bannière

p

Pédagogie

On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui demandent pourtant à être soigneusement distingués.

L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière continue l'âme de nos enfants. (Voir Education.)

Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non en actions, mais en théories. Ces théorie» sont des manières de concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois, elles se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n est donc que la matière de la pédagogie. Celle ci consiste dans une certaine manière de réfléchir aux choses de l'éducation.

C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite ; elle n'apparaît même qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon. Xénophon, Aristote. C'est à peine si elle a existe à Rome. Dans les sociétés chrétiennes, ce n'est guère qu'au seizième siècle qu'elle produit des oeuvres importantes ; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du dix-huitième siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la réflexion ne sont pas toujours et partout données.

Ceci posé, il nous faut rechercher quels sont les caractères de la réflexion pédagogique et de ses produits. Faut-il y voir des doctrines proprement scientifiques et doit-on dire de la pédagogie qu'elle est une science, la science de l'éducation? Ou convient-il de lui donner un autre nom, et lequel? La nature de la méthode pédagogique sera entendue très différemment, suivant la réponse qu'on donnera à cette question.

I

Que les choses de l'éducation, considérées d'un certain point de vue, puissent être l'objet d'une discipline qui présente tous les caractères des autres disciplines scientifiques, c'est, tout d'abord, ce qu'il est facile de démontrer.

En effet, pour qu'on puisse appeler science un ensemble d'études, il faut et il suffit qu'elles présentent les caractères suivants ;

1° Il faut qu'elles portent sur des faits acquis, réalisés, donnés à 'l'observation. Une science, en effet, se définit par son objet ; elle suppose par conséquent que cet objet existe, qu'on peut le désigner du doigt, en quelque sorte, marquer la place qu'il occupe dans l'ensemble de la réalité ;

2° Il faut que ces faits présentent entre eux une homogénéité suffisante pour pouvoir être classés dans une même catégorie. S'ils étaient irréductibles les uns aux autres, il y aurait, non pas une science, mais autant de sciences différentes que d'espèces distinctes de choses à étudier. Il arrive bien souvent aux sciences en train de naître et de se constituer d'embrasser assez confusément une pluralité d'objets différents ; c'est le cas, par exemple, de la géographie, de l'anthropologie, etc. Mais ce n'est jamais là qu'une phase transitoire dans le développement des sciences ;

3° Enfin, ces faits, la science les étudie pour les connaître, et seulement pour les connaître, d'une manière absolument désintéressée. Nous nous servons à dessein de ce mot un peu général et vague de connaître, sans préciser autrement en quoi peut consister la connaissance dite scientifique. Peu importe, en effet, que le savant s'attache à constituer des types plutôt qu'à découvrir des lois, qu'il se borne à décrire ou bien qu'il cherche à expliquer. La science commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes seront vraisemblablement susceptibles d'être utilisées. Il peut même se faire qu'il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel point parce qu'il pressent qu'elles seront ainsi plus profitables, qu'elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant qu'il se livre à l'investigation scientifique, il se désintéresse des conséquences pratiques. Il dit ce qui est ; il constate ce que sont les choses, et il s'en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu'il découvre seront agréables ou déconcertantes, s'il est bon que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel, non de le juger.

Ceci posé, il n'y a pas de raison pour que l'éducation ne devienne pas l'objet d'une recherche qui satisfasse à toutes ces conditions et qui, par conséquent, présente tous les caractères d'une science.

