institut de Neuhof (1780).

Pestalozzi à Müligen. Achat de terrains. Mariage de Pestalozzi (1769). Premières difficultés financières. Naissance d'un fils (1770). — Installation à Neuhof (1771). — Insuccès de Pestalozzi comme agriculteur. — Il veut essayer de l'industrie. — L'institut de Neuhof. Premier établissement d'un atelier à Neuhof (1774). Appel aux « amis de l'humanité » (1779). Intervention d'Iselin et d'autres philanthropes. Ecrits divers de Pestalozzi relatifs à l'éducation des enfants pauvres et à l'institut de Neuhof, en 1777 et 1778. Organisation intérieure de l'institut ; causes de son insuccès. Crise finale : Pestalozzi est ruiné (1780).

A son retour de Kirchberg, Pestalozzi ne put se faire agréer des parents Schulthess comme leur futur gendre. L'accès de la maison de sa fiancée lui demeura interdit. Sans se décourager, il s'occupa de son établissement comme agriculteur. Il avait un peu plus de vingt-deux ans. Quelques amis lui firent entrevoir la possibilité d'obtenir le fermage d'un des beaux domaines qui appartenaient à l'ordre des Johannites, à Bubikon ou à Heitersheim ; cette perspective ne lui souriait que médiocrement. « Les moines, écrit-il, exigeront des présents pour me donner la préférence ; mais ils n'en auront point de moi. » A ce moment, le pasteur Rengger, de Gebistorf près Brougg, attira son attention sur les terrains incultes qui existaient dans le voisinage, entre les villages de Birr et de Müligen, en une région qui appartenait alors aux possessions de Berne (intendance de Königsfelden, limitrophe du bailliage de Schenkenberg), et qui aujourd'hui fait partie du canton d'Argovie. Aussitôt la décision de Pestalozzi fut prise : « Je ne serai pas le serviteur de moines crasseux, écrit-il avec joie. Non, cette semaine encore je pars pour Gebistorf. Là je me chercherai une demeure. » Un de ses amis, le jeune Jean Schulthess (d'une autre famille que la fiancée de Pestalozzi, quoi qu'il portât le même nom), l'admirateur de Rousseau, était fils d'un banquier : et celui-ci consentit à ouvrir un crédit à Pestalozzi pour lui permettre de s'établir. Persuadé qu'il faisait une excellente affaire, Pestalozzi acheta des terres près de Birr, et s'établit provisoirement au village de Müligen (février 1769), dans une maison qui appartenait à la famille Fröhlich de Brougg, et qu'il loua pour 40 florins par an. Sa mère vint présider à son installation, et pendant six mois elle partagea son temps entre son fils et son beau-père, le pasteur de Höngg, qui était malade et qui mourut en juillet. Pestalozzi acheta successivement d'autres parcelles de terrain, et finit par se trouver en possession d'un domaine d'une centaine d'arpents. Ces terres étaient de mauvaise qualité ; mais Pestalozzi estimait qu'elles se prêteraient fort bien à la culture de la garance, et d'ailleurs il se croyait assuré de pouvoir les améliorer, grâce à ses connaissances agronomiques de fraîche date. Il a raconté, dans son autobiographie, avec sa facilité à se donner le change à lui-même sur les faits les mieux établis, qu'il avait réalisé ces acquisitions dans les meilleures conditions possibles, au prix moyen de 10 florins l'arpent. On a retrouvé les actes de vente d'un certain nombre de parcelles, formant ensemble 58 arpents, qui ont été payées par Pestalozzi au prix moyen de 58 florins 1/2 l'arpent. Il était tombé dès le début entre les mains d'un intrigant de village, nommé Märki, qui abusa de son inexpérience, et lui fit faire des marchés de dupe.

Les parents d'Anna Schulthess se montrèrent jusqu'au bout opposés au mariage ; c'est en vain que Pestalozzi fit intervenir ses amis Lavater, H. Füssli, et même le bourgmestre Heidegger. Anna se décida alors à passer outre à l'opposition de ses parents ; elle rédigea elle-même la lettre que Pestalozzi envoya pour demander qu'on la laissât partir. Elle était majeure depuis longtemps, ses parents ne pouvaient la retenir. La fiancée quitta la maison paternelle sans dot, n'emportant que ses vêtements et son clavecin. « Tu devras te contenter de pain et d'eau », lui dit sa mère. Le mariage fut célébré le 30 septembre 1769 dans l'église de Gebistorf. On conserve au Musée pestalozzien de Zurich le manuscrit du discours qui fut prononcé dans cette circonstance par le jeune ecclésiastique qui unit les époux, Georges Schulthess, cousin éloigné d'Anna.

Les parents d'Anna Schulthess ne tinrent pas longtemps rigueur à leur fille. Trois mois à peine après le mariage, nous voyons déjà Peslalozzi et sa jeune femme passer chez eux les fêtes de Noël. Dans les premiers mois de l'année suivante, Mme Schulthess et ses fils font plusieurs séjours à Müligen ; et des sommes assez importantes sont envoyées par le père Schulthess à son gendre, pour aider à l'entretien du ménage.

Pestalozzi établit à grands frais sur ses terres une plantation de garance ; en outre, il consacra une partie des capitaux dont il disposait à faire construire, au centre des terrains qu'il avait achetés, des bâtiments comprenant une grange et une maison d'habitation, dans le style d'une villa italienne. Ses amis lui remontrèrent en vain l'inutilité de cette construction coûteuse : il ne voulut rien entendre. En attendant l'achèvement de la nouvelle maison, il continuait d'habiter à Müligen avec sa femme. Mais à peine quelques mois s'étaient-ils écoulés que le banquier Schulthess commençait à se montrer inquiet de son argent. Il vint en personne, en avril 1770, voir comment les choses se passaient, et l'impression qu'il emporta de cette visite fut désastreuse ; rentré à Zürich, il écrivit à Pestalozzi qu'il regardait l'entreprise comme marchant à la ruine. Peslalozzi répondit par une lettre qu'on a conservée ; on y voit que le banquier lui reprochait d'avoir dépensé 6 000 florins de trop ; Pestalozzi se justifie par des considérations générales, promet d'ailleurs de procéder toujours avec la plus stricte économie, demande l'envoi de 200 à 300 florins pour continuer les constructions commencées, et déclare que si le banquier s'y refuse, il aura « ruiné la meilleure entreprise du monde, sans aucun profit pour lui ». Le 12 mai, deux amis de Pestalozzi, Meis et Schinz, vinrent à Müligen en qualité d'experts ; ils établirent des comptes exacts, et le bailleur de fonds, au vu de leur rapport, déclara qu'il se retirait de l'association. Qu'on juge du désespoir de Pestalozzi, qui se voyait brusquement réveillé au milieu de ses rêves, et menacé de la ruine, au moment où sa femme allait devenir mère. Un fragment du journal rédigé par les deux époux (ce fragment va de décembre 1769 à novembre 1770) permet de suivre toutes les péripéties de l'affaire, et retrace toutes leurs angoisses. Mme Peslalozzi chercha à relever le courage de son mari. Ils se rendirent tous les deux à Zurich ; les parents Schulthess intervinrent en faveur de leur gendre, et le banquier se laissa persuader d'attendre encore. Il y eut une accalmie qui dura jusqu'à l'automne. Le 19 août 1770, Mme Pestalozzi accoucha d'un fils, qui reçut le nom de Jacques ; à cette occasion, les deux grand'mères vinrent à Müligen, ainsi que la soeur de Pestalozzi, Barbara ; celle-ci finit, quelque temps après, par s'établir à demeure dans la maison de son frère, où elle resta jusqu'à son mariage.

Cependant le banquier Schulthess avait décidément perdu confiance. La plantation de garance n'avait pas réussi. Tschiffeli, sur son domaine de Kirchberg, n'avait pas été plus heureux de son côté : mais si l'insuccès, pour l'agronome prudent et bon calculateur, se traduisit par une perte insignifiante, pour Pestalozzi ce fut un désastre. Il fallut procéder à une liquidation, à la suite de laquelle le commanditaire se retira en sacrifiant une somme de 5000 florins (lettre de Schinz du 12 avril 1783).

Pestalozzi gardait son domaine : mais il n'avait plus de capitaux ni de crédit. La maison en construction ne put être achevée sur le plan primitif ; il fallut se résoudre à ne lui donner qu'un étage. Pestalozzi vint l'habiter avec sa femme et son fils au printemps de 1771 : il l'appela Neuhof. Renonçant à la culture de la garance, il résolut alors de se livrer à la production du lait et du fromage. A cet effet, il ensemença ses champs avec du trèfle, de la luzerne et de l'esparcette, et acheta du bétail. Cet essai ne devait pas réussir mieux que le premier : Pestalozzi ne possédait pas les connaissances pratiques nécessaires, il ne disposait pas de fonds suffisants ; son terrain était aride et ne produisait qu'un maigre fourrage. Après trois ans de luttes contre la fortune adverse, il dut reconnaître qu'il était inutile de s'obstiner dans une voie impraticable.

Il fallait vivre cependant. Ayant échoué définitivement comme agriculteur, Pestalozzi voulut essayer de l'industrie. Il installa (1774), dans un bâtiment qu'il fit construire exprès, à côté de la grange de Neuhof, un atelier pour le filage du coton. L'idée lui était venue de recueillir chez lui quelques enfants pauvres, pour les occuper à ce travail facile et qui devait devenir promptement rémunérateur : c'était là, à ses yeux, une heureuse spéculation industrielle doublée d'une bonne action. « L'idée était neuve, grande, et révélait un génie de premier ordre dans le domaine de la civilisation » (Niederer). Mais il se trouvait, à ce moment même, absolument à bout de ressources ; les dettes s'étaient accumulées depuis plusieurs années, et s'élevaient à 15 000 florins. La jeune Mme Peslalozzi obtint de sa famille, à titre d'avance d'hoirie, une somme assez considérable ; la mère vint aussi en aide à son fils, dans la mesure de ses forces. Il fut ainsi possible de satisfaire les principaux créanciers, et Pestalozzi ne se trouva plus débiteur que de 4000 florins. C'est alors que, pour obtenir les fonds nécessaires au développement de sa nouvelle entreprise, il résolut de faire appel à la, générosité du public.

En 1774, il s'était rendu pour la première fois à la réunion de la Société helvétique à Schinznach, et s'était fait inscrire au nombre des membres de l'association ; il avait dû à cette circonstance de faire la connaissance d'Iselin, le philanthrope bâlois, dont l'amitié devait lui devenir bien précieuse. Encouragé par Iselin, Pestalozzi fit imprimer un Appel « aux amis de l'humanité », en les priant d'ouvrir une souscription en faveur de l'établissement qu'il avait créé. Il demandait une subvention annuelle, pendant six années, promettant de rembourser les sommes reçues en six annuités à partir de la dixième année. En retour, il s'engageait à enseigner à lire, à écrire, et à calculer aux enfants des deux sexes recueillis chez lui ; les garçons feraient aussi l'apprentissage des travaux agricoles, tandis que les filles s'initieraient aux soins du ménage et à la culture du jardin ; et grâce au filage du coton, qui devait constituer l'occupation principale, les enfants, croyait-il, se trouveraient subvenir eux-mêmes aux frais de leur entretien. Cet appel de Pestalozzi est daté du 9 décembre 1775. Il fut favorablement accueilli. » Ce fut moi, raconte Schinz, qui me chargeai de réunir les souscriptions à Zurich. J'obtins une assez belle somme, à laquelle je contribuai aussi de mon obole, et qui était garantie pour plusieurs années. Le chancelier Iselin, de Bâle, se montra dans cette ville un des principaux protecteurs de l'établissement. Sarazin et beaucoup d'autres riches Bâlois souscrivirent aussi. A Berne, MM. de Graffenried (ancien bailli de Schenkenberg) et Effinger de Wildegg, qui s'étaient déclarés très fortement en faveur de l'idée de Pestalozzi, jugeaient son entreprise digne du concours de l'Etat ; et effectivement le gouvernement bernois accorda à l'établissement de Neuhof son appui de différentes façons, et y plaça des enfants tirés de divers bailliages. »

La famille de Mme Pestalozzi vit avec inquiétude ce nouveau projet et en prédit la non-réussite. Gaspard Schulthess, alors pasteur allemand à Neuchâtel, écrivait à l'un de ses frères, Henri, commerçant à Zurich : « J'ai conjuré Pestalozzi de renoncer à son plan mal digéré d'élever des enfants par souscription, et de regarder comme la grande affaire à laquelle la Providence l'appelle l'éducation de lui-même et des siens ». Henri Schulthess répondit : « Sa situation est celle-ci : il croit que si son plan pour l'éducation d'enfants pauvres et abandonnés est approuvé du gouvernement de Berne, il pourrait, grâce à un appui suffisant par voie de souscriptions, relever ses affaires. Seulement, à mon avis, il se lie les mains par des promesses trop considérables. Et qu'est-ce qu'une souscription de 6 florins, quand même il trouverait cent souscripteurs? Je compte, pour l'entretien d'un enfant, nourriture et habillement, 60 florins au moins ; mais lui s'imagine, en fin calculateur, qu'il ne lui en coûtera que 30 florins. Les personnes entendues affirment que cela ne pourra pas marcher. Ce sera pour Pestalozzi une rude tâche que d'enseigner à des enfants à lire et à écrire. »

Au moment où Pestalozzi publiait son appel, il avait déjà chez lui, nous dit-il, une vingtaine d'enfants. Ce nombre fut bientôt doublé. Ses idées sur la manière dont l'éducation pouvait être combinée avec l'industrie furent exposées en 1777 dans trois lettres adressées à N. E. T. (Nicolas-Emmanuel de Tscharner, bailli de Schenkenberg) sur l'éducation de la jeunesse pauvre des campagnes (über die Erziehung der armen Landjugend). Ces lettres parurent dans le journal d'iselin, les Ephémérides de l'humanité (Ephemcriden der Menschheit), ainsi qu'un premier rapport sur l'établissement de Neuhof, daté du 18 septembre 1777 et intitulé Fragment de l'histoire de l'humanité la plus infime (Bruchstück aus der Geschichte der niedrigsten Menschheit). Ce Fragment nous apprend que le montant des souscriptions reçues par Pestalozzi en 1776, et provenant de Zurich, Berne, Bâle et Winterthour, s'élevait à la somme totale de 60 louis. Un second rapport, daté du 26 février 1778, parut à Zurich en une brochure, sous ce titre : Nouvelles authentiques de l'institut pour l'éducation d'enfants pauvres de M. Pestalozze (sic) ; il était adressé à la Société économique de Berne (association fondée par Tschiffeli), qui le fit précéder d'une note constatant les services rendus par l'établissement de Neuhof. L'institut comptait alors trente-sept enfants (dix-sept garçons et vingt filles) ; le personnel se composait d'une institutrice, nommée Madelon Spindler, de Strasbourg, qui s'occupait spécialement des jeunes enfants ; d'un maître tisserand, de deux ouvriers tisserands, d'une maîtresse fileuse, de deux ouvriers fileurs, d'un homme qui, à côté du dévidage, enseignait les éléments de la lecture ; enfin de deux valets et de deux servantes, occupes surtout au travail de la terre. Mais, à partir de ce moment, Pestalozzi cessa de renseigner le public sur la situation de sa maison. Cette situation, malgré les efforts qu'il faisait pour l'améliorer, n'était pas prospère ; et il fallut bientôt reconnaître qu'il s'était bercé des plus chimériques illusions en se croyant capable de diriger un établissement industriel. Il crut un moment être sorti d'embarras, grâce à une convention par laquelle sa femme abandonna à ses frères toute sa part d'héritage. Mais il aurait eu besoin d'un appui officiel, que le gouvernement de Berne refusa de lui accorder. L'entreprise aboutit, en 1780, à une déconfiture financière qui consomma la ruine de Pestalozzi : « ce ne fut que grâce à la bienveillance de ses créanciers et à l'appui de ses amis qu'il put être sauvé du désespoir et de l'infamie » (Lettre de Schinz du 12 avril 1783).

Des souvenirs recueillis à Birr par l'instituteur Huber et publiés dans les Pestalozzi-Blätter (1882) donnent une idée de ce qu'était la vie intérieure de l'établissement de Neuhof, et font comprendre pourquoi la ruine en était inévitable ; ils contiennent en outre les seuls détails précis que l'on possède sur les arrangements financiers grâce auxquels on put éviter à Pestalozzi les horreurs de la banqueroute.

« Mme Pestalozzi, dit Huber, s'employait de son mieux à la direction du ménage, à la surveillance de l'enseignement et du travail ; elle apportait dans le commandement une fermeté aimable et digne ; on la craignait, on la respectait, on l'aimait. Partout où elle mettait la main, les choses allaient à souhait. Mais là où Pestalozzi exerçait lui-même l'autorité, le bon ordre et le calme étaient loin de régner ; les jeunes gens, il est vrai, se tenaient tranquilles en présence du maître, ils le craignaient, car il se mettait fréquemment en colère et se montrait alors rigoureux à l'égard des coupables. Mais dès qu'il avait le des tourné, jeunes et vieux se moquaient de lui ; aucune discipline sérieuse n'existait. Avec toutes ses bonnes intentions et la peine qu'il se donnait, il était l'homme le moins fait pour diriger un établissement pareil. Il avait toujours l'air égaré et hors de lui-même, courait d'un bout de la maison à l'autre, de la maison à la grange, dans le jardin et dans tout le domaine. Non content d'occuper les enfants au filage du coton, il y joignit le tissage, la teinture et l'impression des étoffes ; il courait en personne les foires et les marchés pour y vendre ses cotonnades et son fil ; mais il ne fit par là qu'accélérer la crise à laquelle l'établissement devait succomber.

« Dans l'espoir de sauver Neuhof, Pestalozzi s'adressa alors à ses parents de Zurich. Il vendit à son frère Jean-Baptiste, en novembre 1779, pour la somme de 5200 florins, environ 20 arpents de sa propriété, ainsi que la grange, et le chargea de satisfaire les créanciers les plus exigeants ; et, comme cela n'avait pas suffi, en juin 1780 il céda à l'un de ses beaux-frères, Henri Schulthess, pour le prix de 2566 florins, le bâtiment de la fabrique et 16 arpents de terrain. Il y eut sans doute à cette occasion des arrangements particuliers, qui ne sont pas consignés dans les actes de vente, et qui devaient permettre à Pestalozzi de rentrer plus tard en possession de ce qu'il avait vendu, si les circonstances devenaient plus favorables. »

Les enfants furent rendus à leurs parents. Les créanciers acceptèrent un concordat qui leur assura 36 pour 100. Ce qui restait du domaine, une cinquantaine d'arpents, fut remis à ferme à des paysans du voisinage ; et Pestalozzi ne conserva pour lui que la maison d'habitation avec le jardin. Le frère aîné de Pestalozzi, Jean-Baptiste, joua dans cette circonstance un rôle peu honorable. Il dissipa des sommes qui lui avaient été confiées, et fut obligé, pour éviter les rigueurs de la justice, de se réfugier à l'étranger (1780). Il se rendit à Amsterdam, puis s'embarqua, et l'on n'entendit plus parler de lui. C'est sans doute à la conduite de son frère que Pestalozzi fait allusion dans ce passage du Schwanengesang où il dit : « Ma femme avait engagé pour moi sa fortune presque tout entière. Des personnes dont je dois taire le nom abusèrent de sa générosité d'une façon dure et même déloyale. »

III

Pestalozzi écrivain, de 1780 à 1782.

Détresse de Pestalozzi en 1780. Dénuement et tristesse sans espoir. La servante Elisabeth Näf. Iselin et les frères Füssli engagent Pestalozzi à se faire écrivain. — Premiers essais publiés en 1780: Soirée d'un solitaire, Mémoire sur les lois somptuaires.— Les deux Votksbücher de Pestalozzi: Léonard et Gertrude (première partie) ; comment ce livre fut composé ; sa publication (1781), son grand succès ; Christophe et Else (1782), le second « livre pour le peuple ». — Le Schweizer-Blatt (1782). — Idées de Pestalozzi sur l'éducation à ce moment. Ce. qu'il avait voulu faire à Neuhof. Théorie exposée dans Christophe et Else. Education donnée par Pestalozzi à son fils. — Liaison avec Félix Battier de Bâle.

Pestalozzi connut alors la misère noire. Dans la solitude de sa maison de Neuhof, il resta sans argent, quelquefois sans pain et sans feu. Mais ce qui fut plus dur à supporter pour lui que les privations matérielles, ce furent les souffrances morales. Les paysans du voisinage ne l'aimaient pas : les innovations qu'il avait essayées leur avaient déplu, et ils s'étaient réjouis de son insuccès et de sa ruine. Ils le lui témoignaient ouvertement par leurs ricanements lorsqu'ils le rencontraient ; les gamins le poursuivaient de leurs huées. On l'affublait de sobriquets méprisants. On l'appelait Pestilence et Epouvantait. Ses manières bizarres étaient bien faites d'ailleurs pour exciter la moquerie du vulgaire. On le voyait se promener dans les champs et sur les chemins, tantôt plongé dans de profondes rêveries, tantôt courant, gesticulant et parlant tout haut. La négligence extrême de sa toilette lui donnait l'air d'un mendiant. Un jour, raconte Emmanuel Fröhlich (Souvenirs publiés dans les Pädagogische Blätter de Kehr, 1881), il était allé au château de Wildenstein, pour y rendre visite à Daniel de Fellenberg, un patricien bernois qui administra de 1779 à 1785, après N.-E. de Tscharner, le bailliage de Schenkenberg, et avec lequel il s'était lié d'amitié ; Mme de Fellenberg, qui ne connaissait pas Pestalozzi, était assise sous un arbre devant la porte ; comme il s'approchait d'elle pour la saluer, elle crut avoir affaire à un pauvre qui demandait l'aumône, et lui tendit une pièce de monnaie ; au même moment survint Fellenberg, et grande fut la stupéfaction de la noble dame de voir son mari embrasser avec effusion le mendiant supposé, et le lui présenter ensuite comme son ami le philanthrope de Neuhof. La singulière habitude qu'avait Pestalozzi de tenir constamment entre les dents un des bouts de sa cravate prêtait aussi à rire : même à l'église, dit Huber, où il allait régulièrement tous les dimanches et où il avait une stalle réservée dans le choeur, on le voyait mordiller machinalement ce morceau de batiste pendant l'office, et sa manie donnait des distractions aux fidèles.

Innombrables sont les anecdotes qui nous montrent Pestalozzi dans son dénuement, avec son complet oubli des conventions sociales, son insouciance du décorum, en même temps que dans la simplicité enfantine de sa bonté irréfléchie et de son inépuisable charité. Nous en citerons deux ou trois seulement.

Un jour, probablement à l'époque de ses relations avec Iselin, il était entré à Bâle, les chaussures attachées avec de la paille ; on voulut savoir la raison d'un si bizarre accoutrement, et on apprit qu'il avait donné, à la porte de la ville, les boucles d'argent de ses souliers à un mendiant.

Une autre fois, il s'était rendu à Berne pour y voir Daniel de Fellenberg, à l'époque où son ami était devenu membre du Petit-Conseil. A la porte de la ville, Pestalozzi, qui était très pauvrement vêtu, fut arrêté par la garde. Il se nomma. Son nom étant inconnu à l'officier commandant, celui-ci le fit conduite à la maison des indigents, où Pestalozzi, en compagnie de plusieurs vagabonds, reçut la soupe et un lit. Le lendemain matin, il demanda si quelqu'un voudrait se charger de porter un billet à M. le conseiller Fellenberg. Le surveillant fut fort étonné, mais fit néanmoins porter le billet. Quelques instants après arriva Fellenberg, qui donna une chaleureuse accolade à celui qu'on avait pris pour un mendiant. Pestalozzi lui dit qu'il avait constaté avec plaisir qu'à Berne les pauvres gens étaient fort bien traités ; après quoi Fellenberg l'emmena loger chez lui.

Le pasteur Rahn a narré dans une lettre le trait suivant : « Ma mère m'a raconté dans mon enfance qu'à l'époque où mes parents habitaient Aarau, elle vit entrer un jour Pestalozzi en grande hâte : « Madame Rahn, criait-il, vile, prêtez-moi deux thalers ; il me les faut tout de suite ; je ne les ai pas, mais je vous les rendrai le plus tôt possible ». Ma mère les lui donna, et il repartit aussitôt ; mais pas si vite que la servante, sur l'ordre de ma mère, ne pût le suivre, sans être aperçue de lui, afin de savoir ce qu'il allait faire de cet argent. La servante revint un moment après, et dit qu'elle avait suivi Pestalozzi jusque dans une ruelle écartée ; que là, il était entré dans une grande étable, où elle avait pu se glisser après lui ; dans un coin de l'étable se trouvait, sur de la paille, une pauvre femme en couches, une vendeuse d'écuelles ; Pestalozzi s'était approché d'elle, lui avait mis les deux thalers dans la main, et s'était ensuite éloigné précipitamment. Comme je demandais à ma mère si Pestalozzi lui avait rendu plus tard les deux thalers : « Oh non! bien sûr », dit-elle, « car avec lui la main droite ne savait jamais ce « que faisait la main gauche. »

Mais ces traits de caractère, qui nous touchent, n'émouvaient pas la plupart des contemporains. Les paysans n'avaient jamais eu pour Pestalozzi que des sarcasmes, la société cultivée ne le traitait pas mieux maintenant. Plus la confiance qu'on lui avait témoignée un moment avait été grande, plus sévère était la condamnation, plus profond le mépris dont on l'accablait. Il avait conservé quelques rares amis : mais ceux-là même, dit-il, « me regardaient comme un homme perdu sans remède, destiné à finir ses jours à l'hôpital ou dans une maison de fous ».

Le sentiment que cette sentence impitoyable était injuste, que les idées dont il avait tente la réalisation étaient méconnues, remplissait son coeur d'une indicible amertume. Il souffrait aussi de penser que sa femme, dont il avait dissipé la fortune presque tout entière, avait dû perdre maintenant la confiance qu'elle avait autrefois placée en lui. Mme Pestalozzi montra, durant cette longue période d'épreuves, une admirable résignation ; elle ne récrimina point ; mais elle faisait sentir à son mari qu'elle le tenait, elle aussi, pour un rêveur chimérique. Durant les années qui suivirent le désastre financier de Neuhof, jusqu'au moment où la révolution helvétique ouvrit à Pestalozzi une carrière nouvelle, l'attitude de Mme Pestalozzi resta la même. D'une santé délicate, et fréquemment malade, il lui eût été difficile d'ailleurs d'intervenir activement pour améliorer la situation matérielle.

C'est à ce moment (probablement en 1780) qu'entra au service de Pestalozzi une jeune servante dont l'activité et le dévouement méritèrent la reconnaissance attendrie des deux époux, pour qui elle fut pendant de longues années une véritable providence. Elle se nommait Elisabeth Näf, de Kappel (Zürich). Née en 1762, elle avait servi déjà chez un membre de la famille (on ne sait pas lequel), et, son maître étant mort, elle vint à Neuhof offrir son aide. C'était une fille laborieuse, qui avait toutes les qualités d'une bonne ménagère ; grâce à elle, il y eut de nouveau de l'ordre et de la propreté dans la maison, où tout était à l'abandon ; elle cultiva le jardin, elle ramena un peu d'aisance au foyer domestique. « C'est cette fille — dit Nicolovius (Communication à la Société littéraire d'Eutin, 1804), qui la vit en 1791 — dont Pestalozzi a reproduit la figure, en l'idéalisant, dans sa Gertrude. »

Un élève de Pestalozzi, Ramsauer, rapporte que trente ans plus tard Pestalozzi lui dit un jour, en lui parlant de la servante Lisabeth : « Je me retournerais dans la tombe, et je ne pourrais pas être heureux au ciel, si je n'étais pas certain qu'après ma mort elle sera plus honorée que moi-même : car sans elle il y a longtemps que je ne vivrais plus ».

Dans le Schwanengesang, Pestalozzi, qui parle de la servante Babeli avec tant d'admiration et de reconnaissance, ne dit pas un mot d'Elisabeth Näf. La raison de ce silence sera expliquée en son lieu (p. 1615).

L'isolement de Pestalozzi, qui lui fut si douloureux en ce moment critique, n'était cependant pas absolu. Deux hommes avaient conservé confiance en lui et lui prodiguèrent leurs encouragements dans son infortune : c'étaient Iselin et le libraire Gaspard Füssli (frère du peintre Henri Füssli). Ils lui conseillèrent d'écrire ; et Pestalozzi, qui « n'avait pas ouvert un livre depuis treize ans », et « qui ne pouvait plus écrire une ligne sans faute », résolut d'essayer du métier d'écrivain «comme il eût essayé, s'il l'eût fallu, de celui de perruquier, pour procurer quelques ressources à sa femme et à son enfant ».

Les deux premiers écrits qui sortirent alors de sa plume sont la Soirée d'un solitaire (Die Abendstunde eines Einsiedlers) et un Mémoire sur les lois somptuaires (Ueber die Aufwandgesetze). Ils passèrent inaperçus. La Soirée d'un solitaire parut dans le numéro de mai 1780 des Ephémérides d'Iselin : c'est une suite de pensées sur la morale et la religion. Le Mémoire sur les lois somptuaires traitait une question mise au concours en 1779 par la Société d'encouragement de Bâle : « Convient-il d'imposer des limites au luxe des citoyens dans une petite république dont la prospérité repose sur le commerce? » Le premier prix, qui était de 30 ducats, fut partagé entre Pestalozzi et son compatriote le professeur Meister ; les écrits couronnés furent publiés à Bâle en une brochure, avec une préface d'Iselin datée du 14 décembre 1780. « Le second mémoire, y lisait-on, a pour auteur M. Pestalozz (sic), de Neuhof, qui s'est acquis, par le plan excellent qu'il a formé [tour l'éducation des enfants des classes inférieures, le suffrage et l'estime des vrais amis de l'humanité, mais qui a eu le malheur de voir ses nobles intentions échouer jusqu'à présent faute d'un appui suffisant. » Ces bienveillantes paroles du chancelier bâlois durent être pour Pestalozzi comme un baume sur sa blessure.

C'est au commencement de 1781 que fut composée la première partie de Léonard et Gertrude, où Pestalozzi se révéla au public étonné Comme un écrivain d'un talent original et supérieur. Voici, d'après l'auteur lui-même, comment ce livre prit naissance. Se trouvant à Zurich, dans le courant de 1780, il s'était diverti à écrire une facétie inspirée par un incident local : l'adoption d'un nouvel uniforme pour la garde urbaine. Le peintre Henri Füssli vit ce manuscrit, qui traînait sur une table chez son frère Gaspard, le libraire, le lut, fut frappé de l'originalité du style et des idées et dit à son frère : « L'homme qui a fait cela a du talent : dis-lui de ma part qu'il y a en lui l'étoffe d'un écrivain, et qu'il ne tient qu'à lui de se tirer d'affaire au moyen de sa plume ». Gaspard Füssli répéta ces paroles à Pestalozzi, qui n'en croyait pas ses oreilles. En rentrant chez lui, il se mit à lire les Contes moraux de Marmontel, qu'il avait justement sur sa table, et il lui parut qu'il ne serait pas très difficile d'en faire autant. Il essaya, et écrivit successivement cinq ou six historiettes dans ce genre ; mais aucune ne le satisfit. Enfin il rencontra un sujet qui lui plut ; sans qu'il se fût fait un plan à l'avance, le livre sortit de sa plume, chapitre après chapitre, et se trouva achevé en quelques semaines : c'était l'histoire de Léonard et de Gertrude. « J'en sentais la valeur, dit-il, mais comme un homme qui dans le sommeil sent la valeur d'un bonheur dont il rêve. Je savais à peine si je veillais ou si je dormais ; cependant une lueur d'espoir commençait à poindre en moi, l'espoir de pouvoir, comme écrivain, améliorer ma position matérielle et la rendre plus supportable aux miens.

Je montrai mon essai à un ami de Lavater, qui était aussi le mien (Pfenninger). Il le trouva intéressant, mais déclara cependant que le livre ne pouvait pas-être imprimé tel quel ; il fourmillait d'incorrections intolérables, n'avait pas la forme littéraire. Il offrit de le faire revoir par une personne ayant l'habitude d'écrire. Dans ma simplicité, je lui répondis que j'en serais bien aise, et je lui remis sur-le-champ, pour être révisés, les trois ou quatre premiers cahiers de mon livre. Mais quel fut mon étonnement lorsqu'il me rendit ces cahiers sous leur nouvelle forme. C'était un véritable travail d'étudiant en théologie, où la peinture sincère de la vie réelle des paysans, telle que je l'avais faite, nue et sans art, mais fidèle et d'après nature, était remplacée par une religiosité de convention, et où les paysans au cabaret parlaient le langage pédantesque d'un maître d'école : il ne restait rien de ce qui faisait l'originalité de mon livre. » Malgré sa modestie, Pestalozzi se rebiffa : il refusa de consentir à la mutilation de son oeuvre, et chercha un juge plus éclairé. Il se rendit à Pâle auprès d'Iselin. Celui-ci, après avoir entendu la lecture de quelques chapitres du manuscrit, dit à l'auteur que cet ouvrage n'avait pas encore son pareil, et que les idées qu'il contenait répondaient à un besoin réel du temps ; il se chargea de corriger les fautes de style et d'orthographe, et de trouver un éditeur. L'excellent Iselin écrivit en effet à Berlin au libraire Decker, qui promit de payer le manuscrit à raison d'un louis la feuille, et encore une fois autant s'il y avait une seconde édition. Pestalozzi nageait dans la joie. « Un louis par feuille, c'était pour moi, dans ma situation, une grosse somme, une très grosse somme! »

La fable de Léonard et Gertrude est des plus simples. Dans le village de Bonnal vit un ouvrier maçon, Léonard, avec sa femme Gertrude et ses sept enfants. Léonard est bon et honnête, mais faible. Il s'est laissé entraîner à boire et à jouer dans l'auberge que tient le bailli du village, le rusé et méchant Hummel ; il a fait des dettes. Honteux et désespéré, il avoue sa triste situation à sa femme. La pieuse et vaillante Gertrude le console et lui fait promettre de changer de conduite. Le lendemain, son plus jeune enfant dans ses bras, elle se rend au château où réside le Junker Amer, le nouveau seigneur du village, qui vient de succéder à son aïeul ; elle lui conte l'histoire de son mari. Arner est touché de la naïve confiance de Gertrude, et indigné de ce qu'il apprend sur le compte du mauvais bailli. Il l'ait une enquête avec l'aide du pasteur Ernst, homme vertueux et éclairé, et découvre une foule de malversations et d'injustices. Le bailli, qui se sent menacé, essaie de conjurer l'orage en ourdissant intrigue sur intrigue ; mais ses machinations tournent contre lui, il est démasqué ; et, au dénouement, Arner, siégeant comme juge, après avoir déposé Hummel de sa charge, l'oblige à restituer le bien mal acquis et prononce contre lui une sentence infamante.

Dans ce cadre, l'auteur fait mouvoir, à côté des personnages principaux, une quantité de ligures secondaires, dessinées avec beaucoup de verve et ayant toutes leur physionomie bien marquée ; les épisodes touchants ou comiques se succèdent ; presque chacun des cent chapitres forme un petit tableau frappant par la vérité des détails, le naturel du dialogue, la finesse de l'observation ; quelquefois aussi des pensées fortes ou profondes font deviner derrière le conteur un philosophe, ou un rayon de poésie vient ennoblir les détails vulgaires.

Ce fut au printemps de 1781 que parut, sans nom d'auteur, Léonard et Gertrude (la préface est datée du 25 février 1781). Le succès fut très grand en Allemagne et en Suisse ; tous les journaux parlèrent du livre, et non seulement les journaux, mais les almanachs. On sut bientôt que l'auteur était M. Pestalozzi de Neuhof, qui se trouva célèbre du jour au lendemain. La Société économique de Berne lui décerna une récompense, consistant en une somme de 50 ducats et une médaille d'or, médaille que Pestalozzi, pressé par le besoin, vendit à un collectionneur.

Une seconde édition de Léonard et Gertrude fut faite la même année»

Une traduction française parut à Berlin en 1783, chez le même éditeur, en un volume in-12. Elle est intitulée: Léonard et Gertrude, ou les Moeurs villageoises, telles qu'on les retrouve à la ville et à la cour. Histoire morale traduite de l'allemand : Avec douze estampes dessinées et gravées par D. Chodowiecki. Cette traduction est dédiée à M. de la Fié-chère, « seigneur de Grens, capitaine d'une compagnie de grenadiers au service du louable canton de Berne ». Dans son épître dédicatoire, le traducteur, qui signe des initiales « P. de M. », annonce que l'original est l'oeuvre de « M. Pestalotz de Neuenhof » (au dix-huitième siècle, on rencontre fréquemment le nom de Pestalozzi écrit Pestalotz, Pestalutz, Pestalozze, Pestalozz, Pestaluz, etc.) ; parlant de sa traduction, il ajoute : « Il ne m'est pas permis d'en rien dire, sinon qu'elle est fidèle, que même elle peut avoir quelque avantage sur l'original, quant à la pureté de la diction, en même temps que je reconnais qu'elle n'en a pas toute la précision et la naïveté, quoique j'aie pris à tâche d'imiter le style simple et naturel de l'auteur ». Le traducteur est Pajon de Moncets, pasteur de l'église française de Berlin, qui a publié aussi des traductions des Leçons de morale de Gellert et de l'Elementarwerk de Basedow.

Les estampes de Chodowiecki ne sont pas sans mérite. Elles représentent les sujets suivants : 1° Léonard rentre chez lui et trouve sa famille en larmes (ch. 1er) ; 2° Gertrude chez Arner (ch. 2) ; 3° le chien du barbier dévoile une ruse du bailli, en léchant l'eau tombée d'une cruche où celui-ci prétendait avoir mis du vin (ch. 10) ; 4° la grand'mère de Rudi à son lit de mort (ch. 16) ; 5° Dialogue entre le bailli et Marx (ch. 20) ; 6° Marx gronde sa fille Betheli qui a accepté un morceau de pain d'un des enfants de Gertrude (ch. 50) ; 7° le bailli prend le coquetier Christophe pour le diable et se sauve en hurlant (ch. 74) ; 8° le bailli fait sa confession au pasteur (ch. 77) ; 9° le petit Charles, fils d'Arner, embrasse le cocher Franz (ch. 82) ; 10° Arner prononce la sentence du bailli (ch. 89) ; 11° le coquetier Christophe explique devant la commune assemblée que c'est lui que le bailli a pris pour le diable (ch. 92) ; 12° Léonard et Gertrude avec Arner et sa femme Thérèse chez Budi (ch. 98).

Il a été fait une réimpression de cette traduction, mais sans estampes, et avec l'indication Première partie (parce que la seconde partie de Léonard et Gertrude avait déjà paru à ce moment). Cette réimpression porte la mention : « A Lausanne et à Paris, chez la veuve Duchesne. libraire, rue Saint-Jacques, au Temple du Goût, 1784 ».

Une autre traduction de la première partie de Léonard et Gertrude a été fait beaucoup plus tard par Mme la baronne de Guimps, et imprimée à Genève chez J.-J. Paschoud en 1826 (seconde édition en 1832, Paris et Genève, Abraham Cherbuliez). Mme de Guimps dit dans son avertissement : « Léonard et Gertrude a déjà été traduit dans notre langue ; je ne veux point faire ici la critique de cette première traduction ; je dirai seulement que Pestalozzi en fut très mécontent, et qu'il me pressa d'entreprendre celle-ci, qui a été commencée sous ses yeux et d'après ses avis. » A notre sentiment, Mme de Guimps n'a pas mieux réussi que Pajon de Moncets, non que le talent lui ait manqué, mais parce qu'elle entreprenait une tâche impossible : Léonard et Gertrude est un livre intraduisible.

On s'est demandé si les personnages du roman de Pestalozzi étaient des portraits. Il a déclaré lui-même, en 1782. que les applications qu'on avait voulu faire étaient inexactes, en ce sens qu'aucun des caractères du livre n'est, dans tous ses traits, la copie fidèle d'un original. Mais il n'en est pas moins évident que, pour chacun d'eux, il a eu présents à l'esprit un ou plusieurs modèles pris dans la réalité. Gertrude, d'après la tradition, serait faite à l'image de la servante Elisabeth Näf (dans l'entourage de Pestalozzi, à l'époque où il était devenu chef d'institut, on désignait couramment la servante Lisabeth par le surnom de Gertrude). Les gens de Birr et de Müligen crurent reconnaître dans le bailli Hummel l'intrigant Märki, de la mauvaise foi duquel Pestalozzi avait été la victime au début de son entreprise agricole ; quant au pasteur, le choix de son nom, Ernst, indique que l'auteur a dû songer à son ami et voisin le pasteur de Birr, qui s'appelait Fröhlich (ernst, en allemand « sérieux » ; fröhlich, en allemand « gai ») ; enfin Arner, l'idéal du seigneur humain, sage et bienfaisant, serait, de l'avis des biographes modernes, le patricien bernois Tscharner, dont nous avons déjà parlé, qui avait gouverné jusqu'en 1779 le bailliage de Schenkenberg ; peut-être un autre noble bernois, voisin aussi de Pestalozzi, le Junker Effinger, qui habitait le château de Wildegg, et qui s'occupait avec beaucoup de zèle d'oeuvres philanthropiques, a-t-il fourni aussi quelques traits à cette figure.

Pendant qu'on imprimait Léonard et Gertrude, Pestalozzi avait commencé la composition d'un nouvel ouvrage, qui devait servir de complément et de commentaire au premier: c'est Christophe et Else, mon second livre pour le peuple, qui parut en 1782 (Dessau et Zürich, chez Gaspard Füssli). Une famille de paysans occupe ses soirées à lire Léonard et Gertrude, et chaque chapitre fait le sujet d'une conversation où les interlocuteurs développent les conclusions morales qu'ils croient pouvoir tirer des divers épisodes du roman. Ce livre didactique, auquel Pestalozzi attachait une haute importance, reçut un accueil assez froid. Il se compose de trente « soirées », dans lesquelles sont commentés les vingt-cinq premiers chapitres de Léonard et Gertrude. L'auteur avait annoncé une suite ; mais il ne jugea pas à propos de continuer son travail.

Le moyen qui parut à Pestalozzi le meilleur pour se créer, par sa plume, des ressources régulières, fut la publication d'un journal. Dès le commencement de 1781, on le voit négocier à ce sujet avec le libraire Flick, de Bâle, mais sans résultat. Il se décide alors à tenter seul l'entreprise, et à faire imprimer le journal à ses propres frais dans son voisinage immédiat, à Baden. Le périodique parut sous le titre de Schivrizer-Blatt (Feuille suisse), journal hebdomadaire, tous les jeudis, du 3 janvier au 26 décembre 1782 ; mais, au bout de l'année, Pestalozzi dut renoncer à en poursuivre la publication. Seyffarth en a réimprime les' principaux articles dans sa collection des oeuvres de Pestalozzi. On y trouve des essais sur des sujets de morale et de politique, des contes, des dialogues. Ces pages pleines de verve et de naturel sont peut-être, avec Léonard et Gertrude, ce que Pestalozzi a écrit de meilleur. Dans le premier numéro, il se présente au lecteur en ces termes : « Le lecteur. Es-tu de ces gens qui ne sont jamais contents de rien ? — L'auteur. Non. — Le lecteur. Es-tu toujours satisfait ? — L'auteur. Non plus. — Le lecteur. Es-tu de ceux qui tournent en ridicule le chapelet et le livre de prières des pauvres gens?— L'auteur. Non. — Le lecteur. Aimes-tu Voltaire ? — L'auteur. Non. — Le lecteur. Et Rousseau ? — L'auteur. Davantage. — Le lecteur. Et Ganganelli (le pape Clément XIV)? — L'auteur. Tout comme Luther. — Le lecteur. Et ton physique ? — L'auteur. Je suis laid. »

Signalons, parmi les morceaux les plus intéressants, une étude sur la réforme de la législation criminelle, à laquelle Pestalozzi a donné une forme singulière : il suppose que Léopold, duc de *** (évidemment Léopold d'Autriche, duc de Toscane), s'est adressé à son fidèle sujet le baron Arner von Arnheim (le Junker de Léonard et Gertrude) pour lui demander un mémoire sur cette matière ; il reproduit la lettre imaginaire du duc ; la réponse d'Arner, qui traite in extenso la question, occupe cinq numéros du Schweizer-Blatt (numéros 19-23) ; le tout est intitulé Opinion d'Arner sur la législation criminelle (Amers Gutachten über Criminalgeselzgebung), et est dédié à M. F.g von W.st. n. (Pellenberg de Wildenstein). Le duc Léopold de Toscane fut plus tard, et durant plusieurs années, en correspondance suivie avec Pestalozzi ; et la mention faite de son nom dans le Schweizer-Blatt indique que, dès ce moment, il était entré en relations avec l'auteur de Léonard et Gertrude.

Plusieurs articles sont consacrés à la mémoire d'Iselin, qui était mort le 15 juillet 1782 à l'âge de cinquante-quatre ans, et en qui Pestalozzi perdit, selon son expression, un véritable père ; on y trouve des détails biographiques intéressants, non sur Iselin, mais sur Pestalozzi lui-même. Mentionnons enfin les pages où l'écrivain raconte la façon dont il élève son fils, alors âgé de douze ans.

C'est le moment de résumer les idées de Pestalozzi sur l'éducation, telles qu'on les trouve exprimées dans ses écrits de cette époque.

Le problème qu'il s'était posé, et qu'il avait cherché à résoudre dans sa tentative de Neuhof, était celui-ci : Gomment peut-on tirer le peuple des campagnes de l'ignorance et de la misère? Et il répondait : Par une éducation qui associera le travail manuel à l'acquisition des connaissances élémentaires. La première chose nécessaire est de procurer à l'enfant du pauvre un travail facile, qui lui permette de vivre ; ce travail, c'est l'industrie manufacturière qui peut le mieux le lui offrir : après un apprentissage court et aisé, l'enfant se trouvera mis en état de gagner sa vie. Et alors, tout en travaillant de ses doigts, il s'appropriera les connaissances nécessaires à sa condition, la lecture, l'écriture, le calcul. « Je voudrais, dit Pestalozzi, employer l'avantage qu'offre le travail industriel, avec ses salaires plus élevés, comme moyen d'arriver à la création de véritables établissements d'éducation, qui satisfassent aux besoins de l'humanité dans toute leur étendue. » La fabrique, qui doit donner au jeune ouvrier à la fois le salaire et l'instruction, voilà pour Pestalozzi la véritable école, celle de laquelle doit sortir le relèvement des classes rurales indigentes. Telle est la théorie qu'il expose dans ses Lettres sur l'éducation de la jeunesse pauvre des campagnes.

