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Pereire

Jacob-Rodrigues Pereira, plus connu sous le nom de Pereire, naquit à Berlanga (Estramadure espagnole) le 11 avril 1715, et mourut à Paris, le 15 septembre 1780, à l'âge de soixante-cinq ans. Issu d'une famille israélite adonnée au commerce, il fut de bonne heure associé par son père à ses affaires, et chargé de négociations difficiles tant en Espagne et en Portugal qu'en Fiance. Il devait cette marque de confiance à ses connaissances variées, à son intelligence vive et nette, à la maturité précoce de son esprit. Curieux de toute connaissance, tenté par tout problème, la diversité de ses aptitudes lui permettait d'aborder un sujet quelconque ; mais il a surtout été original en matière pédagogique.

La tendresse qu'il éprouvait pour une soeur sourde et muette lui suggéra la pensée d'instruire les sourds-muets. A ce sujet, on ne remarquera pas sans étonnement que c'est dans la ville natale de Pereire qu'un siècle et demi auparavant avait vécu Pierre Ponce, un des premiers instituteurs de sourds-muets, et, un peu plus tard, Paul Bonet, autre instituteur célèbre. Mais on ne saurait en inférer que Pereire ait rien connu par tradition de Pierre Ponce, auquel Bonet lui-même n'avait rien emprunté, et, s il a eu entre les mains l'ouvrage de Bonet, on peut dire qu'il n'y a puisé que des indications, car ce que nous savons de Pereire, de sa méthode, de ses procédés et de ses travaux étrangers à l'enseignement porte une marque essentiellement personnelle.

Préoccupé de celle pensée d'instruire les sourds-muets, il s'était mis en relation, dans son premier voyage à Bordeaux, avec Barbot, président de la Cour des aides et ami de Montesquieu, pour en obtenir quelques renseignements sur les auteurs qui avaient traité le sujet. Dans une lettre datée du 23 août 1734 et adressée à Paris, où se trouvait alors Pereire, le président Barbot lui donne une liste d'ouvrages à consulter et ajoute ces lignes caractéristiques : « Voilà les matériaux grossiers que j'ai trouves dans mes recueils ; ce n'est qu'une table, mais à un entendeur comme vous il ne faut qu'un demi-mot, et vous surpasserez aisément ceux qui vous ont précédé ». On voit en quelle estime un magistrat qui occupait une si haute situation tenait ce jeune homme de dix-neuf ans.

Quelques années plus tard, la famille Pereire quitta l'Espagne pour se fixer définitivement à Bordeaux, en 1741.

Pereire dut naturellement chercher à connaître les ouvrages de ses prédécesseurs dans l'art d'instruire les sourds-muets. Or, Pierre Ponce n'a rien laissé ; de Paul Bonet on possède un traité où tout se trouve indiqué, mais seulement indiqué ; ce sont les germes, pour ainsi parler, de la plupart des procédés qui ont été en usage. L'Anglais Wallis, qui paraît avoir créé une méthode d'enseignement, s'est borné dans ses ouvrages à donner un aperçu de sa méthode ; de Holder, on ne connaît rien, de Van Helmont peu de chose ; quant à Conrad Amman, s'inspirant des travaux de Wallis, il faisait surtout consister l'éducation du sourd-muet dans la restitution de la parole.

Il y a loin de ces dissertations philosophiques, de ces généralités plus ou moins ingénieuses, à une méthode d'enseignement, à des procédés pratiques ; Pereire ne put évidemment tirer d'autre profil de ses recherches que des indications sur la voie dans laquelle il devait s'engager. A son tour, lui-même devait laisser ignorer sa méthode, et l'on en est réduit pour la reconstituer à puiser dans les publications de l'époque, dans les mémoires qu'il lut à l'Académie des sciences et dans les rapports des membres de cette assemblés, enfin dans ce que ses élèves nous en ont fait connaître.