En effet, l'éducation en usage dans une société déterminée et considérée à un moment déterminé de son évolution, est un ensemble de pratiques, de manières de faire, de coutumes qui constituent des faits parfaitement définis et qui ont la même réalité que les autres faits sociaux. Ce ne sont pas, comme on l'a cru pendant longtemps, des combinaisons plus ou moins arbitraires et artificielles, qui ne doivent l'existence qu'à l'influence capricieuse de volontés toujours contingentes. Elles constituent, au contraire, de véritables institutions sociales. Il n'est pas d'homme qui puisse faire qu'une société ait, à un moment donné, un autre système d'éducation que celui qui est impliqué dans sa structure, de même qu'il est impossible à un organisme vivant d'avoir d'autres organes et d'autres fonctions que ceux qui sont impliqués dans sa constitution. Si, à toutes les raisons qui ont été données à l'appui de cette conception (Voir Education), il est nécessaire d'en ajouter de nouvelles, il suffit de prendre conscience de la force impérative avec laquelle ces pratiques s'imposent à nous. Il est vain de croire que nous élevons nos enfants comme nous voulons. Nous sommes forcés de suivre les règles qui règnent dans le milieu social où nous vivons. L'opinion nous les impose, et l'opinion est une force morale dont le pouvoir contraignant n'est pas moindre que celui des forces physiques. Des usages auxquels elle prête son autorité sont par cela même soustraits, dans une large mesure, à l'action des individus. Nous pouvons bien y contrevenir, mais alors les forces morales contre lesquelles nous nous insurgeons ainsi réagissent contre nous, et il est difficile que, en raison de leur supériorité, nous ne soyons pas vaincus. C'est ainsi que nous pouvons bien nous révolter contre les forces matérielles dont nous dépendons ; nous pouvons tenter de vivre autrement que ne l'implique la nature de notre milieu physique ; mais, alors, la mort ou la maladie sont la sanction de notre révolte. De même, nous sommes plongés dans une atmosphère d'idées et de sentiments collectifs que nous ne pouvons pas modifier à volonté ; et c'est sur des idées et des sentiments de ce genre que reposent les pratiques éducatives. Elles sont donc des choses distinctes de nous, puisqu'elles nous résistent, des réalités qui ont par elles-mêmes une nature définie, acquise, qui s'impose à nous ; par conséquent, il peut y avoir lieu de l'observer, de chercher à la connaître dans le seul but de la connaître. ? D'autre part, toutes les pratiques éducatives, quelles qu'elles puissent être, quelque différence qu'il y ait entre elles, ont en commun un caractère essentiel : elles résultent toutes de l'action exercée par une génération sur la génération suivante en vue d'adapter celle-ci au milieu social dans lequel elle est appelée à vivre. Elles sont donc toutes des modalités diverses de cette relation fondamentale. Par conséquent, elles sont des faits d'une même espèce, elles ressortissent à une même catégorie logique ; elles peuvent donc servir d'objet à une seule et même science, qui serait la science de l'éducation.

Il n'est pas impossible d'indiquer dès maintenant, dans le seul but de préciser les idées, quelques-uns des principaux problèmes que cette science aurait à traiter.

Les pratiques éducatives ne sont pas des faits isolés les uns des autres ; mais, pour une même société, elles sont liées en un même système dont toutes les parties concourent à une même fin : c'est le système d'éducation propre à ce pays et à ce temps. Chaque peuple a le sien, comme il a son système moral, religieux, économique, etc. Mais, d'un autre côté, des peuples de même espèce, c'est-à-dire des peuples qui se ressemblent par des caractères essentiels de leur constitution, doivent pratiquer des systèmes d'éducation comparables entre eux. Les similitudes que présente leur organisation générale doivent nécessairement en entraîner d'autres, de même importance, dans leur organisation éducative. Par conséquent, on peut certainement, par comparaison, en dégageant les ressemblances et en éliminant les différences, constituer les types génériques d'éducation qui correspondent aux différentes espèces de sociétés. Par exemple, sous le régime de la tribu, l'éducation a pour caractéristique essentielle qu'elle est diffuse ; elle est donnée pour tous les membres du clan indistinctement. Il n'y a pas de maîtres déterminés, pas de surveillants spéciaux préposés à la formation de la jeunesse ; c'est tous les anciens, c'est l'ensemble des générations antérieures qui joue ce rôle. Tout au plus arrive-t-il que, pour certains enseignements particulièrement fondamentaux, certains anciens sont plus spécialement désignés. Dans d'autres sociétés, plus avancées, cette diffusion prend fin, ou, du moins, elle s'atténue. L'éducation se concentre entre les mains de fonctionnaires spéciaux. Dans l'Inde, en Egypte, ce sont les prêtres qui sont chargés de cette fonction. L'éducation est un attribut du pouvoir sacerdotal. Or cette première caractéristique différentielle en entraîne d'autres. Quand la vie religieuse, au lieu de rester elle-même complètement diffuse comme elle l'est à l'origine, se crée un organe spécial chargé de la diriger et de l'administrer, c'est-à-dire quand il se forme une classe ou une caste sacerdotale, ce qu'il y a de proprement spéculatif et intellectuel dans la religion prend un développement jusqu'alors inconnu. C'est dans ces milieux sacerdotaux que sont apparus les premiers prodromes, les formes premières et rudimentaires de la science : astronomie, mathématique, cosmologie. C'est un fait que Comte avait remarqué depuis longtemps et qui s'explique aisément. Il est tout naturel qu'une organisation qui a pour effet de concentrer dans un groupe restreint tout ce qui existé alors de vie spéculative stimule et développe cette dernière. Par suite, l'éducation ne se borne plus, comme dans le principe, à inculquer à l'enfant des pratiques, à le dresser à certaines manières d'agir. Il y a dès lors de la matière pour une certaine instruction. Le prêtre enseigne les éléments de ces sciences qui sont en train de se former. Seulement, cette instruction, ces connaissances spéculatives ne sont pas enseignées pour elles-mêmes, mais en raison des rapports qu'elles soutiennent avec les croyances religieuses ; elles ont un caractère sacré, elles sont toutes pleines d'éléments proprement religieux, parce qu'elles se sont formées au sein même de la religion et en sont inséparables. ? Dans d'autres pays, comme dans les cités grecques et latines, l'éducation reste partagée suivant une proportion, variable avec les cités, entre l'Etat et la famille. Point de caste sacerdotale. C'est l'Etat qui est préposé à la vie religieuse. Par suite, comme il n'a pas de besoins spéculatifs, comme il est avant tout orienté vers l'action et la pratique, c'est en dehors de lui, par conséquent aussi en dehors de la religion, que la science prend naissance quand le besoin s'en fait sentir. Les philosophes, les savants de la Grèce, sont des particuliers et des laïcs. La science même y a très vite une tendance antireligieuse. Il en résulte, au point de vue qui nous intéresse, que l'instruction, elle aussi, dès qu'elle apparaît, a un caractère laïc et privé. Le « grammateus » d'Athènes est un simple citoyen, sans attaches officielles et sans caractère religieux.