Dans Léonard et Gertrude, le point de vue semble différent, et pourtant, en réalité, il n'a pas changé. Pestalozzi nous montre Gertrude (chap. 12) instruisant elle-même ses enfants dans la Wohnstube, dans la chambre de la famille ; mais qu'on lise le commentaire qu'il donne de ce chapitre (XIVe soirée), et l'on verra comment l'éducation dans la famille se concilie à ses yeux avec l'éducation industrielle qu’il voudrait organiser. Le passage est assez important pour mériter d'être reproduit ici :

« Ah, voilà mon chapitre, père, dit Else : une brave mère qui instruit elle-même ses enfants est ce qui m'a toujours semblé le plus beau ici-bas. — C'est au moins autre chose qu'une salle d'école, dit Joost (le valet de ferme). Aucune leçon reçue à l'école ne profitera à l'enfant autant que ce que lui enseignent ses parents. C'est par l'exemple bien plus que par les préceptes que doit se faire l'éducation. Ce ne sont pas les préceptes du maître d'école : « Sois pieux ; sois obéissant et laborieux», qui sont efficaces. Les parents sensés exercent l'enfant à l’obéissance, sans lui en parler ; ils habituent son coeur à la pitié, sans lui dire « Sois charitable » ; ils le font, travailler sans lui dire : « Le travail est ton » devoir ». Oh, c'est un lieu sacré que la demeure des hommes ; là, on apprend à se connaître, à se comprendre ; là, tout parle au coeur ; là, on s'aime comme nulle part ailleurs au monde ; là, tout est calme et tranquille ; rien d'étranger, rien du tumulte de l'école: le fils, tout en coupant ses raves, calcule avec son père ; la fille, à son rouet, apprend en filant toutes les chansons que sa mère chante à côté d'elle ; là, nulle main ne reste oisive tandis que l'esprit s'instruit ; et, pour le peuple des campagnes, s'instruire sans perdre le temps consacré au travail, s'instruire sans que les mains restent oisives, est l'affaire essentielle. Si j'étais maître d'école dans mon village, j'installerais dans la classe des rouets et des métiers à tisser, et il faudrait que les enfants des paysans apprissent à faire travailler leur langue et leurs doigts tout à la fois. Je leur dirais moi-même, à haute voix, ce qu'ils doivent apprendre, en le leur faisant répéter ; après moi ; j'écrirais à la craie, sur la muraille noire, en grosses lettres blanches, la ligne ou l'exercice de calcul, et je les ferais lire et calculer tout en filant et en tissant, sans interrompre leur travail ; car le travail est la chose la plus nécessaire pour le peuple des campagnes. Dans les villes, il est possible que ce système-là ne soit pas précisément le meilleur, car là on peut gagner sa vie avec des outils moins lourds que le boyau et la bêche ; mais pour mes enfants de paysans, le travail manuel, en vue, de leur condition future, serait le moyen essentiel d'éducation ; le reste de l'instruction, l'acquisition des ) connaissances utiles et profitables, serait un accessoire subordonné à cette affaire principale ; mais je m'en occuperais aussi très sérieusement : car même clans la condition la plus infime, l'homme ne doit pas laisser dévorer toute son existence et toute son activité par le travail de son métier ; il faut qu'il ait été habitué à garder, au milieu de son labeur, la tête et le coeur vivants. Et, si j'avais une école pareille, et que j'y visse les enfants s'instruire tout en travaillant, je me figurerais pouvoir, par mon procédé, transformer radicalement les mauvaises écoles où les enfants sont plus gâtés qu'améliorés ; et ce n'est pas tout : j'irais trouver les pères, les mères de mon village, je les conduirais dans mon école, je leur mettrais dans les mains le livre avec lequel j'instruis les enfants, et je leur dirais : Brave père, brave mère, voyez comme il est besoin de peu de chose pour enseigner les enfants, et comme il vous serait aisé de faire cela vous-mêmes dans votre propre maison! Je n'aurais pas de repos qu'ils ne l'eussent essayé ; je les aiguillonnerais et les pousserais, je les conseillerais et je les aiderais, jusqu'à ce qu'ils eussent réussi ; et, s'il plaît à Dieu, j'aurais la joie de voir un jour de mes yeux les parents obtenir avec leurs enfants dans la chambre de famille de bien meilleurs résultats que je n'en obtiendrais avec tout mon zèle dans mon école. »

Pestalozzi avait un fils. Comment s'est-il comporté dans son rôle de père, et quelle éducation a-t-il donnée à son petit Jacques? C'est ce que nous allons voir maintenant.

On possède une partie d'un journal manuscrit rédigé par Pestalozzi au commencement de 1774, et dans lequel il notait les progrès de son petit garçon, qui avait alors trois ans et demi. Il l'exerce à dessiner, à former des lettres: il lui enseigne le nom des choses en allemand et en latin] et lorsque l'enfant ne veut pas prendre sa leçon, il use de sévérité envers lui. « Cela l'ennuyait un peu d'épeler, écrit Pestalozzi le 30 janvier, mais, comme je suis fortement résolu à exiger de lui qu'il s'occupe tous les jours, bon gré mal gré, à ce travail pendant un certain temps, je pris le parti de lui faire sentir cette nécessité dès les premières fois de la façon la plus rigoureuse : je ne lui laissai pas d'autre alternative que de travailler ou d'être enfermé. Ce n'est qu'après la troisième mise aux arrêts qu'il se résigna. Ensuite il étudia gaîment et avec plaisir. » Mais, dès le surlendemain, le père constate que « Jacqueli n'a pas voulu apprendre l'a b c ». Un valet de ferme, dont Pestalozzi admire le bon sens, fait au père (13 février) une observation fort juste. « N'est-ce pas, Klaus, lui disait Pestalozzi, que Jacqueli a une bonne mémoire? — Oui, répondit le valet, mais vous le poussez trop. — Ah ! répondit le père, c'est ce que je crains aussi parfois. » Le journal s'interrompt quelques jours après. Les réflexions que fit Pestalozzi, peut-être à l'occasion de la remarque du valet Klaus, l'amenèrent à changer de système à l'égard de son fils. Mais il se jeta alors dans l'extrême opposé : il renonça complètement à rien enseigner au petit Jacques, et voulut que l'enfant ne connût pas d'autre instituteur que la nature, jusqu'à ce qu'il eût achevé son développement physique. C'est le principe de Rousseau : reculer le plus possible l'époque des études scolastiques. Ce principe, Pestalozzi l'appliqua aussi, dans la mesure du possible, à l'éducation des enfants pauvres recueillis dans son institut. Il écrit en 1777 (Bruchstück aus der Geschichte der niedrigsten Menschheit) : « Toute précipitation est certainement nuisible, et je ne dois pas enlever les jours de la septième année à leur véritable destination, l'apprentissage du travail (manuel), pour les consacrer à une étude (la lecture, l'écriture et le calcul) qui, à l'âge de neuf ans, sera faite sans peine et dans le même nombre d'heures qu'il aurait fallu y employer de journées en s'y prenant deux ans plus tôt. »

Dans le Schweizer-Blatt, comme nous l'avons déjà dit, on trouve quelques renseignements sur les résultats qu'avait donnés cette éducation négative : le père présente aux lecteurs (n° 34, 22 août 1782) son fils alors âgé de douze ans. Pestalozzi reproduit une espèce de poésie naïve, sans rime ni mesure bien entendu, que Jacques a composée pour la fête de son papa et que la maman a écrite sous la dictée de son jeune garçon qui ne sait pas encore écrire ; puis il s'écrie avec orgueil : « Lecteur, est-ce que la meilleure école, la meilleure éducation artificielle aurait conduit mon fils plus loin, ou l'aurait amené plus haut, sous le rapport des qualités qu'il doit avoir comme enfant et qu'il devra posséder comme homme? Trouves-tu mauvais, lecteur, que ce soit dans la chambre de famille qu'il ait puisé ses premières notions sur le monde, et non à Rome et en Grèce, ou bien à Jérusalem? et que la première connaissance de ses devoirs lui soit venue de ses rapports avec moi et sa mère, et non des explications de toute sorte de gens qui disputent sur les noms des devoirs des hommes, explications qui lui sont restées étrangères? Crois-tu, lecteur, que tout ce que mon enfant ignore encore doive l'empêcher de rechercher et de reconnaître la vérité, en ce qu'elle aura d'essentiel pour lui dans son existence? Crois-tu que le manque de connaissances verbales doive empêcher ses progrès dans la science des choses auxquelles il s'appliquera? Dans ce cas, tes opinions et tés expériences sur ce sujet seraient précisément le contre-pied des miennes. »

Déjà dans le numéro précédent (n° 33, 15 août) il avait dit : « Je parle avec mon fils de fort peu de choses. Je l'habitue à regarder et à écouter en toute simplicité ce qui l'entoure ; je l'introduis, sans autre explication, dans l'ordre où toutes les choses au milieu desquelles il vit sont placées par le bon Dieu, qui — c'est ma croyance — est l'auteur de cet ordre. Il n'est pas encore question de jugements et de conclusions à tirer. Dans son enfance, il ne doit que voir et entendre : lorsque ensuite il aura l'esprit plein de telle ou telle chose, le raisonnement viendra de lui-même. A mes yeux, le fondement de l'éducation de notre siècle, l'enseignement prématuré de la lecture et de l'écriture, qui a pour conséquence d'exciter trop tôt la faculté du jugement, est bien loin d'avoir les heureuses conséquences qu'on lui attribue ordinairement. Mon garçon aura douze ans dans quelques jours et ne sait ni lire ni écrire, et je suis tout à fait tranquille à cet égard. Je reconnais, a la vérité, que le brave garçon, avec mon système, ne saurait briller en aucune façon, et que dans tous les examens il resterait bien loin en arrière de tous les enfants de son âge, mais cela ne m'inquiète pas : je ne lui fais passer aucun examen, parce que je désire qu'il vive sans souci, et il m'est absolument indifférent qu'on le trouve ignorant ou qu'on déclare que ce qu'il sait n'est rien. Il me suffit de constater que ce qu'il sait, il peut s'en servir, et j'ai plaisir à penser que les choses que sa propre expérience lui enseigne entrent dans une tête non encombrée, où il y a de la place, tandis que nous autres, dans notre enfance, nous n'avions plus une seule petite place dans notre cerveau pour y loger le fruit de nos expériences, parce que tout était déjà occupé par les connaissances artificielles qu'on y avait fait entrer de force. »

La mère était moins enthousiaste que le père de l'éducation négative à la Rousseau. Emmanuel Fröhlich raconte ce qui suit dans ses Souvenirs : « Mme Pestalozzi me dit une fois que son fils avait déjà atteint depuis longtemps l'âge où il eût dû aller à l'école sans que son père songeât à l'y envoyer. Il disait toujours : « C'est la nature qui fait tout ». En conséquence, elle lui avait enseigné elle-même à lire et à écrire, mais en cachette, à l'insu de son mari. »

A la fin de l'année 1782, Pestalozzi se décida tout à coup, on ne sait pour quelle raison, à envoyer son fils continuer son éducation loin de la maison paternelle. Selon une tradition adoptée par tous les biographes, y compris H. Morf et Fr. Mann, Jacques aurait été mis en pension dans l'institut de Pfeffel à Colmar. Mais cette tradition, comme J. Keller l'avait indiqué en 1881 et comme Hunziker l'a démontré, est erronée, ou du moins, si Jacques Pestalozzi entra à l'institut Pfeffel, il ne fit qu'y passer : toutes ses lettres à ses parents conservées au Musée pestalozzien de Zurich sont datées de Mulhouse (Pestalozzi-Blätter, 1882). Après deux ans de séjour à Mulhouse, Jacques fut placé à Bâle dans la maison du négociant Félix Battier «junior», pour y apprendre le commerce. La dernière lettre écrite de Bâle par Jacques Pestalozzi est de 1786.

Ce négociant Battier (1748-1801), qui était un ami d'Iselin, appartenait à une famille très considérée de Bâle : son père avait été en 1770 « directeur des marchands » (Direcktor der Kaufmannschaft), et son grand-père, en 1760, bourgmestre. Ce fut, semble-t-il, après la ruine de Neuhof que Pestalozzi fit sa connaissance. En effet, en s'adressant à lui dans la dédicace de la quatrième partie de Léonard et Gertrude (1787), l'écrivain dit : « Ami, tu m'as trouvé comme une plante foulée au bord du chemin, et tu m'as préservé du pied des hommes ». Félix Battier était « un homme plein de hardis projets, d'une grande énergie et d'une remarquable élévation de sentiments » (Nicolovius). La première mention que Pestalozzi fasse de Battier se trouve dans un des articles du Schweizer-Blatt consacrés à la mémoire d'Iselin (n° 30, 25 juillet 1782) : « O Iselin, s'écrie-t-il, sans toi je serais peut-être resté englouti à jamais dans la fange de ma misère ; peut-être n'eussé-je plus trouvé d'ami, n'eussé-je pas trouvé B., le seul qui maintenant me reste et dont l'affection console mon chagrin ». Nicolovius prétend que Battier, après avoir fait évaluer Neuhof par un expert, fournit à Pestalozzi les ressources nécessaires pour mettre de nouveau sa propriété en valeur. Cette assertion, que Morf et Seyffarth ont accueillie sans critique, repose sur une erreur. C'est dix ans plus tard, en 1790 (voir ci-après p. 1586), que Battier prêta quelques milliers de florins garantis par une hypothèque sur Neuhof, et ce fut pour aider à l'établissement de Jacques Pestalozzi, qui venait de se marier. L'évaluation du domaine de Neuhof, dont parle Nicolovius, se rapporte à une autre circonstance et à un projet qui ne fut pas exécuté. Pestalozzi raconte lui-même, dans le Scliwanengesang, de quoi il s'agissait. « Mon ami Battier, dit-il, me proposa de vendre à tout prix ma propriété, s'engageant, quel que fût le prix que j'en pourrais retirer, à y ajouter la somme nécessaire pour compléter un capital de mille louis, qui aurait été placé en mains sûres, et dont la rente m'aurait aide à vivre paisiblement de l'existence d'un écrivain. Il semble, au premier coup d'oeil, que c'était là une proposition que je dusse accepter avec reconnaissance ; mais il y avait pourtant un autre côté de la question à considérer : la valeur vénale de tous les terrains avoisinant ma propriété s'élevait rapidement, et j'étais certain qu'il en serait de même des miens, si bien qu'en peu de temps cette augmentation de valeur dépasserait de beaucoup la somme que j'eusse reçue de Dattier en acceptant son offre. Ma femme et moi, nous résolûmes donc de garder Neuhof, malgré notre détresse, et préférâmes la continuation de notre misère momentanée à une délivrance qu'il eût fallu payer d'un tel prix. L'avenir prouva que nous avions raison, et mon petit-fils récolte aujourd'hui les fruits de notre persévérance. Mais Battier regarda ma décision comme un entêtement ridicule ; l'homme d'affaires qu'il avait chargé de procéder à une évaluation exacte de ma propriété avait eu tout intérêt à lui persuader que je m'en exagérais la valeur. Naturellement, après cet incident, mon état de détresse financière se trouva encore plus grand, et il ne fit que s'accroître jusqu'au moment de la révolution helvétique. »

IV

Pestalozzi écrivain, de 1783 à 1792.

Affiliation à l'Illuminisme. — Ecrits publiés de 1783 à 1787 . Sur la législation et l'infanticide (1783) ; Seconde partie de Léonard et Gertrude (1783) ; Troisième et quatrième parties de Léonard et Gertrude (1785 et 1787). Rapports de Pestalozzi avec le comte de Zinzendorf, ministre de Joseph II (1783-1790).— Refonte de Léonard et Gertrude en trois parties (1790-1792). — Mariage du fils de Pestalozzi (1791). — Voyage de Pestalozzi en Allemagne (1792).

Vers cette époque se place un événement auquel la plupart des biographes n'ont pas accordé d'attention, et qui est peut-être le plus considérable à signaler dans cette période de l'existence de Pestalozzi : c'est son affiliation à l'ordre des Illuminés.

L'Illuminisme, fondé par Weisshaupt vers 1776, avait rapidement gagné de nombreux adeptes dans les pays de langue allemande ; une foule d'hommes distingués, de hauts personnages, étaient entrés dans la conspiration mystique qui se proposait pour but la destruction des trônes et l'établissement d'une société égalitaire. Le plan des chefs des Illuminés était de se servir des souverains eux-mêmes comme d'instruments inconscients de l'oeuvre d'émancipation sociale, et d'obtenir des gouvernements, grâce à l'influence occulte qu'ils sauraient exercer sur eux, les réformes préalables nécessaires à l'exécution de leurs projets. Mais seuls les hauts dignitaires de l'ordre avaient la pleine connaissance de ce but mystérieux ; les affiliés appartenant aux degrés inférieurs de la hiérarchie ne recevaient qu'une demi-initiation.

Quelle est la date, exacte à laquelle Pestalozzi entra en rapport avec les Illuminés? On l'ignore. Tout ce qu'on sait, c'est qu'en 1782 il était membre de l'ordre, et qu'il v portait le nom d'Alfred. Le Musée pestalozzien de Zürich possède une lettre adressée à Pestalozzi par l'un des supérieurs de l'ordre, qui signe Epictète ; la lettre est datée d'Utique, 5 décembre 1782 (elle est reproduite dans les Pestalozzi-Blätter, 1885, p. 17). Nous apprenons par cette lettre que Pestalozzi désirait obtenir à Vienne, auprès de l'empereur Joseph II, une situation dans laquelle il pût travailler au relèvement moral et matériel du peuple des campagnes, soit par la fondation d'un institut d'éducation professionnelle comme celui de Neuhof, soit de quelque autre façon. Il avait rédigé à cet effet un mémoire dans lequel il développait ses idées. Son correspondant lui répond qu'il a trouvé ses propositions bonnes et ses théories justes, mais que son mémoire n'est pas écrit de façon à plaire à l'empereur. Il l'engage à s'adresser directement à M. de Sonnenfels à Vienne, homme d'Etat de grande réputation, possédant la confiance de Joseph II, et affilié lui-même à l'Illuminisme. A cette lettre est jointe une note signée Machiavel, émanant d'un autre membre de l'ordre auquel le mémoire de Pestalozzi avait été communiqué ; « Machiavel » juge aussi que le mémoire est trop défectueux sous le rapport du style, de (a méthode et de la clarté pour pouvoir être présenté à l'empereur : il ajoute cette réflexion assez inattendue, et qui en dit long sur ce que la syntaxe et l'orthographe de Pestalozzi laissaient à désirer : « Si le sieur P., comme son style semble l'indiquer, manie plus facilement le français que l'allemand, il vaudrait mieux qu'il rédigeât ses pensées en français, et qu'il les fit traduire ensuite en allemand par quelque personne capable ».

« Epictète » était l'un des plus actifs parmi les propagandistes de l'Illuminisme, le conseiller ecclésiastique Mieg, de Heidelberg (Barruel) ; Pestalozzi « échangea avec lui beaucoup de lettres sur les moyens d'instruire le peuple » (Henning). Nous ne savons pas quel est le personnage désigné sous le nom de « Machiavel ». Dans sa lettre, Epictète parle d'un cahier que Pestalozzi devra lui renvoyer après l'avoir copié, « par l'intermédiaire de la librairie Serini à Bâle ». Le Musée pestalozzien de Zurich possède un petit cahier, écrit de la main de Pestalozzi, et contenant une notice sur le but et l'organisation de l'ordre des Illuminés. C'est probablement la copie du cahier d' « Epictète ».

Le projet de Pestalozzi de chercher un établissement à l'étranger le préoccupait dès 1778 (lettre de Tscharner à Iselin, du 19 décembre 1778) ; et sa correspondance avec Iselin nous montre que celui-ci l'encourageait dans cette idée et lui faisait entrevoir la possibilité de trouver des protecteurs à Vienne. Il est très vraisemblable qu'Iselin était affilié à l'ordre des Illuminés, et que ce fut lui qui y fit entrer à son tour Pestalozzi ; Battier, leur ami commun, l'homme aux « hardis projets », en faisait probablement aussi partie.

On ne sait pas si Pestalozzi donna suite à l'idée qui lui était suggérée, de s'adresser à M. de Sonnenfels. Mais, dès le mois de juin 1783, on le voit entrer en correspondance avec le comte Charles de Zinzendorf, ministre des finances de Joseph II. C'était Daniel de Fellenberg, comme l'indique la première des lettres de Pestalozzi, qui l'avait mis en rapport avec Zinzendorf. Faut-il penser que l'intervention des Illuminés y a été aussi pour quelque chose? Cela pourrait être, mais il n'est point nécessaire de le supposer. L'origine de celle correspondance s'explique très naturellement par l'envoi que Fellenberg avait fait au ministre autrichien de quelques écrits de Pestalozzi de la part de leur auteur. Celui-ci avait espéré retirer de ses rapports avec Zinzendorf « de sérieux avantages matériels » (Schwanengesang) ; mais son attente fut déçue. La correspondance entre Zinzendorf et Pestalozzi dura jusqu'en 1790 ; les lettres de Pestalozzi et deux lettres de Zinzendorf ont été publiées dans le Paedagogium de Dittes, numéros de mai et juin 1881.

Von Raumer dit, d'après Henning, que Pestalozzi parvint au grade de chef suprême de l'Illuminisme en Suisse ; mais que bientôt après, désabusé, il sortit de l'association. Bien n'indique qu'il y ait jamais eu rupture entre Pestalozzi et les Illuminés à la suite de mésintelligence ; la désorganisation de l'ordre, arrivée à partir de 1784, à cause du procès de Weisshaupt et des persécutions dirigées en Bavière contre les affiliés, suffit à expliquer pourquoi Pestalozzi cessa d'en faire partie. Il faut noter cependant un passage de la quatrième partie de Léonard et Gertrude (ch. 23), où il traite assez durement les « sociétés secrètes », les « charlatans» et les « thaumaturges » ; ce passage paraît s'appliquer à certains agents de l'Illuminisme tels que Cagliostro, Mais les rêves de régénération sociale dont Pestalozzi s'était bercé continuèrent à fermenter dans sa tête ; dans le législateur de la quatrième partie de Léonard et Gertrude, dans l'admirateur passionné de la Révolution française, dans le philosophe des Nachforschungen (voir plus loin), on retrouvera l'Illuminé de 1782, le coopérateur d' « Epictète » et de « Machiavel ».

Mme Schulthess, belle-mère de Pestalozzi, était morte en 1781 ; le père Schulthess vint alors souvent passer quelques mois à Neuhof dans la maison de son gendre ; c'est là qu'il mourut en 1789. Mme Pestalozzi la mère vivait soit à Zurich, dans la retraite, soit chez son neveu le Dr Johannes Hotze, qui exerçait la médecine à Richterswyl, sur la rive méridionale du lac de Zurich ; elle mourut en 1796. Quant à Mme Anna Pestalozzi-Schulthess, qui ne se plaisait pas à Neuhof, elle passait une partie de son temps chez des amies ; les plus connues sont la baronne Francisca-Romana de Hallwyl, dans le château de laquelle elle faisait chaque année de longs séjours, et Mme Dolder, femme d'un négociant zuricois établi à Wildegg (plus tard membre du gouvernement helvétique). La santé de Mme Pestalozzi, nous l'avons déjà dit, avait été fortement ébranlée par les fatigues et les angoisses morales des pénibles années traversées de 1770 à 1780 ; ainsi s'explique en partie le besoin qu'elle éprouvait d'aller chercher du repos dans la maison d'une amie. C'est peut-être à cause des absences prolongées de Mme Pestalozzi que le petit Jacques dut être mis en pension. Pestalozzi paraît avoir pris son parti de cet état de choses, et, dans sa solitude, c'était pour lui une consolation de penser « que l'amitié rendait à sa femme une partie des biens qu'elle avait perdus par lui » (Schwanengesang). D'ailleurs les amis de Mme Pestalozzi le traitaient lui même avec égards, et il était le bienvenu au château de Hallwyl (sur la rive du petit lac du même nom), où il faisait de fréquentes visites.

L'année 1783 vit paraître deux nouveaux écrits de Pestalozzi : un mémoire sur l'infanticide, et la seconde partie de Léonard et Gertrude.

L'essai intitulé Sur la législation et l'infanticide (Ueber Gesetzgebung und Kindermord ; Wahrheiten und Träume, Nachforschungen und Bilder, vom Verfasser Lienhardts und Gertrud. Geschrieben 1780. Herausgegeben 1783. Frankfurt und Leipzig, auf Kosten des Verfassers) avait été rédigé en 1780 ; l'auteur nous apprend qu'il s'agissait de répondre à celle question, pour la solution de laquelle un prix de cent ducats avait été proposé dans les Rheinische Beiträge : « Quels seraient les meilleurs moyens à employer pour prévenir l'infanticide? » Pour faire connaître l'esprit dans lequel l'ouvrage est composé, il suffit de citer l'énumération des causes de l'infanticide, telles que Pestalozzi les indique ; ce sont: la perfidie des séducteurs, la rigueur des lois pénales édictées contre les filles-mères, la pauvreté, les conditions où vivent beaucoup de filles en service, la crainte de la 'sévérité des parents ou tuteurs, le rigorisme hypocrite des moeurs, des antécédents vicieux, enfin la situation spéciale où se trouve la fille-mère 4 l'heure de son accouchement. Au nombre des réformes que Pestalozzi réclame, on remarque l'abolition de la peine de mort.

La seconde partie de Léonard et Gertrude fut écrite dans les premiers mois de 1783 (Pestalozzi annonçait au ministre Zinzendorf, en juin 1783, que le manuscrit en était presque termine), et parut à la fin de la même année (un exemplaire put en être envoyé à Zinzendorf le 30 décembre). Les personnages sont les mêmes dans cette seconde partie que dans la première ; il faut noter cependant que Gertrude y tient beaucoup moins de place : elle ne paraît que dans trois ou quatre chapitres sur soixante-dix ; tout le reste du livre est consacré au récit des méfaits de divers complices de Hummel, et de la punition que leur inflige Arner, ainsi qu'à une biographie rétrospective de l'ancien bailli. Pestalozzi s'en excuse : « J'aimerais tant, s'écrie-t-il, à parler beaucoup de cette femme, et je trouve si peu à dire d'elle, tandis qu'il me faut parler si longuement de la bande des coquins! » Et c'est alors qu'il a recours à une belle comparaison, souvent citée : « Lecteur, je voudrais pourtant chercher pour toi une image de cette femme, afin qu'elle apparaisse vivante devant tes yeux, et que sa silencieuse activité te devienne à jamais inoubliable. Ce que je vais dire est beaucoup ; mais je ne crains pas de le dire. C'est ainsi que chemine dans sa voie, du malin au soir, le soleil de Lieu. Ton oeil ne voit pas ses pas, ton oreille n'entend pas sa marche ; mais à son coucher tu sais qu'il se lèvera de nouveau et continuera à réchauffer la terre, jusqu'à ce que les fruits en soient mûrs. Cette image de la grande mère [le soleil, en allemand, est du genre féminin], qui vivifie la terre de ses rayons, est l'image de Gertrude, et de toute femme qui sait faire de la chambre de famille le sanctuaire de la divinité. »

En avril 1784, Zinzendorf écrivait à Pestalozzi : « La seconde partie de votre roman populaire est écrite dans le même esprit que la première, et ne pouvait manquer par conséquent de me faire le même plaisir. Je ne doute pas que vous n'ayez auprès de vous des amis avec lesquels vous pouvez vous entretenir agréablement de vos idées philanthropiques : ce doit être pour vous un encouragement à persévérer dans la voie où vous marchez. S'il en est ainsi, vous êtes certainement plus heureux que bien des amis de l'humanité qui vivent dans une sphère plus brillante. »

La troisième partie de Léonard et Gertrude fut publiée au printemps de 1785. Cette fois, Pestalozzi avait élargi son cadre. Dans la seconde partie, il s'était contenté d'ajouter de nouveaux chapitres à son récit primitif, pour compléter le tableau de l'état d'ignorance et de misère où vivaient les paysans. Maintenant il veut faire oeuvre de réformateur, indiquer les remèdes qui doivent être apportés aux maux qu'il a décrits. Ce qu'il faut réformer en premier lieu, c'est l'école et l'église. Mais pour changer l'école, il faut changer le maître d'école. « Quand j'y réfléchis bien, dit au Junker l'homme le plus sensé du village, l'industriel Meyer, il me paraît qu'avec tout ce que vous pourrez faire, vous n'arriverez pourtant pas à votre but, à moins que vous ne chassiez l'individu qu'on appelle maître d'école, et que vous ne supprimiez l'école, ou bien que vous ne la réformiez complètement. Depuis cinquante ans, tout a tellement changé chez nous que la vieille méthode de tenir l'école ne vaut plus rien pour les gens tels qu'il les faut aujourd'hui. Vous savez quel maître d'école nous avons. Le malheureux n'a pas la moindre idée de ce qu'un homme doit savoir pour se tirer d'affaire avec honneur dans le monde. Il ne sait pas même lire ; quand il lit, il semble qu'on entende bêler un vieux mouton, et plus il veut être édifiant, plus il bêle. Et quel ordre dans sa classe ! La puanteur vous fait reculer quand on ouvre la porte. Il n'y a pas une étable dans le village où les veaux et les poulains ne soient mieux soignés que nos enfants dans une école pareille. » L'ancien magister de Bonnal est remplacé par un personnage nouveau, en qui Pestalozzi a bien certainement voulu se peindre lui-même : c'est le lieutenant Glüphi, un militaire invalide, devenu l'ami et le conseiller d'Arner. A côté de lui apparaissent d'autres figures nouvelles : le filateur de coton Meyer (Baumwollen-Meyer), le représentant et l'apôtre du travail industriel et de l'économie qui doivent amener l'aisance dans la cabane du pauvre ; sa soeur l'énergique et sensée Mareili ; et une paysanne de bonne et franche volonté, la jeune Renold, qui devient l'alliée de Gertrude et de Mareili dans la croisade contre le désordre et la paresse. C'est Meyer et sa soeur qui donnent à Arner l'idée de réformer l'école ; c'est Gertrude, avec sa chambre pleine d'enfants qui lisent, calculent et chantent tout en filant leur coton, qui lui fournit le modèle de ce que doit être la classe. « Croyez-vous, demande Glüphi, que l'ordre que vous avez établi dans cette chambre puisse être introduit dans une école? — Je pense, répond Gertrude, que ce qu'on peut faire avec dix enfants, on peut le faire aussi avec quarante. » Et elle promet d'aider à faire l'essai. Le lieutenant la prend au mot. La nouvelle école est aussitôt installée. Les enfants y travaillent de leurs mains à l'occupation que leurs parents ont choisie pour eux, et en même temps ils apprennent à lire, à écrire et à calculer. Gertrude, après avoir présidé aux premiers arrangements, est remplacée dans la classe par une aide, la bonne Marguerite, qui surveille le travail des petites filles. Le lieutenant dirige l'enseignement et maintient une discipline paternelle, mais ferme et stricte. C'est à dessein que Pestalozzi a fait de son maître d'école un ancien militaire : il lui fallait, pour ce rôle, un homme préférant l'action à la parole, un homme qui incarnât en lui la règle inflexible, qui pût enseigner avec autorité, par son exemple, toutes ces choses nécessaires, l'ordre, la ponctualité, la propreté, l'obéissance, l'assiduité au travail. Plusieurs chapitres sont consacrés à décrire les moyens employés par Glüphi pour asseoir la discipline, pour donner aux enfants de bonnes habitudes, pour les instruire dans les connaissances élémentaires : ce sont autant de réminiscences de ce que l'auteur avait tenté lui-même à Neuhof. Signalons en passant la valeur accordée par Pestalozzi au calcul comme moyen de former le jugement, d'habituer l'enfant à raisonner juste et à ne pas se payer de mots. « L'homme, dit-il, n'acquiert la sagesse que par une longue expérience, ou par des exercices de calcul, qui peuvent en partie y suppléer. » Cette haute idée des vertus des quatre règles restera un trait saillant du système pestalozzien d'éducation ; serait-il téméraire d'ajouter qu'une partie du respect qu'inspiraient à Pestalozzi les opérations de l'arithmétique venait probablement de ce qu'il était incapable de les exécuter lui-même correctement?

Le passage suivant résume nettement l'idée que Pestalozzi se fait d'une bonne méthode élémentaire ; on y trouve déjà en germe les principes qu'il développera une vingtaine d'années plus tard : « Tout en s'occupant du coeur des enfants, le lieutenant s'occupait aussi de leur tête : il voulait que ce qui y entrait fût aussi clair et visible que la pleine lune au ciel. Avant tout, il enseignait aux enfants à bien voir et à bien entendre, et exerçait en eux le bon sens naturel qui existe dans chaque homme. Quand on veut détourner les hommes de l'erreur, ce ne sont pas les paroles des insensés qu'il s'agit de réfuter, c'est l'esprit même de leur folie qu'il faut éteindre en eux. Pour faire voir, il ne sert à rien de décrire la nuit et de peindre la couleur noire de ses ténèbres : c'est seulement en allumant la lumière que tu pourras montrer ce qu'était la nuit: c'est seulement en enlevant la cataracte que tu feras comprendre à l'aveugle ce qu'était la cécité. Bien voir et bien entendre est le premier pas vers la sagesse de la vie ; et le calcul est le (il conducteur qui nous préserve de l'erreur dans la recherche de la vérité ; c'est la pierre angulaire de la tranquillité et du bien-être que seule une vie de travail, réfléchie et prévoyante, peut assurer aux enfants des hommes. »

Le pasteur, qui voit la réforme accomplie par Glu-phi dans l'école, se sent pris d'émulation. Il y a un curieux dialogue (chap. 18) entre lui et le lieutenant: « Je ne veux rien avoir à faire, dit le soldat, avec le lirilari des maîtres d'école, avec ce bavardage qui tourne les cervelles et gâte la raison. — Je ne l'aime pas plus que vous, dit le pasteur. — Mais je condamne tous les longs discours, reprend Glüphi, tout ce qui est verbiage, à l'école ou ailleurs. Irez-vous jusque-là? — Oui, certes : le bavardage est proprement la maladie ecclésiastique, dont nous avons si grand besoin de nous guérir. — A la bonne heure. Des actes, voilà ce qu'il faut à l'homme. Foin des discours ! » Le digne pasteur, qui a fait pendant trente ans des sermons à son corps défendant, ne demande pas mieux que de ne plus prêcher. Il renonce même à faire apprendre aux enfants le catéchisme. « Il marqua de sa main dans leurs livres les quelques sentences sages et pieuses qu'il leur permit encore d'apprendre par coeur ; de tout le reste, questions oiseuses, vains prétextes à disputes, qu'il voulait effacer de leur esprit, il ne dit plus mot ; et lorsqu'on lui demandait pourquoi il ne parlait pas plus de ces choses que si elles n'eussent pas existé, il répondait : « Je vois tous les jours plus clairement qu'il n'est pas bon pour l'homme de se martyriser la cervelle pour y faire entrer tant de pourquoi et de parce que ; l'expérience montre que plus les hommes se mettent de ces pourquoi et de ces parce que dans la tête, plus ils perdent leur bon sens naturel et l'usage pratique de leurs mains et de leurs pieds ». Et après avoir expliqué en quoi consiste la « véritable religion humaine », la seule que le pasteur veuille désormais enseigner à ses paroissiens, Pestalozzi ajoute : « Mais le plus méritoire en lui, c'est qu'il déclarait franchement que s'il n'eût pas vu de quelle façon le lieutenant et la bonne Marguerite s'y prenaient à l'école avec les enfants, il n'aurait jamais essayé de lui-même de rien changer à la vieille routine, et qu'il serait resté jusqu'à la mort l'ancien pasteur de Donnai, tel qu'il avait été trente ans durant. » L'est une chose caractéristique que la façon dont Pestalozzi fait incliner ici l'ecclésiastique devant la supériorité du laïque. « Ainsi, dit-il quelque part, parlait l'homme dont la force venait de ce qu'il connaissait le monde, au prêtre dont la faiblesse venait de ce qu'il ne le connaissait pas. » La différence du point de vue, entre la première partie de Léonard et Gertrude et ce troisième volume écrit quatre ans plus lard, est ici très sensible. Dans la première partie, le pasteur était le représentant par excellence de la sagesse ; nul ne lui était supérieur, il suffisait à tout. Maintenant, au contraire, en subordonnant le pasteur au maître d'école Glüphi, Pestalozzi montre clairement que, dans l'oeuvre de réforme sociale, l'initiative ne saurait appartenir à l'Eglise ; le clergé ne doit plus jouer qu'un rôle d'auxiliaire ; et ce rôle même, il ne pourra le remplir qu'à la condition de renoncer à la religion formaliste, de laisser dormir le dogme et de ne plus enseigner que la morale.

Notons encore un curieux chapitre (chap. 77) où l'auteur met dans la bouche de la vaillante et sensée Mareili une profession de foi bien significative. Les bonnes femmes du village se plaignent à elle en disant que, si le pasteur n'explique plus la parole de Dieu, on ne saura plus ce qu'on doit croire. Elle répond qu'il n'y a pas besoin de tant d'explications. « Et comment fais-tu donc ? » lui demande-t-on. — « Comment je fais? Bonnes gens, je vais vous le dire. Il y a assez de choses dans le monde qui sont de Dieu même et qui nous disent clairement ce que Dieu veut de nous. J'ai le soleil, la lune, et les étoiles, et les fleurs du jardin, et les fruits des champs, — et puis mon propre coeur, et tout ce qui m'entoure: est-ce que cela ne me dit pas, mieux que ne le feraient tous les hommes, ce qu'est la parole de Dieu et ce qu'il attend de moi? Et tenez, quand je vous vois là devant moi, et que je lis dans vos yeux ce que vous voulez de moi et les obligations que j'ai envers vous ; et que je regarde les enfants de mon frère, pour lesquels je me sens responsable, — n'est-ce pas là une parole de Dieu qui m'est directement adressée, qui n'appartient qu'à moi, que personne n'a besoin de m'expliquer et sur laquelle je ne puis me tromper? » — Et les bonnes femmes durent convenir que le soleil, la lune et les étoiles, et le coeur de l'homme et tout ce qui l'entoure, expliquent à chaque homme la parole de Dieu d'une manière infaillible et suffisante. »

A côté de cette partie qu'on pourrait appeler théorique et technique, destinée spécialement à cette classe de lecteurs que leur position sociale pouvait mettre à même d'imiter l'exemple d'Amer et de Glüphi, le troisième volume de Léonard et Gertrude contient bon nombre de scènes appartenant au roman proprement dit, et qui peuvent être placées à côté des meilleures pages de la première partie. Tels sont les chapitres consacrés au récit de la visite d'Amer et du lieutenant chez le Baumwollen-Meyer et sa soeur Mareili, à la description du cortège organisé par les fillettes du village en l'honneur d'Arner, et de la fête champêtre qui s'en suit ; et, dans le genre humoristique, ceux où l'auteur nous fait assister aux péripéties amusantes des projets matrimoniaux que Gertrude a formés à l'égard d'une jeune paysanne, dont elle voudrait faire la femme de l'honnête Rudi, et que sa fa mille destine à un prétendant ridicule. La note poétique se retrouve dans ce volume comme dans les précédents : il y a peu de figures plus touchantes que celle de la simple et naïve enfant « debout sous un jeune poirier en fleurs, qui était son image », la fille du suicidé, qui veille avec tant de piété sur la tombe solitaire de son père, et dont la bonne Mareili fait la reine du cortège ; et c'est un tableau tracé de main de maître que cette courte scène (chap. 27) où Pestalozzi oppose l'un à l'autre la nature et l'homme. Arner est debout, le lieutenant à ses côtés, sur une hauteur d'où le regard embrasse toute la vallée qui forme son domaine. « L'Itte limpide se déroulait à leurs pieds en un ruban d'argent. Le soleil se couchait, et l'onde miroitante de la sinueuse rivière brillait de Donnai jusqu'aux montagnes bleues, qui séparaient comme un rideau les terres d'Arner du reste du monde. Il contempla un moment, sans parler, la rivière et la vallée. « Ah ! que les hommes sont laids! » dit-il enfin ; « quoi qu'on puisse faire pour eux, ils » n'égaleront jamais en beauté ce simple paysage. » C'était un spectacle admirable en effet que celui de la vallée dans la magnificence du soleil couchant. — « Vous vous trompez », répondit le lieutenant ; et en ce moment même un petit berger parut au-dessous du rocher sur lequel ils étaient, poussant une chèvre devant lui. Il s'arrêta à leurs pieds, regardant le coucher du soleil, appuyé sur son bâton, et se mit à chanter. Alors montagne et vallée, rivière et soleil disparurent à leurs yeux. Ils ne virent plus que le petit berger, drapé dans ses haillons, et Arner dit : « J'avais tort ; la beauté des hommes est la plus » grande des beautés de la terre ! »

Sous le rapport du style, il faut observer que dans cette troisième partie Pestalozzi fait un usage beaucoup plus fréquent des formes particulières du dialecte suisse, si bien que la lecture du livre en est rendue plus difficile. Est-ce de sa part simple négligence? ou bien a-t-il voulu donner par là plus de vigueur et d'originalité à son langage? Il est difficile de se prononcer à cet égard.

Une lettre à Zinzendorf du 10 décembre 1785 fait connaître l'accueil que reçut en Suisse ce troisième volume. Il fut, dit Pestalozzi, beaucoup moins lu que le premier et obtint moins de succès. « Il est possible, ajoute-t-il, qu'il soit réellement plus mal écrit ; mais il est certain d'autre part que les vérités qui y sont exprimées ne sont pas de nature à produire uniquement le genre d'impressions dans lesquelles j'avais jugé à propos de me renfermer en écrivant la première partie. Ce qui pourrait seul témoigner d'une influence réelle de mon livre, ce seraient des actes, des tentatives pour réaliser quelques-unes des vérités qu'il contient ; mais je n'en vois pas la moindre trace. Quoique j'aie pour amis beaucoup de nos honorables gouvernants, on ne m'a jamais demandé le moindre conseil, pas même pour l'organisation d'une école ; sauf que, l'an dernier, Lavater ayant proposé des réformes dans la législation consistoriale, le conseiller zuricois Bürkli m'invita à traiter ce sujet ; je le fis, mais il trouva les principes de mon mémoire trop hardis pour le Conseil des Deux-Cents. »

Pestalozzi se hasarde ensuite à faire entendre qu'il irait volontiers à Vienne : « L'approbation de Votre Excellence, continue-t-il, m'encourage à travailler avec plus d'ardeur à ma quatrième partie. Mais ce qui m'occupe plus encore en ce moment, c'est le projet d'élucider la véritable théorie du gouvernement par des recherches sur les motifs réels d'action de la nature humaine. Je désirerais aussi avoir l'occasion d'étudier davantage le côté pratique de mon sujet par de nouvelles expériences. Voilà la raison qui parfois me fait trouver trop étroit le cercle de ma position actuelle — d'ailleurs agréable — et désirer d'habiter quelque temps dans le voisinage d'hommes appartenant à des cercles plus étendus et possédant de l'influence sur le peuple ; quoique dans d'autres instants je sente, comme Votre Excellence me l'écrivait l'an dernier, que je suis probablement plus heureux dans ma solitude que bien des amis de l'humanité vivant dans une sphère plus brillante : d'ailleurs, ce qui brille n'est pas ce que je recherche. La baronne de Hallwyl était justement chez moi le jour où j'ai reçu la dernière lettre de Votre Excellence ; la noble femme avait les larmes aux yeux en voyant la joie que me causait cette lettre venant de sa ville natale {Mme de Hallwyl était née à Vienne]. Son voisinage est un des plus grands bonheurs de ma situation. Fellenberg a quitté son bailliage pour retourner à Berne, en sorte que je suis ici toujours plus seul. »

La troisième partie de Léonard et Gertrude avait plu médiocrement ; la quatrième et dernière partie, qui parut en 1787, plut bien moins encore. Cette fois l'auteur avoue sans détour les plus hautes ambitions : il vise à une réforme profonde des lois et de la société, et il donne le modèle d'une législation propre à opérer les changements et les progrès qu'il médite. Nous apprenons — ce qu'on ne nous avait pas dit jusqu'ici — que la seigneurie d'Arner fait partie d'un duché dont le souverain va devenir un des personnages du roman. L'attention du prince a été attirée sur les grandes réformes commencées à Bonnal. Son ministre, Bylifsky, est l'ami d'Arner et encourage ses tentatives, tandis que le courtisan Helidor, sceptique et égoïste, cherche à les tourner en ridicule auprès du prince dont il est le favori. Longtemps le génie du bien et celui du mal, personnifiés en ces deux hommes, se disputent l'esprit du souverain, qui flotte irrésolu. Arner, cependant, continue son entreprise. Il y apporte tout son bon vouloir ; mais c'est à Glüphi que Pestalozzi donne décidément le premier rôle. Dans le chapitre intitulé La philosophie de mon lieutenant et celle de mon livre, l'auteur indique les bases de la législation qui sera exposée dans les chapitres suivants ; quoique cette législation doive s'appeler la « législation d'Arner », le militaire maître d'école en sera Te véritable auteur: « car ce n'est ni d'un vieux pasteur ni d'un jeune gentilhomme qu'on pourrait attendre pareille oeuvre, mais de l'expérience d'un homme comme lui ». Les institutions nouvelles — dans le détail desquelles nous ne pouvons pas entrer ici, et qui forment un code complet à l'usage des seigneurs éclairés désireux de faire le bonheur de leurs paysans — portent bientôt d'heureux fruits, malgré les résistances de la routine ; les machinations de l'astucieuse Sylvia, l'alliée de Helidor, sont déjouées ; Bylifsky parvient à décider le duc à faire une enquête sérieuse, et à se rendre lui-même à Bonnal ; et au dénouement nous entrevoyons le triomphe final du bien sur le mal, de la vérité sur le mensonge : les réformes dont Arner et ses amis ont prouvé la possibilité et l'efficacité, en les expérimentant dans un village, vont être étendues au pays tout entier par le duc désormais converti aux idées nouvelles. La personnalité de Glüphi se confond avec celle de Pestalozzi dans ce quatrième volume plus que dans le précédent. Cet homme que l'orgueilleuse Sylvia dédaigne parce qu'il taille lui-même les cheveux et les ongles des petits villageois ; cet homme qui a connu la misère, et à qui les paysans ont crié d'une voix railleuse: Joggeli, hast Geld? Joggeli, willt Geld? (Joggeli, as-tu de l'argent? Joggeli, veux-tu de l'argent?) — cet homme que des ingrats calomnient et bafouent, et qui garde une si calme et si fière attitude, qui est-ce, sinon Pestalozzi lui-même? N'est-ce pas à Pestalozzi que s'appliquent ces paroles du pas-leur parlant du lieutenant : « Sa tournure d'esprit, qui dans toutes ses paroles, dans toutes ses actions, le fait se préoccuper des besoins de l'humanité, ne lui laisse de repos ni jour ni nuit ; un tel homme ne peut aspirer qu'aux plus grandes entreprises, j'en suis certain. L'autre jour, comme il se croyait seul, je l'ai entendu dire, se parlant à lui-même : « Je leur ferai voir qui je suis » ; et un instant après : « Quand les degrés de l'échelle seraient brûlants, j'y monterai ». Et lorsqu'au chapitre 36, après nous avoir montré Bylifsky visitant l'école de Glüphi et lui exprimant son admiration, l'auteur s'écrie : « Et c'est à cet homme qu'hier encore la canaille de Bonnal poursuivait de ses cris insultants : Joggeli, as-tu de l'argent? Joggeli, veux-tu de l'argent? c'est à lui que le premier ministre du prince tient maintenant ce langage! » pouvons-nous ne pas songer au solitaire de Neuhof, naguère encore méprisé de tous, et devenu le correspondant du ministre de Joseph II?

Les chapitres consacrés aux entretiens d'Arner avec sa famille et ses amis, lorsque, gravement malade, il se croit proche de sa fin (chapitres 23-25), contiennent des passages intéressants sur l'immortalité de l'âme, sur la décadence de la société européenne, sur l'éducation. « De l'eau froide, dit Arner, comme boisson et comme bain, la marche, le travail du jardin, de la cuisine, des champs, la table de multiplication et les mathématiques, voilà ce qui conservera chez nos fils et nos filles le sang allemand, le cerveau allemand et le courage allemand (deutsches Blut, deutsches Hirn und deutschen Muth). » Plusieurs fois, dans ce volume, Pestalozzi use de cette épithète d'« allemand » (liebe deutsche Frau, chap. 23 ; deutsche Treue, chap. 24), qu'il n'avait pas employée jusqu'alors. On sent qu'il ne s'adresse plus à ses compatriotes des petites républiques suisses : il vise désormais plus haut, et c'est de l'empereur d'Allemagne qu'il espère la réalisation de ses rêves.

