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Père

 Il a été traité au mot Famille de l'intervention nécessaire des parents dans l'éducation, dans l'enseignement même, et des rapports que les maîtres doivent entretenir, avec eux, sous peine de voir leur oeuvre échouer tôt ou tard. L'article Mère a envisagé plus spécialement l'influence maternelle sur le développement des sentiments et des idées pendant le premier âge surtout. Reste-t-il encore à écrire un article Père?

Volontiers on met le père et il se met lui-même à l'arrière-plan quand il s'agit d'enfants à élever. Le seul mot d'éducation fait penser aussitôt à la mère et non à lui. L'âme du foyer, la providence de la famille, l'inspiratrice des vertus et des affections domestiques, c'est la mère. Elle seule est toujours là, toujours patiente, toujours souriante, toujours prévoyante. C'est d'elle que dépend le bonheur présent de la famille et souvent le bonheur à venir de chacun des enfants qu'elle prépare à la vie. Son action s'exerce d'une façon si douce et si pénétrante dans ce petit monde dont elle a la direction, qu'on dirait parfois qu'elle y est tout. Non, elle n'est pas tout, elle le sait mieux que personne ; et quelque chose d'irréparable lui fait défaut si le père ne peut, ou ne veut, ou ne sait, ou n'ose pas prendre sa part dans le travail de l'éducation. Et cette part va grandissant avec les enfants eux-mêmes.

Dans les premières années, la mère se suffit à elle-même comme institutrice: tout ce qu'elle peut demander au papa, c'est de ne pas trop gâter son bébé, car abandonné à lui-même il ne saurait pas faire autre chose. Il le voit si peu, il le trouve si gentil, il aime tant à le rendre heureux, à le faire rire, à le promener, à le parer, à l'admirer ! Là est le danger, la maman le voit et y veille.

Mais le temps va vite : il n'y a plus de bébé, il y a un garçon ou une fillette qui va en classe ; c'est le commencement de la vie sérieuse. Les difficultés viennent, le travail n'est pas toujours aimable. L'école est parfois ennuyeuse, les leçons arides, la tâche ingrate ; les défauts petits ou grands du caractère commencent à poindre. La mère les connaissait depuis longtemps, elle les avait comme pressentis chez le tout petit enfant. Pour le père, c'est presque une surprise, et son premier mouvement est de te fâcher. Cela l'irrite de voir cet enfant paresseux ou inattentif, ou obstiné, ou dissimulé. Volontiers, s'il ne se retenait ou si un doux regard ne le retenait à temps, il procéderait à ce que la langue populaire appelle justement une correction paternelle. Seulement ce moyen-là ne produit pas grand résultat, il s'en convaincra vite, et y renoncera.

Mais que faire? Comment avoir raison des défauts, des vices peut-être, que l'on veut extirper? C'est le moment des conférences et des longues causeries sérieuses entre père et mère, le soir, le matin, quand les enfants dorment. La mère est toujours la mieux renseignée, la plus précise ; elle voit les choses de près, jour par jour, dans le détail exact ; elle n'outre rien. Hier une faute, un mensonge, une désobéissance de l'enfant l'a fait pleurer, c'est vrai, et le père ne pardonne pas cela à l'enfant: elle, elle a déjà pardonné, elle le ramène à une appréciation plus juste, le calme, lui suggère des moyens d'encouragement, de punition, de récompense, règle d'avance avec lui son intervention pour l'avenir. Cet entretien leur fait du bien et leur rend courage à tous deux ; chacun d'eux y a, sans s'en douter, appris ou rappris quelque chose.

L'âge avance, et peu à peu le père s'aperçoit que l'enfant devient une personne ; son fils, sa fille, ce n'est plus le bébé qu'on caresse, ce n'est plus même l'écolier insouciant qu'on gronde bien fort sauf à en rire dès qu'il est envolé ; c'est maintenant un adolescent qui a sa volonté, ses idées, ses goûts, ses opinions, ses amitiés, ses petits secrets ; c'est une grande fille dont la compagnie est chère à la mère, sans qui la maison paraîtrait vide. Voilà le moment où l'action éducatrice du père prend une importance toute nouvelle, au moins en ce qui concerne les garçons. Pour les filles, la mère ne réclamera son intervention que de loin en loin et le plus souvent pour un bon conseil, un avis, une direction à donner avec un peu plus d'autorité. Mais au fils il faut beaucoup plus. Qu'il soit excellent ou médiocre, bien ou mal entouré, en plein succès dans ses études ou en plein désastre, qu'il soit riche ou pauvre, à la veille de quitter la maison comme apprenti ou comme étudiant, la mère sent qu'elle ne peut plus, qu'elle ne doit plus prétendre à le diriger. Heureuse alors, cent fois heureuse, si le père n'a pas attendu ce moment-là pour commencer à s'occuper sérieusement de son fils, si dès longtemps et comme par approches il a pénétré dans l'âme du jeune homme et s'il y a pris l'empire, l'autorité, la confiance, l'ascendant nécessaires. Rien ne devrait être plus ordinaire et plus facile, rien n'est plus rare à vrai dire. Un des plus judicieux observateurs de notre temps l'a très bien montré dans son ouvrage Les Pères et les enfants, c'est dans noire société un phénomène plus que fréquent, presque général, que le malentendu entre les pères et les fils. Le père aime profondément, tendrement son fils ; le fils, au fond et en dépit de toutes les apparences de frivolité, d'insouciance et d'ingratitude, a du coeur et il a même du respect pour son père. Comment se fait-il alors qu'il y ait comme une glace entre eux, que sans s'éviter ils se tiennent comme à distance, avec un sentiment de gêne, une sorte d'impossibilité réciproque à s'ouvrir et à s'épancher?