Ce fut en 1745 que Pereire produisit en public son premier élève, Aaron Beaumarin, apprenti tailleur à la Rochelle ; le bruit que fit celle restitution de la parole à un muet, l'enthousiasme que suscita ce quasi-miracle, valut aussitôt à l'instituteur un nouvel élève, le fils de M. d'Azy d'Etavigny, directeur des cinq grandes fermes de la Rochelle. En 1749, Pereire présentait son nouvel élève à l'Académie des sciences, et à cette occasion il lisait un mémoire où nous voyons que « non seulement il apprend aux sourds-muets à prononcer tous les mots, mais à en comprendre le sens et à produire tant verbalement que par écrit toutes leurs pensées comme les autres hommes ». Il ajoute que « pour parler à ses élèves, il faudra se servir de l'écriture ou des signes ordinaires ». Outre ces deux moyens de leur parler, Pereire en emploie un troisième : « C'est un alphabet manuel qu'il a appris en Espagne, mais qu'il lui a fallu augmenter et perfectionner considérablement pour le rendre propre à parler exactement en français. Il s'en sert avec une brièveté qui approche plus de la promptitude de la langue que de la lenteur de la plume. Cet alphabet est contenu dans les doigts d'une seule main, laquelle suffit encore à Pereire pour exprimer, en chiffres, toutes sortes de sommes et pour enseigner à ses élèves, bien plus facilement et bien plus sûrement que par les méthodes ordinaires, les quatre règles de l'arithmétique. Les élèves de Pereire auront encore la facilité d'entendre, au mouvement naturel des lèvres, des yeux, de la tête, des mains des personnes qui les fréquentent. Il apprend d'abord au sourd-muet à lire et à prononcer les noms des choses visibles et d'un usage journalier, et à la suite, le reste de l'instruction. Dès le quinzième jour d'instruction, les élèves commencent, pour l'ordinaire, à prononcer quelques mots intelligiblement ; pour les instruire sur la première partie de son art, il lui suffit de douze à quinze mois ; mais pour la parfaite instruction sur la seconde partie, il lui faut un temps plus considérable. »

L'Académie nomma une commission dont le rapporteur fut Ruffon. Celui-ci publiait alors son Histoire naturelle de l'homme. Il y ajouta aussitôt le passage qu'on peut lire sur Perche (tome III, p. 350, édit. in-4°). Il y est dit que « Pereire s'est exercé longtemps dans l'art singulier de faire parler les sourds et muets de naissance, et qu'il l'a porté à un grand point de perfection ». Parlant du jeune d'Azy d'Etavigny, Buffon explique qu'au bout de quatre mois il prononçait des syllabes et des mots, et qu'après dix mois il avait l'intelligence d environ treize cents mots, et les prononçait tous assez distinctement. « Nous avons vu, ajoute-t-il, ce jeune sourd et muet à l'une des assemblées de l'Académie : on lui a fait plusieurs questions par écrit ; il y a très bien répondu tant par l'écriture que par la parole. Le peu de temps que le maître a employé à cette éducation et les progrès de l'élève, qui, à la vérité, parait avoir de la vivacité et de l'esprit, sont plus que suffisants pour montrer qu'on peut, avec de l'art, amener tous les sourds et muets de naissance au point de commercer avec les autres hommes. »

Dans son rapport à l'Académie, Buffon entre dans plus de détails. « Ce n'est point d'aujourd'hui, dit-il, qu'on voit confirmer par l'expérience la possibilité d'un art si curieux et si utile ; mais l'exemple de M. d'Azy d'Etavigny est le premier et le seul dont nous ayons connaissance. On observe que la prononciation de M. d'Etavigny est lente, grave, comme tirée du fond de la poitrine, et qu'il ne lie pas assez ses syllabes ; M. Pereire en donne pour raison principale l'inaction dans laquelle ses organes avaient demeuré pendant seize ans, et le trop peu de temps qu'ils ont eu jusqu'ici pour acquérir par l'usage la flexibililé nécessaire à une articulation aisée. » Les commissaires déclarent que « les progrès de M. d'Azy d'Etavigny prouvent très suffisamment la bonté de la méthode que M. Pereire suit dans ses instructions, et démontrent la singularité de son talent pour la pratiquer ».