Pour achever de caractériser la pensée de Pestalozzi et bien marquer la portée qu'il attribue lui-même à son oeuvre, nous citerons un passage de la dédicace de cette quatrième partie, adressée, comme nous l'avons dit plus haut, à Félix Battier de Bâle. « Tout ce que je dis, je l'ai vu, dit Pestalozzi à son ami. Et une grande partie de ce que je conseille, je l'ai fait. J'ai renoncé aux jouissances de la vie pour me consacrer à ma tentative d'éducation du peuple, et j'ai appris à connaître sa véritable situation, et les moyens de la changer, aussi bien dans l'ensemble que dans l'infini des détails, comme personne peut-être ne l'a fait. La voie où je marche est inexplorée ; personne encore n'a essayé de traiter le sujet à ce point de vue. Tout ce que je dis, dans son essence et jusque dans les plus petites parties, repose sur mes expériences réelles. Il est vrai que je me suis trompé dans ce que j'avais voulu exécuter ; mais ces erreurs de ma vie pratique m'ont justement enseigné ce que je ne savais pas alors. Ami, l'image de ce que j'ai tenté est sans cesse présente à mes yeux ; et je ne me sentirai pas satisfait, tant que je n'aurai pu recommencer à travailler activement à la réalisation des premiers rêves de ma vie. »

Après avoir achevé, dans Léonard et Gertrude. l'exposé de son plan de réforme sociale, Pestalozzi n'avait plus qu'un voeu : poser la plume et passer de la théorie à l'action. Il le dit à Zinzendorf, espérant que celui-ci lui en fournirait les moyens. Mais le ministre autrichien n'était pas prompt à s'enflammer:

sans cesser de se montrer bienveillant, il ne se laissa pas gagner par l'enthousiasme de son correspondant. Pestalozzi eut beau revenir à la charge, Zinzendorf fit la sourde oreille.

En envoyant au ministre de Joseph II la quatrième partie de Léonard et Gertrude, Pestalozzi lui écrit (25 mai 17871 qu'il le prie « de considérer les pages consacrées à la législation populaire comme un mémoire qui lui serait directement adressé, attendu que le respect seul a empêché l'auteur de lui en offrir publiquement la dédicace ». Et plus loin il ajoute : « J'ai fait mon possible pour traiter convenablement un sujet qui intéresse l'amélioration du sort des hommes ; mais je vois que, pour aller plus loin, il est indispensable de faire quelques essais pratiques ; et je serais si disposé à y contribuer pour mon humble part que, sans considération pour mon bonheur particulier, si Votre Excellence ne trouve pas erronés les principes exposés dans cette quatrième partie, j'oserais lui exprimer un désir dont mon coeur me fait un devoir ; peut-être sera-ce verbalement, car d'ici à un an j'espère faire le voyage d'Allemagne que je projette depuis longtemps, et" trouver ainsi l'occasion de m'entretenir avec divers philanthropes de la possibilité de réaliser mes idées. J'ai pris la liberté d'envoyer aussi mon livre à Monseigneur le duc de Toscane. L'approbation et la bienveillance de Son Excellence le comte de Rosenberg me sont infiniment précieuses. Dans votre pays on voit se produire une foule de choses qui font concevoir les plus grandes espérances pour l'avenir. Chez nous, au contraire, tout va de mal en pis ; les gouvernants les plus éclairés le reconnaissent ; Fellenberg lui-même m'écrit : « De « nos républiques corrompues je n'espère aucun progrès » pour le peuple ». C'est humiliant pour nous, mais vrai : le véritable progrès dans le gouvernement des peuples doit être préparé dans les cabinets de princes sages ; ce n'est plus de nous que ce progrès pourra venir, nous sommes finis. »

Zinzendorf répond, sept mois plus tard, qu'il a lu deux fois le quatrième volume, et que la législation d'Arner l'a beaucoup intéressé ; mais il ajoute que dans la plupart des Etats autrichiens d'insurmontables obstacles empêcheraient la réalisation de semblables réformes ; il indique à son correspondant quelques difficultés de détail : dans une seigneurie de la Basse-Autriche, par exemple, sur 158 paysans on n'en compte que 53 qui soient les sujets dû seigneur du lieu ; les 105 autres appartiennent à onze seigneuries différentes et éloignées.

A la lecture de cette lettre, Pestalozzi prend feu : il rédige aussitôt (janvier 1788) une longue épître où il s'efforce de prouver au ministre le peu de solidité de ses objections ; en même temps il annonce de nouveau son projet de faire le voyage de Vienne. Il informe Zinzendorf de la bienveillance que lui témoigne Léopold de Toscane : « Son Altesse Royale le grand-duc de Florence a daigné accueillir mon livre avec tant de faveur, qu'elle m'a donné, par l'intermédiaire du comte de Hohenwart, la permission de lui écrire directement sur tout ce qui concerne l'éducation du peuple et l'amélioration de sa condition ; et j'ai effectivement commencé à le faire il y a quelques semaines ». Le passage le plus intéressant de la lettre est relatif au jugement porté sur le dernier volume de Léonard et Gertrude par les concitoyens de l'auteur. « Dans mon pays, dit-il, quelques hommes d'affaires et quelques magistrats ont accordé des éloges à ma quatrième partie ; le commun des lecteurs l'a trouvée ennuyeuse à partir de la page 164 (la page où commence la « législation d'Arner ») ; la plupart de nos savants trouvent ma philosophie fausse, parce qu'elle ne ressemble pas a la leur ; beaucoup d'entre eux l'appellent « grossière » et la qualifient de « philosophie de caporal » ; beaucoup de bons citoyens suisses, qui rêvent de liberté et ne connaissent pas le peuple, trouvent Arner et ses principes despotiques ; dans notre clergé, aucun des deux partis, ni le philosophique ni l'orthodoxe, n'est tout à fait content de moi ; et les amis de la routine disent que je rêve. »

Lorsqu'on 1790 Léopold succéda à son frère Joseph sur le trône impérial, Pestalozzi s'adressa de nouveau à Zinzendorf (19 juin) : « Sa Majesté avait daigné, à Florence, me permettre de lui écrire directement ; mais je pense que dans les circonstances actuelles j'aurais tort d'oser le faire. Néanmoins j'ai l'intention, aussitôt que mon travail de révision de Léonard et Gertrude sera terminé, d'envoyer à Sa Majesté un mémoire sur l'union de l'éducation professionnelle et de l'école. Votre Excellence me permettra peut-être de le lui faire parvenir. » Un mois plus lard (19 juillet), autre lettre où il dit : « La Providence aura rempli à ma plus complète satisfaction le voeu de mon coeur, de pouvoir soumettre à un examen décisif quelques idées sur l'éducation du peuple qui m'occupent depuis vingt ans, si Sa Majesté et Votre Excellence les jugent dignes de quelque attention ». Le 28 août, il envoie le mémoire annoncé, et cette fois, abandonnant les voies détournées et les illusions indirectes, il se décide à faire une demande formelle d'emploi : « Je ne crois pas devoir cacher à Votre Excellence, à propos de la question traitée dans mon mémoire, que je serais heureux d'être admis à offrir à Sa Majesté mes faibles services ». Zinzendorf ne répondit rien. La correspondance entre Pestalozzi et lui s'arrête là, sans qu'on sache au juste pour quel motif. A ce moment Pestalozzi travaillait à une refonte complète de Léonard et Gertrude, qui parut à Zurich, chez Ziegler, en trois volumes, de 1790 à 1792. Dans cette nouvelle édition de son roman, l'auteur chercha à donner plus d'unité aux diverses parties du livre, en préparant dès le premier volume l'entrée en scène des personnages nouveaux qui figurent dans la troisième et la quatrième partie ; il abrégea les deux premières parties, qu'il condensa en un seul volume. Mais l'oeuvre a plutôt perdu que gagné à ces remaniements. Cette édition, bien que sous le rapport matériel elle fût supérieure à la précédente (elle est ornée de vignettes assez soignées), n'obtint qu'un médiocre succès. Cela n'a d'ailleurs rien de surprenant : l'attention publique était occupée ailleurs, .

Les années 1790 et 1791 avaient amené un changement dans la vie domestique de Pestalozzi. Son fils Jacques était revenu à Neuhof en 1790 ; il avait vingt ans : ses parents songeaient à l'établir. D'après la version d'Emmanuel Fröhlich, Pestalozzi emprunta à cet. effet à son ami Dattier une somme de 5000 florins en échange de laquelle il hypothéqua ce qui restait de disponible de la propriété de Neuhof, en se réservant sa vie durant la jouissance de la maison, du jardin et d'un peu de terre ; ce fut Dolder qui servit d'intermédiaire pour cette négociation. Huber mentionne de son côté un acte en date du 14 octobre 1790 par lequel Pestalozzi cède a son fils mineur Jacques, représenté en cette circonstance par J.-R. Dolder de Wildegg, la propriété de Neuhof, contre la somme de 6000 neuthalers ou de 16000 florins de Berne. Mais Jacques, quoiqu'il eût fait l'apprentissage du commerce, avait peu de goût pour les affaires ; il préféra rester à Neuhof, sans profession, et vivant dans la maison paternelle. L'année suivante, il épousa Anne-Madeleine Fröhlich, de Brougg, de la même famille que le pasteur de Birr et que le propriétaire de la maison de Müligen. Une maladie sur la nature de laquelle on n'est pas bien fixé l'empêcha bientôt de se livrer à un travail régulier ; au bout de quelques années, sa santé se délabra tout à fait, et il devint paralytique. Il devait mourir en 1801, laissant deux enfants en bas âge, une fille (Marianne) qui ne lui survécut que quelques mois, et un fils (Gottlieb).

En 1791, Pestalozzi vit arriver à Neuhof un jeune théologien prussien, Nicolovius, qui plus tard occupa une haute position dans l'administration de l'instruction publique de son pays, et qu'une vive admiration pour l'auteur de Léonard et Gertrude avait conduit auprès de lui. Ils se lièrent d'amitié et restèrent en correspondance. Nicolovius a écrit un récit de sa visite à Neuhof, qui se trouve reproduit dans la plupart des biographies.

Dans l'été de 1792, Pestalozzi put enfin mettre à exécution son projet de voyage en Allemagne formé depuis plusieurs années. Il se rendit à Leipzig chez sa soeur, mariée, comme nous l'avons dit, à un négociant nommé Grosse, et de là à Weimar et dans quelques autres villes ; il fit la connaissance personnelle (le Goethe, de Wieland, de Herder, de Klopstock ; mais il n'alla pas à Vienne: Léopold venait de mourir. Ce voyage n'eut pas l'importance que Pestalozzi s'était plu à lui attribuer à l'avance : il ne servit guère qu'à lui faire constater l'indifférence ou le mauvais vouloir avec lesquels on accueillait, dans les pays germaniques, des idées comme les siennes. L'attitude que les souverains de l'Europe avaient prise à l'égard de la Révolution française qui commençait ne permettait plus d'illusions. Il devenait évident qu'il ne fallait rien espérer des princes.

V

Pestalozzi et la Révolution française (1792-1797).

Pestalozzi est nommé citoyen français (décret du 20 août 1792). Sa Défense de la Révolution française (Oui ou Non, etc., par un homme libre, février 1793). Pestalozzi à Richterswyl ; sa liaison avec Fichte. Son Mémoire sur une plantation révolutionnaire de pommes de terre dans toute la France (février 1794) ; ses relations avec le Comité d'instruction publique de la Convention. — L'affaire du Mémorial de Stäfa (1794-795) ; écrits divers de Pestalozzi sur les affaires politiques zuricoises. — Les Fables (1797), les Recherches sur la marche de la nature dans le développement du genre humain (1797). Profond découragement de Pestalozzi.

C'est alors que celui qui n'avait pu trouver de sympathies actives pour ses plans de régénération ni en Suisse, ni en Allemagne, se vit décerner, de la façon la plus inattendue, par la France révolutionnaire, un hommage d'un caractère sans précédent On connaît le célèbre décret du 26 août 1792, rendu a la suite d'une pétition de plusieurs sections de Paris lue le 24 août à la barre de l'Assemblée législative par Marie-Joseph Chénier, et sur le rapport de la Commission extraordinaire et du Comité d'instruction publique réunis, décret par lequel l'Assemblée, « considérant que les hommes qui par leurs écrits et leur courage ont servi la cause de la liberté et préparé l'affranchissement des peuples ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre ; qu'au moment où une Convention nationale va fixer les destinées de la France, et préparer peut-être celles du genre humain, il appartient à un peuple généreux et libre d'appeler toutes les lumières, et de déférer le droit de concourir à ce grand acte de raison à des hommes qui, par leurs sentiments, leurs écrits et leur courage s'en sont montrés si éminemment dignes », déclarait « déférer le titre de citoyens français » à un certain nombre d'étrangers. Parmi ceux que l'Assemblée nationale appelait ainsi à prendre part à l'oeuvre de l'émancipation de la France et de l'humanité se trouvait Pestalozzi, dont le nom était associé à ceux de Priestley, de Paine, de Bentham, d'Anacharsis Cloots, de Campe, de Washington, de Klopstock, de Kosciuszko, de Schiller, et de huit autres personnages plus ou moins célèbres.

Par qui le nom de Pestalozzi avait-il été signalé à l'attention des rédacteurs du décret? Sans doute, on doit admettre que la réputation littéraire de l'auteur de Léonard et Gertrude était arrivée jusqu'à Paris, comme celle de Klopstock, de Schiller et de Campe ; mais il est permis de supposer aussi que les relations qui avaient existé entre l'Illuminisme allemand et la franc-maçonnerie française avaient pu faire connaître plus particulièrement Pestalozzi à quelques patriotes parisiens. Un de ceux qui ont dû signaler à leur attention l'écrivain suisse, c'est probablement, comme l'a fait remarquer Otto Hunziker, le célèbre négociant zuricois Jean-Gaspard Schweizer, ancien membre de l'ordre des Illuminés, qui, établi depuis longtemps à Paris, recevait dans son superbe hôtel une foule de notabilités littéraires et politiques. Schweizer, dont la femme était en correspondance avec Mme Pestalozzi, jouissait de la confiance des révolutionnaires français, comme le prouve le fait que le Comité de salut public, en 1793, le chargea d'une mission secrète en Suisse.

Trois de ceux à qui le décret du 20 août venait de décerner le titre de citoyens français furent élus, en septembre, représentants du peuple : Priestley (qui n'accepta pas). Paine et Cloots. Quant à Pestalozzi, très sensible à la distinction dont il avait été l'objet, il crut y trouver l'occasion de faire connaître ses idées à la France ; toutefois, il hésita un moment : « J'apprends — écrivait-il (15 septembre 1792) au jeune Emmanuel de Fellenberg, fils de son ami l'ancien bailli de Schenkenberg —qu'on a persuadé à quelques membres de l'Assemblée nationale que je serais capable de dire avec succès au peuple français les vérités qu'il a besoin d'entendre en ce mo ment ; et ces membres ont l'intention de me faire des propositions à ce sujet ; mais je doute que quel que chose me parvienne : je ne suis en relations avec aucun Français ». Mais bientôt sa résolution fut prise ; il écrivit, en septembre ou octobre, une lettre de remerciement au président de la Convention nationale, en l'assurant que, « dans son pur attache ment à sa nouvelle pairie, il ne désirait rien plus ardemment que de pouvoir contribuer en fidèle citoyen, dans la mesure de ses forces, à l'affermissement de son bonheur ». En même temps il s'adressait à un représentant (on ne sait pas lequel) pour lui expliquer la nature des services qu'il espérait pouvoir rendre à ses nouveaux concitoyens: « Je suis un vieux républicain, disait-il, avec la mûre connaissance de ce que les institutions républicaines renferment à la fois de bon et de difficile ; ma vie s'est écoulée dans des recherches sur la situation du peuple et sur les moyens de l'améliorer ; et j'ai montre, comme écrivain, que mes expériences et mes sentiments font une impression assurée sur le peuple. Du monarque au mendiant, toutes les voix se sont accordées à reconnaître que mon livre disait la vérité. L'Allemagne l'appelle son seul livre pour le peuple (Volksbuch) Sur la question de l'éducation populaire, je puis donner des lumières comme personne. » Deux lettres à Emmanuel de Fellenberg nous renseignent sur les dispositions de Pestalozzi à ce moment, et sur le projet qu'il avait formé de se rendre à Paris. « Dans le pays, écrit-il le 16 novembre, tout le monde affirme que je vais aller à Paris ; quelques femmes de pasteurs du voisinage ne parlent plus du démocrate hérétique qu'en se signant. Léonard et Gertrude n'en sera pas moins à tout jamais un témoignage que j'ai épuisé mes forces pour sauver l'aristocratie honnête ; mais mes efforts n'ont été récompensés que par l'ingratitude, à ce point que le bon empereur Léopold, dans ses derniers jours, parlait encore de moi comme d'un bon abbé de Saint-Pierre. * Et trois semaines après, le 5 décembre : « Je suis décidé à écrire pour la France sur diverses parties de la législation, et, quand j'irai vous voir, j'aurai déjà fort avancé ce travail. Je publierai ce que j'écris en le signant de mon nom, et la Suisse pourra, avant que je me rende en France, voir et juger mes principes dans toute leur étendue. »

Tout en continuant à travailler à l'ouvrage de philosophie sociale, destiné à la France, dont il avait parlé au jeune Fellenberg, Pestalozzi entreprit en outre la rédaction d'un écrit politique, d'une Défense de la Révolution française, qui porte la date de février 1793. Cet écrit de circonstance est intitulé : Oui ou Non, déclarations sur le sentiment civique de l'humanité européenne, par un homme libre, en février 1793 (Ja oder Nein, Aeusserungcn über die bürgerliche Stimmung der Europäischen Menschheit von einem freien Manne im Hornung 1793). Pestalozzi ne le publia pas, redoutant sans doute les persécutions que la franchise de son langage n'eût pas manqué de lui attirer en Suisse. Ce petit ouvrage a été imprimé pour la première fois en 1872. En voici une courte analyse :

L'auteur se demande pourquoi les trônes des souverains d'Europe sont ébranlés. C'est la faute des philosophes et des écrivains qui ont répandu parmi les peuples des idées chimériques de liberté irréalisable, prétendent quelques-uns. Non, répond Pestalozzi, ce ne sont pas les philosophes qui ont créé fa situation, ils n'ont fait que la constater. Et il montre, dans un tableau détaillé, le malaise qui pèse sur toutes les classes, les abus qui rongent le corps social ; il fait le procès du despotisme et de l'injustice. Ce sont les princes qui, par leur aveuglement et leur mauvaise administration, ont créé une situation révolutionnaire.

L'un d'eux, un seul, aurait pu peut-être conjurer le péril : si Frédéric de Prusse avait consenti à incliner les prétentions du trône devant une conception plus juste du droit social, il eût pu devenir le sauveur des peuples et des rois ; mais il ne l'a pas fait, et ce qu'il n'a pas su ou voulu faire, les princes, aujourd'hui encore, ne songent pas à le tenter. Et pourtant le cours inéluctable des choses les y conduira, et l'adversité leur arrachera les concessions que la sagesse et la prévoyance n'auront pas su leur inspirer. « Il n'y a pas d'autre alternative : ou bien l'Europe devra retomber dans la barbarie par le despotisme, ou bien les cabinets devront accorder loyalement ce qui est légitime dans les aspirations de l'humanité vers la liberté. » Pestalozzi montre ensuite que les Français ont fait une révolution juste: que les mouvements de cette nature, tout justes qu'ils soient, sont nécessairement accompagnés, à cause des résistances qu'ils rencontrent, de troubles sanglants, de désordres, d'excès de toute sorte ; ces excès ne doivent pas faire prendre le change sur la véritable nature des choses. Le roi et les nobles, vaincus et proscrits, excitent maintenant la pitié ; mais qu'on n'oublie pas que leurs malheurs sont mérités, qu'eux-mêmes sont les seuls auteurs de leur ruine ; qu'ils ne sont pas meilleurs que ceux qui maintenant les oppriment, et que, s'ils avaient été les plus forts, ils eussent, pour arriver à leurs fins, tout aussi peu ménagé le sang et respecté l'humanité. S'adressant ensuite à ses nouveaux concitoyens, les Français, Pestalozzi les adjure de donner pour fondement au nouvel ordre de choses le respect des droits et de la liberté de tous. « Citoyens, s'écrie-t-il, la génération actuelle, avec laquelle vous devez édifier votre oeuvre, est née et a été nourrie dans le despotisme. Ce despotisme, contre lequel vous luttez, n'est pas autre chose qu'une prétention arbitraire, de la part du petit nombre, à disposer de la vie et des biens du grand nombre. Et aujourd'hui on voit se manifester de plus en plus dans votre peuple une prétention arbitraire, de la part du grand nombre, à disposer de la vie et des biens du petit nombre. Voilà le péril qu'il s'agit de conjurer. Législateurs, il faut mettre un terme aux licences que la majorité se croit permises envers la minorité ; ou bien il arrivera que la minorité, plus rusée et plus riche, saura bientôt remettre à la chaîne cette majorité désordonnée dans laquelle elle ne voit toujours que ses esclaves échappés.» Il engage en même temps la France à ne pas menacer les nations voisines, à renoncer à la propagande révolutionnaire : les peuples d'Europe ne sont pas mûrs pour le régime démocratique, et les réformes dont ils ont besoin pourront leur être données par leurs gouvernements actuels, sans bouleversement et sans violences. En terminant, il se tourne vers « le premier des princes allemands», et lui demande un grand acte de sagesse et de patriotisme : « Empereur d'Allemagne, si jamais un peuple mérita d'obtenir, par la garantie légale de ses droits, un plus haut degré de bien-être et de force politique, c'est le peuple allemand. C'est un peuple honnête, content de peu, aimant l'ordre et la justice ; l'anarchie est contre son naturel ; il ne demande rien que la sécurité de son foyer et la paix de sa chaumière. » Le livre s'achève par une vision. Le génie de l'Allemagne apparaît aux princes assemblés : il éclaire leurs yeux, il les fait rougir de leurs fautes ; à sa voix, les princes promettent de ne chercher que la vérité, de restaurer les antiques vertus allemandes, de rendre à leurs peuples leurs anciens droits. « Je vis alors les princes d'Allemagne unis avec leurs peuples, et j'entendis la voix du génie qui s'écriait: La patrie est sauvée! Mon coeur battit. et je m'éveillai de mon rêve. »

Pestalozzi n'alla pas à Paris. La tournure que prirent les événements en France après le 31 mai 1793, et lorsqu'eut éclaté la guerre civile, fut probablement la raison qui l'en empêcha. Une lettre adressée à ce moment à une jeune nièce de sa femme fait voir que, chez les siens, le désir qu'il avait manifesté de se rendre à Paris avait éveillé de sérieuses inquiétudes, et qu'on lâchait de le "détourner de ce projet. Pestalozzi (qui écrit en allemand) rassure la jeune fille en ces termes : «Tranquillise-toi au sujet de cette affaire ; il n'est maintenant pas probable que j'aille en France, et, si je devais y aller un jour ou l'autre, je ne me risquerais en aucune façon dans les orages de la politique ; j'y passerais quelques mois bien tranquille derrière mon pupitre, à vaquer à des travaux littéraires, et ensuite je reviendrais bien vite chez moi pour en achever l'élaboration dans un petit coin paisible ; mais, encore une fois, cela même n'est maintenant pas probable. » A cette lettre, Mme Pestalozzi, qui jamais ne partagea les enthousiasmes de son mari, avait ajouté quelques lignes de sa main, en français germanique, pour remercier sa nièce de sa sollicitude a l'égard de son mari ; elle disait : « Si en ce moment tu aurais été présente à la place de ta chère lettre, je t'en aurais serrée dans mes bras à verser des larmes comme témoin de ma sensibilité, que tu joignes tes voeux avec le nôtre, d'encourager ton oncle, le plus tendre père et époux, qu'il reste dans le sein de sa famille ; mais il le fera, il ne nous quitte pas si légèrement au moins qu'il en est sûr, ce qu'il entreprend [lire : « il ne nous quittera pas à la légère, à moins d'être sûr de ce qu'il entreprendra »], ou jusqu'à ce que ce peuple féroce prête l'oreille à l'humanité ; il est vrai, on insiste [probablement Schweizer], mais cela change toujours, et la bonne Providence fera le reste. »

Dans l'automne de 1793, Pestalozzi se rendit à Richterswyl, sur les bords du lac de Zurich, dans la maison de son cousin, le Dr Johannes Hotze. Il y passa tout l'hiver de 1793 à 1794. Pendant ce séjour à Richterswyl, il fit la connaissance de Fichte, qui habitait alors Zurich, et qui vint plusieurs fois le voir dans sa retraite. Fichte était emporté alors par le même courant d'idées que Pestalozzi ; il venait de publier deux écrits d'un caractère tout politique, la Revendication de la liberté de penser à l'encontre des princes de l'Europe qui l'ont jusqu'ici comprimée, et les Contributions au redressement des jugements du public sur la Révolution française. Pestalozzi méditait l'oeuvre de philosophie sociale dans laquelle il voulait exposer « les fondements de sa politique » ; il l'intitulait, à ce moment : Intervention de la nature humaine entre les opinions en lutte au sujet du droit civil de l'homme. Il écrivait à ce sujet à Emmanuel de Fellenherg (16 janvier 1794) : « J'ai constaté avec satisfaction, en m'entretenant avec Fichte, que j'étais arrivé par mes expériences personnelles à peu près aux mêmes résultats que la philosophie kantienne ». La liaison entre Fichte et Pestalozzi se transforma bientôt en une solide et durable amitié : le philosophe allemand resta toujours en correspondance avec le pédagogue suisse, et en 1807, dans ses Discours à la nation allemande, il rendit à la méthode pestalozzienne un éclatant hommage.

Tout en méditant sur d'obscures questions de métaphysique et de morale, Pestalozzi suivait avec un intérêt passionné la lutte héroïque des républicains français contre la coalition des rois. On a retrouvé de cet intérêt un témoignage curieux dans un manuscrit publié par Otto Hunziker en 1897 : c'est un mémoire rédigé en février 1794, où Pestalozzi propose au gouvernement révolutionnaire un moyen de préserver la nation de la disette qui la menace: il consiste à faire planter immédiatement des pommes de terre en quantité suffisante. Pestalozzi établit, par des calculs minutieux, que deux cents millions de corbeilles de pommes de terre sont l'équivalent, comme valeur alimentaire, de quinze a seize millions de quintaux de blé, et que par conséquent la culture généralisée des pommes de terre épargnerait à la France le quart de sa consommation de blé. Il suggère, pour obtenir la récolte nécessaire, l'emploi de moyens « révolutionnaires » analogues à ceux qui avaient déjà été employés avec succès dans d'autres circonstances :

« Je conseillerais de faire composer d'urgence par le meilleur poète un chant national à la louange de la culture des pommes de terre, et de mettre en parallèle le mérite de cette plantation, au moment actuel, avec le mérite d'autres grands efforts nationaux, comme la défense de Lille et le déblocus de Landau.

En outre, je conseillerais de donner à cette plante, par un décret solennel, le nom de plante du salut public ou de plante de l'indépendance. De plus, de prescrire pour le mois de mars une fête nationale, appelée fête de la pomme de terre ; dans cette fête, les autorités constituées de toutes les municipalités, accompagnées de la jeunesse de chaque commune, iraient visiter et inspecter solennellement tous les terrains qui ont été destinés à cette culture, même les plus petits, ceux que de jeunes enfants pourront avoir mis en état. Enfin, au mois de juillet, avant qu'on mette la dernière main aux travaux de culture de cette plante, une seconde inspection solennelle aurait lieu pour s'assurer du bon état de toutes les plantations, et pour intervenir d'une manière efficace là où les travaux seraient trouvés insuffisants. »

Mais il ne s'agit pas seulement de déterminer un grand mouvement national pour la culture de la précieuse plante, en faisant comprendre aux citoyens que « si un frère d'armes couche à terre, avec sa baïonnette, un, deux, trois ennemis, un planteur de pommes de terre conservera peut-être l'existence de vingt de leurs fils et de leurs amis » ; il faut encore réussir à persuader aux républicains que leur devoir est de manger des pommes de terre au lieu de pain, et que « dans le blocus général de la patrie il n'est pas permis de faire les délicats ». Comment y parvenir? « Je n'ai rien à dire là-dessus qu'un seul mot, s'écrie Pestalozzi. Tell dit à son enfant : Reste immobile! Il resta immobile, et le père perça d'un trait la pomme sur la tête de l'enfant, sans le blesser. Citoyens, ne soyez pas plus faibles que le fils de Tell: montrez-vous résolus, avec une calme énergie, partout où le besoin l'exige, à épargner le pain, à manger des pommes de terre, comme à combattre sur le champ de bataille, et vous sauverez la patrie ! »

Il est important de le constater : à ce moment où la France se trouvait au plus fort de la crise révolutionnaire, Pestalozzi n'a pour les républicains français que des paroles de sympathie sans réserve ; il manifeste pour la Fiance, pour la « patrie bloquée », des sentiments de tendresse filiale ; il forme les voeux les plus ardents pour le triomphe de ses nouveaux concitoyens. Il écrit une Dédicace au peuple français pour la placer en tête du livre auquel il consacrait à ce moment ses méditations, et voici comment il s'y exprime : « Depuis que tu m'as élu pour l'un de tes citoyens, le rêve de cet ouvrage occupait mon âme, ainsi que ta destinée. Maintenant il est achevé, et je le dépose sur ton autel, avec une joie intime de n'être plus un étranger au sein du peuple dont le sang coule avec tant de force pour le droit du genre humain. La terre entière te doit, comme moi-même, de la gratitude pour ce sang ; mais elle demande, avec dérision, aujourd'hui encore : Quoi, pour tout le sang versé sans exception ? Je réponds hardiment : Oui, pour tout le sang versé, sans exception, en tant qu'il a attiré l'attention de la terre sur le droit et la force du genre humain. »

Après la victoire, quand on put espérer que la paix permettrait de s'occuper de l'organisation de l'instruction populaire, Pestalozzi entra en rapports avec le Comité d'instruction publique. Les procès-verbaux de ce Comité nous montrent (26 et 30 brumaire an III, 16 et 20 novembre 1794) Pestalozzi offrant d'abord au Comité « la traduction des principales guerres des Suisses contre les despotes», et annonçant « qu'il se proposait de faire, avec l'approbation du Comité, un second ouvrage qui contiendrait ce qu'il y a de plus démocratique, utile et sage dans le gouvernement des Helvétiens » ; puis faisant, savoir « qu'il se proposait de composer des ouvrages élémentaires propres à consolider la liberté française par la régénération des moeurs et l'expansion des lumières » : le Comité chargea Grégoire de lui exprimer sa satisfaction. Mais Pestalozzi ne parait pas avoir donné suite à ces projets. Il subit bientôt l'influence du mouvement de réaction qui entraîna violemment les esprits pendant la période thermidorienne. Son exaltation tomba, et, tout en continuant d'aspirer ardemment au relèvement moral et matériel des masses, il en vint à désavouer non seulement le « sans-culottisme », c'est-à-dire les procédés révolutionnaires, mais ce qu'on le verra appeler « l'idéalisme français », la « conception idéale des droits de l'homme ». Et néanmoins il se souvient toujours de sa qualité de citoyen français, qu'il semblera même afficher quelquefois avec une complaisance particulière au milieu de la lutte des partis dans son canton natal.

Pestalozzi se trouvait de nouveau à Richterswyl lorsque éclatèrent les troubles connus dans l'histoire suisse sous le nom d' « affaire du mémorial ». Les bourgeois de Zurich jouissaient sur tout le territoire du canton d'un monopole commercial : les habitants des campagnes devaient acheter d'eux le coton, matière première de leur industrie ; le coton, une fois filé et tissé, devait être blanchi dans la ville et ne pouvait être vendu qu'à un bourgeois. La commune de Stäfa ayant adressé au gouvernement zuricois un Mémorial pour demander l'abolition de ce monopole (novembre 1794), il y fut répondu par des condamnations à l'amende, à l'exil et à la prison. Sur ces entrefaites, le boursier de la commune, Bodmer, découvrit dans les archives de Stäfa deux anciennes chartes de 1489 et de 1532 qui accordaient aux paysans la liberté d'industrie et l’admission aux emplois de l'Etat ; appuyés sur ces documents, les habitants des communes du bord du lac osèrent élever la voix et réclamer les droits que ces chartes leur garantissaient. Mais les gouvernants zuricois, résolus à réprimer les velléités d'indépendance de leurs sujets, levèrent des troupes, firent occuper Stäfa, et frappèrent le village d'une lourde amende ; deux citoyens de Stäfa, deux de Kusnacht et deux de Horgen furent arrêtés : le cri public, à Zurich, réclamait leurs têtes ; toutefois, le Conseil des Deux Cents n'osa pas aller jusque-là : Bodmer et Fierz furent condamnés à la détention perpétuelle ; des quatre autres, un à vingt et trois à dix ans de prison (sept. 1795). On voit, par des lettres de Lavater, qu'on soupçonna un moment Pestalozzi d'être le rédacteur du Mémorial de Stäfa (oeuvre du potier-poète Neracher), et que sa liberté fut menacée. Pestalozzi ne s'était pas mêlé de la rédaction du document incriminé ; mais, s'il ne prit pas une part directe aux revendications des campagnards, il ne cacha pas du moins la sympathie que lui inspirait leur cause, et l'on a retrouvé et publié plusieurs écrits datant de cette époque, dans lesquels il s'efforce d'amener les gouvernants zuricois à faire des concessions. L'un de ces écrits (An die Seegemeinden, juillet (1795) est signé « Pestalozzi, citoyen zuricois et citoyen français ». Dans un mémoire adressé au gouvernement zuricois, il représenta que « les citoyens des campagnes, égarés par une conception idéale des droits de l'homme, se sont laissés aller à émettre des voeux dont l'accomplissement eût pu devenir dangereux pour la patrie. Ils sont certainement purs de tout penchant à la démocratie, et au fond ils ne visaient qu'à l'amélioration de leurs conditions économiques. Mais il faudrait que le gouvernement manifestât sa volonté de satisfaire à ce qu'exigent les besoins de la campagne. » On ne l'écouta pas.

Les années 1796 et 1797, où Pestalozzi acheva l'élaboration de l'ouvrage philosophique auquel il travaillait depuis 1792, furent les plus douloureuses peut-être de la longue période que nous venons de parcourir ; après avoir en vain cherché de tous côtés une voie qui pût s'ouvrir à son besoin d'activité, il avait dû reconnaître son impuissance. Les temps étaient mauvais. En Suisse, les oligarchies paraissaient déterminées à fermer l'oreille aux plaintes les plus légitimes, aux demandes les plus modestes. En France, le Directoire se voyait menacé par la réaction grandissante, et le parti royaliste levait audacieusement la tête dans les Conseils. Pestalozzi n'avait plus d'espoir de voir l'aube de la liberté luire sur son malheureux pays ; et, d'autre part, il sentait avec détresse s'appesantir sur lui-même l'étreinte toujours plus lourde de la misère. C'est dans une disposition d'esprit complètement désespérée qu'il fit paraître en 1797 son traité philosophique, en même temps qu'un recueil de fables.

Le recueil de fables porte le litre bizarre de Figures pour mon abécédaire (Figuren su meinem ABC buch ; Bâle, Samuel Flick) ; cet « abécédaire » n'est autre chose que Léonard et Gertrude, que Pestalozzi, dans la préface de la troisième partie, appelait « un abécédaire de l'humanité ». L'auteur a voulu résumer, sous la forme de courts apologues, les vérités morales qu'on retrouve dans les pages de sort roman populaire. Le premier de ces apologues ; qui sert de préface, est intitulé le Peintre ; en voici la traduction :

« Il était là debout — ils se pressaient autour de lui, et l'un d'eux dit : Tu es donc devenu notre peintre? Tu eusses vraiment mieux fait de nous faire des souliers. Il leur répondit : Je vous aurais fait des souliers, j'aurais porté des pierres et puisé de l'eau pour vous, je serais mort pour vous, mais "vous n'avez pas voulu de moi ; et il ne m'est resté, dans le vide forcé de mon existence foulée aux pieds, d'autre ressource que d'apprendre à peindre. »

Ce recueil contient plus de deux cents fables ; elles sont écrites dans une prose concise et imagée, et plusieurs ont une réelle valeur littéraire.

Quant à l'essai philosophique dans lequel Pestalozzi a déposé le résultat de ses expériences et de ses méditations, il était maintenant intitulé Mes recherches sur la marche de la nature dans le développement du genre humain (Meine Nachforschungen über den Gang der Natur in der Entwicklung des Menschengeschlcchts ; Zurich, Henri Gessner), et l'auteur, qui ne songeait plus à le dédier au peuple français, l'avait fait précéder d'une « Adresse à un noble personnage, que je ne nomme pas par respect, mais qui pourra reconnaître que c'est lui seul que j'avais en vue ». Ce noble personnage était son ami Daniel de Fellenberg.

Pestalozzi considérait cet ouvrage comme le plus important de ses écrits ; il s'est plaint qu'on n'ait pas apprécié, comme elle le méritait, sa tentative philosophique. Bien des années plus tard, en réimprimant en 1821 les Nachforschungen dans l'édition complète de ses oeuvres, il déclarait que « le silence de ses contemporains à l’égard de ce livre lui était douloureux », et il les invitait de nouveau à l'examiner et à le réfuter au besoin. Il faut noter, pourtant, qu'en 1797 le livre n'avait pas passé complètement inaperçu. L'illustre Herder en avait parlé en termes élogieux, appelant l'auteur « un génie chez qui parlent à la fois une forte intelligence et un coeur blessé », et disant de son oeuvre : « Cet écrit est bien complètement un produit de ce génie philosophique allemand qui ne raisonne ni à la française, ni à l'anglaise ». Un jeune ecclésiastique bernois, disciple de Fichte, J.-R. Fischer, qui alla rendre visite à Pestalozzi en décembre 1797, écrivait à ses amis, après avoir lu les Nachforschungen : « Avec Pestalozzi on n'admire pas tranquillement ; on est saisi d'étonnement, on est emporté vers les hauteurs de la dignité morale. Il me semblait lire un prophète. »

Les Recherches sur la marche de la nature dans le développement du genre humain sont d'une lecture laborieuse, et il ne serait pas aisé d'en donner une analyse claire et complète. Il suffira d'indiquer brièvement le point de vue de l'auteur.

Pestalozzi cherche à s'expliquer les contradictions qu'il constate dans la nature humaine ; et il pense s'en rendre compte en distinguant dans l'homme trois états différents qui font de lui un être triple: l'homme animal, l'homme social, l'homme moral.

« Je suis à la fois, dit-il, un produit de la nature, un produit de la société, et un produit de mon propre moi.

« Comme produit de la nature, je me fais du monde une idée qui est celle d'un animal n'existant que pour lui-même.

« Comme produit de la société, mon idée du monde est celle d'une créature qui se trouve liée aux autres hommes par un contrat.

« Comme produit de mon propre moi, mon idée du monde est indépendante de l'égoïsme de ma nature animale et des liens de mes rapports sociaux ; je le considère uniquement au point de vue de son influence sur mon ennoblissement intérieur. »

L'homme pouvant se placer à ces trois points de vue différents, la conception de la vérité et du droit change suivant qu'elle s'appuie sur l'instinct animal, sur les conventions sociales, ou sur le sens moral.

« J'ai donc en moi-même une vérité animale, c'est-à-dire la faculté de considérer toutes les choses de ce monde au point de vue d'un animal qui n'existe que pour lui seul.

« J'ai une vérité sociale, c'est-à-dire la faculté de considérer toutes les choses de ce monde au point de vue d'une créature qui est liée à ses semblables par un contrat social.

« J'ai une vérité morale, c'est-à-dire la faculté de considérer toutes les choses de ce monde indépendamment de mes besoins animaux et de mes rapports sociaux, au seul point de vue de ce qui peut contribuer à mon ennoblissement intérieur.

« Par conséquent, il y a un droit animal ou naturel, un droit social, et un droit moral ; et voilà pourquoi, en analysant les mobiles de mes actions, je les trouve fondés tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre de ces droits contraires qui coexistent en moi. »

C'est en disciple de Rousseau que Pestalozzi dépeint ce qu'il appelle l'état de nature, et explique ensuite l'origine des diverses institutions sociales, propriété, autorité, noblesse, souveraineté, etc. Mais sa conception de la moralité lui appartient en propre, et c'est par elle qu'il se rapproche, comme Fichte l'avait dit, des conclusions de Kant.

« J'ai la faculté — continue Pestalozzi — de considérer toutes les choses de ce monde, abstraction faite de mes besoins animaux et de mes rapports sociaux, au seul point de vue de ce qui peut contribuer à mon ennoblissement intérieur, et de ne les rechercher ou de ne les rejeter que par celle unique considération. Celle faculté existe en moi d'une manière indépendante, elle n'est en aucune façon une conséquence de quelque autre des facultés de ma nature.

« Elle est, parce que je suis, et je suis parce qu'elle est.

« Elle naît de ce sentiment gui est inhérent à mon être : Je me perfectionne moi-même, quand je fais de ce que je dois la loi de ce que je veux.

« Comme animal et comme être social, cette faculté m'est étrangère. L'homme n'a pas plus besoin de moralité comme être social, qu'il n'est susceptible de moralité en tant qu'animal. Nous pouvons vivre en société sans moralité ; nous faire du bien les uns aux autres, respecter nos droits réciproques, sans aucune moralité.

« La moralité est tout individuelle, elle n'existe pas d'un homme à un autre.

« Nul ne peut sentir pour moi que j'existe. Nul ne peut sentir pour moi que je suis moral. »

Et ailleurs : « C'est la volonté qui rend l'homme clairvoyant, et c'est la volonté qui le rend aveugle. C'est la volonté qui le fait libre, c'est la volonté qui le fait esclave. C'est la volonté qui fait de lui un juste ou un scélérat. »

Il y a là une conception de la personnalité morale, du moi intérieur trouvant dans son propre vouloir la loi supérieure de sa nature, qui était faite pour plaire à Fichte, au philosophe qui chercha dans le moi humain la base de sa métaphysique et le centre du monde moral.

La façon dont Pestalozzi envisage la religion est particulièrement intéressante à noter. Il est resté, sur ce point, tout pénétré des vues de l'Illuminisme. La vraie religion, dit-il, n'est pas autre chose que la moralité. Mais il y a aussi une « religion animale » et une « religion sociale ». L'homme se fait un Dieu, afin de le craindre, afin de trouver dans cette croyance la force nécessaire pour résister à ses instincts égoïstes ; il se crée une espérance par delà le tombeau, parce que la vertu seule n'aurait pas assez d'attrait pour lui et qu'il sent le besoin d'y joindre la perspective d'une récompense. Ces formes inférieures de la religion reposent sur des croyances erronées ; toutefois, comme elles répondent à des besoins que l'homme éprouve en tant qu'animal et en tant qu'être social, elles ont leur utilité. « L'homme doit respecter l'erreur de la religion naturelle et l'imposture de la religion d'Etat, aussi longtemps qu'elles peuvent contribuer à produire la disposition intérieure qui est l'essence même de la vraie religion ; il ne doit pas les respecter, si elles produisent la disposition contraire. La nature conduit elle-même l'homme dans cette voie : elle lui a donné la faculté d'approprier par une transformation intérieure toute religion aux besoins de sa conscience. »

Voilà donc la conclusion de Pestalozzi, qui, dans la pratique, se rapproche beaucoup de celle du Vicaire savoyard : accepter les religions établies, mais en se réservant de transformer à son propre usage, par une interprétation personnelle, la religion dans laquelle le hasard vous a fait naître. Grâce à cette doctrine, Pestalozzi pourra s'accommoder des formes extérieures du christianisme ; n'attachant d'importance qu'au résultat moral, le dogme et les pratiques du culte restent pour lui chose indifférente.

La page qui sert d'épilogue aux Nachforschungen, et que l'auteur appelle lui-même une « lamentation ». exprime le profond découragement avec lequel Pestalozzi, jetant un regard en arrière sur sa vie perdue, contemplait à ce moment sa destinée : « Je connais un homme — dit-il — en qui résidait la candeur de l'innocence et une foi dans les hommes que peu de mortels connaissent ; son coeur était fait pour l'amitié, l'amour était sa nature et la fidélité son penchant le plus intime. Mais il n'était pas fait pour le monde, il n'était propre à y occuper aucune place. Et le monde, qui le trouva ainsi, ne demanda pas si c'était par sa propre faute ou par la faute d'autrui ; il le brisa de son marteau de fer, comme le maçon brise une pierre inutile, dont les fragments ne sont bons qu'à remplir les interstices. Ainsi brisé, il croyait encore à l'humanité plus qu'à lui-même ; il se proposa une tâche, et pour s'y préparer il apprit au milieu de sanglantes douleurs ce que peu de mortels eussent pu apprendre. Il ne pouvait plus être placé aux premiers rangs, et il n'y prétendait pas non plus ; mais pour sa tâche spéciale nul ne pouvait être plus utile que lui. Il attendit alors la justice de ses semblables, qu'il aimait toujours avec ; candeur. Mais il ne l'obtint pas. Les gens qui se constituèrent ses juges, sans l'avoir entendu, persistèrent à déclarer qu'il était impropre à tout usage. Ce fut là le grain de sable jeté dans la balance, qui décida de sa ruine. Il n'est plus ; tu ne le connais plus : ce qui reste de lui ne sont plus que des traces éparses de son existence foulée aux pieds.

« Il est tombé ; ainsi tombe de l'arbre un fruit encore vert, quand le vent du nord l'a blessé dans sa fleur et que des vers rongeurs ont dévoré ses entrailles. Passant, accorde-lui une larme ; lorsqu'il tomba, il inclina encore sa tète contre le tronc aux branches duquel il avait vécu son été maladif, et murmura : « Je veux, en mourant, nourrir encore ses racines ». Passant, épargne le fruit tombé qui se décompose, et laisse la poussière de ses débris nourrir encore les racines de l'arbre aux branches duquel il a vécu son été maladif. »

VI

Pestalozzi et la Révolution helvétique

(1798-1801).

Renversement du régime oligarchique en Suisse, établissement de la République helvétique (janvier-avril 1798). Pestalozzi à Aarau. Il propose au directoire helvétique la création d'un institut d'éducation. Ses brochures politiques. — Il devient rédacteur du Helvelisches Volksblatt (août-décembre 1798). — Troubles du Nidwald : appréciations politiques de Pestalozzi. — Création de l'Orphelinat de Stanz. Pestalozzi en devient directeur (décembre 1798). La guerre l'oblige à quitter Stanz (juin 1799). — Fischer à Burgdorf ; Pestalozzi s'y rend aussi (octobre 1799) ; ses travaux, création de sa « méthode ». Mort de Fischer (4 mai 1800). Association de Pestalozzi avec Krüsi, Buss et Tobler (mai-juin 1800). Premier exposé fait par Pestalozzi de sa méthode (juin 1800). Le gouvernement helvétique accorde à Pestalozzi le château de Burgdorf (juillet). Pestalozzi annonce la création d'un pensionnat de garçons et d'une école normale (octobre). — Publication de Comment Gertrude instruit ses enfants (1801).

Mais les choses allaient prendre une tournure nouvelle, par le revirement politique qui, en France, rendit de la vigueur au parti républicain, par la Révolution helvétique qui en fut la conséquence, et par la possibilité donnée enfin à Pestalozzi, redevenu plein d'espoir et de confiance en l'avenir, de prendre une part active aux affaires publiques.