Et pourtant l'enfant a-t-il jamais eu plus grand besoin des conseils paternels? Ce n'est pas encore un homme et ce n'est plus un enfant : il a la confiance aveugle, la naïve présomption de l'adolescent qui ne doute de rien, puisqu'il ne sait rien Son père n'a nulle envie de le gourmander, de jouer le rôle d'un Caton hargneux ; au contraire, s'il trouvait le moyen de lui parler à coeur ouvert, il lui montrerait bien qu'il n'a qu'un rêve et qu'un souci, le bonheur et l'honneur de son fils.

Ce qui l'empêche de parler ou ce qui, s'il commence, l'empêche de parler avec l'accent qu'il faudrait pour être entendu, c'est précisément qu'il est trop ému. Il parlerait mieux à tout autre entant, à n'importe quel camarade de son fils. Mais de son fils, tout lui tient trop à coeur, ses fautes, son attitude, un geste, un regard ; il ne sait pas 6'y prendre avec l'enjouement, l'honnête diplomatie, la justesse de ton qu'il trouverait pour sermonner quelque étranger, quelque jeune ami ; il est le père après tout, et cela le suffoque d'avoir encore une fois tant de détours à prendre, comme s'il n'avait pas le droit, le devoir de commander 5 et, malgré lui, le voilà qui commande, et tout est perdu. Ce sont deux volontés qui se heurtent et non plus deux âmes qui se pénètrent.

Est-ce là un phénomène aussi nouveau, aussi moderne qu'on le dit? Nous ne le pensons pas. De tout temps il y a eu un âge de transition extrêmement difficile à ménager dans l'éducation des jeunes gens entre l'enfance et la jeunesse ; de tout temps, l'action paternelle, la seule qui puisse encore s'exercer à cet âge, ne l'a pu qu'à la condition d'être tout à la fois très réelle et très peu apparente. Mais ce qui est vrai, c'est que de nos jours l'organisation de la famille, de la société, met plus en évidence ce problème moral et pédagogique. Les formes de déférence toutes superficielles sont singulièrement oubliées ou affaiblies, la patria majestas n'a cessé de décliner depuis les Romains jusqu'à la vieille société française, et de celle-ci à la nôtre. On est de nos jours beaucoup plus exposé qu'autrefois à rencontrer des jeunes gens chez qui le respect filial fait ostensiblement défaut. Mais pour être face à face avec la difficulté, nous n'en sommes ni plus faibles ni plus forts contre elle. Il ne sert de rien de regretter les vertus d'un autre âge, vertus peut-être bien légendaires et un peu surfaites. Recherchons celles dont le nôtre est capable.

Ce qui est bien sûr, c'est qu'il faut aujourd'hui, comme il a toujours fallu, un effort pour remplir les devoirs qui demandent à la fois beaucoup de possession de soi-même, beaucoup de gravité dans la pensée et de délicatesse dans l'expression, et par-dessus tout une douceur et une patience que rien ne rebute. Or, ce n'est rien de moins que cette réunion de qualités pédagogiques de premier ordre qu'exige l'intervention du père au moment où s'achève pour la vie l'éducation de son fils. Une mère parfaite éducatrice est moins rare qu'un père passable éducateur. C'est que la tâche est tout autrement difficile, c'est que le père prend en mains l'enfant au moment critique, et que ce moment, bien qu'annoncé et prévu, nous surprend toujours. Il n'y a nulle autre ressource que de nous y préparer de longue main. Constituer autour du berceau de notre premier enfant la vie de famille telle que nous voudrons qu'elle existe chez nous quand il aura seize ans, et l'entretenir, soigneusement, pieusement, avec tout son cortège d'habitudes régulières, d'influences douces et de souvenirs aimés, avec ces leçons indirectes et persuasives, ces exemples plus répétés que les préceptes, avec tous ces liens invisibles qui croissent et se fortifient en même temps que nos enfants : il n'y a pas d'autre secret pour assurer leur bonheur, c'est-à-dire le nôtre. Or, pour prendre à temps ces mesures, pour créer ces institutions familiales, pour leur donner la force de la permanence, l'amour et les tendresses de la mère ne suffisent pas : il y faut la ferme détermination du père et son autorité. Ne fit-il rien d'autre pour ses enfants, il aurait fait beaucoup pour leur éducation.