Il est inutile de multiplier ces exemples, qui n'ont qu'un intérêt d'illustration. Ils suffisent à montrer comment, en comparant des sociétés de même espèce, on pourrait constituer des types d'éducation, de même que l'on constitue des types de famille, d'Etat ou de religion. Cette classification n'épuiserait pas d'ailleurs les problèmes scientifiques qui peuvent se poser au sujet de l'éducation ; elles ne fait que fournir les éléments nécessaires pour en résoudre un autre, plus important. Une fois les types établis, il y aurait à les expliquer, c'est-à dire à chercher de quelles conditions dépendent les propriétés caractéristiques de chacun d'eux, et comment ils sont sortis les uns des autres. On obtiendrait ainsi les lois qui dominent l'évolution des systèmes d'éducation. On pourrait apercevoir alors et dans quel sens l'éducation s'est développée et quelles sont les causes qui ont déterminé ce développement et qui en rendent compte. Question toute théorique assurément, mais dont la solution, on l'entrevoit sans peine, serait féconde en applications pratiques.

Voilà déjà un vaste champ d'études ouvert à la spéculation scientifique. Et pourtant, il est d'autres problèmes encore qui pourraient être abordés dans le même esprit. Tout ce que nous venons de dire se rapporte au passé ; de telles recherches auraient pour résultat de nous faire comprendre de quelle manière se sont constituées nos institutions pédagogiques. Mais elles peuvent être considérées sous un autre point de vue. Une fois formées, elles fonctionnent, et l'on pourrait rechercher de quelle manière elles fonctionnent, c'est-à-dire quels résultats elles produisent et quelles sont les conditions qui font varier ces résultats. Pour cela, il faudrait une bonne statistique scolaire. Il y a dans chaque école une discipline, un système de peines et de récompenses. Combien il serait intéressant de savoir, non pas seulement sur la foi d'impressions empiriques, mais par des observations méthodiques, de quelle façon ce système fonctionne dans les différentes écoles d'une même localité, dans les différentes régions, aux différents moments de l'année, aux différents moments de la journée ; quels sont les délits scolaires les plus fréquents ; comment leur proportion varie sur l'ensemble du territoire ou suivant les pays, comment elle dépend de l'âge de l'enfant, de son état de famille, etc. ! Toutes les questions qui se posent à propos des délits de l'adulte peuvent se poser ici non moins utilement. Il y a une criminologie de l'enfant, comme il y a une criminologie de l'homme fait. Et la discipline n'est pas la seule institution éducative qui pourrait être étudiée d'après cette méthode. Il n'est pas de méthode pédagogique dont les effets ne pourraient être mesurés de la même manière, à supposer, bien entendu, que l'instrument nécessaire pour une telle étude, c'est-à-dire une bonne statistique, ait été institué.