Le complot royaliste, à Paris, fut déjoué le 18 fructidor an V (4 septembre 1797). L'Autriche, vaincue, signa le traité de Campo-Formio (17 octobre). Le moment était venu où l'ancien régime qui se maintenait encore en Suisse par les proscriptions et la terreur allait se voir arracher par la force les concessions qu'il avait refusées. Les exilés suisses, à Paris, pressaient le Directoire d'intervenir dans les affaires de leur pays. Le premier syndic de Bâle, Pierre Ochs, cousin d'Iselin, se rendit à Paris pour négocier au nom du parti démocratique les conditions de cette intervention. Pestalozzi appelait de tous ses voeux une alliance de la République française avec les démocrates des cantons helvétiques ; c'était, pensait-il, le seul moyen d'obtenir la liberté. En janvier 1798, Pâle abolissait le gouvernement aristocratique, les Vaudois se révoltaient contre Berne, une armée française entrait dans le pays de Vaud ; en février, la révolution éclatait à Zurich, et Pestalozzi prenait la cocarde des révolutionnaires ; enfin en mars, après quelques combats, Berne capitulait. A la vieille ligue des treize cantons, les patriotes vainqueurs substituèrent (avril 1798) la République helvétique une et indivisible, dans laquelle les pays autrefois sujets eurent les mêmes droits que leurs anciens maîtres. Un Sénat et un Grand-Conseil exercèrent le pouvoir législatif ; le pouvoir exécutif fut remis à un directoire de cinq membres, assisté de six ministres ; chacun des dix-neuf cantons entre lesquels la constitution divisa le territoire helvétique fut administré par un préfet et une chambre administrative.

Plusieurs des hommes que les événements venaient de porter au pouvoir étaient des amis personnels de Pestalozzi, entre autres le directeur Luc Legrand (1755— 1836), de Bâle, l'un des plus nobles caractères de ce temps-là ; le ministre de l'intérieur, le médecin Albert Rengger (1764-1835), fils du pasteur de Gebistorf dont il a été parlé p. 1574 ; et le ministre des arts et sciences, le professeur de philosophie Ph.-Albert Stapfer (1766-1840). C'était dans les réunions de la Société helvétique, auxquelles il avait recommencé à assister depuis 1795, que Pestalozzi avait rencontré ces représentants d'une génération nouvelle, qui voulait sérieusement des réformes et qui sut les accomplir.

II était aussi en rapports avec un groupe de jeunes gens, tous Bernois, Zehender dit du Gurnigel, J.-R. Fischer (que nous avons vu rendre visite à Pestalozzi en décembre 1797), J.-B. Steck, May de la Schadan, Otth, qui avaient été (Zehender excepté, l'aîné des cinq) les élèves de Fichte et les condisciples de Herbart à Iéna (1795-1797), et qui, dès le lendemain de la Révolution helvétique, s'employèrent activement au service de leur pays : Steck fut le premier secrétaire général du directoire helvétique ; Fischer devint le principal collaborateur du ministre Stapfer ; May, d'abord l'un des secrétaires du directoire, fut un moment, après Stapfer, ministre des arts et sciences (1800).

Dès les premiers jours de mai, Pestalozzi, qui s'était rendu à Aarau auprès du directoire helvétique, rédige, sur l'invitation de celui-ci, un appel aux habitants des anciens cantons démocratiques (Zuruf an die Bewohner der vormals demokratischen Kantone) pour les engager à se rallier à la nouvelle constitution. Le directoire décida (18 mai) l'impression de cet appel à 4000 exemplaires.

Le 21 mai, en l'absence du ministre Stapfer, qui se trouvait encore à Paris, Pestalozzi écrit à Meyer, ministre de la justice :

« Citoyen ministre, convaincu que la patrie a un pressant besoin de réformer l'éducation et les écoles de la classe inférieure du peuple, et assuré qu'au moyen d'un essai de trois ou quatre mois les résultats les plus importants pourront être mis en lumière cl démontrés, je m'adresse, en l'absence du citoyen ministre Stapfer, au citoyen ministre Meyer, pour offrir à cet effet, par son intermédiaire, mes services à la patrie, et le prier de faire auprès du directoire les démarches nécessaires pour la réalisation de mon dessein patriotique. Salut républicain. Aarau, le 21 mai 1798. Pestalozzi, »

Quelques jours après, Stapfer était arrivé à son poste. Il songeait à la création d'une école normale d'instituteurs, et offrit à Pestalozzi de le charger de la direction de cet établissement. Pestalozzi refusa, disant que c'était dans une école d'enfants qu'il voulait d'abord essayer sa méthode, et il présenta à Stapfer le plan d'un établissement d'éducation conçu d'après les principes exposés dans la troisième partie de Léonard et Gertrude. Stapfer entra dans ses vues ; il rédigea pour le directoire helvétique un rapport détaillé, à la suite duquel un arrêté autorisa le ministre à mettre à la disposition du citoyen Pestalozzi une somme de 3000 francs pour la création d'un institut d'éducation. Des difficultés pratiques relatives au choix de l'emplacement empêchèrent l'exécution immédiate de ce projet, qui ne fut repris qu'en 1800 (voir p. 1595).

En attendant, Pestalozzi continuait à mettre sa plume au service du gouvernement helvétique, qui venait de prendre une attitude plus décidée par l'entrée au directoire de Pierre Ochs, le premier syndic de Bâle, et du Vaudois Laharpe (21 juin). Il publia diverses brochures de circonstance, un dialogue sur l'abolition de la dîme (Ueber den Zehnten), un mémoire sur la question des indemnités dues aux victimes des anciens gouvernements (Ein Wort an die gesetzgebenden Räthe Helvetiens, 22 juillet), et un écrit sur l'alliance française (An mein Vaterland, 24 août), où on lit entre autres : « Réjouis-toi, patrie : l'honnête homme ne peut plus être trompé, les menteurs sont démasqués. Non, la France ne t'a pas abaissée, elle ne désire pas t'abaisser. La grande nation veut la restauration de ta force à l'intérieur et de ton honneur à l'extérieur ; et ce qu'elle veut, elle le peut : tu n'en saurais douter, car elle l'a prouvé. Réjouis-toi, patrie! Les nuages de l'erreur sont dissipés, ta force est renouvelée ; la France te prend par la main, dans un sentiment de fraternelle égalité. »

En juin, Stapfer avait proposé au directoire helvétique la création d'un journal populaire hebdomadaire ; la même idée fut présentée, le 20 juillet, par Escher, de Zurich, au Grand-Conseil, qui l'approuva ; en conséquence, le 23, le directoire chargea Stapfer de « faire rédiger un journal populaire destiné à éclairer l'opinion et à instruire le peuple ». Stapfer choisit Pestalozzi comme rédacteur de ce journal, et lui adjoignit des collaborateurs distingués, entre autres Lavater et J.-H. Füssli ; le titre de ce périodique hebdomadaire fut Helvetisches Volksblatt ; le premier numéro parut le 8 septembre.

Les petits cantons catholiques avaient, dès le début, refusé de reconnaître la nouvelle constitution helvétique : il avait fallu vaincre leur résistance par les armes (mai). Ils se soumirent ; mais, trois mois plus tard, des mesures qui atteignaient le clergé dans ses intérêts (suppression de la dîme, séquestre mis sur les biens ecclésiastiques, etc.) amenèrent un soulèvement à Schwytz et dans le Nidwald. Des prêtres fanatiques, soudoyés par l'Autriche, avaient excité les montagnards à prendre les armes, leur promettant le secours des légions célestes et celui des soldats de l'empereur. Grâce aux efforts de magistrats patriotes, il fut possible de calmer l'effervescence du peuple de Schwytz, et d'empêcher dans ce district l'effusion du sang. Mais les insurgés du Nidwald refusèrent absolument d'écouter les propositions de paix que le gouvernement helvétique leur adressa ; et, après avoir épuisé toutes les tentatives de conciliation, le directoire fut obligé d'employer la force et de requérir l'intervention de l'armée française d'Helvétie. Lorsque le dernier délai qui avait été accordé aux rebelles pour faire leur soumission fut écoulé, le 9 septembre, le général Schauenbourg marcha sur Stanz.

Voici ce que Pestalozzi écrivait, dans une brochure intitulée Au peuple de l'Helvétie, au moment même où Schauenbourg recevait l'ordre d'occuper le Nid wald :

« L'heure est venue où le salut de la patrie va probablement devoir être acheté au prix du sang de quelques égarés, dont le coeur n'est sans doute pas entièrement mauvais, mais qui, par leurs actes criminels, sont devenus des rebelles et des traîtres à leur pays. Pleurez, citoyens! Que le sang de tout compatriote vous soit sacré ; mais que le bien de la patrie vous soit plus sacré que le sang des rebelles. Il faut que la patrie soit sauvée, — et Dieu prenne pitié des malheureux dont nous ne pouvons plus aujourd'hui ménager les biens et la vie sans immoler la patrie elle-même à leur crime. Oui, malheureux, la patrie pleure sur vous ; elle prendra soin de vos veuves et de vos orphelins ; mais il faut qu'elle mette un terme à vos crimes, et elle se doit à elle-même et au monde de faire connaître toute la folie par laquelle vous avez attiré sur vous votre infortune. »

Et il fait le tableau suivant de l'état moral de ces petits cantons dits « démocratiques », où les abus du passé trouvaient leurs derniers défenseurs, et les principes de la révolution leurs plus acharnés adversaires :

« Toute l'Europe a eu de vous jusqu'à présent une idée fausse ; elle croyait que dans vos montagnes existaient encore l'innocence, des moeurs pures et des vertus civiques. Mais ceux qui vous voyaient de près ne pouvaient se dissimuler que la masse de votre peuple était entretenue à dessein, et pour l'avantage de vos chefs, dans la stupidité et la fainéantise. Toujours vous avez foulé aux pieds les droits les plus sacrés, lorsque vous y trouviez le moindre profit ; toujours vous vous êtes montrés hostiles à quiconque était riche, à quiconque était instruit, actif et intelligent. Oui, vous n êtes plus qu'un peuple prêt à toutes les violences, un peuple sans lois ; la religion et la conscience ne réfrènent plus parmi vous la cupidité, la cruauté, l'ambition ; des intrigants achetés vous conduisent où ils veulent. »

Dans le troisième numéro du Helvetisches Volksblatt, paru peu de jours après la prise et l'incendie de Stanz, Pestalozzi publia sur les événements du Nidwald un article daté du 10 septembre, où, tout en déplorant le sang versé et en exprimant sa pitié pour les victimes de la guerre, il affirmait de nouveau avec énergie que le peuple du Nidwald avait mérité son sort : « La corruption morale et politique, dit-il, a dû. être bien profondément enracinée dans la masse de ce peuple, pour que l'odieux agent des prêtres, le capucin Paul, ait réussi à lui faire rejeter avec mépris, au nom d'un Dieu de charité, toute charité et toute conciliation ; pour qu'il ait pu l'acheter ainsi à prix d'or et l'amener, par la violation de toutes les règles du droit politique et du droit de la guerre, par l'oubli de tout sens moral, à exaspérer coutre lui l'ennemi au degré où il l'a exaspéré. »

En octobre, le gouvernement helvétique transféra son siège d'Aarau à Lucerne, et Pestalozzi l'y suivit. Ce fut alors que se produisit l'idée de créer dans le Nidwald un asile pour les orphelins que la guerre avait privés de leurs parents, et pour les enfants pauvres que leur famille était hors d'état d'entretenir. L'idée rencontra de l'opposition à Stanz même, auprès des autorités ; mais le directoire passa outre : un arrêté du 18 novembre créa l'établissement, et lui assigna pour siège les bâtiments extérieurs du couvent des Clarisses. Un second arrêté, du 30 novembre, détermina l'organisation de l'asile, et en confia la direction à Pestalozzi. Celui-ci accepta, et parce qu'il s'agissait d'une oeuvre de bienfaisance patriotique, et parce qu'il espérait trouver là le champ d'expériences qu'il avait réclamé et où il pourrait montrer la mise en action des idées qu'il avait exposées dans Léonard et Gertrude.

En partant pour Stanz (7 décembre 1798), Pestalozzi abandonna la rédaction du Helvetisches Volksblatt ; J.-R. Fischer, alors chef de bureau au ministère des arts et sciences, le remplaça comme rédacteur. Le neuvième numéro fut le dernier dont Pestalozzi eut à s'occuper ; on y trouve un article de lui intitulé Un mot sur l'enrôlement pour le service de la France. Il y adressait à ses compatriotes suisses un chaleureux appel pour le recrutement du corps de dix-huit mille auxiliaires que, conformément au traité d'alliance du 24 août 1798, la République helvétique devait fournir à la République française. Il leur disait : « Citoyens, ce n'est pas un petit honneur que d'aller apprendre l'art de la guerre à côté des légions de Bonaparte, de Jourdan et de Moreau, et de se former au service de la patrie dans l'héroïque armée des Français. Vous marcherez pour défendre la cause des Tell et des Winkelried contre tous les Gessler, la cause des peuples contre tous les oppresseurs, la cause du droit éternel contre les prétentions de la violence inique. Vous marcherez pour défendre l'autel de la liberté contre l'idolâtrie de l'esclavage, la cause de la lumière contre celle des ténèbres, la cause des temples et des écoles, de la raison et du travail, contre la barbarie, la sottise, la mendicité et la misère. Citoyens de l'Helvétie, il n'est pas vraisemblable que la guerre éclate: les rois n'oseraient pas s'y risquer ; mais, si elle éclate, la victoire de la France est votre unique salut ; et s'il devait arriver, ce qui n'est pas possible, que la France succombât, notre patrie serait perdue à jamais. Ce ne sera plus pour des rois, citoyens, que vous irez maintenant verser votre sang ; et, lorsqu'un de vous tombera au champ d'honneur, il ne sera pas mort en mercenaire d'un prince, il sera mort pour la patrie. »

Pestalozzi se rendait très bien compte des difficultés qu'il allait rencontrer à Stanz, et contre lesquelles il lutta héroïquement pendant les six mois que dura son séjour dans le Nidwald. Il avait néanmoins de généreuses illusions au début, comme le montrent les lettres qu'il adressa à sa femme, et à l'amie fidèle qui depuis vingt ans lui témoignait une intelligente sympathie, la baronne de Hallwyl.

A Mme Pestalozzi, l' « éternelle incrédule », il écrivait :

« J'entreprends la réalisation de l'une des plus grandes idées de l'époque. Si ton mari n'a pas été méconnu, s'il mérite en effet le mépris et les rebuts qu'on lui a infligés, il n'y a pas de salut pour nous. Mais si j'ai été mal jugé, si je vaux ce que je crois valoir, tu peux attendre bientôt de moi secours et appui. Mais pour l'instant tais-toi, chacun de tes mots me perce le coeur. Je ne puis supporter ton éternelle incrédulité. Ainsi, écris-moi des paroles d'espérance. Tu as attendu trente ans : attends encore trois mois. Je n'ai pas encore ici d'enfants ; on travaille aux réparations du bâtiment. Le gouvernement soutient l'entreprise avec sagesse et me montre de la bienveillance. »

A « la citoyenne Hallwyl, à Hallwyl », il envoyait ces lignes débordantes d'enthousiasme :

« Chère et bonne amie, cela marche, cela marche et tout va bien ! J'efface la honte de ma vie ; la vertu de ma jeunesse est renouvelée. Comme un homme qui, enfoncé des journées entières jusqu'au cou dans le bourbier, voit la mort s'approcher et l'accomplissement du plus pressant voyage rendu impossible, ainsi j'ai vécu des années, de longues années dans le désespoir et la rage de mon indicible misère. J'aurais voulu cracher au visage de ce monde qui m'entourait et contemplait mon impuissance. A quoi pouvais-je me cramponner pour me sauver? Mais maintenant me voilà tiré de ma fange ; je vois et je sens ma destinée redevenue l'égale de celle des autres hommes ; je suis de nouveau un homme, et c'est un bonheur pour moi que de me réconcilier avec mes semblables, même avec ceux qui ne se lassaient pas d'amener de l'eau dans la fosse de ma misère. Brisez la coupe de ma misère, et buvez dans un verre fraternel à ma délivrance, à mon oeuvre et à ma guérison ! Adieu. Venez me voir. Adieu. »

Ce que Pestalozzi se proposait de faire à l'orphelinat de Stanz, c'était ce que Glüphi avait fait à l'école de Bonnal. Il faisait alterner le travail manuel avec les leçons élémentaires de lecture, d'écriture et de calcul. Vivant tout le jour au milieu de ses enfants, mangeant et dormant avec eux, il réussit à gagner leur affection, malgré l'hostilité non déguisée que lui témoignait la population de Stanz. Toutefois, s'il se montra un admirable instituteur au point de vue de l'éveil du sens moral et de la formation du caractère chez des enfants incultes et délaissés, il ne réussit pas à organiser d'une manière satisfaisante son établissement sous le rapport matériel. Il n'avait avec lui, pour administrer la maison et faire la cuisine, qu'une femme de Lucerne, Francisca Theiler, aidée de sa fille. Il eût fallu d'autres auxiliaires encore, surtout des maîtres pouvant enseigner aux enfants les travaux industriels qui faisaient partie du programme. Les démarches faites pour procurer à Pestalozzi des aides restèrent sans résultat. Mais d'ailleurs, si ces aides eussent été mis à sa disposition, aurait-il su en tirer parti? Il allait à tâtons, cherchant sa voie, sans plan arrêté à l'avance ; il n'eût pu donner à ses collaborateurs des indications propres à les guider. « En réalité, a-t-il dit plus tard, personne ne pouvait m'aider ; je ne devais compter que sur moi-même. »

Le ministre de l'intérieur, Rengger, de qui relevait l'orphelinat, en avait confié la surveillance à deux fonctionnaires « patriotes » : Truttmann, sous-préfet d'Arth, délégué dans le Nidwald, et Businger, un ecclésiastique aux idées libérales, qui venait d'être envoyé à Stanz comme curé. Truttmann, si bien disposé qu'il fût envers Pestalozzi, ne put s'empêcher de voir ce que la marche de l'établissement laissait à désirer. Le 25 mars, il priait le ministre d'envoyer au plus vite des surveillants et des maîtres : « J'admire, écrit-il, le zèle du citoyen Pestalozzi et son infatigable activité ; il mérite honneur et reconnaissance ; mais je vois qu'il est hors d'état de continuer la chose au-delà d'un certain point avec des résultats satisfaisants et de réaliser ses idées ». Le curé Businger fut plus explicite encore : « Tout homme clairvoyant, écrivait-il un peu plus tard au directoire helvétique, eût désiré voir le bon Pestalozzi dans n'importe quel autre poste plutôt que dans celui-là, pour lequel il n'était pas fait ». Mais J.-R. Fischer, s'étant rendu à Stanz, admira sans réserve : « La vue de mes enfants, à Stanz, l'avait transporté, — écrit Pestalozzi (Wie Gertrua, 1er lettre), — et, depuis le jour où il reçut cette impression, il a suivi toutes mes entreprises avec un véritable intérêt».

Les haines politiques étaient restées féroces, non seulement dans le Nidwald, mais dans les régions avoisinantes : au fond des campagnes, dans les vallées reculées, le fanatisme et l'ignorance entretenaient dans les coeurs des sentiments farouches ; on appelait ouvertement les armées impériales, on annonçait la prochaine extermination des « coquins » et des « canailles » qui soutenaient le gouvernement helvétique. On ne s'en tint pas aux paroles : l'incendie qui consuma Altorf (5 avril 1799) fut allumé, assure-t-on, par les mains des partisans de l'ancien régime, auxquels les moines n'avaient cessé de prêcher la destruction de ce « nid de patriotes ». Une nouvelle coalition venait de se former contre la France. Le chef d'une des armées autrichiennes était un Suisse au service de l'empereur, le général Conrad Hotze, le propre cousin de Pestalozzi, le frère du Dr Johannes Hotze de Richterswyl ; ce général fit occuper les Grisons par un de ses lieutenants ; Masséna réussit à reprendre Coire aux impériaux, mais l'archiduc Charles, qui avait battu Jourdan à Stockach le 25 mars, se préparait à entrer en Helvétie par Schaffhouse, tandis que Hotze s'avançait sur Walenstadt, que Korsakof et ses Russes occupaient le territoire zuricois jusqu'à la Limmat, et que Souvarof, accourant d'Italie, s'apprêtait à franchir le Saint-Gothard. Le directoire helvétique, ne se sentant plus en sûreté à Lucerne, transféra le siège du gouvernement à Berne (28 mai). Le 7 juin, sur l'annonce de l'arrivée à Stanz d'un corps de troupes françaises envoyé par Lecourbe, le commissaire du gouvernement helvétique, Zschokke, donna l'ordre à Pestalozzi d'évacuer immédiatement les locaux occupés par l'orphelinat, dont on avait besoin pour en faire un lazaret militaire. On rendit les enfants à leurs parents, sauf une quinzaine qui, n'ayant pas de famille, restèrent dans le bâtiment conventuel.

A peine le directoire helvétique était-il installé à Berne, que Pierre Ochs, le principal auteur de la révolution de l'année précédente, en fut éliminé : ainsi l'exigeait le gouvernement français, où Sieyès avait maintenant la haute main. Les « modérés » firent entrer au directoire helvétique leur chef, l'adroit politicien Dolder (le négociant de Wildegg qui avait été mêlé en 1790 aux arrangements financiers de Pestalozzi) ; l'influence de Laharpe fut désormais tenue en échec.

Pestalozzi, en quittant Stanz, reçut l'hospitalité chez Zehender, aux bains du Gurnigel, dans les montagnes bernoises : il y passa quelques semaines pour rétablir sa santé épuisée. « Fischer — a-t-il écrit en 1801 — m'avait fait connaître Zeliender, et je trouvai au Gurnigel des jours de réconfort. J'en avais besoin ; c'est miracle que je vive encore. Ces jours-là, Zehender, je m'en souviendrai tant que je vivrai : ce sont eux qui m'ont sauvé. Mais je ne pouvais vivre sans mon oeuvre. Des hauteurs du Gurnigel, je voyais se dérouler à mes pieds la belle vallée sans limites ; et cependant, devant ce spectacle, je songeais au peuple mal instruit bien plus qu'à la beauté du paysage. » Il redoutait que l'opinion publique ne vît, dans la fermeture de l'orphelinat, un échec de ses idées, et sa première préoccupation fut de prévenir une fausse interprétation en écrivant le récit détaillé de ce qui s'était passé à Stanz. Il commença la rédaction d'une apologie sous la forme d'une Lettre à un ami, qu'il ne termina pas alors. Ce fut seulement huit ans plus tard, en 1807, qu'à la demande de Niederer — un disciple devenu le théoricien de l'institut d'Yverdon — il la reprit et l'acheva ; cet écrit fut alors publié dans trois numéros du recueil périodique Wochenschrift für Menschenbildung, sous le titre de Pestalozzi et son établissement à Stanz (Pestalozzi und seine Anstalt in Stanz). Les contemporains immédiats ne connurent donc l'histoire de l'orphelinat de Stanz que par les commentaires malveillants des habitants de la petite ville. Mais le directoire helvétique avait conservé sa confiance à Pestalozzi, et il allait lui en donner une nouvelle preuve.

Fischer avait soumis au directoire helvétique, dès le mois de mai 1799, le projet d'une école normale d'instituteurs, qu'il se proposait d'ouvrir dans la petite ville bernoise de Burgdorf, si le gouvernement lui accordait son appui. Le directoire, par un arrêté du 20 juin, approuva le projet, nomma Fischer professeur extraordinaire de philosophie et de pédagogie, et lui concéda, en vue de l'école normale à fonder, la jouissance d'une partie du château de Burgdorf. Or, Pestalozzi, qui avait imaginé à Stanz une méthode d'enseignement simultané de la lecture, de laquelle il se promettait des résultats merveilleux, eut l'idée de soliciter l'autorisation d'expérimenter cette méthode dans les écoles de cette même ville de Burgdorf, en attendant qu'il pût retourner à Stanz, car il comptait y reprendre son poste sitôt la guerre terminée. A sa requête, Stapfer, dans un rapport au directoire du 29 juillet 1799, demanda pour lui la permission de « faire l'application de sa méthode de lecture dans les écoles de Burgdorf», et « une injonction aux autorités et aux instituteurs du lieu de concourir de tous leurs moyens à l'accomplissement de ses vues » ; il ajoutait que Pestalozzi, ne réclamant ni salaire ni titre, « se bornait à désirer qu'on lui assignât un logement dans une maison nationale ». Le directoire accueillit les propositions de Stapfer, accorda à Pestalozzi un logement gratuit au château de Burgdorf, et lui alloua par surcroît une indemnité trimestrielle de dix louis.

La méthode de lecture que Pestalozzi se proposait d'expérimenter consistait en ceci : Il faisait apprendre par coeur aux commençants l'alphabet sous cinq formes différentes, en joignant successivement les cinq voyelles à toutes les consonnes, en avant et en arrière : ab, ba, ac, ca, ad, da, af, fa, ag, ga, etc. ; eb, be, ec, ce, ed, de, cf, fe, eg, ge, etc. ; ib, bi, iç, ci, id, di, if, fi, ig, gi, etc. ; ob, bo, oc, co, 'od, do, of, fo, og, go, etc. ; ub, bu, uc, eu, ud, du, uf, fu, ug, gu, etc. Puis venaient les combinaisons d'une voyelle et de deux consonnes : bud, dub ; bic, cib ; fag, gaf. Enfin il faisait épeler des mots longs et difficiles, en partant de la syllabe initiale et en y ajoutant successivement les autres éléments du mot : eph, ephra, ephraïm ; buc, bucé, bucéphale ; apho, aphoris, aphorisme ; mu, muni, munici, municipa, municipali, municipalité. En outre, il s'occupait à l'élaboration d'une méthode simple pour l'enseignement du calcul. « Je remplissais, dit il, des cahiers entiers de séries de syllabes et de séries de nombres ; je cherchais par tous les moyens à simplifier le plus possible les éléments de l'épellation et du calcul, à les présenter sous des formes appropriées aux lois de la psychologie, et qui dussent conduire l'enfant, graduellement et sans lacunes, du premier pas au second, puis, une fois le second bien assuré, lui faire franchir rapidement et sûrement le troisième et le quatrième. »

Cependant, les armées autrichiennes et russes avaient envahi toute l'Helvétie orientale. L'archiduc. Charles, vainqueur, avait installé dans les cantons de Scliaffhouse. de Zurich et de Claris des gouvernements provisoires, qui rétablirent l'ancien régime. Si la coalition monarchique l'emportait sur la France, c'en était fait de la République helvétique. Et même si le succès des armes françaises — dont on pouvait désespérer à ce moment — prolongeait quelque ; peu l'existence de la jeune République, lés dissensions dans le sein même du directoire helvétique devaient faire prévoir une crise prochaine, de la quelle les « patriotes » n'étaient pas assurés de sortir vainqueurs.

La situation était donc des plus périlleuses, et s'assombrissait de jour en jour. L'éclatante victoire de Zürich (25 septembre), remportée par les soldats républicains de Masséna, sauva à la fois l'Helvétie et la France ; le cousin de Pestalozzi, le général Hotze, fut tué ce jour-là en disputant le passage de la Linth, tandis que Lavater était mortellement blessé d'une balle dans les rues de Zurich. Quelques jours plus tard, l'armée de Souvarof, qui avait franchi le Saint-Gothard, était rejetée de l'autre côté des Alpes, et la Suisse, son territoire libre désormais d'ennemis, put enfin respirer.

Ce fut en octobre seulement que Fischer s'installa à Burgdorf: le conseil communal l'avait nommé inspecteur de ses écoles, en attendant que le projet d'école normale pût être réalisé. Le ministre Stapfer écrivit à ce même moment au sous-préfet de Burgdorf, J. Schnell, pour lui recommander Pestalozzi et le prier d'aider celui-ci dans l'exécution de son plan. Pestalozzi, qui se rendit à burgdorf quelques jours après Fischer, fut admis, grâce à la bienveillance active de Schnell, à tenter ses « expériences pédagogiques » d'abord dans l'école des habitants non-bourgeois (Hintersässen-Schule), puis dans l' « école élémentaire des bourgeois ». Fischer s'intéressa aux essais de Pestalozzi : esprit philosophique, il cherchait à démêler les principes de la méthode, et il écrivit à ce sujet à l'un de ses amis, le Glaronnais Steinmüller, alors pasteur à Gais (canton du Sentis), une lettre datée du 20 décembre 1799, et que celui-ci publia l'année suivante : il en sera parlé plus loin.

Cependant, après la défaite et la retraite des envahisseurs étrangers, l'orphelinat de Stanz avait été réorganisé ; le ministre Stapfer proposa alors au directoire de replacer Pestalozzi à la tête de l'établissement. «Il s'occupe aujourd'hui — écrivit-il dans un nouveau rapport au gouvernement helvétique (18 novembre) — de perfectionner sa méthode d'instruction élémentaire à Burgdorf, et compte avoir achevé son essai dans trois ou quatre semaines. A cette époque, il ne cache pas qu'il se consacrerait de nouveau avec plaisir à l'établissement de Stanz. » Mais le directoire, sur des rapports en sens contraire du commissaire Zschokke et du ministre Rengger, décida que Pestalozzi ne retournerait pas dans le Nidwald, et que l'orphelinat resterait placé sous la surveillance du curé Businger (l'établissement cessa d'exister en 1802).

Sur ces entrefaites, Sieyès et son complice le général Bonaparte avaient mis fin à l'existence de la République française par un coup de force, et remplacé la constitution de l'an III par un ensemble d'institutions monarchiques, auquel ils conservèrent toutefois l'étiquette républicaine. Cet événement funeste ne devait pas tarder à avoir son contre-coup en Helvétie : le 7 janvier 1800, un coup d'Etat analogue eut lieu à Berne. Le directoire helvétique fut dissous, et Laharpe.

le chef des « patriotes », évincé du pouvoir ; les conseils remirent le gouvernement à une « commission exécutive » de sept membres, à la tête de laquelle se trouva placé l'habile Dolder. Rengger et Stapfer, dont les opinions étaient « modérées », conservèrent leurs ministères.

Pestalozzi, dans son école de Burgdorf, avait continué à travailler à la rédaction de ses cahiers d'épellation et de calcul. Ayant du renoncer définitivement à l'espoir de reprendre son oeuvre à Stanz, il songeait maintenant à réaliser son projet du 21 mai 1798 . la création d'un institut d'éducation, qui eût été placé à Neuhof ; il désirait en outre publier les livres élémentaires dont il préparait les matériaux. Il s'adressa de nouveau à l'amitié de Stapfer. Le ministre des arts et sciences, toujours zélé pour la réussite d'une oeuvre qu'il jugeait bonne, demanda à la commission exécutive d'accorder à Pestalozzi une avance de 1600 francs de Suisse (100 louis), payables en dix versements trimestriels de 160 francs ; cette avance était destinée à permettre de commencer l'impression des livres élémentaires, et à aider à la fondation d'un institut d'éducation ; pour faciliter la construction du bâtiment nécessaire, il demandait en outre que le gouvernement mît gratuitement à la disposition de Pestalozzi 200 arbres à prendre dans les forêts nationales aux environs de Neuhof. La commission exécutive accorda l'avance de 100 louis ; quant au bois de construction, elle répondit que « le triste état des forêts nationales dans l'Argovie ne permettait pas d'y faire de coupes », mais que les arbres pourraient être pris dans les forêts d'un autre canton, au choix de Pestalozzi (25 février 1800).

Pestalozzi exprima sa reconnaissance à la commission exécutive par la lettre suivante :

« Citoyens membres du gouvernement, jusqu'à cette heure j'avais craint de devoir mourir sans que ma patrie m'eût accordé son appui pour atteindre ce qui a été le but unique de ma vie. Vous pouvez juger, citoyens membres du gouvernement, combien mon coeur est transporté et combien je vous suis reconnaissant d'avoir par votre décision effacé ce doute de mon âme. Respect et fidélité à la patrie. Burgdorf, 6 mars 1800. Pestalozzi. »

La création de l'institut était donc assurée ; mais il fallait renoncer à l'installer à Neuhof, puisqu'on ne pouvait prendre du buis de construction dans les forêts de l'Argovie. La difficulté de trouver un autre emplacement allait retarder de quelques mois encore la réalisation du projet.

Cependant l'année scolaire était achevée, et à la fin de mars 1800 eut lieu, devant les membres de la commission scolaire de Burgdorf, l'examen des élèves de l'école élémentaire où Pestalozzi avait enseigné. C'était là une épreuve décisive, qui devait permettre de juger, par des faits palpables, de la valeur des procédés du maître. Les résultats de l'examen sont consignés dans une déclaration de la commission scolaire, adressée à Pestalozzi ; voici ce qu'on y lit :

« Ce que vous vous promettiez de votre méthode d'enseignement s'est réalisé, autant que nous pouvons en juger. Vous avez fait voir quelles forces existent déjà dans les plus jeunes enfants, et par quelle voie ces forces doivent être développées, chaque talent découvert, exercé et dirigé. Les étonnants progrès de vos jeunes élèves sont une preuve évidente que tout enfant est propre à quelque chose, lorsque le maître sait discerner ses aptitudes et les diriger avec la sagacité d'un psychologue. Votre façon d'enseigner montre comment doivent être posés les fondements de l'instruction, pour que sur ces fondements on puisse continuer à bâtir avec un profit réel. A cet âge de cinq à huit ans, où les enfants, soumis à la torture de l'ancienne méthode, apprenaient à connaître les lettres, à épeler et à lire, vos élèves n'ont pas seulement accompli cette tâche dans un degré de perfection inconnu jusqu'à présent, mais les plus habiles d'entre eux se distinguent déjà comme calligraphes, dessinateurs et calculateurs. Chez tous vous avez su éveiller et cultiver le goût de l'histoire, de l'histoire naturelle, du toisé, de la géographie, etc., de telle sorte que leurs futurs instituteurs, s'ils savent profiter avec intelligence de cette préparation, verront leur travail grandement facilité. Mais votre méthode a encore cet avantage sur celles qu'on a employées jusqu'ici : c'est qu'elle est particulièrement propre à être suivie dans la famille, et qu'une mère, une soeur aînée, ou même une servante intelligente, peut l'appliquer sans cesser de vaquer à ses occupations. Quel avantage pour les communes, pour les parents et pour les enfants! »

Pestalozzi venait enfin de gagner son procès, de prouver qu'il était bon à quelque chose, et que le rêve de sa vie n'était pas une chimère. Il avait alors cinquante-quatre ans.

Sa joie fut troublée par une nouvelle qui lui arriva de Neuhof, en avril. Son fils Jacques, dont la santé était de plus en plus ébranlée, venait d'être frappé d'une attaque de paralysie, et l'on craignait pour sa vie. Pestalozzi accourut auprès de lui. « Le malade, écrit Mme Pestalozzi dans son journal, resta neuf jours entre la vie et la mort. Sa chère femme et Lisbeth le soignèrent nuit et jour avec un infatigable dévouement. On me fit appeler de Hallwyl, et l'on appela aussi le cher papa, qui était à Burgdorf. » Une amélioration s'étant produite, Pestalozzi put bientôt retourner à sa lâche interrompue.

Son succès lui avait valu de l'avancement : ce fut en qualité d'instituteur de la seconde école de garçons (zweite Knabenschule) qu'il commença en mai 1800 la seconde année de son enseignement à Burgdorf. En même temps, un changement important s'accomplissait dans sa situation.

A cette époque, les calamités de la guerre avaient produit beaucoup de misère dans la Suisse orientale, et les habitants des cantons moins éprouvés eurent l'idée, pour venir en aide à leurs confédérés malheureux, de se charger de l'entretien d'un certain nombre d'enfants appartenant à des familles sans ressources. Des convois d'enfants furent en conséquence envoyés dans diverses villes de la Suisse centrale. Sur l'initiative de Fischer, la ville de Burgdorf avait vu arriver, en janvier 1800, une troupe de vingt-huit enfants pauvres, garçons et filles, envoyés du canton du Sentis par le pasteur Steinmüller, sous la direction d'un jeune instituteur nommé Krüsi (Voir Krüsi) ; un peu plus tard, un second convoi, venant du même canton, suivit le premier. Ces enfants furent placés dans des familles charitables, et Krüsi ouvrit une école à leur usage. Fischer, dont l'école normale n'était toujours qu'à l'état de projet, s'attacha Krüsi comme élève, en attendant d'en avoir d'autres, s'appliquant à lui donner les connaissances qui lui faisaient défaut. Mais une cruelle déception était réservée au jeune professeur de pédagogie : une décision de la commission exécutive, du 29 mars 1800, vint brusquement ruiner ses espérances ; l'ouverture de l'école normale dont il avait rêvé la création était indéfiniment ajournée. Fischer dut retourner à Berne reprendre ses fonctions de chef de bureau au ministère des arts et sciences ; et, presque immédiatement après, une maladie l'emporta brusquement (4 mai). Krüsi restait avec ses enfants appenzellois, sans direction. Pestalozzi, qui avait appris à connaître et à estimer le jeune instituteur, lui proposa alors de réunir leurs deux écoles en une seule, et Krüsi accepta celle association avec empressement.

Ce fut une bonne fortune pour Pestalozzi que d'avoir rencontré Krüsi ; car c'était un collaborateur qui pouvait suppléer à sa propre insuffisance pratique. Il conçut alors le projet d'une entreprise assez aventurée : la création à Burgdorf même de l'institut d'éducation qu'il rêvait. Krüsi avait à Bâle un ami, Appenzellois comme lui ; cet ami, Tobler, d'abord étudiant en théologie, puis précepteur, se trouvait à ce moment a la tête d'un pensionnat où avaient été placés quelques enfants pauvres venus de la Suisse orientale comme ceux qui avaient été amenés à Burgdorf. Krüsi parla de Tobler à Pestalozzi ; celui-ci exprima le désir de le voir se joindre à lui, et de trouver encore un autre collaborateur capable d'enseigner le dessin et le chant. Krüsi alla voir Tobler, qui lui indiqua, pour l'emploi de maître de chant et de dessin, un jeune Wurlembergeois, Buss, qui travaillait alors dans un atelier à Bâle comme relieur, mais qui connaissait la musique et aimait à dessiner. Buss accepta avec joie la proposition qui lui était faite, et se rendit aussitôt à Burgdorf (mai) ; quelques semaines plus tard, Tobler, à son tour, quittait Bâle pour se joindre à Pestalozzi.

« Notre association, a écrit Krüsi dans ses Souvenirs (Erinnerungen aus meinem pädagogischen Leben), se composait de quatre membres bien dissemblables et réunis par un singulier concours de circonstances : un fondateur qui, à sa haute réputation d'écrivain, joignait celle d'un songe-creux et d'un homme incapable de rien de pratique ; et trois jeunes gens : un précepteur qui, après une jeunesse négligée, s'était lancé tout à coup dans les études universitaires, et que son goût portait vers les expériences pédagogiques ; un relieur, qui consacrait ses heures de liberté à cultiver le chant et le dessin, ses délassements favoris ; et un instituteur de village, qui exerçait son métier de son mieux sans l'avoir appris. »

Sur ces entrefaites, le ministre Stapfer, le sous-préfet Schnell et quelques autres hommes d'initiative fondèrent (juin) une « Société des amis de l'éducation ». A peine constituée, cette Société chargea une commission d'aller étudier sur place la tentative pédagogique de Pestalozzi. Avant de se rendre à Burgdorf, la commission invita Pestalozzi à lui adresser un court résumé « de ses principes et de ses procédés ». Pestalozzi prit la plume et rédigea un mémoire d'une vingtaine de pages, qui porte la date du 27 juin 1800 ; c'est là qu'on trouve, pour la première fois, un exposé de ce qu'il appellera désormais « sa méthode ».

Quelques mois auparavant, de son propre aveu, il ne voyait pas encore clair dans ses idées ; maintenant, il a trouvé le fil conducteur. Et c'est une circonstance fortuite, nous dit-il, qui lui a subitement révélé à lui-même la formule qu'il cherchait. « Dans l'accomplissement de ma tâche scolaire, à laquelle je me consacrais depuis huit heures du matin jusqu'à sept heures du soir, sauf quelques heures d'interruption, je rencontrais à chaque instant des faits qui témoignaient de l'existence de lois physico-mécaniques selon lesquelles notre esprit reçoit et conserve plus ou moins facilement les impressions extérieures. J'organisais chaque jour mon enseignement d'une façon plus conforme au sentiment que j'avais de ces règles ; mais je n'avais pas réellement conscience de leur principe. Un jour, Glayre, membre du Conseil exécutif, à qui j'essayais d'expliquer ma manière de procéder, me dit : Vous voulez mécaniser l'éducation. Ce fut pour moi un trait de lumière.» (Comment Gertrude instruit ses enfants, Ve lettre). Le Vaudois Glayre, dont parle ici Pestalozzi, était un homme fort distingué ; il avait fait partie du directoire helvétique pendant quelques mois, en 1798 ; il en avait été ensuite éliminé comme modéré ; le revirement politique du 7 janvier 1800 fit de lui un membre de la commission exécutive (désignée, après le coup d'Etat d'août 1800, dont il sera parlé plus loin, par le titre de Conseil exécutif) ; il était alors grand-maître de la franc-maçonnerie de la Suisse romande.

Le mémoire adressé à la commission de la Société des amis de l'éducation est un développement de cette formule que Glayre avait fournie à Pestalozzi : « mécaniser l'éducation ».

« Je cherche, dit-il dès la première ligne, à psyrchologiser l'éducation. » Et il explique ce néologisme, qui sous sa plume est un équivalent de l'expression employée par Glayre, en ajoutant : « Il s'agit de soumettre les formes de tout enseignement aux lois éternelles selon lesquelles l'esprit humain s'élève des intuitions sensibles aux idées claires (von sinnlichen Anschauungen sich zu deutlichen Begriffen erhebt). J'ai cherche à simplifier, conformément à ces lois, les éléments de toutes les connaissances humaines, et à les disposer en séries psychologiquement ordonnées. » Les lois psychologiques de l'acquisition des connaissances se découvrent à nous par l'étude des lois physiques que nous voyons agir dans la nature. « Le mécanisme de la nature sensible de l'homme est dans son essence soumis à ces mêmes lois auxquelles obéit la nature physique dans le développement de ses forces. D'après ces lois, tout enseignement doit graver d'abord au plus profond de l'esprit humain les traits ineffaçables, les parties essentielles de chaque ordre de connaissances ; puis rattacher graduellement à ce premier fonds les choses moins essentielles, en les y enchaînant d'une façon méthodique et sans lacunes ; et faire en sorte de maintenir entre toutes les parties, jusqu'aux plus éloignées, un lien organique, de façon à constituer un tout vivant et bien proportionné. » L'auteur résume enfin sa pensée dans cette définition, où il répète ses premières paroles en les précisant : « Le problème à résoudre est donc celui-ci : adapter les éléments de chaque art et de chaque science à la constitution intime de mon esprit, en suivant les lois psychologico-mécaniques selon lesquelles l'esprit s'élève des intuitions sensibles aux idées claires. »

C'est la première fois que Pestalozzi emploie le mot d'intuition (Anschauung), et l'on voit quelle est la signification qu'il v attache. Toute connaissance vient des sens, voilà sa doctrine psychologique. Mais ce vieil axiome, il n'a pas la prétention de l'avoir inventé, il le répète de confiance. Ce qui constitue son originalité, ce n'est pas d'avoir dit : « L'intuition est la source de nos connaissances », — on l'avait dit avant lui ; c'est d'avoir affirmé qu'il existe pour les intuitions une méthode naturelle de classement, selon laquelle elles doivent être disposées en séries pour être présentées à l'esprit de l'enfant, et que la découverte de cette méthode doit transformer l'éducation en un art ayant ses lois certaines ; c'est, en d'autres termes, d'avoir tenté de « mécaniser l'éducation ».

Pestalozzi avait maintenant deux auxiliaires, Krüsi et Buss, qui partageaient avec lui le fardeau de l'enseignement, et un collaborateur lettré, Tobler, pouvant l'aider dans la rédaction des livres dont il méditait la publication. Il lui restait à trouver un immeuble qui pût devenir le siège de son entreprise pédagogique. Il s'adressa de nouveau à Stapfer ; et, par décret du 23 juillet 1800, le gouvernement helvétique lui accorda la jouissance gratuite du château de Burgdorf, précédemment concédée à Fischer pour son projet d'école normale, ainsi qu'une certaine quantité de bois de chauffage. Pestalozzi installa aussitôt son école dans les salles du château.

Mais la République helvétique était désormais vouée aux coups d'Etat et penchait de plus en plus vers sa ruine. Les 7 et 8 août 1800, la commission exécutive, d'accord avec Bonaparte et une partie des représentants, et appuyée sur les troupes françaises, opérait un nouveau changement dans le gouvernement : elle remplaça le Sénat et le Grand-Conseit par un Corps législatif de quarante-trois membres qu'elle nomma elle-même ; la commission exécutive s'appela désormais Conseil exécutif. Le nouveau Corps législatif, d'où l'on avait soigneusement exclu les « jacobins », — c'était le nom qu'on donnait désormais aux « patriotes », — supprima la publicité de ses séances, et plaça les sociétés et cercles politiques sous la surveillance de la police.

Quant à Pestalozzi, il avait perdu les illusions qu'avait d'abord fait naître en lui la Révolution helvétique ; il s'excusait, maintenant, d'avoir cru un moment « aux lieux communs et aux recettes empiriques par lesquels une génération nouvelle avait prétendu réaliser le salut du genre humain ». Mais il ne désespérait pas de l'humanité : plein de foi dans la « méthode » par laquelle il prétendait transformer l'éducation, il se promettait d'elle, et d'elle seule, les résultats qu'il n'attendait plus de la politique ; et il allait exposer, dans un livre enthousiaste, ses grandioses espérances.

La commission de la Société des amis de l'éducation vint lui rendre visite au château de Burgdorf, vers la fin de l'été. Le rapport de la commission (1er octobre) fit le plus grand éloge de la méthode et des résultats qu'elle avait permis d'obtenir.

« Nous avons remarqué tout d'abord, y lit-on, que les enfants de l'établissement de Pestalozzi apprennent, dans un temps très court, à épeler, à lire, à écrire et à calculer clans la plus grande perfection. Six mois suffisent pour les amener au degré où un instituteur de village aurait mis trois ans à les conduire. Il est vrai que les instituteurs de village ne sont ordinairement pas des Pestalozzi, et qu'on ne trouve pas non plus tous les jours des auxiliaires tels que ceux que Pestalozzi a trouvés. Mais il nous semble néanmoins que ce n'est pas au personnel enseignant que sont dus ces résultats extraordinaires, et que c'est à la méthode d'enseignement qu'il faut les attribuer. »

Entrant ensuite dans le détail de ce qu'elle a vu, la commission raconte que dans une première classe, elle a trouvé les plus jeunes élèves occupés à épeler et à calculer avec des lettres mobiles ; dans une seconde classe, les élèves plus avancés dessinaient l'alphabet sur des ardoises, et s'exerçaient à la lecture. Tous les enfants furent ensuite réunis dans la grande salle, où, rangés en ordre de bataille, ils exécutèrent des évolutions en marchant au pas et en chantant des airs suisses pour marquer la mesure.

La Société des amis de l'éducation, après avoir pris connaissance de ce rapport, décida d'inviter le gouvernement à donner un appui efficace à l'entreprise de Pestalozzi, et de publier elle-même un appel en faveur d'une oeuvre qu'elle déclarait éminemment utile et patriotique. Schnell, qui depuis plus d'une année suivait avec un intérêt croissant la tentative du réformateur, fit paraître de son côté une brochure intitulée : « Lettre du sous-préfet de Burgdorf à un ami sur l'école de Pestalozzi » (Schreiben des Bezirksstatthallers von Burgdorf an seinen Freund K. über Pestalozzis Lehranstalt, Berne, 1800), dans laquelle il se prononçait chaleureusement en faveur de la méthode nouvelle. Enfin, le Conseil exécutif de la République helvétique alloua à Pestalozzi, pour le semestre d'hiver qui allait s'ouvrir, une subvention de 500 francs.