« Nous jugeons donc — disent ils en terminant — que l'art d'apprendre à lire et à parler aux muets, tel que M. Pereire le pratique, est extrêmement ingénieux, que son usage intéresse beaucoup le bien public, et qu'on ne saurait trop encourager M. Pereire à le cultiver et à le perfectionner, »

C'est un élève fort distingué de Pereire, presque célèbre, Saboureux de Fontenay, qui va nous fournir à son tour quelques renseignements sur la méthode suivie par son maître, « Conformément, dit-il, à la manière dont un enfant apprend le français, M. Pereire s'est attaché d'abord à me donner l'intelligence des mots d'un usage journalier et des phrases fort communes ; telles sont par exemple : Ouvrez la fenêtre, fermez la fenêtre, allumez le feu, couvrez le feu ; dressez la table, donnez-moi du pain, etc. Me voyant suffisamment au fait des dialogues d'un usage journalier, il a évité de faire les gesticulations devant moi en même temps qu'il me parlait par les doigts de l'alphabet manuel. ; c'était pour me mieux accoutumer au langage, me faire perdre l'habitude de causer par signes à sa manière. » A propos de l'alphabet manuel, Saboureau nous apprend « qu'il est composé de vingt-cinq signes des lettres de l'écriture courante, sans y comprendre k et w. Ainsi, il y a autant de sons de la prononciation, qui sont au nombre de trente-trois ou trente quatre, et autant de liaisons de lettres de l'écriture ordinaire qui se montent à trente-deux et plus, qu'il y a de signes dans l'alphabet manuel, que je nomme pour cette raison dactylologie. Dans cette dactylologie on se sert de la main comme de la plume pour tracer en l'air les points, les accents ; pour marquer les lettres grandes et petites et les abréviations usitées ; on fait remarquer dans les mouvement des doigts les repos longs, moyens, brefs et très brefs que l'on observe dans la prononciation. La dactylologie contient aussi les signes des chiffres, des unités, des dizaines et des centaines, de façon à exprimer expéditivement les grands nombres et les opérations d'arithmétique. Ainsi, la dactylologie est aussi commode, aussi prompte, aussi rapide que la prononciation même, et aussi expressive que l'écriture bien faite. Avec le secours de la dactylologie, on peut également parler aux sourds et aux aveugles. M. Pereire et moi nous nous trouvâmes un jour dans une chambre dans le temps qu'il faisait une nuit si noire que nous ne pouvions nous entrevoir ; M. Pereire, ayant besoin de me parler, me prit la main et remua distinctement mes doigts, selon les règles de la dactylologie. »

C'est à une autre de ses élèves, Mlle Marois, que nous devons des renseignements plus détaillés. Par elle, nous savons que la prononciation, les gestes, l'alphabet manuel et l'écriture sont les quatre moyens employés par Pereire ; qu'il commençait par la prononciation, passait ensuite à l'écriture, puis s'aidait des deux autres moyens ; qu'il faisait d'abord prononcer les cinq voyelles, puis les syllabes, des plus faciles aux plus difficiles. Quand il s'agissait d'objets dont il enseignait les noms, comme le pain, une chaise, il montrait les objets ; lorsqu'il était question d'une idée abstraite, il s'y prenait de diverses manières. Pour faire saisir la "signification du mot espérance, par exemple, pleuvait-il au moment de la leçon, il faisait comprendre que peut-être le lendemain il ferait beau, qu'il s'y attendait, qu'il l'espérait ; de là le mot espérance.

L'étude se composait d'entretiens fréquents et courts. La dactylologie comprenait tout à la fois des lettres et des syllabes, c'était comme un langage sténographique ou télégraphique. A mesure que les élèves devenaient plus capables sur la prononciation, il leur interdisait le langage des signes, qui n'était qu'un procédé de transition. Il forçait ainsi ses élèves à parler, à écrire et à lire sur les lèvres les mots qu'on leur adressait à voix basse.

Mlle Marois, qui a fourni les renseignements qui précèdent à l'âge de quatre-vingts ans, en 1828, avait été confiée à Pereire en 1756, à l'âge de sept ans environ, et elle demeura pendant cinq ans auprès de son maître. Ensuite, comme Saboureux, « elle se perfectionna seule par la lecture, en s'aidant du secours du dictionnaire et des explications des personnes qui l'entouraient ».

Buffon et Jean-Jacques Rousseau furent très assidus à suivre les progrès de la jeune Marois. Diderot parle de Pereire avec la plus grande estime. Le célèbre physiologiste Lecat nous fournit un complément précieux de renseignements ; outre ce que nous savons déjà par les élèves de Pereire, il nous apprend que celui-ci, en prononçant avec force, montrait à son élève sa poitrine et son gosier en mouvement et lui faisait sentir ce mouvement par l'application de la main sur les organes. L'élève répétait ensuite l'exercice jusqu'à ce qu'il fût parvenu à s'exprimer correctement à voix haute et intelligible.