II

Voilà donc deux groupes de problèmes dont le caractère purement scientifique ne peut être contesté. Les uns sont relatifs à la genèse, les autres au fonctionnement des systèmes d éducation. Dans toutes ces recherches, il s'agit simplement ou de décrire des choses présentes ou passées, ou d'en rechercher les causes, ou d'en déterminer les effets. Elles constituent une science ; voilà ce qu'est, ou plutôt voilà ce que serait la science de l'éducation.

Mais de l'esquisse même que nous venons d'en tracer, il ressort avec évidence que les théories que l'on appelle pédagogiques sont des spéculations d'une tout autre sorte. En effet, ni elles ne poursuivent le même but, ni elles n'emploient les mêmes méthodes. Leur objectif n'est pas de décrire ou d'expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont orientées ni vers le présent, ni vers le passé, mais vers l'avenir. Elles ne se proposent pas d'exprimer fidèlement des réalités données, mais d'édicter des préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas : voilà ce qui existe et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu'il faut faire. Même, les théoriciens de l'éducation ne parlent généralement des pratiques traditionnelles du présent et du passé qu'avec un dédain presque systématique. Ils en signalent surtout les imperfections. Fresque tous les grands pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs contemporains. Ils ne mentionnent les systèmes anciens ou existants que pour les condamner, pour déclarer qu'ils sont sans fondement dans la nature. Ils en font plus ou moins complètement table rase et entreprennent de construire à la place quelque chose d'entièrement nouveau.

Si donc on veut s'entendre soi même, il faut distinguer avec soin deux sortes de spéculation aussi différentes. La pédagogie est autre chose que la science de l'éducation. Mais alors qu'est-ce donc? Pour faire un choix motivé, il ne nous suffit pas de savoir ce qu'elle n'est pas ; il nous faut indiquer en quoi elle consiste.

Dirons-nous que c'est un art? La conclusion paraît s'imposer ; car d'ordinaire on ne voit pas d'intermédiaire entre ces deux extrêmes et l'on donne le nom d'art à tout produit de la réflexion qui n'est pas la science. Mais c'est étendre le sens du mot art au point d'y faire rentrer des choses très différentes.

En effet, on appelle également art l'expérience pratique acquise par l'instituteur au contact des enfants et dans l'exercice de sa profession. Or cette expérience est manifestement une chose très différente des théories du pédagogue. Un fait d'observation courante rend très sensible cette différence. On peut être un parfait éducateur et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la pédagogie. Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie ; inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique ; nous n'aurions pas confié une classe ni à Rousseau ni à Montaigne. Même de Pestalozzi, qui pourtant était un homme du métier, on peut dire qu'il ne devait posséder que très incomplètement l'art de l'éducateur, comme le prouvent ses échecs répétés. La même confusion se retrouve dans d'autres domaines. On appelle art le savoir-faire de l'homme d'Etat, expert au maniement des affaires publiques. Mais on dit aussi que les écrits de Platon, d'Aristote, de Rousseau, sont des traités d'art politique ; et il est certain qu'on ne peut y voir des oeuvres vraiment scientifiques, puisqu'elles ont pour objet non d'étudier le réel, mais de construire un idéal. Et pourtant, il y a un abîme entre les démarches de l'esprit qu'implique un livre comme le Contrat social et celles que suppose l'administration de l'Etat ; Rousseau eût été vraisemblablement aussi mauvais ministre que mauvais éducateur. C'est ainsi encore que les meilleurs théoriciens des choses médicales ne sont pas il s'en faut, les meilleurs cliniciens.

Il y a donc intérêt à ne pas désigner par un même mot deux formes d'activité aussi différentes. Il faut, croyons-nous, réserver le nom d'art à tout ce qui est pratique pure sans théorie. C'est ainsi que tout le monde s'entend quand on parle de l'art du soldat, de l'art de l'avocat, de l'art de l'instituteur. Un art est un système de manières de faire qui sont ajustées à des fins spéciales et qui sont le produit soit d'une expérience traditionnelle communiquée par l'éducation, soit de l'expérience personnelle de l'individu. On ne peut les acquérir qu'en se niellant en rapport avec les choses sur lesquelles doit s'exercer l'action et en agissant soi-même. Sans doute, il peut se faire que l'art soit éclairé par la réflexion, mais la réflexion n'en est pas un élément essentiel, puisqu'il peut exister sans elle. Même il n'existe pas un seul art où tout soit réfléchi.

Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les connaître et de les expliquer", mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories ; ce sont des combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées ont pour objet, non d'exprimer la nature de choses données, mais de diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes proches du mouvement, qu'elles ont pour fonction d'orienter. Si ce ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action, et par là elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre. Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui le dirigent.

III

Mais la pédagogie ainsi entendue est exposée à une objection dont on ne peut se dissimuler la gravité. Sans doute, dit-on, une théorie pratique est possible et légitime quand elle peut s'appuyer sur une science constituée et incontestée dont elle n'est que l'application. Dans ce cas, en effet, les notions théoriques d'où sont déduites les conséquences pratiques ont une valeur scientifique qui se communique aux conclusions qu'on en tire. C'est ainsi que la chimie appliquée est une théorie pratique qui n'est que la mise en oeuvre des théories de la chimie pure. Mais une théorie pratique ne vaut que ce que valent les sciences auxquelles elle emprunte ses notions fondamentales. Or sur quelles sciences la pédagogie peut-elle s'appuyer? Il devrait d'abord y avoir la science de l'éducation. Car pour savoir ce que l'éducation doit être, il faudrait avant tout savoir quelle en est la nature, quelles sont les conditions diverses dont elle dépend, les lois suivant lesquelles elle a évolué dans l'histoire. Mais la science de l'éducation n'existe encore guère qu'à l'état de projet. Restent, d'une part, les autres branches de la sociologie qui pourraient aider la pédagogie à fixer le but de l'éducation avec l'orientation générale des méthodes ; de l'autre, la psychologie dont les enseignements pourraient être très utiles pour la détermination, dans le détail, des procédés pédagogiques. Mais la sociologie est une science à peine naissante ; elle ne compte que bien peu de propositions établies, si tant est qu'il y en ait. La psychologie elle-même, bien qu'elle se soit constituée plus tôt que les sciences sociales, est l'objet de toute sorte de controverses ; il n'est pas de questions psychologiques sur lesquelles on ne soutienne encore les thèses les plus opposées. Dès lors, que peuvent valoir des conclusions pratiques qui reposent sur des données scientifiques à la fois aussi incertaines et aussi incomplètes? Que peut valoir une spéculation pédagogique qui manque de toutes bases ou dont les bases, quand elles ne font pas totalement défaut, manquent à ce point de solidité?

Le fait que l'on invoque ainsi pour dénier tout crédit à la pédagogie est, en lui-même, incontestable. Il est certain que la science de l'éducation est tout entière à faire, que la sociologie et la psychologie sont encore bien peu avancées. Si donc il nous était permis d'attendre, il serait prudent et méthodique de patienter jusqu'à ce que ces sciences eussent fait des progrès et pussent être utilisées avec plus d'assurance. Mais c'est que, justement, la patience ne nous est pas permise. Nous ne sommes pas libres de nous poser ou d'ajourner le problème : il nous est posé, ou plutôt imposé par les choses elles-mêmes, par les faits, par la nécessité de vivre. La question n'est pas entière. Nous sommes embarqués et il faut suivre. Sur bien des points, notre système traditionnel d'éducation n'est plus en harmonie avec nos idées et nos besoins. Nous n'avons donc de choix qu'entre les deux partis suivants : Ou bien essayer de maintenir quand même les pratiques que nous a léguées le passé, bien qu'elles ne répondent plus aux exigences de la situation, ou bien entreprendre résolument de rétablir l'harmonie troublée en cherchant quelles sont les modifications nécessaires. De ces deux partis, le premier est irréalisable et ne peut aboutir. Rien n'est vain comme ces tentatives pour donner une vie artificielle et une autorité d'apparence à des institutions vieillies et discréditées. L'échec est inévitable. On ne peut pas étouffer les idées que ces institutions contredisent : on ne peut pas faire taire les besoins qu'elles froissent. Les forces contre lesquelles on entreprend ainsi de lutter ne peuvent pas ne pas avoir le dessus.