Encouragé par ces marques de faveur, Pestalozzi résolut de mettre à exécution le projet en vue duquel il avait recruté des collaborateurs. Jusqu'à ce moment il n'était qu'un maître d'école au service de la commune de Burgdorf. Il voulut avoir un établissement à lui. Il se démit de ses fonctions d'instituteur public, et, le 24 octobre 1800, il annonça par la voie des journaux l'ouverture, au château de Burgdorf, d'un institut d'éducation, comprenant deux sections, un pensionnat de jeunes garçons (internat), et une école normale d'instituteurs (externat) ; il fut question un moment d'y joindre un orphelinat, mais les ressources manquèrent pour l'organiser. Le prix maximum de la pension était fixé à 20 louis ; la rétribution pour le cours de l'école normale, qui devait durer trois mois et ne comprendre que douze élèves à la fois, à 2 louis.

L'école normale qu'avait projetée Fischer allait donc s'ouvrir enfin : c'était à Pestalozzi qu'il était réservé de réaliser la création rêvée par son jeune ami. Il est probable que c'est l'annonce de l'entreprise pestalozzienne qui décida le pasteur Steinmüller à publier la lettre que Fischer lui avait adressée en décembre précédent. Il l'inséra dans un recueil fondé par lui, et qu'il intitulait « Bibliothèque helvétienne du maître d'école » (Helvetische Schulmeisterbibliothek) : c'est là que Pestalozzi la lut ; il fut frappé des observations qu'elle contenait, et c'est peut-être cette lettre de Fischer qui lui donna l'idée, réalisée peu après, d'écrire, pour le grand public, un exposé de ses principes.

Pour organiser un internat, il ne suffisait pas d'avoir des maîtres : il fallait un personnel féminin propre à diriger l'administration intérieure de la maison. Tobler, retourné à Bâle en septembre, en ramena sa cousine, personne d'âge et d'expérience ; en même temps arrivèrent une soeur de Krüsi et une soeur de Buss.

Il ne manquait plus que des élèves. Pestalozzi comptait, pour les obtenir, sur le patronage de la Société des amis de l'éducation. L'appel que cette Société devait publier parut le 20 novembre. Il donnait des éclaircissements sur le projet d'institut de Pestalozzi, annonçait la prochaine publication d'une série de livres élémentaires, et engageait « les citoyens et les citoyennes de l'Helvétie » à réunir par souscription une somme de 3200 francs de Suisse (200 louis), jugée nécessaire pour subvenir aux frais de l'entreprise. L'appel porte les signatures du ministre Rengger, de Lüthi, Usteri et J.-H. Füssli, membres du Corps législatif ; de Wagner, directeur du gymnase de Berne, et de J. Schnell, devenu membre du tribunal suprême. Stapfer ne figure pas parmi les signataires.

parce qu'il n'était plus là : en septembre 1800, il avait quitté le ministère des sciences et arts, où May de la Schadau, puis Mohr, de Lucerne, le remplacèrent, pour aller à Paris occuper le poste d'envoyé de la République helvétique.

On ne sait pas exactement à quelle date arrivèrent à l'institut les premiers élèves. Ils se recrutèrent surtout parmi les fils des membres du Corps législatif et des diverses administrations ayant leur siège à Berne. Outre les élèves payants, Pestalozzi admit dès le début des élèves gratuits, qui, en échange de leur entretien, étaient employés à divers services domestiques. Comme il se trouva parmi les élèves un certain nombre de catholiques, et que la ville de Burgdorf est protestante, Pestalozzi s'entendit avec un prêtre de Soleure qui vint une fois par semaine dire la messe et faire le catéchisme pour les enfants de sa confession.

L'année 1800 s'achevait donc par l'inauguration d'un grand établissement où Pestalozzi allait pouvoir, tout à la fois, continuer les essais pratiques de sa méthode, et former des instituteurs qui l'appliqueraient. Il lui restait à soumettre au jugement du public le principe même de cette méthode. C'est ce qu'il fit dans son livre Comment Gertrude instruit ses enfants (Wie Gertrud ihre Kinder lehrt), dont la première lettre porte la date du 1er janvier 1801, le premier jour du nouveau siècle, mais qui ne parut que neuf mois plus tard.

On se tromperait si, jugeant du contenu de ce livre par le titre que lui a donné l'auteur, on s'attendait à y trouver une continuation de son roman. Il n'en est rien, et, en dépit du titre, le personnage de Gertrude ne joue aucun rôle dans cet ouvrage où la fiction n'a pas de place. Il se compose d'une série de quatorze lettres adressées par l'auteur à son éditeur, le libraire Gessner (fils du poète Salomon Gessner). La forme épistolaire a permis à Pestalozzi de donner à son exposition quelque chose de plus vif et de plus familier.

La première lettre est consacrée à une sorte d'autobiographie. « Depuis les années de mon adolescence, dit Pestalozzi, une seule pensée a fait battre mon coeur : tarir la source de la misère où je voyais le peuple plongé autour de moi. » Il raconte sa tentative de Neuhof, puis ses années de misère et de désespoir, ses méditations solitaires. Quand il arrive aux évènements de 1798, c'est avec une amertume qu'on s'étonne de trouver sous sa plume qu'il parle des hommes de la Révolution helvétique ; il leur reproche d'avoir méconnu ses capacités politiques, et donne à entendre que ce n'est point volontairement qu'il s'est résigné alors à ne pas jouer le rôle d'un homme d'Etat. « Mais ajoute-t-il, sans le savoir et sans vouloir, ils m'ont fait du bien ; ils m'ont rendu à moi-même ; ils m'ont cru incapable d'être autre chose qu'un maître d'école : je le suis devenu. » Il raconte ensuite son séjour à Stanz, son arrivée à Burgdorf, et ses premiers essais pratiques dans l'école élémentaire de cette ville. Il reproduit enfin, en l'accompagnant de commentaires et d'éclaircissements, la lettre écrite par Fischer à son ami Steinmüller. Voici comment Fischer avait résumé les idées de Pestalozzi :

« Pour apprécier les entreprises pédagogiques de Pestalozzi, il faut surtout connaître la base psychologique sur laquelle repose son système. Elle est, à coup sûr, d'une solidité à toute épreuve, bien que la façade de l'édifice présente encore en grand nombre des inégalités et des défauts de proportion. Les principes sur lesquels s'appuie sa méthode sont à peu près les suivants : 1° Il veut donner à l'esprit une culture intensive et non pas seulement extensive, le fortifier et non pas seulement le meubler ; 2° Il rattache tout son enseignement à l'étude du langage ; 3° Il cherche à fournir, pour toutes les opérations de l'esprit, soit des données, soit des rubriques, soit des idées rectrices (leitende Ideen) ; 4° Il veut simplifier le mécanisme de l'enseignement et de l'étude ; 5° Le cinquième principe découle du quatrième : il veut populariser la science. » Et à propos de chacun de ces cinq principes, Fischer entrait dans quelques développements.

Pestalozzi n'accepte pas sans réserve cet exposé. Il dit : « Le philanthrope Fischer, qui poursuivait le même but que moi, a assisté, dès le commencement, au développement de ma méthode, et il lui a rendu justice, bien qu'elle différât sensiblement de sa propre manière de voir et de ses propres idées. Les cinq propositions que Fischer appelle les principes de ma méthode ne sont autre chose que des vues isolées, empruntées à mes expériences d'enseignement ; en tant que principes, elles sont subordonnées aux vues fondamentales qui me les ont inspirées. En outre, Fischer ne dit rien de la première des considérations qui m'ont guidé, c'est-à-dire de ma préoccupation de remédier aux vices de l'enseignement usuel, principalement dans les écoles primaires, et de chercher des procédés moins défectueux. Tous les termes de sa lettre indiquent un noble caractère, qui rend hommage à la vérité, même quand elle lui apparaît enveloppée encore d'obscurité. Il est mort avant d'avoir vu mes expériences acquérir un degré de maturité qui lui aurait permis d'y découvrir plus qu'il n'y a trouvé. De sa mort date une nouvelle période de mon existence. »

Fischer avait, à propos de ce qu'il appelait le 4° principe, indiqué que Pestalozzi voulait que les notions renfermées dans les livres d'enseignement fussent assez simples pour que toutes les mères pussent facilement les comprendre et les expliquer: « Sa grande ambition est de rendre intéressante et agréable pour les mères la première éducation de leurs enfants ; il veut ainsi arriver graduellement à supprimer l'école élémentaire et à la remplacer par une meilleure éducation dans la famille ». A ce passage de la lettre de Fischer, Pestalozzi ajoute ce commentaire : « Je n'ignore pas les difficultés que je rencontrerai sur ce point. Les mères, c'est le cri général, ne se laisseront pas persuader ; des ménagères qui nettoient, blanchissent, cousent, tricotent, ne voudront pas ajouter une nouvelle tâche à toutes leurs occupations. A quoi je réponds à mon tour qu'il s'agit, non pas d'un travail, mais d'une récréation ; non pas d'une perte de temps pour les femmes, mais d'un moyen de combler le vide de mille moments qui leur pèsent. On se désintéresse de la question, et on continue à dire : « Elles ne voudront pas! » Mais, en 1519, le Père Boniface, lui aussi, disait à Zwingli : « Non, jamais les mères ne liront la Bible avec leurs enfants! jamais elles ne feront avec eux les prières du matin et du soir! » En 1522, cependant, il reconnaissait qu'il s'était trompé et disait au même Zwingli ; Je ne l'aurais pas cru! » Je suis sûr de ma méthode, et j'ai la certitude que, d'ici à l'année 1803, il se trouvera par-ci par-là quelque nouveau Père Boniface qui tiendra, sur le sujet qui nous occupe, le même langage que tenait l’ancien en 1522. Je puis bien attendre : on y viendra. »

Dans la seconde lettre, Pestalozzi, arrivant à sa liaison avec Krüsi, fait l'histoire de celui-ci, de son éducation de ses expériences ; il le montre, à Burgdorf ; occupe à étudier les principes sur lesquels Pestalozzi fondait son enseignement, et en reconnaissant bientôt la justesse. Plusieurs pages sont consacrées à exposer les raisons qui amenèrent Krüsi à donner son adhésion à la méthode pestalozzienne. Vient ensuite un jugement porté par Tobler sur cette même méthode.

La troisième lettre est remplie presque en entier par la biographie de Buss, écrite par lui-même ; elle est suivie de l'appréciation faite par Buss de la méthode et de ses avantages.

Après avoir ainsi présente au lecteur ses trois collaborateurs, Pestalozzi expose, dans les trois lettres suivantes, les lois du développement intellectuel de l'homme, telles qu'il croit les apercevoir. Il répète d'abord ce qu'il a déjà dit dans le mémoire de juin 1800, analysé plus haut, sur l'intuition (Anschauung), origine de nos connaissances, sur la nécessité de classer les intuitions en subordonnant les choses accessoires aux choses essentielles. Puis il arrive au point capital de son livre, à ce qu'il regarde comme sa grande découverte.

« Ami, dit-il, longtemps ces idées vives, mais confuses, sur les éléments de l'enseignement tourbillonnèrent ainsi dans mon esprit. Telles je les ai reproduites dans mon mémoire : mais même à ce moment je n'avais pas encore su découvrir entre elles et les lois du mécanisme physique un enchaînement continu, je n'étais pas parvenu à déterminer sûrement les éléments premiers qui devaient être le point de départ des séries de nos intuitions artificielles, ou plutôt de la forme qu'assignerait à l'éducation de l'humanité l'essence même de la nature de l'homme. Enfin, tout récemment, comme un Deus ex machina, la pensée me vint que la source de toutes nos connaissances se trouve dans le nombre, la forme et le langage, et soudain il me sembla qu'une lumière nouvelle m'éclairait dans mes recherches.

« Un jour, après de longs efforts pour atteindre mon but, ou plutôt au milieu de mes rêveries vagabondes sur ce sujet, j'en vins à me demander tout simplement quelle est et quelle doit être, dans chaque cas particulier, la manière de procéder d'un homme cultivé qui veut analyser convenablement et éclaircir peu à peu un sujet quelconque, obscur et compliqué à ses yeux.

« En pareil cas, il devra toujours diriger son attention vers les trois points suivants :

« 1° Combien d'objets a-t-il sous les yeux, et de combien de sortes?

« 2° Quelle apparence ont-ils? quelle est leur forme, leur contour?

« 3° Comment se nomment-ils? comment peut-on se représenter chacun d'eux par un son, par un mot?

« Mais il est évident que le succès de cette recherche suppose chez cet homme le développement des facultés suivantes :

« 1° La faculté de saisir par la vue la forme des divers objets et de se la représenter ;

« 2° La faculté de séparer ces objets les uns des autres au point de vue du nombre et de se les représenter nettement comme unité ou comme pluralité ;

« 3° La faculté de répéter, au moyen du langage, cette représentation d'un objet au point de vue du nombre et de la forme, et de la rendre ainsi inoubliable.

« Je conclus donc que le nombre, la forme et le langage sont à eux trois les moyens élémentaires de l'enseignement, puisque la somme de tous les caractères extérieurs d'un objet se trouve rassemblée dans les limites de son contour et dans ses relations numériques, et que ma conscience se l'approprie au moyen du langage. L'art de l'enseignement doit donc prendre pour règle invariable de s'appuyer sur ce triple fondement pour arriver à ce triple résultat :

« 1° Enseigner à l'enfant à saisir chacun des objets qu'on lui donne à connaître comme une unité, c'est-à-dire comme séparé de ceux avec lesquels il paraît lié:

« 2° Lui enseigner à distinguer la forme de chaque objet, c'est-à-dire ses dimensions et ses proportions ;

« 3° Le familiariser aussitôt que possible avec tout l'ensemble des mots et des noms de tous les objets qui lui sont connus.

« Et puisque l'instruction des enfants doit partir de ces trois points élémentaires, il est évident que les premiers efforts de l'art doivent tendre à donner à ces trois éléments la plus grande simplicité, la plus grande étendue et la plus grande harmonie possibles.

« Une seule difficulté me faisait encore hésiter à accepter ces trois principes élémentaires : je me demandais pourquoi toutes les qualités des choses qui nous sont connues par nos cinq sens ne seraient pas des éléments premiers de nos connaissances au même titre que le nombre, la forme et le nom? Mais je reconnus bientôt ceci : tous les objets possibles ont nécessairement le nombre, la forme et le nom ; tandis qu'aucune des autres qualités que nous font connaître nos cinq sens n'est commune à tous les objets : les uns possèdent celle-ci, les autres celle-là. Je reconnus ainsi entre le nombre, la forme et le nom, d'une part, et toutes les autres qualités d'autre part, cette différence essentielle qu'aucune de ces autres qualités des choses ne pouvait être envisagée comme un élément premier de nos connaissances ; en revanche, je reconnus nettement aussi que toutes ces autres qualités des choses, que nous percevons par nos cinq sens, se rattachent immédiatement à ces éléments premiers de nos connaissances ; et que, par conséquent, dans l'instruction des enfants, la connaissance de toutes les autres qualités des objets doit être rattachée immédiatement, à la connaissance préalable de la forme, du nombre et du nom. Je vis alors que, par la connaissance de l'unité, de la forme et du nom d'un objet, la notion que j'en ai devient une notion déterminée (bestimmte Erkenntniss) ; que par la connaissance successive de ses autres attributs, cette notion devient une notion claire (klare Erkenntniss) qu'enfin par la connaissance de l'ensemble de tous ses caractères, cette notion devient une notion distincte (deutliche Erkenntniss).

« J'allai plus loin encore, et je reconnus que toutes nos connaissances proviennent de trois facultés élémentaires .

« 1° La faculté d'émettre des sons, d'où vient l'aptitude au langage ;

« 2° La faculté de représentation indéterminée, et purement sensible, d'où vient la connaissance des formes ;

« 3° La faculté de représentation déterminée, et non plus purement sensible, d'où vient la connaissance de l'unité et avec elle l'aptitude à compter et à calculer.

« Ainsi se trouve résolu le problème ; et rien n'empêche plus d'appliquer les lois mécaniques, que je reconnais comme les bases de l'enseignement, aux formes de l'enseignement que l'expérience des siècles a fournies au genre humain pour servir à son développement, l'écriture, la lecture, le calcul, etc. »

Cette application pratique de sa méthode aux procédés de l'enseignement, Pestalozzi l'indique en détail dans ses septième et huitième lettres, qui traitent de l'enseignement élémentaire du langage, de la forme et du calcul.

L'enseignement élémentaire du langage comprend l'étude des sons, l'étude des mots, et l'étude proprement dite du langage. Pestalozzi veut que le petit enfant soit familiarise avec les sons simples (ba ba ba, da da da, ma ma ma, la la la, etc.), avant même d'être en état de parler, afin que son oreille s'habitue à les saisir. Plus tard, la mère lui fera répéter les séries de syllabes qui composent l'Abécédaire de la méthode. En même temps, on lui fera commencer l'étude des mots, ou plutôt l'étude des noms ; Pestalozzi est persuadé qu'il est de la plus haute importance pour l'enfant d'acquérir de bonne heure un vocabulaire très étendu, qui lui permette de désigner chaque chose d'une façon exacte et précise. Il projette la composition d'un livre, le Livre des mères, qui donnera, « au moyen de gravures enluminées, des notions intuitives sur" les objets et leurs propriétés ; le plan général de l'ouvrage est conçu de manière à passer en revue les choses les plus essentielles du monde extérieur ». Les mères feront voir ces images aux petits enfants ; et pour que la mère la plus ignorante puisse s'acquitter de sa tâche de première institutrice sans embarras et sans erreur, l'auteur placera entre ses mains un texte qu'elle n'aura qu'à répéter mot à mot à l'enfant.

A titre d'étude supplémentaire, l'enfant apprendra des séries de noms qui seront placés entre ses mains comme exercices de lecture lorsqu'il aura terminé son abécédaire, et qui désigneront les objets les plus importants dans l'ensemble du domaine de la nature, dans l'histoire et la géographie, dans toutes les branches des occupations humaines. « L'expérience m'a prouvé, dit Pestalozzi, qu'il est possible à l'enfant de les posséder à fond, jusqu'à les savoir entièrement par coeur, sans y consacrer plus de temps que pour apprendre à lire couramment. »

L'étude proprement dite du langage, qui succède à l'élude des noms, doit enseigner à l'enfant à connaître et à nommer les qualités des objets ; puis à exprimer les conditions des objets, leurs changements d'état et leurs relations, au moyen des verbes et des mots accessoires. A cet effet, Pestalozzi extrait du dictionnaire des séries de substantifs, et place à côté de chacun d'eux les adjectifs qui lui conviennent, ou vice-versa ; il veut aussi tirer du dictionnaire, « ce grand témoignage du passé sur tout ce qui existe », des séries de mots se rapportant à la géographie, à l'histoire, aux sciences physiques, aux sciences naturelles, et à l'homme. Quant à l'emploi du verbe, c'est-à-dire à la construction de la phrase, c'est, au premier degré, la mère qui l'enseignera : « Sans prononcer un seul mot de règle ou de théorie, la mère commencera par faire répéter des phrases simples à l'enfant ; » puis viendront des questions obligeant l'enfant à compléter-une phrase dont sa mère lui donne le commencement. « Je passe ainsi la revue complète des déclinaisons et des conjugaisons, des verbes simples et des verbes composés. ; puis j'avance encore et j'élargis le cercle de ces exercices en construisant des phrases de plus en plus étendues, qui deviennent ainsi de plus en plus déterminatives et entrent graduellement dans des développements de plus en plus variés ; chacune de ces phrases sera conjuguée à toutes les personnes et à tous les temps ; . afin d'augmenter encore la force intellectuelle acquise déjà par ces exercices, j'y joins des modèles de descriptions d'objets ou de faits matériels. Je voudrais terminer la série de ces-exercices de langage par un livre que je léguerai en mourant à mes élèves ; je me propose, dans cet ouvrage, de prendre occasion des principaux verbes de la langue pour apprendre aux enfants les considérations morales les plus importantes relatives aux états ou aux actions exprimés par ces verbes. » (Le livre dont parle ici Pestalozzi est évidemment celui qu'il a intitulé le Maître d'école naturel ; Voir plus loin, p. 1603.)

Les procédés d'enseignement que nous venons de résumer offrent un singulier mélange d'excellent, de médiocre, et d'absurde. Pestalozzi lui-même a reconnu assez vite qu'il s'était trompé sur beaucoup de points, et il a renoncé à l'exécution de la plupart des projets qu'il annonçait là : « Ils étaient inspirés, dit-il dans une note de 1820, par des vues qui n'étaient pas suffisamment mûries ».

L'enseignement élémentaire de la forme a pour point de départ l'art de mesurer, qui conduit au dessin ; le dessin conduit lui-même à l'écriture. L'art de mesurer s'enseignera au moyen d'un ABC de l'intuition ; Pestalozzi entend par là une série de mesures pouvant s'appliquer à toutes les formes possibles et permettre d'en évaluer les dimensions et les proportions : « cet ABC de l'intuition facilitera à l'enfant l'étude des formes autant que l'ABC des sons lui facilite l'étude du langage ». La base de l'ABC de l'intuition est le carré, regardé par Pestalozzi comme la figure élémentaire à laquelle on peut rapporter toutes les autres ; le carré est divisé par des lignes droites horizontales et verticales, et ces divisions fournissent des procédés certains pour déterminer et mesurer tous les angles, ainsi que le cercle et les arcs de cercle. Grâce aux exercices dont cet alphabet des mesures fournit la matière, « tout enfant peut parvenir à porter, sur chacun des objets qui sont dans la nature, un jugement exact, fondé sur les proportions mêmes de cet objet et leurs rapports avec celles des autres, puis savoir en parler dans un langage précis ; il arrive non seulement à juger, quand il regarde une figure, de la relation qui existe entre sa hauteur et sa largeur, mais à déterminer exactement le degré d'obliquité ou de courbure produit par une divergence quelconque entre la forme de cette figure et celle du carré, ainsi qu'à donner à cette divergence le nom qui la désigne dans l'ABC de l'intuition ». Les enfants ainsi exercés ont, pour parler familièrement, le compas dans l'oeil. Le dessin vient tout naturellement à la suite de ces exercices : « c'est une mise en oeuvre des formes que l'enfant a observées et qu'il s'est assimilées ; il débute par la ligne horizontale, passe ensuite à la ligne verticale, puis à l'angle droit, etc. ; et, à mesure que l'enfant devient plus habile et reproduit plus facilement ces figures, on s'en éloigne graduellement dans les modèles qui servent à les appliquer ». L'écriture est une sorte de dessin linéaire particulier, qui n'est plus qu'un jeu pour l'enfant une fois qu'il a l'oeil et la main convenablement exercés. Pour le dessin et l'écriture, Pestalozzi veut qu'on se serve au début du crayon et des tablettes d'ardoise : parmi les avantages que présente l'emploi de l'ardoise, il insiste sur celui-ci, que « l'enfant efface tout sur son ardoise, même ce qui est très bien réussi ; ce point a une grande importance, car il est essentiel d'habituer l'homme à ne pas chercher une satisfaction de vanité dans l'oeuvre de ses mains ».

L'enseignement élémentaire du calcul, enfin, pour principe fondamental cette formule : « Un et un font deux ; un de deux reste un ». Il se fait d'une façon toute concrète et sans le secours des chiffres. Au début, les petites tablettes de carton portant des lettres, au moyen desquelles l'enfant apprend l'alphabet, servent aussi à apprendre à compter, à additionner, à soustraire. Ces tablettes mobiles sont ensuite remplacées par un tableau où les unités sont figurées par des bâtons ou des points. Le calcul des fractions s'enseigne au moyen d'autres tableaux représentant des carrés divisés de diverses façons : un premier tableau comprend onze rangées composées chacune de dix carrés ; les carrés de la première rangée sont entiers, ceux de la seconde sont partagés en deux parties égales, ceux de la troisième en trois, etc., jusqu'à dix ; un second tableau offre des subdivisions de ces divisions simples : les carrés, qui étaient partagés, dans le premier tableau, en deux parties égales, le sont ici en deux, quatre, six, huit, dix, douze, quatorze, seize, dix-huit, vingt parties ; ceux de la rangée suivante en trois, six, neuf, etc.

Pas plus que les procédés pour l'enseignement de la langue, ceux que Pestalozzi avait imaginés pour l'enseignement des mesures, du dessin, du calcul, ne furent définitifs : l'ABC de l'intuition et les livres élémentaires de calcul, rédigés d'après le programme tracé en 1801 et publiés en 1803 (Voir plus loin), furent, peu d'années après, abandonnés et remplacés par d'autres.

Dans les trois lettres suivantes (neuvième, dixième et onzième), l'auteur revient sur les principes généraux qu'il a posés antérieurement, pour y ajouter divers développements. On y rencontre des pages intéressantes, mais rien qui éclaire d'une lumière nouvelle les idées que nous connaissons déjà.

La douzième lettre est consacrée à quelques considérations sur la nécessité de cultiver chez l'homme, non pas seulement les connaissances (Kenntnisse), mais aussi les aptitudes pratiques (Fertigkeiten), ou l'application des facultés intellectuelles et physiques aux divers modes d'activité qu'exigent la vie sociale et l'exercice d'une profession. « La culture des aptitudes physiques suppose un ABC spécial, c'est-à-dire un ensemble de règles techniques donnant naissance à une série d'exercices qui, partant du plus simple pour arriver graduellement au plus difficile, amèneraient les enfants avec certitude à la possession des divers genres d'habileté pratique (Fertigkeiten) dont ils ont besoin. Mais cet ABC est encore à trouver. » Pestalozzi se contente de quelques indications sommaires à cet égard ; s'il ne va pas plus loin, c'est qu'il serait chimérique, dit-il, d'espérer l'introduction dans les écoles populaires d'un enseignement de cette nature : les classes dirigeantes ne le permettraient pas.

Dans les deux lettres qui terminent le volume, Pestalozzi traite de l'éducation morale et religieuse. Il se demande comment les sentiments d'amour, de confiance, de gratitude, d'obéissance se développent dans le coeur humain, et il trouve « qu'ils ont leur principale origine dans les relations qui existent entre la mère et son petit enfant». Ce sont les sentiments que la tendresse maternelle éveille dans le coeur de l'enfant qui se transforment plus tard en sentiment moral et en sentiment religieux. Or, la méthode pestalozzienne « découle tout entière des rapports naturels qui s'établissent entre l'enfant et sa mère » ; par conséquent, elle favorise l'éclosion des facultés morales non moins que celles des facultés intellectuelles. Pestalozzi montre comment l'idée de Dieu est produite dans le coeur de l'enfant par l'idée de ce que sa mère est pour lui : « Je ne connais point d'autre Dieu ; le Dieu de mon cerveau est une chimère, le Dieu de mon coeur est une réalité ». Et il termine par ces paroles, empruntées à un philosophe qu'il ne nomme pas, et qui résument à ses yeux la religion et la morale : « Rien pour moi, tout pour mes frères! Rien pour l'individu, tout pour l'espèce! tel est le commandement absolu de la parole divine que nous entendons au-dedans de nous. Ecouter cette parole et lui obéir, c'est là ce qui constitue la seule noblesse de la nature humaine. »

Nous n'aurions donné qu'une idée très imparfaite de ce remarquable livre si nous nous bornions à cette sommaire analyse. Ce que nous en avons montré jusqu'ici, c'est la partie technique, qui a vieilli, et qui, même pour les contemporains, était d'une valeur contestable. On ne s'expliquerait pas l'influence que l'ouvrage a exercée s'il ne renfermait pas autre chose. Ce qui a fait son grand succès, ce qui est resté vivant et mérite encore aujourd'hui d'être lu par tous, ce sont les pages où Pestalozzi traite, non plus des détails pratiques de son système, d'enseignement, mais de l'idée de l'éducation en général. Ses appels pathétiques aux mères, ses plaidoyers chaleureux en faveur du pauvre peuple ignorant et abruti qu'il voudrait élever à une condition humaine, ses invectives passionnées contre le pédantisme routinier qui tue en l'homme les forces vives de l'esprit, sont d'un grand coeur et d'un esprit élevé. Il parle en apôtre et en voyant plutôt qu'en philosophe : niais il est guidé par un instinct supérieur, qui lui donne l'intuition du vrai. Même lorsqu'il semble se complaire en quelque paradoxe, sa pensée, au fond, reste juste et droite. Que de vérité, par exemple, dans cette boutade faite pour scandaliser un lecteur superficiel : « L'invention de l'imprimerie, en facilitant d'une manière incroyable l'acquisition d'un savoir de mots, auquel on a attribué toutes les vertus, a produit d'étranges conséquences. Elle en est venue, à faire perdre presque complètement aux hommes l'usage de leurs cinq sens, et, en particulier, à réduire le rôle des yeux, de l'instrument le plus général de l'intuition, à l'étude de l'idole nouvelle, le livre ; si bien que nos yeux, perdant l'habitude de regarder le monde sensible qui nous entoure, n'ont plus su regarder que des lettres. La Déforme a complété ce que l'imprimerie avait commencé, en donnant la parole à la sottise publique sur des questions abstraites que la sagesse humaine ne résoudra jamais. »

Nous citerons, pour terminer, un passage qui nous paraît caractériser d'une façon remarquable la pensée intime de Pestalozzi, et où nous retrouvons bien l'auteur de Léonard et Gertrude :

« Le but essentiel de ma méthode est celui-ci : rendre possible au peuple l'enseignement domestique, qui lui était interdit ; permettre à toutes les mères qui sentent leur coeur battre pour leur enfant de suivre cette méthode sans aide, en s'élevant graduellement d'un exercice à l'autre. Mon coeur est transporté des espérances qu'y font naître ces idées!. Mais, ami, quand j'ose les exprimer, les hommes qui sont chargés d'enseigner le peuple, les hommes qui lui prêchent le christianisme, me disent en raillant : « Tu peux parcourir nos villages d'un » bout à l'autre, tu n'y trouveras pas une seule mère » qui consente à faire ce que tu lui demandes ». S'il en était ainsi, ne serais-je pas en droit de crier à ces hommes : « C'est vous, vous les conducteurs du » peuple, qui êtes responsables de l'inexprimable état » de barbarie où vous l'avez réduit! » Mais non ; ces gens-là calomnient le peuple de leur pays : ils ne le connaissent pas. Ils se croient sur une hauteur et s'imaginent que le peuple est dans un bas-fond, bien au-dessous d'eux. Ils ne comprennent pas qu'ils sont simplement guindés sur des échasses, tandis que le peuple a les pieds solidement plantés sur le sol. Je leur ai souvent entendu dire, à ces pauvres docteurs tout pleins de leur sagesse : « Que peut-il y avoir » de plus beau pour le peuple que le catéchisme et » les psaumes! » Je leur pardonne leur erreur en songeant à la faiblesse humaine et à l'estime que peuvent mériter leurs bonnes intentions. Il en a été et il en sera toujours ainsi ; les hommes sont les mêmes dans tous les temps, et les scribes et leurs disciples n'ont pas changé. Je me contenterai de dire, avec le plus grand homme qui ait jamais défendu contre les erreurs des scribes la cause de la vérité, du peuple et de la charité : « Seigneur, pardonne leur, car ils ne savent ce qu'ils font! »

Une seconde édition de Comment Gertrude instruit ses enfants a été publiée par Pestalozzi en 1820. Il y a fait des changements assez notables, supprimant certains passages, en modifiant d'autres pour y introduire des idées nouvelles.

Une traduction française, due au Dr Darin, a été publiée à Paris en 1882 (Delagrave, 1 vol. in-12) ; elle a été faite sur le texte de l'édition de 1801 ; c'est à cette traduction que nous avons emprunté presque littéralement la plupart de nos citations.

A proprement parler, c'est ici que se termine la carrière active de Pestalozzi. La dernière période de sa vie, qui commence au moment où, ayant achevé d'écrire son exposé théorique, il va s'absorber tout entier dans ses nouvelles fonctions de chef d'institut, n'offre plus qu'un intérêt secondaire. L'oeuvre pratique de Pestalozzi comme éducateur est bien loin d'avoir la valeur de son oeuvre doctrinale. Herbert Spencer l'a dit très justement : « Il faut bien distinguer le principe pestalozzien des formes qui lui ont été données ; Pestalozzi était dans le vrai quant aux idées fondamentales de sa méthode : mais il a pu et dû se tromper dans les applications qu'il en a faites ». Cette oeuvre pratique, d'ailleurs, n'est sienne que pour une petite part, et c'est à ses collaborateurs que doit revenir la responsabilité de presque toutes les choses faites en son nom depuis 1801. Il a jugé avec une clairvoyance bien remarquable, dans le Sehwanengesang, les conséquences du rôle qu'il avait imprudemment accepté en se transformant, lui penseur inhabile au maniement des affaires, en directeur d'un grand établissement d'éducation. « Je dois, dit-il, une vive reconnaissance au gouvernement helvétique pour l'appui qu'il m'accorda et la confiance qu'il me témoigna, en me donnant le château de Burgdorf pour y fonder un institut ; mais ce fut une grande faute de ma part que d'avoir accepté. Je n'avais rien de ce qu'il fallait pour remplir à mon honneur des fonctions aussi difficiles, et je le sentais bien ; mais je me laissai aller à cette naïve illusion, qu'il me serait possible de suppléer à la science et aux talents qui me manquaient, en empruntant la science et les talents d'autrui. Je ne comprenais pas que celui qui est obligé de recourir à une assistance étrangère se réduit à devenir l'esclave de l'homme qu'il a chargé de penser et d'agir pour lui. » VII

Pestalozzi chef d'institut (1801-1825).

L'INSTITUT DE BURGDORF (1801-1804). Rapport du doyen Ith (juillet 1802). Pestalozzi et la Consulta helvétique (1802-1803). Les livres élémentaires. Nouveaux collaborateurs : Neef, Barraud, Niederer, Murait. Les visiteurs étrangers ; la « méthode » en Allemagne et en France. Le gouvernement bernois reprend à Pestalozzi le château de Burgdorf (1804). — PESTALOZZI ET FELLENBERG. Pestalozzi à Münehenbuchsee ; association temporaire avec Emmanuel de Fellenberg ; une partie de l'institut est transférée à Yverdon ; rupture avec Fellenberg ; tout l'institut pestalozzien s'installe à Yverdon (1805). — L'INSTITUT D'YVERDON. Nouveaux collaborateurs et visiteurs: Joseph Schmid, von Türck, Mies, Froebel, Carl Ritter, Karl von Raumer, etc. ; les Discours de Fichte (1807-1808) ; le gouvernement prussien envoie des élèves à Yverdon (1809) ; Maine de Biran entre en rapports avec Pestalozzi : Barraud à Bergerac (1808). Influence prise par Niederer ; rivalité entre Niederer et Schmid Les commissaires de la Diète à Yverdon (1809) ; le rapport du P. Girard (1810). Départ de Joseph Schmid, de von Türck, de von Raumer, de Murait, de Mieg. Visite de Jullien (1810). Polémiques (1811-1813). Embarras financiers ; mariage de Niederer (1814). Changements politiques ; situation critique de l'institut. Retour de Joseph Schmid (avril 1815) ; mort de Mme Pestalozzi (décembre 1815). Retraite de Krüsi et de divers maîtres allemands (1816). Visite de Bell et de Robert Owen (1816). Retraite de Niederer, par scrupule religieux ; réclamations financières de Mme Niederer (1817). Tentative faite par Jullien pour réaliser une nouvelle association entre Pestalozzi et Fellenberg ; négociations et rupture. La souscription à l'édition des oeuvres de Pestalozzi (1817) ; l'école de pauvres à Clindy (1818) ; sa réunion à l'institut d'Yverdon (1819) ; les Anglais. Suite de la querelle entre Niederer et Pestalozzi ; procès, polémiques violentes ; traité de paix, et sentence arbitrale (1818-1824). Ruine définitive de l'institut d'Yverdon ; Pestalozzi se retire à Neuhof avec Schmid (1825). Dans la première édition de ce Dictionnaire, les fortunes diverses de Pestalozzi pendant le quart de siècle où, « sur le banc de galérien de son institut, il ne s'appartenait plus, il n'était plus lui-même, et s'était trouvé hors d'état de faire l'usage qu'il eût voulu de ses aptitudes et de ses facultés » (Sehwanengesang), ont été longuement racontées en tous leurs détails. C'était la première fois que ces choses étaient dites en France telles qu'elles se sont passées, et il était nécessaire de rectifier d'innombrables erreurs, de réfuter les calomnies, de discuter les témoignages, de substituer aux légendes la réalité authentique. Depuis, cet article est devenu un volume (Pestalozzi, étude biographique, par J. GUILLAUME, Hachette et Cie, 18y0), que chacun peut consulter. Il est donc possible, dans cette nouvelle édition, de passer beaucoup plus rapidement sur cette seconde partie de la carrière du grand philanthrope zuricois, car les vingt-cinq années que nous avons maintenant à résumer n'ajoutent aucun trait essentiel à sa physionomie, et l'obscurcissent plutôt. C'est seulement quand il se sera libéré de sa chaîne, à l'entrée de sa quatre-vingtième année, que nous le retrouverons rendu à lui-même et redevenu l'homme de Neuhof et de Léonard et Gertrude.

En février 1801, Pestalozzi adressa au ministre des sciences et arts une pétition pour obtenir un secours pécuniaire (cent louis) et du bois de chauffage : le Conseil exécutif accueillit sa demande et chargea le ministre d'inviter les communes suisses à envoyer leurs instituteurs suivre les cours normaux de Burgdorf, et de recommander l'achat des livres élémentaires dont la prochaine publication était annoncée. Dans sa pétition, Pestalozzi insistait sur ce point, que les divers établissements organisés ou à organiser, pensionnat de jeunes gens, école normale d'instituteurs, orphelinat, n'étaient pour lui que de simples moyens, d'une valeur toute relative et transitoire, et subordonnés à un but supérieur : ce but est «l'organisation d'une méthode psychologique d'enseignement, qu'il se propose, d'une part, d'élaborer théoriquement comme écrivain, et, d'autre part, de généraliser le plus promptement possible dans la pratique par tous les moyens dont il dispose ». Il ajoutait expressément : « A mes yeux, le pensionnat n'est, pour cette oeuvre, qu'un besoin momentané, et je chercherai, dès que cela me sera possible, à le remettre en d'autres mains ; car ce que je désire, ce n'est pas la possession d'un établissement, c'est l'achèvement de ma méthode ». Ainsi, la vérité qu'il devait proclamer si haut vingt-cinq ans plus lard, il l'avait reconnue alors déjà ; il ne considérait sa présence à la tête de l'institut que comme une obligation passagère, dont il souhaitait, dès ce moment, de s'affranchir le plus tôt possible.

Cependant, une commission avait été nommée par le Corps législatif pour élaborer une constitution. Unitaires et fédéralistes se trouvaient en présence : les unitaires l'emportèrent, et le projet fut rédigé par eux. Mais Bonaparte, qui manoeuvrait pour détacher le Valais de l'Helvétie et l'annexer à la France, pensa qu'il arriverait plus facilement à ses lins en appuyant les adversaires des unitaires : et en conséquence il imposa à la Suisse une constitution fédéraliste, dite « projet de la Malmaison » (29 mai 1801), qui instituait des diètes cantonales, une Diète générale, un Sénat, et un Petit-Conseil (Conseil exécutif), présidé par deux landammans. Pestalozzi, en cette occurrence, songeait plus que jamais à se retirer. En butte à la haine des conservateurs, qui poursuivaient de leurs rancunes le « démocrate », 1' « ami des Français », et fanatisaient les paysans contre lui, il écrivait à son ami Schnell (mai) : « Dans tous les villages des alentours, on prétend que c'est moi qui suis la cause de la venue des Français dans le pays, et on dit publiquement qu'on m'assommera à la première occasion ». Un ami de Tobler, le jeune pasteur appenzellois Niederer, qui se trouvait pour quelques jours à Burgdorf, écrivait le 30 juin : « Pestalozzi est définitivement décidé à abandonner l'institut ; il regarde ses expériences pédagogiques comme terminées, et il va prier le gouvernement de placer l'institut entre les mains de quelque personne capable ». Cependant, n'ayant pu trouver un remplaçant, il dut rester encore à son poste. Les élèves affluaient à l'institut ; et comme on était obligé d'en refuser tous les jours faute de place, le ministre Mohr fit accorder (septembre) un crédit pour l'agrandissement des locaux mis à la disposition de Pestalozzi.

En ce moment même se réunissait à Berne la Diète générale (7 septembre) : les élections avaient donné une majorité des deux tiers aux unitaires, qui décidèrent aussitôt la revision de la constitution imposée par Bonaparte. Mais, avec la complicité du premier consul, un nouveau coup d'Etat s'accomplit : le 27 octobre 1801, la Diète est dissoute, la constitution du 29 mai est rétablie, et Aloïs Reding, le chef du parti catholique et fédéraliste des petits cantons, devient premier landamman de la Suisse. Dolder resta au gouvernement comme membre du Petit-Conseil ; Mohr dut quitter le ministère des sciences et arts, qui fut réuni à celui de l'intérieur.

Le livre Comment Gertrude instruit ses enfants avait paru au commencement d'octobre. Il arrivait, comme on voit, dans un mauvais moment.

Pendant les six mois que dura la domination des octobristes, le gouvernement ne fit rien pour Pestalozzi. Celui-ci avait perdu son fils Jacques, le 15 avril 1801 ; vers la fin de 1801, la jeune veuve de Jacques Pestalozzi quitta Neuhof pour venir demeurer chez son beau-père, et prit en mains la direction économique de l'institut. La servante Lisabeth, restée à Neuhof avec le petit Gottlieb (le petit-fils de Pestalozzi), âgé de quatre ans, épousa en 1802 Mathias Krüsi, frère de l'instituteur ; et Pestalozzi confia aux deux époux la gestion du domaine que la mort de son fils avait laissé sans maître. Quanta Mme Anna Pestalozzi-Schulthess, elle continuait à partager son temps entre Neuhof et Hallwyl.

En avril 1802, les octobristes furent chassés du pouvoir : Bonaparte, qui n'avait pu les plier à ses vues comme il l'avait espéré, avait favorisé un retour des unitaires. Ce changement politique assurait de nouveau à Pestalozzi l'appui du gouvernement. Dès le 28 avril, un arrêté du Petit-Conseil (Dolder, qui sur nageait toujours, était chef du pouvoir exécutif) renouvela, pour l'année courante, la subvention de cent louis accordée précédemment ; et. Pestalozzi avant demandé que son institut reçût la visite officielle d'une commission d'enquête qui constaterait les résultats de l'enseignement, le nouveau ministre de l'intérieur, Jean-Henri Füssli, camarade d'études de Pestalozzi, désigna à cet effet deux commissaires, le doyen Ith et le pharmacien Bänteli ; Ith rédigea un rapport très étendu qui porte la date du 9 juillet 1802 (Amtlicher Bericht über die peslalozzische Lehranstalt und die neue Lehrart derselben, Berne et Zurich, II. Gessner, 1802). Ce rapport, fort bien fait, offre, avec des détails sur la technique de l'enseignement pestalozzien, des considérations remarquables sur la portée de la réforme éducative inaugurée à Burgdorf. Dans l'intervalle, une assemblée de ne tables avait voté une nouvelle constitution, dans la quelle les landammans et le Petit-Conseil étaient remplacés par un Conseil exécutif. Le 19 août, Füssli transmit le rapport d'Ith au Conseil exécutif, qui en décida l'impression aux frais de l'Etat, mais ne put s'occuper de l'examen des conclusions formulées par les deux experts ; des intérêts bien plus pressants absorbaient son attention : la guerre civile venait d'éclater.

Bonaparte avait jugé que le meilleur moyen d'arriver à ses fins serait de réduire le gouvernement helvétique a l'impuissance en laissant libre jeu aux discordes civiles : il rappela les troupes françaises qui depuis quatre ans occupaient la Suisse. Aussitôt les ennemis du régime unitaire, poussés par l'Angleterre et la Russie, prirent les armes ; l'insurrection s'étendit bientôt à la majorité des cantons ; le 19 septembre, le Conseil exécutif dut abandonner Berne et se réfugier à Lausanne. Quand le premier consul jugea que les choses étaient allées assez loin, il intervint (octobre 1802) : il fit poser les armes aux insurgés, ramena le gouvernement helvétique à Berne, et, offrant sa médiation aux deux partis, il convoqua à Paris, pour le 15 novembre 1802, une réunion de délégués qu'on appela la Consulta helvétique, par analogie avec la Consulta italienne qui avait été réunie à Lyon l'année précédente. Quant au Valais, détaché de la Suisse, il forma une république séparée sous la protection de la France (en 1810 il devint le département du Simplon).

Pestalozzi n'avait pu rester indifférent aux graves événements qui s'accomplissaient autour de lui. Se jetant de nouveau dans l'arène politique, comme en 1798, il publia une brochure intitulée Opinions sur les questions sur lesquelles la législation de l'Helvétie doit principalement diriger son attention (Ansichten über die Gegenstände auf welche die Gesetzgebung Helvetiens ihr Auyenmerk vorzüglich zu richten hat ; Berne, H. Gessner, 1802). L'assemblée électorale du canton de Zurich, qui devait élire trois députés à la Consulta, fit à Pestalozzi l'honneur de le choisir avec Usteri et Laharpe ; il reçut également le mandat des districts de Burgdorf et de Kirchberg. Pestalozzi partit pour Paris le 30 octobre ; pendant son absence, qui devait durer trois mois, la direction de l'institut resta aux mains de Krüsi et de Buss ; en outre, Mme Anna Pestalozzi vint s'installer à Burgdorf auprès de sa belle-fille.

Sur les soixante-trois membres de la Consulta, les deux tiers appartenaient, comme Pestalozzi, au parti unitaire ; mais Bonaparte, qui n'avait réuni les délégués suisses que pour leur imposer ses volontés, ne se préoccupa nullement du sentiment de la majorité. Il laissa s'écouler près de trois mois en délibérations oiseuses ; puis, le 29 janvier 1803, appelant les députés à une conférence aux Tuileries, il leur exposa les bases de la constitution qu'il entendait donner à la Suisse ; cette constitution, connue sous le nom d'Acte de médiation, fut remise à la Consulta en audience solennelle le 19 février suivant : elle mettait fin au régime unitaire en supprimant le gouvernement central, et établissait une Confédération de dix-neuf cantons souverains, ayant chacun leur constitution et leur gouvernement propres. Ainsi fut définitivement anéanti le parti politique auquel Pestalozzi se rattachait.

Comme membre de la Consulta, Pestalozzi n'avait joué qu'un rôle effacé. Mais à côté de la question politique, un autre objet le préoccupait : il avait espéré que son séjour à Paris lui fournirait l'occasion de faire connaître sa méthode à la France.

Déjà, en juillet 1802, un diplomate français, Adrien Lezay-Marnésia (qui fut plus tard préfet du Bas-Rhin et fonda l'école normale de Strasbourg), venu en Suisse pour négocier la cession du Valais, avait visité l'institut de Burgdorf, et, très frappé de ce qu'il y avait vu, il avait écrit à Roederer, le conseiller d'Etat chargé de la direction de l'instruction publique, pour lui proposer d'envoyer des instituteurs français s'instruire dans la méthode de Pestalozzi. De son côté, Stapfer, ayant reçu en septembre le rapport d'Ith, en avait parlé à Chaptal, ministre de l'intérieur : celui-ci avait répondu : « Faites imprimer, et nous verrons ». Dès son arrivée à Paris, Pestalozzi se mit en rapport avec quelques hommes qui s'intéressaient aux questions d'éducation, en particulier avec Lezay-Marnésia et Grégoire ; à leur demande, il rédigea (en allemand) un exposé de ses principes ; il fut même un moment question de faire venir à Paris un des maîtres de l'institut de Burgdorf, accompagné d'un élève, afin de joindre à l'exposé théorique une démonstration pratique de l'efficacité des procédés. Diverses raisons firent renoncer à l'exécution de ce projet. On raconte que Pestalozzi avait demandé une audience au premier consul, et que celui-ci refusa de le recevoir, en disant : « Je n'ai pas le temps de m'occuper de l'abc ». L'anecdote est vraisemblable.