Lecat nous dit ensuite comment Pereire procède dans son enseignement ; comment, après la connaissance du nom, il passe à l'adjectif qu'il associe au nom, puis de là au verbe, dont il traduit le sens en exécutant l'action ou en simulant l'état indiqué par le verbe.

« Cette dernière partie de l'art de M. Pereire. dit-il, est un chef-d'oeuvre de sagacité, par lequel il l'emporte sur tous ceux qui l'ont précédé, chef-d'oeuvre d'un détail immense et qui demande grand nombre d'années d'éducation suivie. »

Il est assez aisé, à l'aide des renseignements qui précèdent, de reconstituer la méthode du célèbre instituteur de sourds-muets. Il commençait probablement par rétablir le jeu normal des organes respiratoires, passait ensuite à l'émission des sons, à l'expression des articulations, des syllabes et des mots. Il associait l'écriture à ces divers exercices. La lecture était la conséquence de l'écriture. Parler, écrire, lire, telle était la succession des exercices. La lecture sur les lèvres était la conséquence de la prononciation. L'enseignement de la parole et l'instruction allaient de pair. Tout mot prononcé était l'objet d'une leçon, une occasion d'instruction et d'éducation. Le développement de l'intelligence marchait ainsi de conserve avec celui de la parole. Il s'aidait d'autres moyens, mais momentanément, comme d'auxiliaires utiles. C'est à peu près ainsi qu'on procède aujourd'hui, sauf quelques modifications et quelques perfectionnements, dans les institutions où l'on enseigne par la méthode orale.

Ajoutons, pour compléter ces indications, que Pereire divisait les sourds en trois classes : ceux dont la surdité est complète, ceux qui entendent les bruits, enfin ceux qui distinguent les sons de la voix. « Le plus ou moins de syllabes ou de mots entiers qu'un sourd et muet prononce, dit-il, et le plus ou moins de netteté de sa prononciation peuvent faire présumer la nature de sa surdité. » Il ajoute, avec raison, qu'il est facile de se tromper sur l'état des sourds-muets si l'on ne tient pas compte des dispositions naturelles, physiques et morales, et des soins dont ils ont été l'objet.

C'est pour la troisième catégorie de sourds qu'il avait inventé un cornet acoustique à l'aide duquel on pouvait parler au sourd-muet, et qui permettait en outre à ce dernier de se parler à lui-même et de mesurer ainsi la force de sa propre voix.

Disons en terminant quelques mots des autres travaux de Pereire : car il ne fut pas seulement un pédagogue, mais un esprit souple et pénétrant, doué d'heureuses aptitudes. Passionné pour les mathématiques, il exécuta sur les instances de son illustre ami Necker une machine à calculer ; il possédait une connaissance approfondie des langues anciennes et modernes ; enfin, il s'occupa avec succès des questions financières, et proposa d'abord à l'abbé Terray, puis plus lard à Necker, des projets d'emprunt pour rétablir l'ordre dans les finances de l'Etat.

Lorsqu'en 1753 l'Académie des sciences mit au concours le sujet suivant : « De la manière de suppléer à l'action du vent sur les grands vaisseaux, soit en appliquant les rames, soit en employant tout autre moyen, » Pereire concourut avec deux savants illustres, Bernouilli et Euler, et obtint un accessit qui n'était pas sans gloire lorsqu'on songe que c'est Bernouilli qui eut le prix.

Quelques années plus tard, en 1750, il fut nommé membre de la Société royale de Londres, sur la présentation de l'Académie des sciences de Paris, qui le désigna dans les ternies les plus flatteurs aux suffrages des savants anglais.

Telle est la carrière bien remplie, quoique relativement courte, de Pereire. Il aurait pu rendre encore bien des services, et l'on put un instant espérer que l'Etal lui fournirait des moyens de former des maîtres dans un art ou il était supérieur ; malheureusement les chagrins abrégèrent son existence. Ses dernières années furent en effet attristées par les attaques de médiocrités envieuses qui lui disputèrent sa gloire et tentèrent d'étouffer sa célébrité si justement acquise.

En 1780, Pereire obtint pour les Israélites le droit d'avoir à Paris un cimetière à eux : toutefois l'autorisation n'était accordée qu'autant que « les inhumations auraient lieu nuitamment, sans bruit, scandale, ni appareil ». C'est dans ce champ de repos qu'il avait conquis pour ses coreligionnaires qu'on l'ensevelit le 15 septembre de la même année.

Felix Hement