On lit dans une lettre écrite par Pestalozzi à ses amis de Burgdorf vers le milieu de janvier 1803 : « La lettre dans laquelle je te parlais, mon cher Buss, du peu d'utilité qu'aurait ta venue ici en ce moment, et t'expliquais les difficultés que je rencontre, était à peine partie que je reçus celle où tu me dis que tu préférerais différer ton voyage. Oui, tu as raison, différons encore. Il arrivera a la France comme au Père Boniface (allusion à un passage de Comment Gertrude instruit ses enfants, 1re lettre). Les femmes en France sont bonnes ; les enfants n'ont pas encore les défauts nationaux : on pourrait faire d'eux les premiers hommes de l'Europe, s'ils étaient élevés par des mains allemandes. Seuls, les hommes ne valent rien ; ils ne sont que de simples rouages, et toute leur personnalité, tout leur moi humain a disparu dans la grande machine à laquelle ils sont attelés. Tout ce qui concerne l'introduction de ma méthode en France doit être renvoyé à plus tard. Il faut que la France soit contrainte, par des preuves palpables, à cesser d'en rire ; et même les meilleurs parmi les Français, ceux qui sont las des fariboles du charlatanisme révolutionnaire, ont besoin qu'on leur fasse toucher du doigt que ma méthode n'est pas une drogue de charlatan. Les excès de la révolution ont donné, même aux meilleurs, des préventions contre tout ce qui s'appelle droit et vérité. »

Pestalozzi quitta Paris sans attendre la fin des séances de la Consulta ; il était de nouveau à Burgdorf dans les premiers jours de février 1803.

Pendant son absence, le gouvernement helvétique avait donné de nouvelles preuves de la sollicitude dont il entourait l'expérience qui s'accomplissait à Burgdorf. A la date du 6 décembre 1802, le Conseil exécutif avait rendu cinq décrets concernant la méthode de Pestalozzi. Le premier ordonnait l'envoi du rapport Ith aux membres des Conseils d'éducation et aux inspecteurs scolaires, auxquels une circulaire devait en outre être adressée pour les inviter à recommander d'une manière pressante la souscription aux livres élémentaires de Pestalozzi. Le second conférait à Pestalozzi un privilège pour l'impression de ses trois livres élémentaires : le Livre des mères, l'ABC de l'intuition, et le Livre de calcul. Le troisième mettait à la disposition de Pestalozzi, à titre d'avance remboursable sur le produit de la souscription, une somme de 8000 francs payable en cinq versements mensuels ; sur cette somme, Pestalozzi ne toucha que 4000 francs. Le quatrième, en considération des services rendus par Krüsi et par Buss, allouait à chacun d'eux une indemnité annuelle de 400 francs à partir du 1er janvier 180a. Le cinquième, enfin, créait douze bourses de 50 francs en faveur des instituteurs qui iraient suivre un cours normal de quatre mois à l'institut de Burgdorf ; l'attribution de ces bourses aux postulants les plus méritants devait être faite par le ministre de l'intérieur, sur la proposition des Conseils d'éducation cantonaux.

Mais trois mois plus tard (mars 1803), en vertu de l'Acte de médiation, le Conseil exécutif de la République helvétique cessait d'exister ; avec lui disparaissait la caisse centrale des finances. Pestalozzi n'eut Elus devant lui que les gouvernements cantonaux, D'aucun d'eux il ne pouvait attendre la continuation de l'appui pécuniaire qui lui avait été accordé jusque-là par le gouvernement central. En ce qui concerne les bourses, toutefois, les gouvernements de trois cantons, Berne, Lucerne et Zurich, se déclarèrent disposés à faire quelque chose : Berne vota 400 fr., montant de huit bourses ; Lucerne envoya deux élèves-maîtres (mai), qui restèrent quatre mois ; Zurich trois élèves-maîtres (mai), qui restèrent de six semaines à trois mois.

Dans le courant de l'année 1803 parurent les livres élémentaires depuis longtemps annoncés ; ils portent tous la mention : « Zurich et Berne, chez Henri Gessner ; Tubingue, chez J.-G. Cotta ». Le premier est intitulé : Livre des mères, ou directions pour les mères qui veulent enseigner à leurs enfants à observer et à parler. Première livraison (Buch der Mütter, oder Anleitung fur Mütter ihre Kinder bemerken und reden zu lehren. Erstes Heft). On a vu que le Livre des mères, tel que Pestalozzi l'a décrit dans Comment Gertrude instruit ses enfants, devait être une sorte d'Orbis pictus ; mais ce plan primitif fut abandonné. Sur une remarque de Krüsi, qu'il trouva judicieuse, Pestalozzi choisit comme premier objet d'observation la personne même de l'enfant ; en conséquence, les sept exercices que comprend cette « première livraison » du Livre des mères sont consacrés à l'étude détaillée des parties du corps humain ; ces exercices ont été rédigés par Krüsi, sauf le septième, qui est en partie de la main de Pestalozzi ainsi que la préface du livre. Le Livre des mères n'a pas été continué ; la « seconde livraison », dont un visiteur allemand, von Türk, parle en 1804 comme étant en préparation, n'a jamais été publiée. Il existe une traduction française du Buch der Mütter, publiée en 1821 à Genève et à Paris, chez J.-J. Paschoud, imprimeur-libraire, sous ce titre : Manuel des mères, de Pestalozzi, traduit de l'allemand ; le traducteur a gardé l'anonyme.

Le second des livres élémentaires publiés en 1803 a pour titre : ABC de l'intuition, ou enseignement intuitif des rapports de mesure (ABC der Anschauung, oder Anschauungs-Lehre der Massverhältnisse) ; il comprend deux cahiers correspondant à deux degrés successifs de l'enseignement. Le troisième livre s'appelle : Enseignement intuitif des rapports numériques (Anschauungs-Lehre der Zahlverhältnisse), et comprend aussi deux cahiers (d'après von Türk, il y en aurait eu trois). Ces deux ouvrages, exclusivement composés d'exercices de géométrie élémentaire et de calcul, sur la valeur pratique desquels les avis restent à bon droit très partagés, sont l'oeuvre des collaborateurs de Pestalozzi, et principalement de Krüsi et de Buss.

C'est à la même époque qu'appartient un autre ouvrage didactique, rédigé cette fois par Pestalozzi lui-même, mais qui ne fut pas publié, parce que l'auteur, semble-t-il, ne le jugea pas digne de l'impression. Il s'agit d'exercices de langage, consistant en phrases destinées à expliquer le sens des principaux verbes allemands, qui sont rangés par ordre alphabétique au nombre de près de sept cents. En 1829, deux ans après la mort de Pestalozzi, Krüsi, entre les mains de qui le manuscrit de cet ouvrage était resté, en fit des extraits dont il composa un petit volume, publié sous ce titre : Enseignements d'un père sous la forme d'explications morales du vocabulaire ; testament du père Pestalozzi à ses élèves ( Vaterlehren in sittlichen Wortdeutungen. Ein Vermächtniss vom Vater Pestalozzi an seine Zöglinge. Trogen, imprimerie Meyer et Zuberbühler). En 1872, le manuscrit de Pestalozzi a été imprimé en entier au 16° volume de l'édition des oeuvres complètes donnée par Seyffarth ; le titre de l'ouvrage, que Seyffarth a restitué, est ainsi conçu : Le Maître d'école naturel, ou directions pratiques concernant les principes les plus simples de l'instruction des enfants dans toutes les connaissances préliminaires qu'il est nécessaire de leur communiquer avant l'âge de six ans (Der natürtiche Schulmeister, oder praktische Anweisung in den einfachsten Grundsätzen des Kinderunterrichts in allen Vorkenntnissen, die ihnen unter dem sechsten Jahre beizubringen nothwendig sind).

La même année 1803 vit paraître une nouvelle édition de la première partie de Léonard et Gertrude (Zurich et Berne, H. Gessner), dans laquelle l'auteur, renonçant aux modifications qu'il avait fait subir à son livre en 1790, rétablit le texte de 1781 ; et une seconde édition des Figuren zu meinem ABCbuch, sous le titre de Fabeln (Bâle, S. Flick et fils).

L'institut de Burgdorf, privé de l'appui que lui avait accordé le gouvernement helvétique, et en butte à la malveillance du parti conservateur, entre les mains duquel se trouvait désormais le gouvernement cantonal de Berne, n'avait plus longtemps à vivre. Mais cette dernière année de son existence fut la plus brillante. Le nombre des élèves avait atteint un chiffre élevé (une centaine, dont trente a quarante élèves gratuits) ; d'autre part, deux nouveaux et précieux collaborateurs se joignirent à Pestalozzi dans l'été de 1803. C'étaient Niederer et von Murait. Niederer, jeune pasteur appenzellois, était depuis 1800 entré en correspondance avec Pestalozzi, pour lequel il professait une fervente admiration ; après trois ans d'hésitations, il se decida, et vint auprès de lui remplir un obscur emploi d'instituteur. Von Murait, de Zurich, autre jeune théologien d'une haute culture et d'un remarquable talent pédagogique, que Pestalozzi avait rencontré à Paris, préféra, aux fonctions de précepteur des enfants de Mme de Staël, qui lui étaient offertes, celles de maître à l'institut de Burgdorf. D'autres maîtres encore avaient accru le personnel enseignant, l'Alsacien Neef, le Vaudois Barraud, le Bernois Hopf.

En même temps que l'institut pestalozzien prenait un développement considérable, la réputation de son fondateur allait grandissant à l'étranger. Dès le commencement de 1801, divers journaux allemands, tels que l'Augsburger Allgemeine Zeitung et le Deutscher Merkur, avaient signalé à leurs lecteurs la tentative pédagogique de Peslalozzi. Après la publication de Comment Gertrude instruit ses enfants, les périodiques de langue allemande parlèrent de ce livre : la plupart en firent des comptes-rendus élogieux ; d'autres, au contraire, se livrèrent à des critiques parfois acerbes et passionnées. Le journal du philanthropiniste Gutsmulhs (Bibliothek der pädagogischen Literatur, n° de mai 1802) rappela, non sans raison, que beaucoup de choses données par Pestalozzi comme neuves, et qu'il croyait avoir inventées, avaient déjà été dites par Basedow et ses disciples. « Nous ne prétendons pas, ajoutait-il, que Pestalozzi n'ait pas çà et là trouvé des vérités qui avaient échappé à d'autres, et présenté sous un jour nouveau d'autres vérités déjà connues. Mais, dans l'ensemble, sa doctrine n'est pas autre chose que ce que nous connaissions déjà, coulé dans un nouveau moule. » En Suisse, le pasteur Steinmüller, celui-là même qui avait envoyé, en 1800, Krüsi et les enfants appenzellois à Burgdorf, se distingua entre tous par l'âpreté de ses critiques ; il paraît avoir été offusqué du succès inattendu de l'institut, et jaloux de l'appui que lui avait accordé le gouvernement helvétique (Steinmüller avait lui-même fondé à Gais en 1801 une école normale). Les attaques, du reste, ne servirent pas moins que les louanges à attirer l'attention sur l'oeuvre qui s'accomplissait à Burgdorf. Les visiteurs commencèrent à affluer à l'institut ; il en vint de partout, mais surtout de l'Allemagne. Les principaux furent le Prussien Soyaux (août 1802), le Danois Moltke (été de 1802), suivi bientôt de deux autres Danois, les instituteurs Ström et Torlitz, envoyés aux frais de leur gouvernement (février 1803) ; le Prussien Plamann (mai-octobre 1803) ; l'inspecteur prussien Jeziorowski, envoyé par son gouvernement (août-octobre 1803) ; le Saxon Gruner (octobre 1803-janvier 1804), le Bavarois Müller (été de 1804), et Passavant, de Detmold (1804). Plusieurs de ces visiteurs ont écrit et publié le récit de ce qu'ils ont vu, et leur témoignage est important à consulter ; signalons entre autres le livre de Soyaux, Pestalozzi, seine Lehrart und seine Anstalt, Leipzig, 1803 ; celui de Torlitz, Reise nach der Schweiz, Copenhague et Leipzig, 1807 ; celui de Gruner, Briefe aus Burgdorf über Pestalozzi, seine Méthode und Anstalt (dédié à Salzmann, directeur de l'institut de Schnepfenthal), Hambourg, 1804 ; et celui de Passavant, Darstellung und Prüfung der Pestalozzischen Methode nach Beobachtungen in Burgdorf, Lemgo, 1804. Mentionnons encore l'ouvrage de Herbart, Pestalozzis Idee eines ABC der Anschauung, untersucht und wissenschaftlich ausgeführt, Goettingue, 1802 ; Herbart, qui avait visité Pestalozzi à Burgdorf dès 1799, critique dans ce livre le choix du carré comme point de départ des exercices d'intuition, et voudrait y substituer le triangle.

En France, Lezay-Marnésia n'avait pas cessé de se montrer favorable à la nouvelle méthode. En août 1803, il fit venir à Paris, avec le consentement de Pestalozzi, l'Alsacien Neef, un des maîtres de l'institut de Burgdorf, qui obtint l'autorisation d'enseigner dans un orphelinat. L'année suivante, un examen des élèves de Neef eut lieu en présence du premier consul. Ici se place une intéressante anecdote rapportée par Pompée. Un Américain nommé Mac-Lure, qui se trouvait alors à Paris, désirait vivement voir Bonaparte ; il s'adressa à l'ambassadeur des Etats-Unis, qui le conduisit à la séance où le premier consul devait constater les résultats de l'essai fait par Neef sur les orphelins qu'on lui avait confiés. Pendant tout le temps que durèrent les exercices, l'attention de Mac-Lure fut entièrement absorbée par la contemplation de l'homme illustre qu'il avait voulu connaître ; il ne vit rien autre chose ; mais, lorsqu'on se retira, il entendit Talleyrand dire à Bonaparte : C'est trop pour le peuple. Cette parole le frappa ; il rentra dans la salle, s'informa auprès de Neef du but de la réunion, et, après avoir entendu les explications de celui-ci, résolut de faire connaître à ses compatriotes la méthode de Pestalozzi. Sur sa demande, Neef se rendit plus tard à Philadelphie, où il fonda un institut pestalozzien.

Bonaparte jugea sans doute que Talleyrand avait raison ; car aucun encouragement ne fut donné à ceux qui avaient essayé d'acclimater en France la méthode pestalozzienne. Une brochure écrite par Neef et intitulée « Précis de la nouvelle méthode d'éducation de M. Pestalozzi, directeur de l'institut d'éducation à Berthoud (Burgdorf) en Suisse, publié par M. de H. ; suivi de quelques considérations sur cette méthode, par Amaury Duval ; Paris, chez la veuve Panckoucke, an XII, 1804, » fut accueillie avec indifférence. Un article de la Décade (n° 25 de l'an XII, mai 1804), consacré à cette brochure, passa inaperçu.

Les jours de l'institut de Burgdorf étaient désormais comptés. Un moment Pestalozzi avait pu espérer que, sous le nouveau régime de l'Acte de médiation, les hommes au pouvoir continueraient à s'intéresser à son oeuvre ; en effet, la Diète helvétique, réunie à Fribourg en juillet et en août 1803, lui avait témoigné de la bienveillance. Elle avait nommé une commission pour faire un rapport sur sa méthode d'instruction, et à cette occasion le landamman de la Suisse, M. d'Affry, avait prononcé un discours pour recommander à ses compatriotes un établissement qui ne pouvait que contribuer au bien-être du genre humain, Mais ce n'étaient là que des paroles. Les actes n'y répondirent guère. Non seulement Peslalozzi se vit privé des subventions qui lui avaient été accordées (1600 francs par an pour lui, 800 francs pour Krüsi et Buss) ; mais on réclama de lui le remboursement de l'avance de 4000 francs qui lui avait été faite pour l'impression des livres élémentaires ; heureusement, quelques gouvernements cantonaux (Zurich, Vaud, Argovie, Saint-Gall, Thurgovie, Schaffhouse et Zug) consentirent à prendre à leur charge une partie de cette dette, en sorte que Pestalozzi n'eut à rembourser que 1400 francs. La Diète avait exprimé l'espoir que « le gouvernement du canton de Berne laisserait à l'établissement de Peslalozzi la jouissance du local qu'il occupait » ; or, précisément le gouvernement bernois se trouva avoir besoin du château de Burgdorf pour y loger le nouveau préfet du district. Cependant, quel que fût le mauvais vouloir des conservateurs de Berne à l'égard de Pestalozzi, ils n'osèrent pas le déposséder brutalement de l'asile que lui avait accordé le gouvernement helvétique ; l'avoyer de Wattenwyl déclara lui-même que, « vu l'engouement extraordinaire dont la nouvelle méthode d'enseignement était l'objet, et le nombre de ses partisans en Allemagne et même en France, il n'était pas prudent de prendre ouvertement parti contre elle ; et qu'une sage politique commandait de ne pas s'opposer à la continuation de l'établissement ». Après des négociations qui durèrent plusieurs mois, le Petit-Conseil du canton de Berne décida (26 février 1804) que Pestalozzi aurait à évacuer le château de Burgdorf avant le 1er juillet 1804, mais qu'en échange celui de Münchenbuchsee serait mis gratuitement à sa disposition ; seulement cette dernière faveur n'était concédée que pour une année, et le gouvernement se réservait d'en accorder ou d'en, refuser le renouvellement.

Dès que l'on avait su, dans le canton du Léman (baptise canton de Vaud par l'Acte de médiation), l'intention des Bernois de reprendre à Pestalozzi le château de Burgdorf, il s'était produit, chez leurs anciens sujets, un mouvement de protestation ; et deux villes vaudoises, Payerne et Nyon, offrirent aussitôt (juin et juillet 1803) à l'éducateur zuricois l'hospitalité dans leurs propres châteaux. En février 1804, la ville d'Yverdon se mit à son tour sur les rangs. Pestalozzi, à qui la jouissance du château de Münchenbuchsee venait d'être assurée pour une année, eut l'idée de profiter de l'offre de la ville d'Yverdon pour créer un second institut, qui, placé en pays de langue française, contribuerait à la vulgarisation de sa méthode. Dans une lettre écrite au Petit-Conseil du canton de Vaud (22 mai 1804), il annonce que « son institut, fondé dans le canton de Berne, s'est agrandi outre mesure, et que le nombre des maîtres formés d'après sa méthode dépasse actuellement ses' besoins, en sorte qu'il se trouve en situation de pouvoir consacrer ses soins et sa personne à un nouvel institut pendant six mois de l'année au moins ». L'affaire s'arrangea sur ces bases ; la ville d'Yverdon promit de faire dans le plus bref délai les réparations nécessaires au château, qui avait jusqu'alors servi de prison ; et Pestalozzi annonça qu'à son départ de Burgdorf il amènerait à Yverdon une partie de ses maîtres et de ses élèves.

Pendant que cette négociation se poursuivait, l'installation à Münchenbuchsee d'une moitié de l'institut donnait lieu à un autre arrangement.

Emmanuel de Fellenberg avait, lors des événements de 1798, pris une tout autre attitude que Pestalozzi : il avait lutté dans les rangs des patriciens bernois contre les révolutionnaires aidés par les armées françaises, et avait été proscrit ; mais peu de temps après il fut autorisé à rentrer en Helvétie, et dès 1799 il avait fait, près de Berne, l'acquisition d'un domaine rural pour y tenter l'application de ses idées sur la réforme agricole (Voir Fellenberg). Ce domaine, qu'il appela Hofwyl, était situé à un kilomètre environ de Münchenbuchsee. Pestalozzi était resté lié avec lui, quoiqu'ils se trouvassent dans deux camps politiques opposés : de Burgdorf, il avait rendu de fréquentes visites à son jeune ami. La froide raison de Fellenberg, son esprit pratique, l'inflexible énergie de son caractère, formaient un contraste complet avec l'extrême sensibilité, la bonhomie naïve et le laisser-aller de l'auteur de Léonard et Gertrude. L'idée vint à quelques-uns des collaborateurs de Pestalozzi (à Murait et à Tobier entre autres) que si l'institut, qui transporta ses pénates à Münchenbuchsee en juin 1804, était placé sous la direction de Fellenberg, sa prospérité matérielle serait désormais assurée. Pestalozzi n'aurait, pensaient-ils, qu'à se féliciter d'une mesure si avantageuse pour lui : n'avait-il pas, dès le début, déclaré que son intention était d'abandonner la direction de l'institut aussitôt qu'il le pourrait? Un traité fut signé le 1er juillet, par lequel Fellenberg devenait directeur de l'institut de Münchenbuchsee. Pestalozzi renvoya sa famille à Neuhof. Il fut convenu que lui-même résiderait alternativement à Münchenbuchsee et à Yverdon, et s'occuperait désormais exclusivement de travaux littéraires et du perfectionnement de sa méthode ; Krüsi et Niederer devaient lui servir de collaborateurs. Tobler, Murait et Hopf resteraient à Münchenbuchsee avec Steiner et Schmid, deux anciens élèves de l'institut promus au rang de maîtres (Schmid, qui allait bientôt jouer un rôle important, enseignait les mathématiques) ; Buss et Barraud iraient à Yverdon fonder le nouvel institut.

Mme Pestalozzi se trouva donc de nouveau séparée de son mari ; elle reprit sa vie d'autrefois, partageant son temps entre Neuhof, Hallwyl et Zurich. Quant à la jeune veuve de Jacques Pestalozzi, elle se remaria en août 1804 avec Laurent Custer d'Alstätten, et s'installa à Neuhof avec son nouvel époux.

Au milieu d'août, Pestalozzi partit pour Yverdon avec Barraud. Le château n'étant pas encore habitable, il loua provisoirement un petit appartement en ville ; la semaine suivante, Buss amena de Münchenbuchsee quelques élèves, qui formèrent le premier noyau de l'institut d'Yverdon. La municipalité avait offert à Pestalozzi un banquet de bienvenue, et lui avait témoigné « toute la satisfaction que la commune éprouvait de le voir s'établir au milieu d'elle». En octobre ou novembre, Pestalozzi fit venir auprès de lui Mme Mathias Krüsi (Lisabeth), et fut rejoint ensuite par Niederer. Le 20 décembre, Murait écrit dans son journal : « D'après les lettres d'Yverdon, l'institut de cette ville ne marche pas encore trop bien. Krüsi, Niederer et Pestalozzi logent ensemble dans une même chambre. La « Gertrude » (Lisabeth) fait des merveilles. Ils n'ont encore que dix-huit élèves. Les aristocrates (die Vornehmen) sont contre eux. » Au commencement de 1805, Lisabeth dut retourner à Neuhof, et fut remplacée momentanément par la soeur de Barraud.

Un livre publié vers cette époque par un ecclésiastique vaudois donne des renseignements sur l'organisation des deux instituts, et sur la nature du lien qui devait les unir. Il est intitulé : « Exposé de la méthode élémentaire de H. Pestalozzi, suivi d'une notice sur les travaux de cet homme célèbre, son institut et ses principaux collaborateurs, par Dan-Alex. Chavannes, M. D. S. E., membre du Grand-Conseil et de la Société d'émulation du canton de Vaud ; Paris, Levrault et Cie, 1805 » ; il est dédié aux membres du Petit-Conseil du canton de Vaud.

Cependant, Fellenberg et Pestalozzi ne s'entendaient pas. Fellenberg se montrait « dur, intéressé, ambitieux » (Murait) ; s'il avait accepté la direction de l'institut de Münchenbuchsee, c'était dans le dessein de transformer l'esprit de cette « pépinière de démocratisme », et il le donna clairement à entendre. Il essaya même d'étendre son autorité à l'institut d'Yverdon ; mais Pestalozzi se cabra. Fellenberg fit plus: il réussit, par un procédé peu délicat, à se l'aire donner, à partir de juillet 1805, la concession du château de Münchenbuchsee, en évinçant Pestalozzi (mars 1805). Ceci amena une brouille entre les deux anciens amis. Les maîtres de l'institut de Münchenbuchsee, Tobler, Murait et leurs collègues, signifièrent à Fellenberg, par une déclaration collective, leur intention de quitter Münchenbuchsee le 1er juillet pour rejoindre Pestalozzi à Yverdon, et d'emmener avec eux leurs élèves, si les familles y consentaient. Fellenberg fut très irrité, et se plaignit amèrement d'être lésé dans ses intérêts matériels ; Pestalozzi s'étant rendu auprès de lui en juin pour traiter des conditions auxquelles l'institut de Münchenbuchsee pourrait être réuni à celui d'Yverdon, il y eut entre eux des scènes violentes. Fellenberg exigea le paiement préalable par Pestalozzi d'une indemnité considérable ; Pestalozzi répondit que la prétention de Fellenberg était contraire à l'équité. Alors Fellenberg fit saisir le mobilier de l'institut, et déclara qu'il le retiendrait comme garantie jusqu'au moment où l'indemnité réclamée lui aurait été payée. Pestalozzi essaya de le faire revenir de cette résolution peu, généreuse ; on raconte que n'y pouvant parvenir, il ôta ses souliers et les offrit à Fellenberg, en lui disant que s'il voulait les retenir aussi, cela ne l'empêcherait pas de quitter Münchenbuchsee et de traverser en plein soleil la ville de Berne, pieds nus avec ses maîtres et ses élèves qu'il conduisait à Yverdon. Fellenberg, de son côté, était arrivé au dernier degré de l'exaspération ; il se donna le ridicule de parler d'une réparation par les armes, qu'il aurait exigée de Pestalozzi, disait-il si celui-ci eût été gentilhomme. Cependant les difficultés s'aplanirent au moment décisif : Pestalozzi trouva des accents qui émurent Fellenberg ; celui-ci « pleura », et déclara, non pas renoncer à sa demande d'indemnité, mais se contenter, pour le moment, d'une promesse écrite de paiement, garantie par la signature de tous les maîtres de l'institut et par un acte de vente du mobilier à son nom. Grâce à cet arrangement, le déménagement de l'institut de Münchenbuchsee put s'opérer dans les premiers jours de juillet ; et comme les travaux entrepris au château d'Yverdon n'étaient pas terminés, il fallut, pour pouvoir loger les élèves amenés par Pestalozzi, que la municipalité fît disposer en dortoir la grande salle des fêtes de l'hôtel de ville. L'installation de l'institut au château eut lieu avant la fin de l'année. Le paiement de la somme que Pestalozzi s'était engagé à verser entre les mains de Fellenberg fut effectué dans le courant de 1806.

Le nombre des élèves, à Yverdon, fut bientôt aussi considérable qu'à Burgdorf. Il en vint de presque tous les pays d'Europe, et même de l'Amérique. Mais à Burgdorf déjà il avait fallu, pour satisfaire aux exigences des parents, qui voulaient que leurs enfants sortissent de l'institut avec les connaissances qu'on acquiert au collège, ajouter, aux branches élémentaires, enseignées selon la méthode pestalozzienne, toutes les branches du programme de l'instruction secondaire, y compris les langues anciennes. A Yverdon, cette tendance à transformer l'institut en un collège s'accentua de plus en plus. Pestalozzi se vit débordé ; pour toute la partie de l'enseignement qui dépassait le niveau des connaissances élémentaires, les seules auxquelles il avait voulu, à l'origine, appliquer sa méthode, il fut obligé de laisser la bride sur le cou à des maîtres qu'il ne pouvait contrôler ; le manque d'un plan d'ensemble, l'absence d'une direction supérieure, produisirent bientôt de fâcheux résultats ; sensibles d'abord pour ceux-là seulement qui voyaient de près l'organisation intérieure de l'institut, ils devinrent, au bout de quelques années, manifestes aux yeux de tous.

Outre l'institut des jeunes garçons, la ville d'Yverdon vit s'ouvrir, en 1806, un institut spécial pour les jeunes filles, qui fut placé d'abord sous la direction de Krüsi. En 1807, Pestalozzi mit à la tête de ce nouvel institut les époux Custer, qu'il fit venir de Neuhof, et auxquels il adjoignit, en décembre 1808, une institutrice argovienne, Mlle Rosette Kasthofer, chargée de la direction des études.

C'est vers ce même temps que Mme Pestalozzi vint rejoindre son mari. Au commencement de 1806, elle était encore à Zurich dans la maison d'un de ses frères, qui mourut (février 1806) en lui laissant une partie de son héritage : « Le repos de mes vieux jours est désormais assuré », écrit-elle à ce propos dans son journal. En 1807, on la retrouve à Yverdon. Ramsauer décrit en ces termes l'existence qu'elle y menait :

« Elle ne pouvait supporter le bruit et l'agitation qui régnaient toujours dans l'entourage de Pestalozzi. C'est pourquoi elle avait son appartement dans la partie la plus tranquille du château et y vivait retirée ; elle avait là son ménage à elle, et ne se mêlait d'aucune des affaires de la maison. On la respectait comme une reine. De temps en temps elle invitait à dîner un maître, quelquefois aussi un élève de l'institut des garçons ou de celui des jeunes filles, ainsi que les parents des élèves qui venaient en visite, ou les étrangers que l'on voulait traiter avec distinction. Pestalozzi lui-même ne mangeait jamais à sa table que lorsqu'elle l'avait spécialement invité. »

Avec Mme Pestalozzi revint la servante Elisabeth Näf-Krüsi, qui reprit, à la grande satisfaction de Pestalozzi, la direction du ménage. Le mari de Lisabeth, Mathias Krüsi, fut chargé de la seconder, et eut à remplir les fonctions de domestique de confiance (il mourut en 1812). Lisabeth était devenue mère en 1806 : malheureusement son enfant, atteint d'idiotisme, fut pour elle, pendant le reste de ses jours, une source de chagrins et non de joie.

Comme à Burgdorf et Münchenbuchsee, les visiteurs étrangers affluèrent en grand nombre à Yverdon. Parmi ceux qui vinrent de 1805 à 1810, mentionnons en premier lieu Froebel, venu à deux reprises, en 1805 et en 1808 (la seconde fois il resta deux ans, en compagnie de trois élèves) ; Carl Ritter, le futur rénovateur de la géographie (à deux reprises, en 1807 et 1809) ; von Türk, qui, après un premier séjour de trois mois à Münchenbuchsee comme visiteur en 1805 (il publia le récit de ce qu'il y avait vu dans ses Briefe aus Münchenbuchsee, Leipzig, 1806), vint à Yverdon en 1808 et y resta deux ans comme maître ; Karl von Raumer, le futur auteur de l'Histoire de la pédagogie, qui séjourna dans l'institut d'octobre 1809 à mai 1810. Fichte, dans ses célèbres Discours à la nation allemande, prononcés durant l'hiver de 1807 à 1808, déclara que la réforme de l'éducation devait prendre Pour point de départ la méthode d'enseignement de Pestalozzi. (Dans une lettre écrite à sa femme le 3 décembre 1807, il dit : « J'étudie en ce moment le système d'éducation de Pestalozzi, et j'y trouve le véritable remède pour l'humanité malade, ainsi que le seul moyen de la rendre apte à la compréhension de ma philosophie ».) Le gouvernement prussien, répondant aux éloquents appels de Fichte et s'inspirant des conseils de Nicolovius et d'autres administrateurs intelligents, décida en 1808 l'envoi à Yverdon de trois jeunes gens qui devaient y apprendre la méthode, pour l'introduire ensuite dans les écoles de leur pays. Les trois élèves choisis furent Preuss, Kawerau et Henning, qui arrivèrent à Yverdon en mai 1809 ; bientôt après, une quinzaine d'autres instituteurs prussiens furent successivement envoyés à l'institut de Pestalozzi, pour y être entretenus chacun pendant trois ans aux frais de leur gouvernement, D'autres Etats de l'Allemagne, ainsi que la Hollande, envoyèrent aussi à Yverdon des élèves-maîtres.

En France, le philosophe Maine de Biran, qui était alors sous-préfet à Bergerac, sa ville natale, voulut, introduire dans les écoles de son arrondissement les procédés d'enseignement de l'éducateur suisse. Il écrivit en 1807 à Pestalozzi pour lui demander un de ses élèves ; et, en conséquence, un des maîtres d'Yverdon, Barraud, se rendit en 1808 à Bergerac, où il ouvrit une école pestalozzienne : mais cette école, qui a subsisté près de trois quarts de siècle (jusqu'en 1881) à travers bien des vicissitudes, ne devint point, comme Pestalozzi l'avait espéré, un centre de propagande et fine pépinière d'instituteurs pour le reste de la France ; elle se réduisit au rôle de simple pensionnat à l'usage de la petite bourgeoisie.

La méthode pestalozzienne fut implantée aussi à Madrid (1806) et à Naples (1812).

Pendant les premières années qui suivirent l'installation à Yverdon, l'activité littéraire de Pestalozzi et de ses collaborateurs fut assez considérable ; mais les publications appartenant à cette époque n'ont qu'une valeur secondaire. Nous nous bornons à en enregistrer les titres. Ce sont : 1° Le premier numéro d'un journal intitulé : Journal fur die Erziehung, herausgegeben von H. Pestalozzi (Journal d'éducation, édité par H. Pestalozzi), qui parut chez le libraire Gräff, à Leipzig, en 1807 ; 2° Une brochure intitulée : Rapport aux parents et au public sur l'état et l'organisation de l'établissement de Pestalozzi en 1807 (Berichtan die Elternund an das Publikum über den Zustand und die Einrichtungen der Pestalozzi'schen Anstalt im Jahre 1807) ; 3° Un journal intitulé : Wochenschrift für Menschenbildung, von Heinrich Pestalozzi und seinen Freunden (Gazette hebdomadaire pour l'éducation de l'homme, par Henri Pestalozzi et ses amis), qui parut de 1807 à 1812. En dépit de son titre, ce journal ne se publia pas chaque semaine, mais à intervalles très irréguliers. Il forme en tout 4 volumes, chacun de 15 feuilles d'impression. Parmi les morceaux intéressants qu'il contient, nous citerons, dans le 1er volume, le récit du séjour de Pestalozzi à Stanz (Pestalozzi und seine Anstalt in Stanz), dont nous avons déjà parlé, et une réimpression de l'Abendstunde eines Einsledlers, sous ce titre : Pestalozzi's erste Darstellung des Wesens und Umfangs seiner Méthode (Premier exposé fait par Pestalozzi de l'essence et de la portée de sa méthode) ; dans le 3e volume, un Discours sur l'idée de l'instruction élémentaire (Ueber die Idée der Elementarbildung), prononcé à Lenzbourg, en 1809, par Pestalozzi en qualité de président d une Société suisse des amis de l'éducation, qui avait été fondée expressément, pour la propagation de la doctrine pestalozzienne, et qui ne subsista que peu d'années. Ce discours remplit aussi une partie du 4° volume.

Tous les écrits que nous venons d'énumérer, non seulement portent les traces de l'influence de Niederer, mais ont été rédigés en grande partie par lui. Il l'a déclaré, et Pestalozzi l'a reconnu de son côté, en désavouant plus tard les affirmations ambitieuses, les exagérations de pensée et de langage qui caractérisent les publications faites sous son nom à cette époque, particulièrement le Rapport aux parents, et le Discours sur l'idée de l'instruction élémentaire prononcé à Lenzbourg ; ce discours, tel qu'il a été imprimé, est « très différent, dit Pestalozzi, de celui qui a été réellement prononcé » ; Niederer le remania complètement pour l'impression.

Niederer était devenu, en ces années-là, l'homme le plus important du groupe pestalozzien ; c'était lui qui tenait la plume au nom du maître. Par l'élévation de sa pensée et par son dévouement, il était digne de la confiance que lui témoignait Pestalozzi. Malheureusement, il avait l'esprit métaphysique et une tendance à l'enflure dans les idées et dans le style ; il se perdait volontiers dans les nuages ; son caractère était agressif et violent, et il entraîna Pestalozzi dans des polémiques où il eût mieux valu ne pas l'engager. En outre, au point de vue religieux, il y avait entre Pestalozzi et lui des différences qui s'accusèrent plus tard : Pestalozzi était un philosophe acceptant, les formes du christianisme, mais resté étranger à ses dogmes, et particulièrement à ceux du péché originel, de la grâce et de la rédemption ; Niederer était un théologien pour qui les dogmes chrétiens renfermaient toute la philosophie. En réalité, l'union entre Pestalozzi et Niederer, si intime un moment que Pestalozzi put s'écrier : « Personne ne me comprend comme lui ! » reposait sur un malentendu qui devait se dissiper un jour.

Une autre influence, cependant, grandissait à côté de celle de Niederer : c'était celle de Joseph Schmid (le jeune maître que nous avons déjà nommé p. 1605). Né à Au dans le Vorarlberg (Alpes autrichiennes), fils d'un paysan, Schmid était entré comme élève dans l'institut de Burgdorf en 1801, à l'âge de quinze ans, et, par ses progrès étonnants dans les mathématiques, il avait attiré sur lui l'attention de tous. D'élève, il devint maître à dix-huit ans ; par son talent pour l'enseignement, sa puissance de travail, l'énergie de son caractère, il se fit bientôt dans l'institut une place à part ; Pestalozzi, fier de ses succès, lui témoignait une préférence marquée.

Schmid avait réformé l'enseignement de la géométrie, du calcul et du dessin ; il préparait des livres élémentaires destinés à remplacer ceux de Burgdorf, et qui parurent en 1809 et 1810 : Die Elemente der Form-und Grössenlehre, Berne, 1809 ; Die Elemente des Zeichnens, Berne, 1809 ; Die Elemente der Zahl als Fundamente der Algebra, Heidelberg, 1810.

La rivalité qui se manifesta un peu plus tard entre Schmid et Niederer n'avait pas encore éclaté en 1807 ; mais déjà il y avait dans l'institut des germes de discorde, et, dans son discours du jour de l'an de 1808, Pestalozzi fit un pathétique appel à ses collaborateurs, les conjurant d'être unis. Dès 1806, Buss avait quitté Yverdon ; en 1808, Tobler et Barraud partirent aussi (ce dernier pour se rendre à Bergerac). D'autre part, en 1807, le personnel enseignant s'était augmenté d'une précieuse recrue par la venue du jeune Mieg, de Francfort, fils du conseiller ecclésiastique D. Mieg, l' « Epictète » avec lequel Pestalozzi avait régulièrement correspondu au temps de l'Illuminisme.

En 1809, Pestalozzi adressa à la Diète suisse une demande tendant à ce qu'elle fît visiter l'institut d'Yverdon par des commissaires qui présenteraient à cette assemblée un rapport sur les méthodes employées dans cet établissement et sur les résultats obtenus. Cette demande fut faite, a raconté plus tard Pestalozzi (Lebensschicksale), à l'instigation de Niederer ; Schmid s'y opposa, parce qu'il ne se faisait pas d'illusion sur la véritable situation de l'institut et sur la valeur de l'enseignement qu'on y donnait, mais son avis ne prévalut pas. Les commissaires de la Diète, Abel Mérian, membre du Petit-Conseil de Bâle, le Père Girard, de Fribourg, et Fr. Trechsel, professeur de mathématiques à Berne, se rendirent à Yverdon en novembre 1809, et y passèrent six jours. Le rapport fut rédigé en français par le Père Girard, et publié en français et en allemand (la traduction allemande fut faite par Wernhard Huber) par ordre de la Diète (juin 1810). Il n'était pas ce que Niederer et Pestalozzi avaient espéré.

La Diète, en faisant visiter l'institut, avait voulu savoir : Si l'on trouverait à Yverdon le modèle d'une école primaire pour les campagnes et les villes ? si l'institut offrait les développements qui conviennent à l'enseignement secondaire ? et enfin si des écoles établies sur le modèle de l'institut pourraient servir d'introduction à l'étude des sciences ? A ces trois questions, le Père Girard répondait négativement. Il faut bien distinguer, disait-il, entre les maximes fondamentales de l'institut, et l'application qu'il en a faite aux divers objets de l'éducation. « S'agit-il simplement des règles générales, que l'on appelle volontiers du nom de méthode de Pestalozzi, — quoique ce mot n'ait pas encore une signification bien fixe et bien déterminée, — il est évident que cette méthode et ces règles doivent animer toutes nos institutions. » Mais quant à la valeur pratique des moyens d'enseignement employés dans l'institut, les commissaires l'avaient jugée très inégale. Pour l'élude de la langue maternelle, le rapporteur constatait qu'on avait abandonné, ou tout au moins réformé, le Livre des mères, et que l'enseignement « se rapprochait trop des livres et des méthodes connues pour qu'il y eût quelque chose d'important à relever». L'enseignement du calcul et de la géométrie donne des résultats remarquables. « Les progrès en géométrie sont frappants ; ils paraissent même tenir du prodige, quand on ignore ce que l'on peut faire d'un enfant que l'on conduit avec intelligence comme le fait Schmid, et à qui on inspire cet enthousiasme qui élève l'âme et double ses forces ». La géographie « n'a fait aucun progrès jusqu'à ce jour » ; les leçons d'histoire n'offrent rien de caractéristique ; celles d'histoire naturelle se donnent au moyen d'ouvrages venus de France et d'Allemagne. Les méthodes employees pour le dessin et le chant sont originales et ont des mérites incontestables, bien qu'on puisse leur adresser certaines critiques. En somme, après avoir examiné de près tout l'enseignement tel qu'il est donné à l'institut, « on regrette d'y trouver si peu de parties qui puissent servir comme elles sont. Sous tous les rapports, nous revenons au même résultat : les études à Yverdon ne se tient que très imparfaitement à l'instruction publique. L'institut poursuit son chemin ; nos institutions poursuivent le leur, et il n'y a nulle apparence que l'on se rencontre jamais. » Le cordelier fribourgeois avait été choqué par les prétentions de Niederer, et il ne manqua pas de s'en moquer : il raillait « cette philosophie profonde et subtile » qui dédaignait le langage vulgaire ; il osait écrire que « toute la sublimité de la métaphysique ne consiste quelquefois qu'à dire ce que tout le monde sait avec des mots que personne ne comprend ».Il opposait» la modestie du maître à la vanité de quelques-uns de ses disciples » : car « des éloges à perte de vue comme à perte de raison, un ton exclusif et méprisant, ne sauraient profiter à l'éducation ».

Le rapport du Père Girard devait nécessairement mécontenter au plus haut point la plupart des membres du personnel enseignant de l'institut d'Yverdon. Au lieu de faire leur profit des sages avis qu'il renfermait, ceux qu'il avait blessés dans leur amour-propre ainsi que dans leur foi pestalozzienne ne songèrent qu'à préparer une réfutation. Schmid, seul, donnant raison aux commissaires, proposa des réformes, et demanda que l'institut fût réduit à des proportions plus modestes. Cette attitude de Schmid fut mal interprétée par des collègues jaloux des éloges que les commissaires n'avaient décernés qu'à lui. Voyant qu'il ne pouvait se faire écouter, il préféra partir. Un mois après la publication du rapport du Père Girard, il quitta l'institut (juillet 1810). Il y eut à ce départ de Joseph Schmid une autre cause encore que le différend qui avait éclaté entre lui et la majorité de ses collègues. Niederer et lui s'étaient épris tous deux d'une jeune institutrice attachée à l'institut des jeunes filles, Louise Segesser, de Lucerne. Niederer fut le préféré, et se fiança avec la jeune Lucernoise. Il ne resta d'autre alternative au rival rebuté que de s'éloigner d'Yverdon.

Karl von Raumer, alors à Yverdon, et qui s'était lié avec Schmid, avait jugé également l'organisation de l'institut défectueuse ; il pensait que Pestalozzi aurait dû s'en retourner à Neuhof pour s'y consacrer, ainsi qu'il en avait manifesté l'intention dès 1800, à l'éducation des enfants pauvres. « Comme il nous paraissait impossible, dit von Raumer, que les idées de Pestalozzi pussent être réalisées à Yverdon, nous l'invitâmes à aller fonder en Argovie l'institut de pauvres dont il parlait depuis si longtemps, et nous lui offrîmes à cet effet notre concours ; mais il ne voulut pas y consentir. « Von Raumer, découragé, avait quitté Yverdon dès le mois de mai 1810.

Pestalozzi conçut le plus vif chagrin du départ de Schmid : « Si je n'avais que quarante ans, disait-il, je partirais aussi pour aller entreprendre quelque chose que je pusse exécuter ; mais j'ai déjà recommencé trop souvent pour qu'enfin mes forces ne soient pas épuisées ».

L'été de 1810 vit encore partir plusieurs des maîtres les plus distingués de l'institut, Muralt, von Türk, Mieg, qui ne se sentaient plus à leur aise à Yverdon. Des anciens collaborateurs de Pestalozzi, il ne resta plus auprès de lui que Krüsi et Niederer, insuffisamment secondés 'par un groupe de jeunes maîtres et sous-maitres sans expérience.

En avril 1811, la Diète suisse, réunie à Soleure, s'occupa du rapport des trois commissaires, distribué aux gouvernements cantonaux l'année précédente. Elle jugea qu'elle n'avait aucune résolution à prendre, puisque Pestalozzi ne demandait rien et que les commissaires ne proposaient rien ; elle se contenta donc d'exprimer à Pestalozzi la reconnaissance de la patrie, et cette déclaration toute platonique termina l'affaire.

Mais si les conséquences de l'enquête de 1809 furent nulles au point de vue des résultats officiels, il n'en fut pas de même quant à l'effet produit sur l'opinion publique. Le rapport du Père Girard fournit à ceux que la tentative de Pestalozzi avait choqués dans les préjugés de leur routine une occasion bienvenue pour manifester leur mauvais vouloir.

Une première attaque parut au moment même où la Diète votait à Pestalozzi des remerciements. Le numéro du 13 avril 1811 des Göttingische gelehrte Anzeigen publia, sous la forme d'un compte-rendu du rapport, une dénonciation jésuitique où l'institut d'Yverdon était représenté comme « inspirant à ses élèves l'aversion pour le christianisme, la haine contre les autorités, le mécontentement contre les institutions sociales, et développant en eux des opinions révolutionnaires ». Ce pamphlet anonyme était l'oeuvre du professeur Ch.-L. von Haller, dé Berne. Pestalozzi et ses amis jugèrent qu'il était indispensable de se défendre contre une pareille agression. Sous ce titre : L'institut pestalozzien au public (Das Pestalozzische Institut an das Publikum), Niederer fit paraître, en août 1811, une vigoureuse réponse ; il y repoussait avec indignation les imputations de l'écrivain anonyme, et entreprenait ensuite une apologie en règle de l'institut et de la méthode, discutant point par point le rapport du Père Girard, et revendiquant surtout pour Pestalozzi le mérite de l'invention, que le cordelier fribourgeois lui avait dénié. Les trois commissaires, sommés par Niederer d'opposer aux calomnies du journal de Goetlingue une déclaration Publique, répondirent (12 septembre) en disculpant institut des accusations portées contre lui par Ch.-L. von Daller, mais en maintenant les appréciations de leur rapport.

Quelques jours plus tard, un nouvel adversaire entrait en lice contre l'institut : le chanoine (Chorherr) Bremi, de Zurich, publia dans trois numéros successifs d'un journal hebdomadaire zuricois (Bürklische Züricher-Zeitung) trois douzaines de questions suscitées par la brochure de Niederer (Beschcidene Fragen an das Pestalozzische Institut, veranlasst durch dessen Appellation an das Publikum) ; il y traitait surtout de l'enseignement religieux, et il faut reconnaître que la plupart des arguments par lesquels il cherchait à prouver que les tendances de l'institut n'étaient pas véritablement chrétiennes portaient juste. Pestalozzi sentit combien cette intervention de l'ecclésiastique zuricois dans le débat était dangereuse pour sa cause ; aussi fit-il les plus pressantes démarches pour obtenir de Bremi une rétractation ; n'ayant pu y parvenir, il essaya, sans plus de succès, de le traduire en justice et ce ne fut qu'à la dernière extrémité qu'il se décida à publier une réponse, en laissant de côté, autant que possible, le terrain religieux, sur lequel il se sentait embarrassé, et en s'adressant au patriotisme de ses concitoyens (Fin offertes Wort eines gekränklen alten Patrioten an seine Valerstadl). Niederer, pendant ce temps, faisait imprimer une seconde édition, considérablement augmentée, de sa brochure défensive, sous ce titre : L'entreprise éducative de Pestalozzi et ses rapports avec la civilisation contemporaine : première partie (Pestalozzi's Erziehungsunternehmung im Verhältniss zur Zeitkultur ; erste Abtheilung, Yverdon, 1 vol. de 454 p., mars 1812) ; puis, sur une nouvelle attaque du chanoine (Ueber die Schrift ; Pestalozzi's Erziehungsunternehmung, etc.), il écrivit une vive réplique, intitulée Justification finale de l'institut pestalozzien contre ses calomniateurs réponse aux questions et éclaircissements sur le libelle du sieur Bremi, chanoine à Zurich (Schliessliche Rechtfertigung des pestalozzischen Institutes gegen seine Verläumder durch Beantwortung der Fragen und Beleuchtung der Schmähschrift des Herrn Bremi, Chorherr von Zurich, Yverdon, 1813). Enfin, en juin 1813, parut, en un volume de 446 pages, la seconde partie de l'ouvrage L'entreprise de Pestalozzi et ses rapports avec la civilisation contemporaine : c'est une réimpression de la réponse de Pestalozzi au chanoine Bremi et de l'écrit de Niederer Sehliessliche Rechtfertigung, auxquels sont joints un certain nombre de documents justificatifs.

Cette polémique absorba pendant trois ans le meilleur des forces de Pestalozzi et de Niederer, et obéra d'une façon désastreuse le budget de l'établissement. Une imprimerie et une librairie avaient été installées au château, pour l'impression et la vente des publications de l'institut ; mais cette entreprise, loin d'être une source de bénéfices, devait se terminer plus tard par une liquidation ruineuse.

L'institut recevait toujours beaucoup de visiteurs. Parmi ceux-ci, il faut mentionner Marc-Antoine Jullien, de Paris, qui vint à Yverdon dans l'été de 1810 et y fit un séjour de deux mois. Il se lia d'amitié avec Pestalozzi, auquel il amena l'année suivante deux de ses fils ; et, après avoir étudié en détail la méthode et ses applications, il fit paraître à Milan, où ses fonctions d'inspecteur militaire l'avaient appelé, un ouvrage en deux volumes intitulé : Esprit de la méthode d'éducation de M. Pestalozzi (1812). Cet écrit, dont Mme Guizot rendit compte dans les Annales de l'éducation, eut pour conséquence d'attirer à Yverdon un certain nombre d'élèves français.

Au commencement de 1813, la situation économique de l'institut était devenue critique. Pestalozzi s'adressa à deux de ses amis, le conseiller Vogel, à Zurich, et le Francfortois Mieg, qui se trouvait alors à Paris ; il eût voulu contracter un emprunt: mais la négociation ne put aboutir. Mieg vint à Yverdon pour aviser avec Pestalozzi au parti à prendre. L'examen de la comptabilité montra l'existence, depuis 1810, d'un déficit de 20 000 francs. Un désastre financier semblait imminent. Une partie de la fortune de Mme Pestalozzi (qui avait fait vers cette époque un nouvel héritage) lut employée à satisfaire les créanciers les plus pressants ; mais, pour sauvegarder le reste et ne pas dépouiller son petit-fils de son patrimoine, Mme Pestalozzi demanda et obtint, par acte judiciaire du 14 mai 1813, que ses biens personnels fussent remis entre les mains d'un tuteur chargé de les administrer. Par un autre acte du 15 novembre 1814, l'institut de jeunes filles, dont Mme Custer avait jusqu'alors conservé la direction, fut cédé à, Mlle Rosette Kasthofer : cette cession était faite en vue d'alléger le fardeau qui pesait sur Pestalozzi, et Mieg, qui en rédigea le contrat, attendait de cette mesure d'excellents résultats ; malheureusement l'avenir ne devait pas réaliser cet espoir, et ce fut justement ce transfert de l'institut des filles entre les mains de Mlle Kaslhofer qui devint pour Pestalozzi, quelques années plus lard, l'occasion des plus amers chagrins.

Il faut dire maintenant ce qui était advenu de Joseph Schmid depuis son départ d'Yverdon. En quittant l'institut en juillet 1810, Schmid s'était d'abord rendu à Au. son village natal. Il avait publié, sous le litre d'Expériences et opinions sur l'éducation, les instituts et les écoles (Erfahrungen und Ansichten über Erziehung, Institute und Schulen, Heidelberg, 1810), une brochure où il exposait, en assez mauvais style, ses idées sur l'éducation privée et l'éducation publique ; il y critiquait très vivement les défauts de l'institut d'Yverdon, mais en exprimant en même temps son attachement à la personne de Pestalozzi et à ses principes. Pestalozzi, assez mécontent au premier moment, pardonna cependant bientôt à Schmid la rudesse de son langage, en considération de ses bonnes intentions et de sa franchise. Pendant les derniers mois de 1810 et l'année 1811, Schmid séjourna alternativement à Vienne et à Munich, et parcourut l'Allemagne du Sud et la Suisse ; en 1812 il reçut du gouvernement bavarois la direction de l'école de Bregenz. Bientôt après, un rapprochement eut lieu entre l'institut d'Yverdon et lui. Pestalozzi n'avait pu se consoler de son départ ; dans son discours du jour de l'an de 1811, après avoir payé un tribut d'éloges à Niederer, « le premier de ses fils », à Krüsi, « bon et simple comme un enfant », et aux autres maîtres, il s'écriait : « Et toi, Schmid, que j'aimais tant, où es-tu? pourquoi ne le vois-je pas en ce jour parmi les miens? » A deux reprises, en 1812 et 1813, pendant les vacances d'automne, Schmid vint à Yverdon ; il y fut reçu à bras ouverts. Dès 1812, Niederer était entré en correspondance amicale avec lui ; les dissentiments qui les avaient séparés semblaient avoir disparu pour toujours. Nous verrons tout à l'heure le rapprochement devenir plus intime encore, et aboutir à la rentrée de Schmid dans l'institut.

Cependant la situation ne s'améliorait pas. Les élèves-maîtres venus de l'étranger avaient achevé leur temps et étaient repartis, et les gouvernements n'en avaient pas envoyé d'autres ; puis, lorsque avait retenti, au printemps de 1813, l'appel aux armes qui avait fait lever le peuple allemand contre Napoléon, tout ce qui restait à l'institut de maîtres ou d'élèves adultes de nationalité allemande avait couru s'enrôler sous les drapeaux de la coalition. Les circonstances extérieures étaient donc des plus défavorables. Quant à l'administration intérieure de l'institut, elle continuait à marcher aussi mal que possible. Ni Pestalozzi ni Niederer n'étaient capables de diriger, au point de vue économique, une entreprise de ce genre. En outre, sur beaucoup de points ils ne s'entendaient pas ; et comme Niederer avait l'esprit absolu et n'était pas moins prompt aux emportements que Pestalozzi, des conflits, parfois violents, éclataient fréquemment entre eux.

L'année 1814 fut une année de crise. Les événements politiques, d'abord, firent sentir leur contre-coup à Yverdon. En janvier, les Autrichiens, dont un corps d'armée avait envahi la Suisse romande pour entrer en France, voulurent installer au château d'Yverdon un hôpital militaire ; Pestalozzi se rendit aussitôt à Bâle, où se trouvait le tsar Alexandre, pour solliciter sa protection : le tsar le reçut avec bienveillance et défendit qu'aucun hôpital fût installé à Yverdon. Le bon Pestalozzi profita de l'occasion pour recommander chaleureusement au tsar la réforme des écoles et l'émancipation des serfs : Alexandre se contenta de sourire. Quelques mois plus tard (juin), Pestalozzi alla saluer le roi de Prusse à Neuchâtel et le remercier de la confiance que son gouvernement avait témoignée à l'institut d'Yverdon. D'autre part, un grand changement s'accomplissait à l'institut même. Niederer, dont les fiançailles avec Louise Segesser avaient été rompues au cours de l'année 1813, se fiança en janvier 1814 avec Mlle Kasthofer (c'était, disait-on dans l'entourage de Pestalozzi, un « mariage pédagogique »). Pestalozzi accueillit avec joie l'annonce de cette union ; il forma le projet de céder l'institut à Niederer, en qui il voyait alors son successeur naturel. Mais Mme Pestalozzi, mécontente, quitta Yverdon et se retira à Neuhof (avril) ; en même temps, le petit-fils de Pestalozzi, Gottlieb, qui jusqu'alors avait vécu dans l'institut comme élève, était placé en apprentissage chez un tanneur du canton de Zurich. La ménagère Lisabeth fut congédiée, et alla rejoindre sa maîtresse a Neuhof ; Pestalozzi n'eut plus auprès de lui que sa belle — fille, Mme Custer. Une amie de Mlle Kasthofer, Mlle Ray, reçut la direction du ménage de l'institut d'Yverdon. En mai, Niederer et sa fiancée allèrent célébrer leur mariage dans la commune d'origine de l'époux, au canton d'Appenzell ; Schmid, invité à la noce, fut l'un des témoins ; les nouveaux mariés ne rentrèrent à Yverdon qu'en juillet. En septembre, Mme Custer mourut, et, par cet événement, Pestalozzi se trouva isolé, entouré seulement d'étrangers. La gestion de Mlle Ray laissait fort à désirer ; au lieu que la situation se fût améliorée par le départ de Mme Pestalozzi et de Lisabeth, les choses allaient de mal en pis. Jullien se rendit alors à Yverdon dans l'intention de venir en aide à Pestalozzi ; sur son initiative, Mlle Ray fut renvoyée, une «commission économique », formée de plusieurs notables d'Yverdon, fut constituée et eut la charge d'administrer les finances de l'établissement ; en outre, Jullien procura à l'institut plusieurs maîtres français (entre autres Boniface) et un certain nombre d'élèves nouveaux. Un jeune Irlandais, Synge, récemment arrivé à Yverdon pour étudier la méthode et la faire connaître à ses compatriotes, annonça également qu'il procurerait à l'institut des élèves anglais. Mais il fallait, aux côtés de Pestalozzi et de Niederer, un homme capable d'assurer la marche régulière de la maison. A ce moment (décembre), Schmid écrivit à ses amis d'Yverdon pour leur apprendre que sa situation, à Bregenz, était menacée depuis que cette ville était rentrée sous la domination de l'Autriche. Aussitôt Niederer l'adjura de donner sur-le-champ sa démission et de venir reprendre son poste à l'institut (16 décembre 1814). Pestalozzi, de son côté, suppliait sa femme et Lisabeth de revenir à Yverdon, leur annonçant que tout était changé : « Venez dès que le temps le permettra, leur écrivait-il en janvier 1815 ; Niederer n'a plus la même influence. Quand je parle, on m'écoute. J'ai vaincu, et je suis redevenu le maître. » Elles promirent de revenir au printemps. Schmid, sur une nouvelle lettre de Niederer (15 février 1815), disant : « Pestalozzi, toi et moi nous formerions un triumvirat », se décida à remettre sa démission aux autorités autrichiennes, et annonça qu'il arriverait en avril. Au milieu de mars, Mme Pestalozzi, bien qu'elle quittât Neuhof à regret, revint à Yverdon, et Lisabeth, qui l'accompagnait, fut réinstallée dans ses fonctions de ménagère. Schmid fit sa rentrée à l'institut au commencement d'avril.

Pestalozzi s'était réjoui de la chute de Napoléon, en qui il avait toujours vu un ennemi de l'éducation populaire. Il avait espéré un moment que les souverains alliés, qui avaient promis à leurs peuples la liberté, tiendraient leur parole. Il ne tarda pas à être désabusé. Mais le rétablissement de la paix, tout au moins, fut le résultat du triomphe de la coalition. Un autre résultat, moins satisfaisant, fut la nouvelle modification apportée à la constitution politique de la Suisse. L'Acte de médiation de 1803 n'avait guère laissé subsister de liberté ; la réaction de 1814 et 1815 supprima le peu qui en restait. Des coups d'Etat au profit des patriciens eurent lieu dans les principales villes ; l'Acte de médiation fut aboli et remplacé par un Pacte fédéral que le Congrès de Vienne sanctionna en 1815 et qui ramena la Suisse de vingt ans en arrière. Pestalozzi, cette fois encore, crut de son devoir de citoyen de faire entendre sa voix au milieu de la crise : il écrivit en 1814 et publia en 1815 une brochure politique, assez volumineuse. Très déclamatoire, et reproduisant une partie des idées des Nachforschungen de 1797, l'appel de Pestalozzi A l'innocence, au sérieux et à la magnanimité de mon époque et de ma patrie (An die Ùnschuld, den Ernst und den Edelmulh meines Zeitalters und meines Vaterlandes) est une oeuvre pleine de nobles sentiments, mais assez incohérente et qui n'exerça aucune influence sur l'opinion.

Schmid, une fois qu'il eut reprit sa place dans l'institut d'Yverdon, y introduisit de sages réformes : il réprima le gaspillage, diminua le nombre des maîtres inutiles (il y avait à ce moment vingt-deux maîtres et sous-maîtres pour soixante-dix-huit élèves), et fit régner l'ordre et la ponctualité dans la maison. Niederer — qui depuis son mariage vivait chez sa femme et n'allait à l'institut que pour y donner l'enseignement religieux — applaudit d'abord à des actes de vigueur dont il voyait l'urgente nécessité. Mais il y eut des mécontents, et bientôt ceux-ci commencèrent à manifester le déplaisir que leur causait l'altitude de Schmid, auquel Pestalozzi avait complètement remis les rênes du gouvernement. Mme Pestalozzi mourut le 11 décembre 1815, à l'âge de soixante-seize ans, huit mois après son retour à l'institut ; et sa mort fut le signal d'une levée de boucliers. Un groupe de maîtres allemands, à la tête desquels se trouvait un jeune Saxon, Blochmann (entré à l'institut en 1809 pour y enseigner la géographie), exigea le renvoi de Schmid ; Niederer et Krüsi se joignirent à eux ; le Français Boniface et quelques maîtres suisses prirent le parti de Schmid.

(février 1816). Pestalozzi ayant refusé de céder à l'injonction qui lui était faite, Blochmann et les autres Allemands, au nombre d'une dizaine, quittèrent l'institut ; Krüsi se sépara également de Pestalozzi, pour ouvrir, à Yverdon même, un pensionnat de jeunes garçons. Les maîtres partis furent aisément remplacés ; et, le nombre des élèves s'étant accru (beaucoup de ceux-ci étaient Anglais, et Jullien amena, au printemps de 1815, un contingent de vingt-quatre jeunes Français), la marche de l'établissement redevint satisfaisante, tout au moins au point de vue économique.

Dans l'été de 1816, un des fondateurs de l'enseignement mutuel, l'Anglais Bell, s'étant rendu en Suisse, visita l'institut d'Yverdon : il voulait juger par ses yeux de la valeur de cette méthode pestalozzienne dont la réputation était arrivée jusqu'en Angleterre. Un ancien élève de Pestalozzi, Ackermann, qui assista à l'entrevue, en a laissé un récit intéressant, que nous reproduisons, parce qu'il met bien en lumière le contraste qui existait entre les procédés mécaniques du système alors en vogue dans les écoles de la Grande-Bretagne, et la méthode qui faisait appel à l'action spontanée de l'élève ; il montre en même temps l'inaptitude spéciale du visiteur anglais à comprendre certaines choses :

« Comme le Dr Bell — raconte Ackermann — ne parlait ni l'allemand ni le français, il me pria de lui servir d'interprète auprès de Pestalozzi. Le hasard le favorisait : il y avait justement ce jour-là des examens publics dans l'institut. Je ne quittai pas Bell un instant, traduisant, expliquant, attirant son attention sur tout ce que je croyais pouvoir l'intéresser. Mais rien ne paraissait lui plaire ; à la fin seulement, les exercices militaires des élèves lui arrachèrent quelques témoignages d'approbation.

« Nous pensâmes qu'il n'avait peut-être pas eu l'occasion de pénétrer suffisamment dans l'esprit de l'enseignement donne à l'institut, lequel était, comme on le sait, essentiellement heuristique (c'est-à-dire amenant l'élève à découvrir lui-même, autant que possible, par son effort personnel, les choses qui sont à la portée de son intelligence, au lieu de les lui enseigner dogmatiquement par le procédé catéchétique). Nous lui amenâmes donc quelques élèves dans une salle particulière, et nous l'invitâmes à les examiner lui-même. Il leur demanda de lui donner la démonstration du théorème de Pythagore. L'un des élèves fit ce qui était demandé. Mais Bell dit que cette démonstration n'était pas la bonne, que dans les écoles anglaises on en avait une autre. L'élève répondit qu'il pouvait démontrer encore le théorème d'une autre façon ; et ses camarades dirent qu'ils avaient trouvé plusieurs autres démonstrations. Je crois que jusqu'à douze manières différentes de démontrer ce théorème avaient été trouvées par les élèves eux-mêmes. Deux ou trois démonstrations furent faites encore pour voir si l'une d'elles ne serait pas la démonstration anglaise, mais inutilement. Sur quoi le Dr Bell déclara que la démonstration enseignée dans les écoles d'Angleterre était la meilleure.

« Il fut impossible de faire comprendre au pédagogue enfermé dans son système qu'au lieu d'inculquer à ses écoliers des formules et des recettes toutes faites, il eût été infiniment préférable de développer chez eux l'intelligence et le raisonnement, afin qu'ils pussent s'aider eux-mêmes dans les diverses circonstances de la vie, et trouver eux-mêmes les formules et les recettes dont ils auraient besoin.

« On convint pour le lendemain d'une entrevue dans laquelle Pestalozzi et Bell exposeraient chacun leurs idées sur l'éducation populaire. Bell désirait en outre faire une démonstration pratique de son système. Tout ce qu'il y avait de maîtres au château, d'étrangers et de notabilités dans la ville, vint assister à cette conférence, qui pouvait avoir des conséquences importantes. Pestalozzi commença à expliquer ses principes avec toute la précision dont il était capable, avec toute la clarté que comportait la traduction d'une langue dans une autre. Mais il ne persuada point son auditeur. Lorsqu'il vint à parler, par exemple, de l'activité chez les enfants, et dit entre autres choses qu'il se servait aussi peu que possible de l'amour-propre, cet instinct déjà trop fort et qu'il fallait éviter de surexciter ; qu'il avait recours à des mobiles plus purs, comme l'attachement au devoir, l'amour pour les parents et les maîtres, et pardessus tout l'intérêt pour l'étude elle-même, intérêt qui devait être éveillé chez l'enfant par un enseignement approprié au degré de son développement intellectuel, — Bell répondit que tout cela était fort beau, mais que lui, Bell, obtenait davantage et qu'il fondait précisément son système sur l'amour-propre, ce puissant moteur, this powerful engine.

« Il annonça alors qu'il allait procéder à sa démonstration pratique. Pestalozzi s'installa sur son canapé, tandis que les personnes présentes (représentant les élèves) se plaçaient sur trois côtés d'un carré tracé sur le plancher avec de la craie, Bell et son interprète occupant le quatrième côté du carré.

« Alors commencèrent les exercices sur les lettres et les syllabes, avec toutes les petites compétitions qui les accompagnaient, reposant sur une foule de puérilités : un élève montrait-il de l'hésitation, tenait-il mal son livre, le laissait-il tomber, ne gardait-il pas l'attitude prescrite, tournait-il à droite au lieu de tourner à gauche, autant de fautes qui lui faisaient perdre son rang. Bell simula de la même façon une leçon de calcul, et même une leçon de religion, c'est-à-dire de catéchisation sur ce modèle : « Dieu a créé le monde ; — Qui a créé le monde? — Qu'est-ce que Dieu a créé? » etc.

« Je me retournai vers Pestalozzi, pour voir ce qu'il pensait d'un pareil enseignement. Il était assis sur le canapé, et mâchait le bout de sa cravate, comme il avait l'habitude de faire lorsqu'il en portait une dans ces occasions solennelles (voir p. 1577). Etait-ce le témoignage d'une satisfaction intérieure ou l'indice de son mécontentement? Au lecteur de décider.

« Le lendemain, Bell partit pour Fribourg, où il allait visiter les écoles placées sous la direction du célèbre Père Girard (voir p. 734). Jullien et moi nous le reconduisîmes. Avant notre séparation, il me prit à part et me parla ainsi : « J'ai appris maintenant à connaître la méthode de votre Pestalozzi. Croyez-moi, dans douze ans personne n'en parlera plus ; la mienne, au contraire, sera répandue dans tout l'univers. »

L'illustre Robert Owen vint également visiter Pestalozzi à Yverdon en 1816, ainsi que Henri Brougham ; mais nous n'avons pas de détails sur ces deux visites.

En cette même année 1816, des négociations, ébauchées en 1811, furent reprises avec le libraire Cotta, de Stuttgart, en vue de la publication d'une édition complète des oeuvres de Pestalozzi : les bénéfices qui seraient réalisés sur cette entreprise devaient être employés à éteindre les dettes de l'institut. En février 1817, ces négociations aboutirent à la signature d'un traité avantageux, et le mois suivant une souscription publique à l'édition fut ouverte. Tandis que cet heureux arrangement, qui devait affranchir Pestalozzi des soucis pécuniaires, augmentait aux yeux de celui-ci le prestige de Schmid, Niederer, de plus en plus aigri, annonçait sa retraite, en déclarant qu'il lui était impossible de conserver des fonctions dans un établissement où ne régnait plus le véritable esprit pestalozzien. Il consentit néanmoins à achever l'instruction religieuse de ceux des élèves qu'il était chargé de préparer à la première communion pour le dimanche de Pentecôte 1817. Lorsque le jour de cette cérémonie religieuse, qui avait lieu dans la chapelle même du château, fut arrivé, Niederer, après avoir prononcé comme pasteur le sermon d'usage, annonça du haut de la chaire la résolution qu'il avait prise de s'éloigner de l'institut, en ajoutant que « sa conscience lui en faisait un devoir, et qu'il se reprochait de ne pas lui avoir obéi plus tôt ». Niederer, qui avait si ardemment défendu Pestalozzi, en 1811, contre les attaques de Ch.-L. von Haller et du chanoine Bremi, se joignait maintenant à ses détracteurs ; et cette attitude était due en partie à l'influence de sa femme : « Mme Niederer, au lieu d'agir sur son mari dans un sens conciliant, comme on eût pu s'y attendre de la part d'une femme, cherchait au contraire à l'exciter encore davantage contre Pestalozzi » (Schnyder von Wartensee). Un apologiste de Niederer, Biber, nous apprend que Niederer avait déclaré à Pestalozzi à plusieurs reprises qu'il ne continuerait pas ses fonctions à l'institut « pour des motifs tirés des opinions religieuses de Pestalozzi et de l'influence que Schmid exerçait sur les élèves à ce point de vue ». Il y avait en effet, au fond du différend entre Pestalozzi et ceux de ses anciens collaborateurs qui se séparèrent de lui, une dissidence religieuse : Niederer, Krüsi, et la plupart des Allemands qui avaient quitté l'institut en 1816, ont dit, pour justifier leur attitude, qu'ils avaient fini par s'apercevoir que Pestalozzi n'était pas véritablement chrétien. « Par un côté de son caractère et de son esprit, a écrit plus tard Niederer, Pestalozzi était profondément religieux, tandis que d'un autre côté ses idées et ses conceptions étaient irréligieuses et anti-chrétiennes. Il aurait dû fonder sur le christianisme l'éducation de la nature humaine dans son essence la plus intime : mais lui-même méconnaissait le point de vue chrétien. » Un élève de Pestalozzi, Ramsauer, devenu professeur des jeunes princes d'Oldenbourg, et tombé dans le piétisme, a dit à propos de l'éducation qu'il avait reçue à Burgdorf et à Yverdon : « Au lieu de nous dire que celui-là seul peut enseigner avec fruit, qui a reconnu les vérités suprêmes et possède la foi, qui a compris que par lui-même il n'est rien et que c'est à Dieu seul qu'il doit reporter tout le bien qu'il lui est donné de faire, on nous répétait sans cesse que l'homme peut tout, qu'il n'a qu'à vouloir, qu'il doit tout trouver en lui-même, que ce n'est que sur lui-même qu'il doit compter pour se tirer d'affaire. Si Pestalozzi, d'ailleurs si bon, avait su faire de la Bible le fondement de toute l'éducation morale et religieuse, certainement son institut subsisterait encore. » Et Blochmann, en 1846, écrit de Pestalozzi : « La véritable lumière de la vie ne lui était pas apparue dans sa clarté et sa force victorieuse ; il ne reconnaissait pas Christ comme son maître et seigneur en toute chose, il ne cherchait pas en lui seul toute liberté et toute rédemption ».

Immédiatement après ce dimanche de Pentecôte où Niederer avait prononcé l'anathème sur la maison de Pestalozzi, Mme Niederer adressa à celui-ci une réclamation relative au règlement d'un compte litigieux. L'issue du litige, qui fut tranché, après six ans et demi, par une sentence arbitrale (1824), prouva que Mme Niederer et Pestalozzi avaient été l'un et l'autre dans l'erreur. Le long et triste débat auquel cette réclamation donna lieu tient, dans l'histoire des dernières années de Pestalozzi, une place considérable ; les polémiques qu'elle entraîna occasionnèrent des procès qui eurent le retentissement le plus fâcheux.

En même temps que Mme Niederer réclamait un règlement de comptes, son mari déclarait la guerre à l'institut de Pestalozzi, auquel il voulait opposer un « établissement véritablement pestalozzien » (eine ächt pestalozzische Anstalt). Il s'entendit à cet effet avec Krüsi et avec un instituteur zuricois, Conrad Näf, qui depuis quelques années avait ouvert à Yverdon une institution de sourds-muets ; et les trois associés firent annoncer partout que, l'institut de Pestalozzi ayant perdu son ancien caractère, ils s'étaient unis pour empêcher l'idée pestalozzienne de périr, et que le salut de cette idée, grâce à leur union, était assuré : qu'en effet, l'institut de jeunes filles, dirigé par Niederer et Mme Niederer, l'institut de garçons, dirigé par Krüsi, et l'institut de sourds-muets, dirigé par Conrad Näf, offraient la seule et authentique réalisation des principes de Pestalozzi.

Fellenberg, voyant ce qui se passait à Yverdon, crut qu'il pourrait renouveler, avec plus de succès cette fois, la tentative qui avait échoué en 1803. Par l'intermédiaire de Jullien, il fit proposer à Pestalozzi une convention qui assurait à celui-ci une rente viagère ; un directeur choisi d'un commun accord par Pestalozzi et Fellenberg serait placé à la tête de l'institut d'Yverdon ; le produit de la souscription aux oeuvres de Pestalozzi serait entièrement consacré à la fondation d'une école de pauvres, dont Schmid deviendrait le directeur. Cette convention, que Pestalozzi, pris au piège, signa par surprise, le livrait pieds et poings liés à Fellenberg. Quand il l'eut compris, il essaya d'en obtenir la résiliation, et chargea Schmid d'aller la négocier : mais l'impérieux Fellenberg, blessé dans son orgueil de patricien de voir un aussi petit personnage que l'envoyé de Pestalozzi oser lui tenir tête et contrecarrer ses plans, mit brutalement Schmid à la porte. La convention, toutefois, ne reçut qu'un commencement d'exécution : un Saint-Gallois nommé Stähele fut envoyé par Fellenberg à Yverdon comme directeur (octobre 1817) ; mais Pestalozzi, n'ayant pu endurer son insolence, le congédia. Furieux de ce nouvel échec, Fellenberg écrivit contre Pestalozzi un pamphlet intitulé Einige Worte über Pestalozzi, qu'il fit imprimer chez Sauerländer à Aarau. Revenu ensuite à des sentiments plus calmes, Fellenberg renonça à la publication de cette brochure polémique (dont quelques exemplaires furent néanmoins distribués à diverses personnes).

La souscription ouverte pour la publication des oeuvres de Pestalozzi avait atteint, en neuf mois, le chiffre de cent mille francs. Non seulement les amis et admirateurs de Pestalozzi s'étaient inscrits en grand nombre, mais plusieurs souverains avaient tenu à honneur de figuier sur la liste : l'empereur de Russie avait souscrit pour 5000 roubles, le roi de Prusse pour 400 thalers, le roi de Bavière pour 700 florins. La moitié de la somme souscrite devait, aux termes de la convention conclue avec Cotta, appartenir à l'auteur. Pestalozzi, alors, avec un admirable désintéressement, décida que les cinquante mille francs qui lui reviendraient constitueraient un capital inaliénable dont l'intérêt serait employé exclusivement à l'étude et à l'expérimentation des principes et des procédés propres à simplifier de plus en plus les moyens d'éducation et d'instruction ; à la préparation d'instituteurs et d'institutrices élevés dans cet esprit ; et à la fondation d'une ou de plusieurs écoles d'essai. Il avait fait revenir auprès de lui son petit-fils Gotllieb, alors âgé de dix-neuf ans ; il voulait l'associer à son oeuvre. Dans un discours prononcé le 12 janvier 1818, à l'occasion du soixante-douzième anniversaire de sa naissance, il annonça ses résolutions. S'adressant à son petit-fils, il lui disait : « Tu m'as dit : Père, je veux être ce que tu es, je veux suivre la carrière que tu as suivie. Mon enfant, cette parole m'a rendu heureux. Et pourtant, tu le vois, je dispose aujourd'hui de ce que tu aurais pu, si tu voulais juger avec les yeux du monde, considérer comme devant t'appartenir, comme devant l'indemniser de la portion de ton patrimoine qui a été perdue dans mes entreprises. Mais, en te privant de ce capital, je te donne plus que je ne te prends, et, Dieu merci, tu le sais. » A la fin de ce discours, Pestalozzi adressait un appel touchant à Niederer et à Krüsi, et les invitait à se rapprocher de lui dans un sentiment d'apaisement et de confiance. Cet appel ne put émouvoir des coeurs endurcis par un préjugé dévot : le discours du 12 janvier ayant été publié en une brochure, Niederer et Krüsi firent imprimer de leur côté le « refus méprisant » (expression de Pestalozzi dans les Lebensschicksale) qu'ils opposaient à la généreuse invitation de leur vieux maître ; et, sur de nouvelles instances de Pestalozzi (lettre du 10 mars 1818), Niederer lui écrivit que la présence de Schmid à l'institut rendait tout rapprochement impossible.

Ce qu'il y a de plus singulier et de moins excusable dans la conduite de Niederer et de Krüsi, c'est que, tandis qu'ils faisaient tous leurs efforts pour ruiner l'institut pestalozzien, ils se servaient du nom de Pestalozzi au profit de leurs propres établissements. Il existe une brochure publiée en anglais à Yverdon par Krüsi, qui s'y intitule « disciple de Pestalozzi » (A coup-d'oeil on the general means of education, followed by a notice of a new institution for young boys, by Herm. Krüsi, disciple of Pestalozzi ; Yverdon, Ls Fiva, printer, 1818). C'est un exposé très sommaire et très imparfait de la méthode pestalozzienne, accompagné d'un prospectus des trois pensionnats de Krüsi, de Niederer et de Näf. Krüsi, cherchant à se faire envoyer des élèves d'Angleterre, se garde bien d'apprendre au public anglais la vérité sur ses relations avec Pestalozzi. Il se contente de dire que « des circonstances indépendantes de sa volonté l'ont conduit à quitter l'institut qu'il a aidé à fonder et à diriger pendant seize ans », et. que « son désir de demeurer uni à MM. Niederer et Näf, ses amis et collaborateurs depuis beaucoup d'années, et de consacrer avec eux son existence à l'éducation, l'a décidé à se fixer à Yverdon », où il a fondé un pensionnat de jeunes garçons. « Notre réunion, ajoute-t-il, nous permet de trouver des ressources et des hommes qui assurent le succès de nos trois institutions. La méthode et les moyens d'enseignement employés dans mon établissement sont ceux que j'ai contribué à développer sous la direction paternelle de Pestalozzi. » Ce prospectus est ainsi daté : « Yverdon, le jour anniversaire de la naissance de Pestalozzi, 1818 ». Qui aurait pu. en lisant ces lignes, soupçonner la vérité si habilement dissimulée ?

Pestalozzi a parlé lui-même en ces tenues des manoeuvres employées contre lui et son établissement : « Depuis la mort de ma femme, un système continu de calomnies avait été adopté contre ma maison. Les alliés faisaient tout leur possible pour déterminer les parents de mes élèves à retirer leurs enfants de mon institut et à les placer dans les leurs ; ils envoyaient de temps à autre aux familles de véritables pamphlets contre mon établissement. J'ai entre les mains la copie d'un de ces écrits, qui date déjà du 23 août 1816 ; c'était primitivement une lettre adressée à l'un de mes plus respectables amis d'Allemagne ; elle fut traduite ensuite en français, et fournil la matière du premier de ces libelles mis en circulation contre moi. D'année en année, mes adversaires redoublèrent d'art et d'activité dans l'emploi de ces manoeuvres, mais en se couvrant toujours du manteau de la religiosité et du plus pur amour de la vérité. » (Meine Lebens-schicksale.)

En exécution du programme exposé dans son discours, Pestalozzi voulut créer immédiatement une école de pauvres (Armenanstalt) ou orphelinat, dont les élèves, des deux sexes, seraient destinés à la carrière d'instituteurs et d'institutrices. Comme des difficultés matérielles s'opposaient à ce que cet établissement pût être installé à Neuhof, Pestalozzi se décida à louer dans le hameau de Clindy, à un quart de lieue d'Yverdon, une maison pour y recevoir les élèves de cette nouvelle école : il y plaça douze enfants pauvres, garçons et filles, se chargeant gratuitement de leur éducation et de leur entretien ; d'autres enfants pauvres, de diverses nationalités, y furent reçus moyennant une pension que payèrent pour eux des protecteurs, des Anglais entre autres. L'un de ces philanthropes anglais, Greaves, qui résida à Yverdon de 1817 à 1822, y prit part à l'enseignement, et Pestalozzi écrivit pour lui, en une série de lettres, un exposé de sa méthode, qui n'a paru qu'en traduction anglaise (Letters on early éducation addressed to J. P. Greaves by Pestalozzi, translated from the German manuscript, 1827). L'année suivante, l'école de Clindy fut transférée au château d'Yverdon ; les élèves garçons furent répartis, suivant leur âge, dans les classes de l'institut, mais ils prirent leurs repas à part, parce que leur nourriture était plus frugale que celle des pensionnaires riches, et couchèrent dans des dortoirs particuliers ; quant aux filles, elles furent placées dans l'appartement qui avait été celui de Mme Pestalozzi. Des élèves anglais, en assez grand nombre, arrivèrent à Yverdon en 1819, accompagnés de deux maîtres, le révérend Mayo et le révérend Brown ; et Pestalozzi, heureux de la nouvelle prospérité de sa maison, publia une brochure intitulée Un mot sur l'état actuel de mes travaux pédagogiques et sur la nouvelle organisation de mon établissement (Ein Wort über den gegenwärtigen Zustand meiner pädagogischen Bestrebungen und über die neue Organisation meiner Anstalt, Zürich, 1820). Il y expliquait que le mélange d'enfants de condition différente, bien loin de produire aucun effet fâcheux, exerçait une heureuse influence sur les uns et sur les autres : les élèves de l'école dite de pauvres ne montraient aucune jalousie à l'égard de leurs camarades plus fortunés de l'institut proprement dit, et ceux-ci leur témoignaient une franche et cordiale amitié. La possibilité de les réunir tous dans une même maison d'éducation, et d'y faire régner un véritable esprit de famille, était désormais démontrée. « Dieu soit loué, s'écriait Pestalozzi, j'ai pu me rapprocher ainsi du but de toute véritable éducation. Je ne prétends pas l'avoir atteint, mais j'y tends de toutes mes forces. » L'opuscule se termine par l'éloge de Schmid et le récit de ce qu'il a fait pour Pestalozzi : « En remerciant Dieu, d'un coeur ému, de mon bonheur, de ce changement inouï de la plus profonde misère en bénédictions et en félicité, je ne puis pas ne pas me souvenir que c'est par mon ami Schmid que Dieu m'a sauvé. »

Dans un passage de cet écrit, Pestalozzi annonce qu'il travaille à une nouvelle rédaction de la dernière partie de Léonard et Gertrude (dans l'édition de Cotta, on n'avait réimprimé que les trois premières parties, refondues, et formant quatre volumes, c'est-à-dire quatre parties; l'ancienne quatrième partie, de 1787, était donc destinée à former une cinquième partie).

Mais le trio Niederer, Krüsi et Näf continuait à poursuivre Pestalozzi et Schmid de sa haine et de ses médisances ; les trois alliés avaient su se créer des partisans dans la petite ville, surtout au sein de la bourgeoisie riche, attachée à l'orthodoxie protestante ; ils intriguaient sans relâche contre Schmid, et en 1821 ils le dénoncèrent formellement à la municipalité dans une requête écrite. Schmid, attaqué dans son honneur, intenta une action civile à ses adversaires pour obtenir réparation des calomnies dirigées contre lui. Ce procès donna naissance à de nombreux écrits polémiques, articles de journaux et brochures, où l'on s'accusa de part et d'autre de toutes sortes de vilaines actions, de basses convoitises et de mensonges éhontés. Niederer publia dans l'Allgemeine Zeitung d'Augsbourg (fin de 1821 et commencement de 1822) une série d'articles où il présentait les faits à sa façon ; Schmid riposta (juillet 1822) par une brochure instituée Vérité et erreur dans les destinées de Pestalozzi, démontrées par des faits (Wahrheit und Irrthum in Pestalozzis Lebensschicksalen, durch Thatsachen dargelegt, Yverdon) ; tandis qu'un certain Jeremias Meyer, employé comme instituteur pendant quelques mois dans l'établissement de Pestalozzi, congédié par lui et recueilli par Niederer et Krüsi, faisait imprimer d'autre part un pamphlet intitulé Gomment M. Joseph Schmid dirige l'institut de Pestalozzi, pour faire pendant au livre « Comment Gertrude instruit ses enfants » (Wie Herr Joseph Schmid die Pestalozzische Anstalt leitet ; ein Seitenstück zu dem Buche « Wie Gertrud ihre Kinder lehrt », Stuttgart, 1822). Niederer dénonça la brochure de Schmid au parquet, et réclama contre son adversaire une poursuite correctionnelle pour publication d'un écrit diffamatoire. La poursuite eut lieu avec tout l'appareil d'usage : une perquisition fut faite au château d'Yverdon ; les exemplaires de la brochure furent saisis, et Schmid et Pestalozzi durent comparaître devant le tribunal correctionnel, l'un comme auteur de l'écrit incriminé, l'autre comme complice. Le jugement fut rendu en avril 1823 ; le ministère public demandait six mois de prison contre Schmid, et autant contre son co-accusé ; mais le tribunal acquitta les deux prévenus.

Le procès civil intenté par Schmid à Niederer traînait en longueur ; et sur cette affaire allait s'en greffer une autre. Un article que Niederer publia en juillet 1823 dans plusieurs journaux allemands et suisses incita Pestalozzi à lui intenter une action judiciaire. Pestalozzi rédigea un volumineux mémoire qu'il destinait à l'impression ; mais, avant de le publier, il crut devoir en donner connaissance au Conseil d'Etat du canton de Vaud. La lecture de ce document décida le gouvernement vaudois à intervenir ; par ses ordres, le préfet d'Yverdon appela devant lui les deux parties, leur remontra la nécessité de cesser une lutte déplorable, et fit signer à Pestalozzi et Joseph Schmid d'une part, à Niederer, Krüsi et Näf d'autre part, le 31 décembre 1823, une convention par laquelle les signataires reliraient les plaintes pendantes devant la justice, et déclaraient « contraires à la vérité, à une meilleure connaissance et à une plus intime conviction, toutes les mauvaises interprétations, médisances et imputations qui ont eu lieu par effet de malentendus depuis le retour de M. Joseph Schmid dans l'institut Pestalozzi en 1815, particulièrement depuis l'année 1816, quel qu'en soit le nom, de qui que ce soit qu'elles émanent, et lesquelles ont été divulguées verbalement, par écrit, et par voie d'impression ». La convention ajoutait que le litige entre Mme Niederer et Pestalozzi serait jugé par des arbitres. La sentence arbitrale fut rendue le 30 novembre 1824 ; elle reconnut le bien-fondé de quelques-unes des réclamations de Mme Niederer, et écarta les autres.

Le petit-fils de Pestalozzi, Gottieb, s'était marié en octobre 1822 : il avait épousé une soeur de Schmid. Il s'installa à Neuhof, dont Pestalozzi faisait agrandir et aménager les bâtiments, pour y ouvrir un établissement d'éducation. Mais, par suite de l'insuffisance des ressources (la souscription n'avait rapporté à Pestalozzi que la moitié de la somme primitivement annoncée, et cette somme avait été entièrement absorbée par l'entretien des élèves gratuits de Clindy pendant cinq ans, et diverses autres dépenses), il fallut renoncer à la réalisation de ce projet. Pestalozzi fil connaître au public, par une déclaration datée du 17 mars 1824 et imprimée en tête du douzième volume de ses oeuvres, la situation où il se trouvait : « Le public, dit-il, partagera la douleur avec laquelle je me vois forcé de déclarer que ces circonstances ont rendu complètement impossible la fondation que j'avais projetée. J'ai tout fait et tout sacrifié, jusqu'au dernier sou de l'argent qui se trouvait entre mes mains ; j'ai même compromis et entamé la fortune et les droits de mon petit-fils ; mais tous mes efforts ont été en pure perte. »

Malgré la signature du traité de paix, les haines n'avaient pas désarmé. Le plan des adversaires de Schmid était maintenant d'obtenir contre lui, de la complaisance des autorités vaudoises, un arrêté d'expulsion. Un des biographes de Pestalozzi, M. Roger de Guimps, d'Yverdon, a fait connaître le détail de cette intrigue, et a publié le texte de l'arrêté du Conseil d'Etat (6 octobre 1824) expulsant Schmid. Pestalozzi eut beau protester, il ne put obtenir que le gouvernement vaudois revînt sur sa décision. Ne pouvant continuer à diriger son institut sans la collaboration de Schmid, Pestalozzi résolut de quitter lui-même Yverdon, et fit ses préparatifs de départ. Le 2 mars 1825, le vieillard partit pour Neuhof, emmenant quatre élèves qui se trouvaient encore auprès de lui. L'année suivante, le pensionnat de garçons fondé par Krüsi (et dirigé depuis 1822 par un maître nommé Rank, Krüsi ayant quitté Yverdon pour aller prendre la direction de l'école cantonale de Trogen) prit possession du château d'Yverdon. L'institut de jeunes filles dirigé par Niederer et sa femme n'avait pas cessé de prospérer ; douze ans plus tard, en 1837, les deux époux le transférèrent à Genève (Voir Niederer). Dans une Notice sur Pestalozzi, publiée à Genève en 1827 par Mme Adèle Du Thon, femme, croyons-nous, du préfet d'Yverdon qui avait fait signer en décembre 1823 le traité de paix entre Pestalozzi et ses adversaires, on lit ce qui suit : « On regrette de penser que la ville d'Yverdon, qui devait s'honorer de la présence de Pestalozzi, n'ait pas senti ce qu'elle lui devait, et que les persécuteurs de Pestalozzi y soient protégés et y jouissent même d'une sorte de faveur qu'on pourrait prendre pour l'estime publique ; au reste, sur un aussi petit théâtre, les passions sont trop en jeu ; chaque individu veut jouer un rôle et le génie fait ombrage. Il semble que les gens supérieurs lassent un vol à la masse ; leurs talents, loin d'exciter l'émulation, irritent tous les amours-propres, et l'on se venge de sa nullité en les persécutant. »

VIII

Les deux dernières années de Pestalozzi à Neuhof

(1825-1827).

Projets de Pestalozzi pour la publication d'éditions française et anglaise de ses oeuvres. Voyage de Schmid en France et en Angleterre (mai 1825-juillet 1826). — Rédaction du Schwa-nengesang et de Meine Lehensschickale. — Pestalozzi, nommé président de la Société helvétique, écrit pour cette société ses deux derniers opuscules : Discours prononcé à Langenthal le 26 avril 1826 et Essai d'une esquisse de ce qui constitue l'idée de l'éducation élémentaire. — Retour de Schmid. Visite à l'orphelinat de Benggen (juillet 1826). Schmid repart pour Paris (septembre). Réunion de la Kulturgesellschaft de Brougg (novembre). — Brouille de la servante Lisabeth avec la famille Pestalozzi.— Nouvelles polémiques suscitées par la publication des Lebensschicksale. Attaques de Fellenberg. Publication du pamphlet de Biber : Contribution à la biographie de Pestalozzi (février 1827). Pestalozzi veut répondre ; il tombe malade. Son testament. On le transporte à Brougg (15 février 1827). Sa mort (17 février). Ses funérailles à Birr.

Pestalozzi arriva à Neuhof, en mars 1825, avec la pensée que sa carrière n'était pas finie, et qu'il lui restait encore assez de vigueur physique et d'énergie intellectuelle pour tenter une nouvelle entreprise. Il avait un moment désespéré, nous l'avons vu, de la fondation de l'école qu'il rêvait de créer à Neuhof même, et avait déclaré publiquement qu'il renonçait à son projet ; mais sitôt qu'il fut éloigné d'Yverdon, il sentit renaître ses espérances, et s'occupa avec Schmid de rechercher les moyens de les réaliser. Dans sa brochure Pestalozzi und sein Neuhof, publiée à Paris en 1847, Joseph Schmid explique que l'intention de Pestalozzi, s'il eût pu ouvrir à Neuhof l'établissement projeté, était d'en faire, non une école de pauvres proprement dite, mais une pépinière d'instituteurs pour les écoles primaires. « Il ressort de ses écrits et de toute sa vie que, dans l'enseignement primaire, aucune séparation ne devrait exister entre les classes de la société. Au contraire, riches et pauvres devraient se faire un honneur d'être assis ensemble sur les bancs de l'école populaire. L'enseignement élémentaire devrait être donné dans les écoles publiques avec une telle perfection que les riches n'eussent plus besoin d'avoir recours à grands frais à l'enseignement privé. Pestalozzi voulait que l'école fût placée sur le même rang que l'église. Donc, plus d'écoles de pauvres et d'écoles de riches, d'écoles de nobles et d'écoles de roturiers, plus de ces distinctions qu'il voulait voir disparaître. »

Pour se procurer les ressources matérielles qui lui manquaient, Pestalozzi songea tout d'abord à faire paraître une édition française et une édition anglaise de ses oeuvres. Schmid se rendit (mai 1825) à Paris et à Londres, afin de prendre les dispositions nécessaires pour cette double publication, et de recueillir des souscriptions. Des prospectus furent publiés en français et en anglais. Dans le prospectus français (Plan d'éducation et d'enseignement et moyens de le mettre à exécution, Paris, 1826), Pestalozzi s'exprime en ces termes : « Il est encore deux nations dont l'auteur d'une découverte, en quelque genre que ce soit, est jaloux de mériter le suffrage ; je n'ai pas besoin de nommer la France et l'Angleterre. La connaissance de la langue allemande n'est assez répandue ni chez l'un ni chez l'autre de ces peuples pour 3ue je puisse me flatter que mes ouvrages, à moins 'être traduits, y trouvent un grand nombre de lecteurs. J'aurais pu laisser au temps le soin de créer ces traductions ; mais on me pardonnera de vouloir que mes idées, quelles qu'elles soient, quelles qu'on puisse les juger, soient transmises dans ces deux pays, comme partout ailleurs, sans altérations, sans modifications, telles que je les ai conçues, telles que je les conçois encore. J'ai donc l'intention et j'ai pris sur moi la tâche de faire paraître en langues française et anglaise, séparément, la partie au moins la plus essentielle des ouvrages que j'ai déjà publiés en Allemagne. En me chargeant de ce nouveau travail, qui peut paraître pénible à ma vieillesse, j'avoue franchement que je crois encore répondre à un appel qui m'est fait depuis longtemps, souscrire à des voeux qui m'ont été maintes fois exprimés par des hommes du rang et du mérite le plus élevé, et dont l'expression se retrouve peut-être et se reproduit plus hautement encore dans les imitations plus ou moins fidèles, plus ou moins maladroites que l'on a pu faire de mon système dans les deux pays auxquels je destine cette publication. Si je différais davantage, mon intention, conforme à ces voeux, ne pourrait plus s'accomplir. Je touche à ma quatre-vingtième année, le temps me presse, et l'âge m'avertit que je n'ai plus un instant à perdre si je veux, à la fin de mes années, rester fidèle au principe qui a dirigé toute ma vie, le désir de me rendre utile. »

Pestalozzi avait recommandé à Schmid de mettre à profit son séjour en France et en Angleterre pour se renseigner sur les industries qui pourraient être introduites à Neuhof. Dans une lettre citée par Pompée, il lui dit : « Ce que j'ai rêvé et senti instinctivement sur la réunion de l'agriculture, de l'industrie et de l'éducation est une de ces pensées que je n'ai pu réussir à exécuter par suite d'une maladresse et d'une légèreté qui ont attiré des milliers de souffrances et de douleurs sur les miens et sur ceux qui me chérissaient le plus ; mais toi, tu mettras en évidence que ce point de départ est vrai, que tout dépend de ce commencement. J'espère encore voir germer les premières semences pendant ma vie ; quant aux tentatives qui seront faites après ma mort, je suis sûr qu'elles seront en harmonie avec les idées de ma plus tendre jeunesse, que j'ai exécutées si malheureusement et si maladroitement. Mon petit-fils, qui a pour toi une si profonde affection, te secondera avec toute l'ardeur d'un coeur jeune et candide : il ne peut pas beaucoup, mais ce peu a sa valeur. Moi, je puis encore moins, mais je suis sûr que si je n'étais pas à moitié aveugle, et si ma mémoire était plus fidèle, je te seconderais dans ce moment mieux que tout autre. Je voudrais commencer par une industrie qui mît à profit les cornes et les os ; il faut bien examiner tout ce que tu pourras trouver sous ce rapport, et voir de quelle manière on pourrait introduire ce genre de travail à Neuhof. »

Disons tout de suite que ces diverses idées restèrent à l'état de projets : le temps devait manquer à Pestalozzi pour les exécuter. Ni la traduction française ni la traduction anglaise de ses ouvrages ne virent le jour ; et quant à l'école de pauvres de Neuhof, le bâtiment qui devait la recevoir ne fut jamais achevé.

Pendant l'absence de Schmid, Pestalozzi reprit la plume pour terminer un travail déjà commencé à Yverdon : un exposé définitif de ses principes d'éducation, accompagné de son autobiographie. La dernière partie de cette autobiographie, celle où il racontait les années passées à Burgdorf et à Yverdon, devant avoir le caractère d'un écrit polémique, Pestalozzi jugea convenable de la détacher du reste de son travail pour en faire une publication distincte.

Le travail contenant l'exposé de doctrines et la première partie de l'autobiographie parut en 1826 sous le titre de Chant du Cygne (Schwanengesang), dans l'édition Cotta des oeuvres complètes, dont il forme le treizième volume. La suite de l'autobiographie fut publiée en même temps, mais comme un ouvrage séparé et chez un autre éditeur, sous ce titre : Mes destinées comme chef de mes instituts d'éducation à Burgdorf et à Yverdon (Meine Lebensschicksale als Vorsteher meiner Erziehungsanstalten in Burgdorf und Iferten, Gerhard Fleischer, Leipzig, 1826).

Les deux cents premières pages du Chant du cygne sont consacrées à une analyse très développée de l'idée de l'éducation élémentaire (Idée der Elemen-tarbildung) et des moyens que Pestalozzi propose d'employer pour donner un enseignement vraiment élémentaire et embrassant l'ensemble des facultés de l'enfant. Il y a dans cette partie du volume beaucoup de longueurs et de répétitions ; les idées exposées sont celles que nous connaissons déjà, mais elles sont présentées d'une manière peu claire, sans ordre, dans un langage flottant et diffus qui les affaiblit. La partie autobiographique, par contre, est écrite avec beaucoup de verve, semée d'anecdotes humoristiques vivement contées ; c'est la source à laquelle ont puisé presque exclusivement, jusqu'à ces dernières années, les biographes de Pestalozzi pour toute la période de son enfance et de sa jeunesse ; mais elle offre malheureusement des lacunes considérables. Elle s'arrête au moment de la révolution helvétique, et le volume se termine par quelques pages où l'auteur, faisant un retour sur l'ensemble de sa longue carrière, se pose avec angoisse cette question : Le but que je voulais atteindre était-il chimérique, et ma vie s'est-elle consumée en efforts inutiles? Il se répond en ces termes: « Non, je n'ai pas perdu ma vie, et mon but n'était pas chimérique. Mon institut, tel qu'il est né à Burgdorf du sein du chaos, tel qu'il a subsisté à Yverdon dans sa difformité sans nom, n'était pas le but de ma vie. Non, non, à Yverdon et à Burgdorf les manifestations qui ont mérité la critique ne sont que des résultats de mes faiblesses individuelles, qui devaient aboutir à la ruine de la partie extérieure de mes tentatives. Mes instituts, et toute cette partie extérieure de mon activité, ne sont pas ce qui constitue les aspirations de ma vie. Ces aspirations se sont conservées vivantes au dedans de moi, et se sont aussi manifestées au dehors par des résultats éprouvés, qui témoignent de la vérité des fondements sur lesquels elles reposent. » Il insiste particulièrement sur ce point, qu'il est demeuré conséquent avec lui-même, et que les idées sur lesquelles il appelle, dans ce dernier effort de sa plume, l'attention et la sympathie de ses contemporains, sont celles pour lesquelles son coeur a battu dès sa première jeunesse. Il ne veut pas être jugé sur les résultats de l'entreprise où la fatalité et son imprudence l'ont entraîné. « Non, cette entreprise ne fut pas l'oeuvre de mon coeur, pas même celle de mes rêves. Jamais en ma vie je n'avais rêvé d'une destinée pareille. Sur le banc de galérien de mon institut, je ne m'appartenais plus, je n'étais Plus moi-même, et je me trouvais hors d'état de faire usage que j'aurais voulu de mes aptitudes et de mes facultés. Ce qui, dans mes aspirations, m'appartient en propre, ne date point de Burgdorf, mais des premiers élans de mon amour pour le peuple et pour l'enfance. Cette haute pensée, l'idée de l'éducation élémentaire, elle s'était déjà développée en moi lorsque j'écrivis Léonard et Gertrude. Je n'avais pas encore, il est vrai, prononcé à cette époque les mots d'Idée de l'éducation élémentaire, je crois même ne les avoir jamais entendus résonner à mon oreille ; mais j'avais déjà le profond et vivant sentiment des résultats les plus grandioses que celle idée pourra produire pour le genre humain. » Le dernier mot de son livre est une touchante prière adressée à ceux qui le jugeront : « Essayez toutes choses et retenez ce qui est bon ; si quelque chose de meilleur a mûri en vous, ajoutez-le à ce que j'essaie de vous donner dans ces pages en un esprit d'amour et de vérité : mais au moins ne rejetez pas en bloc toute l'oeuvre de ma vie comme une chose condamnée d'avance sans examen ».

Dans Meine Lebensschicksale, Pestalozzi reprend son autobiographie au point où il l'avait laissée à la fin du Chant du cygne, et fait l'histoire de ses deux instituts de Burgdorf et d'Yverdon. Il cherche à expliquer son insuccès, et il en voit la cause, d'une part, ans sa propre incapacité, d'autre part dans les défauts de ses collaborateurs. Le jugement qu'il porte sur toute cette période de sa vie a été confirmé, dans son ensemble, par la postérité ; toutefois, il est permis de trouver que Pestalozzi se montre d'une sévérité excessive, tant pour lui-même que pour autrui. La moitié environ du volume est consacrée au récit de ses différends avec Niederer ; ce récit paraît être la reproduction du mémoire manuscrit communiqué au Conseil d'Etat vaudois dans l'automne de 1823 ; il est incomplet et inexact sur plusieurs points et doit être rectifié par une comparaison et un rapprochement avec la brochure de Schmid Wahrheit und Irrthum et avec le livre de Biber dont il sera question plus loin, Beitrag zur Biographie Pestalozzi's.

Deux mois après son arrivée à Neuhof, Pestalozzi s'était rendu à l'assemblée annuelle de la Société helvétique à Schinznach (3 mai 1825). Il y avait vingt-neuf ans qu'il n'avait paru aux réunions de l'association dans le sein de laquelle il avait été admis plus d'un demi-siècle auparavant. Il fut reçu avec un véritable enthousiasme ; on eût dit que ses collègues de la nouvelle génération voulaient, par leur accueil, le dédommager des déboires d'Yverdon et de l'ingratitude de ceux qui l'avaient abandonné. Il fut élu par acclamation président de la Société pour l'année suivante. Vivement touché de ce témoignage de sympathie, il promit qu'il parlerait, dans son discours présidentiel, « de la patrie et de l'éducation, auxquelles il avait consacré toute son existence ». Il tint parole. En 1826, la reunion de la Société helvétique eut lieu à Langenthal (26 avril) ; Pestalozzi présidait ; le discours qu'il avait préparé, mais qu'il ne put prononcer lui-même à cause de sa longueur, fut lu par le secrétaire de l'association, le pasteur Schuler ; au banquet, un hymne en l'honneur du noble vieillard, composé par le pasteur Fröhlich, de Brougg, fut chanté en choeur par tous les convives ; la première strophe disait : « Vois tes fils debout autour de toi ; — Accepte notre chant en ton honneur, — Pour tout ce que tu nous as enseigné — Sans te laisser vaincre par d'amères souffrances. — Pendant toute la durée d'une vie terrestre ». Pestalozzi venait de recevoir un autre témoignage de sympathie et de respect : le Grand-Conseil du canton d'Argovie lui avait conféré la naturalisation d'honneur (4 avril 1826).

Le discours de Pestalozzi a été imprimé au quatorzième volume de l'édition Cotta des oeuvres complètes, sous ce titre : Discours que j'ai prononcé à Langenthal comme président de la Société helvétique (Rede, die ich als diesjähriger Präsident der Helvetischen Gesellschaft den 26. April 1826 in Langenthal gchalten). Ce discours ne remplit que la première partie du programme annoncé par l'auteur : il est consacré tout entier à la patrie, au souvenir de ses gloires passées, aux espérances de l'avenir. Mais Pestalozzi avait préparé aussi un travail sur l'éducation, dont il ne fut pas donné lecture. Ce travail n'a pas été recueilli dans ses oeuvres ; il est imprimé dans le volume des Verhandlungen der Helvetischen Gesellschaft zu Langenthal, 1826, et a été reproduit dans les Pestalozzi-Blätter de Zurich en 1882. Ce mémoire, intitulé Essai d'une esquisse de ce qui constitue l'idée de l'éducation élémentaire (Versuch einer Skizze über das Wesen der Idee der Elementarbildung, und über meine Lebensbestrebungen, diese hohe Idee in ein heiteres Licht zu setzen und die Moglichkeit ihrer Anwendung in die Augen fallen zu machen), expose avec beaucoup de clarté le programme d'éducation de Pestalozzi pour les six ou sept premières années de la vie de l'enfant ; l'auteur annonce qu'il s'occupe de préparer des moyens d'enseignement, c'est-à-dire de nouveaux livres élémentaires, et que ces livres, presque entièrement achevés, seront prochainement publiés.

Au printemps de 1826, Schmid était revenu de son voyage en Angleterre et en France. Nous ne savons pas exactement quels résultats il avait obtenus, mais il est probable que les négociations commencées étaient en bonne voie, car en septembre il repartit pour Paris, avec la mission de tout préparer pour la publication de l'édition française projetée.

Le 21 juillet 1826, Pestalozzi avait visité avec Schmid l'orphelinat fondé à Beuggen, près de Rheinfelden ; il avait entrepris ce voyage sur l'invitation des (ils de son ami Legrand, — l'ancien président du directoire de la République helvétique eu 1798, et le collaborateur d'Oberlin (Voir Oberlin), — qui avaient contribué à la fondation de cet établissement. Une fête y fut organisée en son honneur ; les élèves, après avoir chanté le célèbre Wanderer's Nachtlied de Goethe (mis autrefois par Pestalozzi dans la bouche des enfants de Gertrude), lui offrirent une couronne de chêne ; ému jusqu'aux larmes, Pestalozzi la refusa en disant : « Je ne mérite pas cette couronne ; laissez-la à l'innocence».

Quatre mois plus tard (21 novembre 1826), il assistait encore, à Brougg, à la réunion de la Kulturgesellschaft du district de Brougg ; il y fit lire par le pasteur Steiger, de Birr, son Essai d'une esquisse de ce qui constitue Vidée de l'éducation élémentaire. A ce moment, il se sentait encore très fort. Il travaillait plusieurs heures par jour aux écrits dont il préparait la prochaine publication, entre autres à une continuation de ses Lebensschicksale ; il faisait de longues promenades, par tous les temps, avec l'entrain d'un jeune homme ; à un ami qui l'engageait à se ménager un peu, il répondait en riant, dans son dialecte zuricois : « J'ai la santé d'un ours (I ha ne Gesundheit wie 'n Bär) ». Cependant il était atteint d'une maladie, la gravelle, dont les accès le faisaient parfois souffrir, sans inspirer néanmoins de sérieuses inquiétudes.

Mais la tranquillité dont il avait joui depuis son retour à Neuhof allait être de nouveau troublée.

Un incident pénible et inattendu lui causa un profond chagrin, et ce chagrin lui vint de celle qui avait été pendant de longues années l'aide dévouée de ses jours de malheur, la servante Lisabeth. Dès 1821, Lisabeth, que ses forces commençaient à trahir, avait dû renoncer à tout service actif dans l'institut : Pestalozzi la garda encore deux années auprès de lui, puis l'envoya vivre à Neuhof (1823), où elle se plaisait plus qu'à Yverdon. Malheureusement, au bout d'une année environ, des mésintelligences éclatèrent entre la vieille servante et la nouvelle maîtresse du domaine, la jeune femme de Gottlieb Pestalozzi ; le conflit paraît s'être produit à l'occasion du fils de Lisabeth, idiot de naissance, qu'elle avait amené avec elle. Il y eut des scènes violentes ; Pestalozzi et Schmid voulurent s'interposer, et ce dernier vint exprès d'Yverdon ; mais la paix ne put être rétablie, et Lisabeth dut quitter Neuhof en 1824. Cette brouille explique pourquoi, dans son autobiographie, Pestalozzi ne fait aucune mention d'Elisabeth Näf. Elle se retira dans la commune d'origine de son mari, le village de Gais (Appenzell) ; son fils idiot y fut placé dans l'orphelinat communal, et elle s'installa auprès de lui pour le soigner. Elle n'avait d'autres ressources que deux rentes viagères, dont l'une lui avait été assurée dès 1815 par Te testament de Mme Pestalozzi, et dont l'autre fut spontanément ajoutée à la première par Pestalozzi lui-même, au moment où Lisabeth quitta Neuhof. Or, il paraît qu'en 1826 Schmid souleva une difficulté au sujet d'une question d'argent qui n'avait pas été clairement réglée ; la commission de l'orphelinat de Gais prit l'affaire en main, et fit assigner Pestalozzi devant le tribunal de Brougg. (Après la mort de Pestalozzi, Lisabeth, qui avait été mal conseillée, regretta, paraît-il, la fâcheuse intervention de la commission de l'orphelinat, et n'eut plus pour la mémoire de son maître que des sentiments de gratitude et de respect.) La brutalité de ce procédé — imputable peut-être à l'hostilité de Hermann Krüsi, le beau-frère de Lisabeth — affecta vivement le vieillard, et causa à sa santé un ébranlement qui, bientôt aggravé, devait avoir des suites fatales.

Presque en même temps, en effet, un autre incident non moins douloureux vint s'ajouter à celui-là. La publication des Lebensschicksale à Leipzig déchaîna un orage. Fellenberg fit paraître dans divers journaux (octobre 1826) une réponse dans laquelle, après avoir raconté à sa façon les négociations de l'année 1817, il accusait Pestalozzi et Schmid d'avoir trompé le public sur l'emploi des fonds de la souscription aux oeuvres complètes. « On a vu, disait-il, Pestalozzi, à l'instigation de Schmid et à la honte de ses vrais amis, mendier des souscriptions à ses ouvrages, comme un pauvre aveugle qui, guidé par un roué spéculateur, tendrait son chapeau aux aumônes. Schmid a ensuite obtenu de Pestalozzi qu'il manquât à l'engagement si solennellement contracté d'employer le produit de ces souscriptions à la fondation d'une école de pauvres, afin d'hériter de cet argent. » A cette honteuse calomnie, Pestalozzi ne voulut pas répondre lui-même ; ce furent son petit-fils Gottlieb et Schmid qui répliquèrent à Fellenberg. D'autres attaques suivirent ; Pestalozzi continua à garder le silence. Mais en février 1827 parut à Saint-Gall un volume intitulé Contribution à la biographie de Henri Pestalozzi et éclaircissements sur son dernier ouvrage (Beitrag zur Biographie Heinrich Pestalozzi's und zur Beleuchtung seiner neuesten Schrift : « Meine Lebensschicksale u. s. f. », nach dessen eigenen Briefen und Schriften hearbeitet ; Saint-Gall, Wegelin et Rätzer). L'auteur de ce pamphlet était un certain Biber, qui, en 1824 et 1825, avait été employé dans l'institut de Mme Niederer à Yverdon ; il avait figuré dans les tractations qui précédèrent la sentence arbitrale du 30 novembre 1824 comme fondé de pouvoirs de Niederer. Son livre est un recueil de documents, lettres, comptes, etc., relatifs à la longue querelle concernant l'institut de jeunes filles, avec notes et commentaires. Pour défendre l'intégrité des époux Niederer, l'auteur a cru nécessaire de chercher à perdre Pestalozzi de réputation : les imprudences du pauvre vieillard, ses erreurs de mémoire, ses actes les plus innocents, ses moindres paroles, tout, jusqu'à ses mouvements de générosité et à ses accès de désespoir, sont représentés comme autant de perfidies, de manoeuvres machiavéliques ou d'indignes simagrées ; à chaque page, le grand éducateur est bassement outragé, traité de charlatan, d'hypocrite, de comédien, accusé d'immoralité et de mensonge. Dans sa préface, Biber fait cette déclaration : « M. Niederer n'a pas eu la moindre part à la rédaction de cet écrit ». Mort affirme néanmoins que « le livre de Biber est sorti de la plume de Niederer », et il appuie sa conviction sur des preuves indirectes tirées de la correspondance échangée entre Niederer et plusieurs de ses amis à cette occasion. En tout cas, Niederer et sa femme ont fourni à Biber les matériaux dont il s'est servi, et ils doivent porter avec lui la responsabilité de cette mauvaise action. Nous ne pouvons les en absoudre : si grands qu'aient pu être les torts de Pestalozzi et de Schmid à leur égard, rien ne saurait justifier de semblables représailles.

Lorsque Pestalozzi eut lu le pamphlet de Biber, il fut pris d'une fièvre violente. Il comprit qu'il lui était impossible de se réfugier plus longtemps dans le silence du mépris. Un journal zuricois disait de lui : « Il paraît que Pestalozzi fait comme certains animaux, qui se cachent sous le poêle lorsqu'on leur montre le bâton, autrement il répondrait à ces attaques ». Il voulut prendre la plume ; mais il tomba malade et dut se mettre au lit. « Je sens que ma mort approche, dit-il à son médecin, mais il me faut encore six semaines pour réfuter ces honteuses calomnies. » Le médecin lui interdit tout travail ; sans tenir compte de cette défense, le vieillard essaya de se remettre à l'ouvrage ; mais il ne put écrire, dans les heures qu'il dérobait à son mal, que quelques feuillets sans suite. Bientôt cette imprudence aggrava son état ; l'affection dont il souffrait nécessitait en outre une intervention chirurgicale fréquente : le médecin, qui habitait Brougg, proposa que le malade fût transporté de Neuhof dans cette ville. Pestalozzi y consentit. Avant son départ, le 15 février 1827, jugeant sa fin prochaine, il dicta au pasteur de Birr ses dernières volontés. Voici les passages essentiels de ce testament :

« Je suis tout près de la mort. J'aurais désiré vivre quelques mois de plus, pour mon oeuvre et pour ma justification et celle de Schmid ; mais je me suis résigné, et je meurs sans regret. Joseph Schmid prendra ma place et sera le père de mes enfants. Il continuera à veiller avec une affection paternelle sur mon petit-fils, sur sa femme et leur enfant. Il a tout sacrifié pour moi, sans recevoir de moi autre chose que la nourriture et l'habillement. Je suis son débiteur et donnerais volontiers ma vie pour lui. Quoi que puissent dire contre lui ses ennemis et les miens, il est mon sauveur et le sauveur de ma maison. Là où il a manqué, il a manqué par complaisance pour moi. Il a voulu, pour me complaire, réaliser l'impossible. Par l'ordre et une sage économie, par le meilleur emploi possible des ressources disponibles, il a voulu payer les dettes de ma maison, et fonder encore une école de pauvres pour donner satisfaction à mes voeux. Il a accompli la première partie de cette tâche : il m'a sauvé financièrement ; il a payé toutes les dettes de ma maison. Il n'a pu accomplir la seconde. Il n'a pu fonder l'école de pauvres, par ce motif, sans parler d'autres causes qui ont nui à l'entreprise, que beaucoup de souscriptions promises n'ont pas été payées. Schmid n'a point détruit soit l'un, soit l'autre de mes instituts d'Yverdon, comme le prétendent ses ennemis et les miens, qui ont répandu à ce sujet d'incroyables calomnies. Les hostilités qui m'ont été suscitées pendant les dernières années de mon séjour à Yverdon sont le motif qui m'a engagé à fermer mon institut ; et c'est bien en pure perte que nos ennemis font tant de bruit à ce sujet, car cet institut ne répondait pas aux premières aspirations de ma vie. Je me suis retiré dans mon cher Neuhof, pour me consacrer désormais exclusivement à celles-ci. C'est à cette oeuvre que je travaillais, et toutes les injures contre Schmid et contre moi, que les journaux ont si complaisamment accueillies, n'ont pu troubler ma tranquillité ni me détourner de mon travail. Il était déjà assez avancé, et j'osais espérer que mes livres élémentaires, lorsqu'ils auraient vu le jour, obtiendraient le suffrage des psychologues impartiaux, et conduiraient aux expériences que je désire si vivement voir tenter. Ce que je souhaitais n'est pas arrivé : mon travail reste inachevé. Je laisse à mes amis le soin de voir quel usage peut en être fait.

« Quelles que fussent la joie et l'ardeur avec lesquelles je travaillais à cette oeuvre, mes ennemis ont enfin réussi à me les gâter. Le livre de Biber et la lettre de Fellenberg publiée dans le n° 10 de la Neue Zürcher Zeitung — [c'était une nouvelle attaque de Fellenberg, en janvier 1827] — me provoquèrent à une réponse. Chose qui ne m'était pas arrivée depuis des années, je pris la plume moi-même ; mais mes forces me trahirent. J'espérais, ma réponse achevée, pouvoir dire à tous, amis et ennemis : « Me connaissez-vous mieux? » et obtenir justice pour moi et pour mon ami Schmid. La Providence en a décidé autrement, et je m'incline. Mais, comme je ne pourrai plus parler dans la tombe, je somme aujourd'hui tous mes ennemis, ouverts ou cachés, nommément Fellenberg, qui, sous prétexte de me défendre, veut me faire passer pour un coquin ou un imbécile ; Biber, qui, au contraire de Fellenberg, m'attaque en adversaire déclaré, mais dont j'aurais facilement paré les coups si l'arme n'avait échappé à ma main défaillante ; Niederer, Krüsi et Näf, qui me paraissent avoir mis Biber en avant — quoique celui-ci ne veuille pas en convenir — pour se donner l'avantage d'une apparence pacifique, bien qu'ils soient les auteurs de tous les scandales qui ont empoisonné les dernières années de ma vie : je les somme tous, sur mon lit de mort et au nom de la justice du ciel, de porter leurs accusations devant les tribunaux, et de faire faire par l'autorité compétente une enquête sévère sur tous les méfaits qu'ils imputent à Schmid et à moi. Schmid trouvera dans mes papiers toutes les pièces qui doivent servir à sa justification et à la mienne, et je l'autorise à en faire l'usage qu'il jugera nécessaire pour son honneur et pour le mien. Puisse ma cendre faire taire enfin la haine de mes ennemis, et mon suprême appel les engager à suivre avec calme et dignité la voie de la justice ! Puisse la paix que je vais trouver donner aussi la paix à mes ennemis ! En tout cas je leur pardonne. Je bénis mes amis, et j'espère qu'ils se souviendront avec affection de celui qui n'est plus, et qu'après sa mort ils continueront à consacrer leurs efforts à la réalisation des aspirations de sa vie. »

Transporté à Brougg dans un traîneau fermé, par une froide journée d'hiver, Pestalozzi fut installé dans une petite chambre de l'hôtel Zum rolhen Haus, au rez-de-chaussée ; il avait auprès de lui sa petite-fille par alliance, la plus jeune soeur de Schmid, et son petit-fils Gottlieb ; Schmid, absent depuis le mois de septembre, était retenu à Paris. Le lendemain 16, il eut une crise très pénible et fut pris de délire ; le 17 au matin, il expira.

Deux jours après, on l'enterra dans le cimetière de Birr ; la bière était portée par les instituteurs du voisinage ; quelques amis et les enfants de l'école du village formaient tout le cortège. Pendant longtemps, la tombe de Pestalozzi fut ombragée par un simple rosier ; en 1846, le gouvernement argovien fit ériger sur l'une des faces de la nouvelle école de Birr un monument funéraire, sous lequel repose aujourd'hui la dépouille de l'ami des pauvres et des enfants.

La mort presque subite de Pestalozzi ne lui avait pas permis de mettre la dernière main aux divers ouvrages dont il avait annoncé la publication ; mais d'autres, tels que la cinquième partie de Léonard et Gertrude (quatrième partie refondue : voir p 1612), étaient entièrement achevés. Ces manuscrits inédits n'ont pas vu le jour : Gottlieb Pestalozzi ayant voulu les envoyer en 1840 à Schmid, qui s'était établi à Paris (Voir Schmid), la caisse qui les contenait se perdit en route sans qu'il ait été possible d'en retrouver les traces. Quant à l'école de Neuhof, elle ne s'ouvrit jamais, et le bâtiment qui devait la recevoir est resté inachevé.

IX

Renseignements bibliographiques.

A. — EDITIONS DES OUVRAGES DE PESTALOZZI.

Nous avons, au cours de cet article, indiqué le titre de tous les écrits de Pestalozzi dans leur ordre chronologique, et mentionné la première édition de chacun d'eux, leurs réimpressions du vivant de l'auteur, ainsi que leurs traductions françaises ; il nous reste à énumérer les autres éditions totales ou partielles qui en ont été faites.

La première édition des oeuvres complètes de Pestalozzi est celle de Cotta (Pestalozzis sämmtliche Schriflen, Stuttgart et Tubingue, 15 vol. in-8°), qui a paru de 1819 à 1826. Elle laisse beaucoup à désirer sous le rapport de la correction du texte. Plusieurs écrits de Pestalozzi n'y ont pas trouvé place. Quelques-uns des ouvrages les plus importants ont subi des modifications considérables. Léonard et Gertrude en particulier a été complètement remanié ; le roman occupe les quatre premiers volumes ; mais ces quatre volumes, ou parties, correspondent seulement aux trois premières parties de l'ouvrage : la quatrième partie de 1787 ne figure pas dans cette édition. Pestalozzi laissa en manuscrit une nouvelle rédaction de cette dernière partie, mais ce manuscrit, nous l'avons dit, a été perdu.

Krüsi a donné deux éditions de Léonard et Gertrude, en rétablissant le texte des éditions originales de 1781, 1783, 1785 et 1787 : la première en 1831 (Trogen, 4 vol.), la seconde, ne comprenant que les deux premières parties, en 1844 (Zurich, Meyer et Zeller, un volume, avec des dessins à la plume, par H. Bendel) ; une réimpression de cette dernière édition a été faite à Zurich en 1857.

Friedr. Mann a publié dans la Bibliothek pädagogiker Classiker de H. Beyer, à Langensalza, un choix des principales oeuvres de Pestalozzi : J. H. Pestalozzis ausgewählte Werke, mit Pestalozzis Biographie ; 4 vol. in-32, 1871. Une autre impression de cette édition a été faite en 1878, en quatre volumes in-8°. L'édition de Mann comprend les ouvrages suivants : Léonard et Gertrude ; la Soirée d'un solitaire ; des extraits du Sehweizerblatt ; la Lettre sur le séjour à Stanz ; Comment Gertrude instruit ses enfants ; Opinions et expériences concernant l'idée de l'instruction élémentaire ; Discours prononcé à Lenzbourg en 1809 ; Discours de Pestalozzi à sa maison, 1808, 1809, 1810, 1811, 1812, 1818 ; le Chant du Cygne. Les textes donnés par Mann sont ceux des éditions originales.

L.-W. Seyffarth, recteur et pasteur à Luckenwalde, plus tard pasteur à Liegnitz, a publié de 1869 à 1873 la seule édition d'ensemble des oeuvres de Pestalozzi qui ait été donnée depuis celle de Cotta : Pestalozzi's sämmtliche Werke. gesichtet, vervollständigt und mit erläuternden Emleitungen versehenton L. W. Seyffarth, Rector und Hilfsprediger zu Luckenwalde ; Brandebourg, Adolf Müller ; 18 vol. in-18°. Cette édition adonné en seize volumes et deux volumes supplémentaires tous les ouvrages de Pestalozzi que Seyffarth a pu se procurer ; elle est beaucoup plus complète que celle de Cotta, et le texte est conforme aux éditions originales, excepté pour Léonard et Gertrude : Seyffarth a cru malheureusement devoir adopter, pour cet ouvrage, le texte remanié des quatre premiers volumes de l'édition Cotta, qui sont devenus, dans son édition, les première, deuxième, troisième et quatrième parties du roman ; et il y a ajouté, sous le titre de cinquième partie, la quatrième partie telle qu'elle a été publiée en 1787, que l'édition Cotta avait omise. — Vingt-cinq ans plus tard (1899-1902), Seyffarth a donné une nouvelle édition des oeuvres complètes en douze volumes in-8° : cette édition contient un certain nombre de choses nouvelles, entre autres la correspondance de Pestalozzi et d'Anna Schulthess. Léonard et Gertrude s'y trouve dans les trois versions : au tome IV sont les quatre parties publiées de 1781 à 1787 ; au tome VII, le contenu des trois volumes de l'édition de 1790-1792 ; au tome XI, le contenu des quatre premiers volumes de l'édition Cotta de 1819.

Enfin, la commission du Pestalozzi-Stübchen (Musée pestalozzien), à Zurich, a fait paraître, à l'occasion du centenaire de la publication de la première partie de Léonard et Gertrude, une nouvelle édition de cet ouvrage, en 2 vol. in-8°: Lienhard und Gertrud, erster undzweiter Theil, neu herausgegeben zum Jubiläum der Original-Ausgabe vom Jahr 1781 ; Zurich, 1881 ; — dritter und vierter Theil, neu herausgegeben als Fortsetzung der Jubiläum-Ausgabe des ersten und zweiten Theils, von der Kommission für das Pestalozzi-Stübchen ; Zurich, 1884. Cette édition est accompagnée de deux notices sur « l'histoire de la composition de Léonard et Gertrude », par le Dr Otto Hunziker. — Cette commission a également publié en 1886 une nouvelle édition, conforme au texte original, de Meine Nachforschungen über den Gang der Natur in der Entwicklung des Menschengeschlechts, avec les variantes de l'édition Cotta, et un commentaire du Dr Otto Hunziker.

B. — BIOGRAPHIES.

Nous plaçons dans cette section les biographies proprement dites, ainsi que les études sur telle ou telle période spéciale de la vie de Pestalozzi.

L'année même de la mort de Pestalozzi (1827) furent publiées deux notices biographiques, toutes deux en français. Ce sont la Notice sur Pestalozzi de Ch. Monnard, professeur à Lausanne, insérée dans la Revue encyclopédique de Jullien de Paris, et une Notice sur Pestalozzi, imprimée à Genève et due à Mme Adèle Du Thon.

Biber, l'auteur du pamphlet Beitrag zur Biographie Heinrich Pestalozzis, a fait paraître en anglais, en 1831, une biographie de Pestalozzi dont voici le titre : Henry Pestalozzi and his plan of education ; being an account of his life and writings ; with copious extracts from his works, and extensive details illustrative of the practical parts of his method, by E. Riber, Ph. Dr ; Londres, John Souter, School Library. C'est un volume in-8° de 488 pages : la partie proprement biographique offre peu d'intérêt, le nom de l'auteur indique suffisamment ce qu'elle peut être ; les deux tiers du volume sont consacrés à un exposé très détaillé des procédés d'enseignement de Pestolozzi et de ses disciples. L'ouvrage a une tendance piétiste très prononcée.

Karl von Raumer, au deuxième volume de son Histoire de la pédagogie (Geschichte der Pädagogikvom Wiederaufblühen klassischer Studien bis auf unsere Zeit, Stuttgart, 1843 ; 2e édition, 1847), a consacré à Pestalozzi un chapitre de plus de cent pages. C'est une étude intéressante et qui mérite d'être lue. L'auteur a connu Pestalozzi, et a passé plusieurs mois à l'institut d'Yverdon ; il a fait une place, dans sa notice, à ses souvenirs personnels.

En 1847, l'Académie des sciences morales et politiques, à Paris, proposa comme sujet à traiter, pour le prix Félix de Beaujour, « l'examen critique du système d'instruction et d'éducation de Pestalozzi, considéré principalement dans ses rapports avec le bien-être et la moralité des classes pauvres ». Ce concours donna naissance à plusieurs biographies de Pestalozzi ; le prix fut partagé entre J.-J. Rapet et Philibert Pompée ; une mention honorable fut accordée à Augustin Cochin.

Le mémoire de J.-J. Rapet n'a pas été publié. Il existe, manuscrit, dans les archives du Musée pédagogique de Paris. Il comprend : 1° une introduction, en sept chapitres, intitulée Considérations préliminaires sur l'état de la société et sur celui des classes pauvres en particulier ; 2° une première partie (neuf chapitres), intitulée De l'instruction et de l'éducation considérées dans leurs rapports avec le bien-être et la moralité du peuple ; 3° une deuxième partie (vingt-six chapitres), intitulée Examen du système d'instruction et d'éducation de Pestalozzi. Les renseignements biographiques, très sommaires, forment le chapitre II de la deuxième partie.

Le travail d'Augustin Cochin a été imprimé en 1848 sous ce titre : Essai sur la vie, les méthodes d'instruction et d'éducation et les établissements d'Henry Pestalozzi, Paris, imprimerie Bailly, Divry et Cie ; brochure in-4° de 88 pages. (Une nouvelle édition a paru en 1880 à la librairie Didier, en un volume in-12.) La biographie, faite sur des renseignements insuffisants, est très écourtée et peu exacte ; la partie pédagogique est écrite a un point de vue spécialement catholique.

Philibert Pompée publia en 1850 la première moitié seulement de son mémoire, la partie biographique (Etudes sur la vie et les travaux de J.-H. Pestalozzi, Paris, Perrotin, 1 vol. petit in-12 de 276 pages). Ce qui fait la valeur et l'originalité de ce travail, ce sont les communications que l'auteur a reçues de Joseph Schmid, grâce auxquelles il a pu donner, sur la période de Münchenbuchsee et d'Yverdon en particulier, bon nombre de détails demeurés inconnus jusque-là. Mais, précisément à cause de cette circonstance, le livre n'est pas écrit avec impartialité ; les chapitres relatifs à la période comprise entre 1805 et 1827 ne sont guère qu'un panégyrique outré de Schmid et un réquisitoire contre Niederer. — Après la mort de Pompée, son gendre, M. Léon Château, a donné une seconde édition de cette biographie, en y joignant la partit ; pédagogique du mémoire de 1847, l'étude sur la méthode pestalozzienne, qui était restée inédite. Cette seconde édition a pour titre : Etudes sur la vie et les travaux pédagogiques de J.H. Pestalozzi, par P.-P. Pompée, ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et politiques, et suivi d'une notice biographique sur Pierre-Philibert Pompée, par Léon Château ; Paris, Delagrave, 2 vol. gr. in-8°, 1878.

Mlle Cornélie Chavannes, fille de l'auteur de l'Exposé de la méthode élémentaire de Pestalozzi paru en 1805, a publié en 1853, sans nom d'auteur, une Biographie de Henri Pestalozzi, Lausanne, Georges Bridel, 1 vol. gr. in-8° de 296 pages. On y trouve, au milieu d'inexactitudes, quelques renseignements inédits.

Nous ne mentionnons que pour mémoire un petit livre de M. Paroz, Pestalozzi, sa vie, sa méthode et ses principes, Berne, 1857.

Henry Barnard, le célèbre vulgarisateur américain des doctrines pédagogiques et de leur histoire, a publié dans son American Journal of Education la traduction du chapitre consacré à Pestalozzi par Karl von Raumer dans son Histoire de la pédagogie ; des notices sur les principaux collaborateurs de Pestalozzi ; et la traduction, empruntée à divers auteurs anglais ou américains, de quelques-uns de ses ouvrages. Il a réimprimé ensuite cette compilation en un volume sous ce titre : Life, educational principles, and methods, of John Henry Pestalozzi, with biographical sketches of several of his assistants and disciples, New York, 1859.

Bans son remarquable ouvrage Die schweizerische Literatur des 18. Jahrhundcrts, Leipzig, 1861, le savant thurgovien J.-C. Mörikofer a consacré à Pestalozzi et à ses premiers ouvrages des pages d'un haut intérêt, mais qui portent l'empreinte de l'esprit de parti. On doit en outre à Mörikofer la publication d'extraits de la correspondance entre Pestalozzi et sa fiancée (Heinrich Pestalozzi und Anna Schulthess, Zurich, 1859), correspondance qui a été ensuite intégralement publiée par Seyffarth dans sa plus récente édition des oeuvres complètes.

Le théologien wurtembergois Palmer a écrit pour la grande Eneyclopädie der Erziehung du Dr K.-A. Schmid (t. V, pages 860-886, Gotha, 1866) l'article Pestalozzi. Ce travail, consacré essentiellement à l'exposé et à la critique, faite au point de vue de l'orthodoxie protestante, des doctrines de l'éducateur suisse, n'offre qu'un médiocre intérêt sous le rapport biographique.

Friedrich Mann a écrit pour son édition des oeuvres choisies une biographie (J. H. Pestalozzis Leben und Wirken, von Friedrich Mann) qui, dans l'édition de 1871, se trouve à la fin du quatrième volume, et dans celle de 1878 en tête du premier. C'est un travail substantiel et bien ordonné, qu'on peut lire avec confiance. Nous faisons toutefois nos réserves sur les deux derniers chapitres (Yverdon et Les derniers jours de Pestalozzi) : les erreurs qu'ils renferment indiquent que l'auteur n'a connu qu'imparfaitement les sources originales.

En tête de chacun des volumes des deux éditions des oeuvres complètes publiées par Seyffarth sont placées des notices contenant des renseignements à la fois biographiques et bibliographiques, qui sont fort utiles à consulter. En outre, Seyffarth a publié séparément une biographie de Pestalozzi (Johann Heinrich Pestalozzi. Nach seinem Leben und seinen Schriflen dargestellt ; 3° édition, Leipzig, Siegismund und Volkening, 1873, 1 vol. gr. in-8° de 212 pages), dans laquelle il a utilisé consciencieusement les travaux existants. Le premier volume de la seconde édition des oeuvres complètes (1899) est occupé par une biographie de Pestalozzi.

Roger de Guimps, fils de la traductrice de Léonard et Gertrude, et ancien élève de l'institut d'Yverdon, avait donné dès 1843 une Notice sur la vie de Pestalozzi, publiée d'abord dans le Journal d'Yverdon et imprimée ensuite séparément (Yverdon, imprimerie Trachsel, 1 vol. petit in-16 de 46 pages). Depuis, il a repris et complété son travail, en s'aidant des recherches de Morf et de Seyffarth, et en a fait une Histoire de Pestalozzi, de sa pensée et de son oeuvre, publiée à Lausanne en 1874 (Bridel, éditeur, 1 vol. gr. in-8° de 548 pages ; une réimpression de ce volume a paru chez le même éditeur en 1886). Le livre de Roger de Guimps est l'ouvrage le plus considérable qui existe en français sur Pestalozzi. Les premiers chapitres sont les meilleurs : l'auteur y suit pas à pas l'ouvrage de Morf, qu'il se borne le plus souvent à traduire. Pour la période d'Yverdon, de Guimps, en sa qualité d'ancien élève, a pu apporter sur la vie intérieure de l'institut, les études et les récréations, un témoignage précieux ; il a recueilli d'autre part une foule de petits faits d'histoire locale que seul un habitant d'Yverdon pouvait connaître. Aussi trouve-t-on dans son ouvrage bon nombre de renseignements qu'on chercherait en vain ailleurs.

Le fils de Hermann Krüsi a publié aux Etats-Unis, en 1875, un volume intitulé : Pestalozzi, his life, work and influence, by Hermann Krüsi, A. M., son of Pestalozzis first associate, instructor in philosophy of education at the Oswego Normal and Training School ; Cincinnati et New York, Wilson, Hinkle et Cie, 1 vol. gr. in-8° de 248 pages, avec des illustrations. L'auteur écrit pour des Américains, et son livre s'en ressent. On y trouve quelques indications utiles sur la propagation des idées pestalozziennes en Angleterre et aux Etats-Unis.

Mme Joséphine Zehnder-Stadlin, de Zurich, avait formé le projet de publier sur Pestalozzi un grand ouvrage, dans lequel elle voulait faire entrer les manuscrits encore inédits dont elle avait pu se procurer des copies, la correspondance, et des documents de toute nature relatifs au grand éducateur zuricois. La collection de tous ces matériaux devait former sept volumes. Le premier volume seul a paru, en 1875, sous ce titre : Pestalozzi. Idee und Macht der menschlichen Entwickelung. Erster Band : Zeit und Vorzeit von Pestalozzis Entwickelung ; Gotha, Thienemann, 1 vol. gr. in-8° de 830 pages. Mme Zehnder-Stadlin est morte pendant l'impression de ce premier volume, et son entreprise n'a pas trouvé de continuateur. Mais les matériaux qu'elle avait réunis ont été mis à la disposition de Morf, qui a pu les utiliser pour sa biographie de Pestalozzi. D'autre part, les écrits de Pestalozzi que Mme Zehnder-Stadlin avait recueillis ont vu le jour maintenant, grâce à la dernière édition des oeuvres complètes publiée par Seyffarth en 1899-1902.

Morf, directeur de l'orphelinat de Winterthour, est l'auteur du travail le plus complet et le plus approfondi qui ait été fait jusqu'à présent sur Pestalozzi. De 1864 à 1867, il avait publié diverses études détachées (Vor hundert Jahren, Winterthour, 1864 ; Zur Biographie H. Pestalozzis, Winterthour, 3 fascicules, 1864-1866) ; puis en 1868 il a fait paraître sous sa forme définitive le premier volume d'une biographie sous ce titre : Zur Biographie Pestalozzi's. Ein Beitrag zur Geschichte der Volkserziehung. Erster Theil : Pestalozzis Wirksarnkeit bis in die Mille des Burgdorfers Aufenthaltes ; zweite vermehrte Auflage ; Winterthour, Bleuler-Hausheer, 1 vol. gr. in-8° de 344 pages. Le second volume n'a paru que dix-sept ans après le premier, au commencement de 1885 ; cette deuxième partie a pour titre : Pestalozzi und seine Anstalt in der zweiten Hälfte der Burgdorfer Zeit, 1 vol. de 267 pages. Une troisième partie, intitulée Von Burgdorf über Münchenbuchsee nach Yverdon, 1 vol. de 386 pages, a suivi presque immédiatement (été de 1885). Enfin la quatrième et dernière partie, intitulée Blüthe und Verfall des Instituts zu Yverdon ; Pestalozzi's s letzte Lebenstage, 1 vol. de 620 pages, a paru en 1889 (Winterthour, Ziegler). — Citons encore de Morf deux études, l'une sur le mouvement pestalozzien en Espagne (Pestalozzi in Spanien, Winterthour, 1876), l'autre sur la servante Elisabeth Näf (Eine Dienstmagd), qui ont été réunies en un volume sous ce titre : Einige Blätter aus Pestalozzi's Lebens-und Leidengeschichte, Langensalza, H. Beyer, 1887 ; et des fragments biographiques sur Joseph Schmid, publiés dans le Neujahrs-Blatt der Hülfsgesellschaft von Winterthur, années 1888 et 1889.

Le Dr Otto Hunziker, par lequel nous terminons cette énumération, s'est fait connaître par une série de travaux relatifs à Pestalozzi, dont les principaux sont (outre la publication des Pestalozzi-Blätter, dont Hunziker était le rédacteur) : Pestalozzi und Fellenberg, Langensalza, Beyer, 1879, brochure in-8° de 80 pages ; — Pestalozzi's Versuch der Armenerziehung auf dem Neuhof, von einem Mitglied der Commission fur das Pestalozzi-Stübchen. publié dans la Praxis der schweizerischen Volks-und Mittelschule, t. Ier, p. 63 (1881) ; — Pestalozzi auf dem Neuhofe, publié dans les Deutsche Blätter de Fr. Mann, année 1882 ; — les deux notices sur l'histoire de la composition de Léonard et Gertrude (Zur Entstehungs-geschichte von « Lienhard und Gertrud », 1881 ; Zur Entslehungsgeschiehte des dritten und vierten Theils von « Lienhard und Gertrud ». 1884) imprimées en appendice des deux volumes de l’édition de cet ouvrage publiée par le Musée pestalozzien. On lui doit aussi une biographie de Pestalozzi, qui figure au t. II, pages 73-121, de son Histoire de l'école primaire suisse (Geschichte der schweizerischen Volksschule, 3 vol., Zurich, 1881-1882) : c'est un résumé très clair, puisé aux sources, et qui contient des vues originales. Enfin c'est à lui qu'a été confiée la rédaction de l'article Pestalozzi inséré au tome XXV (paru en 1887) de l'Allgemeine deutsche Biographie, publiée par la commission historique de l'Académie royale des sciences de Bavière (Leipzig, Duncker et Humblot).

C'est sur l'initiative du Dr Otto Hunziker qu'a été créé à Zurich en 1878 un Musée pestalozzien (Pestalozzi-Stübchen) ; on y a réuni une bibliothèque pestalozzienne et un nombre considérable de documents originaux concernant Pestalozzi. Ce Musée a publié durant vingt-neuf ans, sous la direction du Dr Hunziker, un recueil périodique, les Pestalozzi-Blälter (annexé, pendant les deux premières années, au Korrespondenzblatt des Archivs der schweizerischen permanenten Schulausstellung in Zurich), qui forme une collection des plus précieuses à consulter. Ce recueil a cessé de paraître à la fin de 1906, par suite de la maladie de son rédacteur (mort en 1909).

C. — OUVRAGES FORMANT LES SOURCES ORIGINALES A CONSULTER POUR LA BIOGRAPHIE ET LOEUVRE DE PESTALOZZI.

Dans la première édition de ce Dictionnaire, nous avions donné une liste de soixante-huit ouvrages, journaux, articles, etc., formant les sources originales où il convient de puiser pour l'étude des questions relatives à la biographie et à l'oeuvre du célèbre éducateur. Cette liste a été réimprimée, avec de nombreuses additions, qui l'ont portée à un total de cent onze numéros, dans notre volume Pestalozzi, étude biographique. Hachette et Cie, 1890, ce qui nous dispense de la reproduire ici.

James Guillaume