Il n'y a donc qu'à se mettre courageusement à l'oeuvre, qu'à rechercher les changements qui s'imposent et à les réaliser. Mais comment les découvrir si ce n'est par la réflexion? Seule, la conscience réfléchie peut suppléer aux lacunes de la tradition, quand celle-ci vient à faire défaut. Or qu'est-ce que la pédagogie, sinon la réflexion appliquée le plus méthodiquement possible aux choses de l'éducation en vue d'en régler le développement? Sans doute, nous n'avons pas entre les mains tous les éléments qui seraient désirables pour résoudre le problème ; mais ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à le résoudre puisqu'il faut qu'il soit résolu. Nous n'avons donc rien d'autre à faire qu'à faire pour le mieux, qu'à rassembler le plus de faits instructifs qu'il nous est possible, qu'à les interpréter avec le plus de méthode que nous pouvons y mettre, afin de réduire au minimum les chances d'erreur. Tel est le rôle du pédagogue. Rien n'est vain et stérile comme ce puritanisme scientifique qui, sous prétexte que la science n'est pas faite, conseille l'abstention et recommande aux hommes d'assister en témoins indifférents, ou tout au moins résignés, à la marche des événements. A côté du sophisme d'ignorance, il y a le sophisme de science qui n'est pas moins dangereux. Sans doute, à agir dans ces conditions, on court des risques. Mais l'action ne va jamais sans risques ; la science, si avancée qu'elle puisse être, ne saurait les supprimer. Tout ce qu'on peut nous demander, c'est de mettre tout ce que nous avons de science, si imparfaite qu'elle soit, et tout ce que nous avons de conscience, à prévenir ces risques autant qu'il est en nous. Et c'est précisément en cela que consiste le rôle de la pédagogie.

Mais la pédagogie ne sera pas seulement utile dans ces périodes critiques où il faut, en toute urgence, remettre un système scolaire en harmonie avec les besoins du temps ; aujourd'hui tout au moins, elle est devenue un auxiliaire constamment indispensable de l'éducation.

C'est que, en effet, si l'art de l'éducateur est fait, avant tout, d'instincts et d'habitudes devenues presque instinctives, il est cependant nécessaire que l'intelligence ne s'en retire pas. La réflexion ne saurait en tenir lieu, mais il ne saurait se passer de la réflexion, du moins à partir du moment où les peuples ont atteint un certain degré de civilisation. En effet, une fois que la personnalité individuelle est devenue un élément essentiel de la culture intellectuelle et morale de l'humanité, l'éducateur doit tenir compte du germe d'individualité qui est en chaque enfant. Il doit, par tous les moyens possibles, chercher à en favoriser le développement. Au lien d'appliquer à tous, d'une manière invariable, la même réglementation impersonnelle et uniforme, il devra, au contraire, varier, diversifier les méthodes suivant les tempéraments et la tournure de chaque intelligence. Mais, pour pouvoir accommoder avec discernement les pratiques éducatives à la variété des cas particuliers, il faut savoir à quoi elles tendent, quelles sont les raisons des différents procédés qui les constituent, les effets qu'elles produisent dans les différentes circonstances ; il faut, en un mot, les avoir soumises à la réflexion pédagogique. Une éducation empirique, machinale, ne peut pas ne pas être compressive et niveleuse. D'autre part, à mesure qu'on avance dans l'histoire, l'évolution sociale devient plus rapide ; une époque ne ressemble pas à celle qui précède ; chaque temps a sa physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent sans cesse ; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui surviennent ainsi dans les opinions et' dans les moeurs, il faut que l'éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de l'empêcher de tomber sous le joug de l'habitude et de dégénérer en automatisme machinal et immuable, c'est de la tenir perpétuellement en haleine par la réflexion. Quand l'éducateur se rend compte des méthodes qu'il emploie, de leur but et de leur raison d'être, il est en état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s'il arrive à se convaincre que le but à poursuivre n'est plus le même ou que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est, par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est l'obstacle aux progrès nécessaires.

C'est pourquoi, s'il est vrai, comme nous le disions en commençant, que la pédagogie n'apparaît dans l'histoire que d'une manière intermittente, il faut cependant ajouter qu'elle tend de plus en plus à devenir une fonction continue de la vie sociale. Le moyen âge n'en avait pas besoin. C'était une époque de conformisme où tout le monde pensait et sentait de la même manière, où tous les esprits étaient comme coulés dans le même moule, où les dissidences individuelles étaient rares, et d'ailleurs proscrites. Aussi l'éducation était-elle impersonnelle ; le maître, dans les écoles médiévales, s'adressait collectivement à tous ses élèves sans qu'il eût l'idée d'approprier son action à la nature de chacun. En même temps, l'immutabilité des croyances fondamentales s'opposait à ce que le système éducatif évoluât très rapidement. Pour ces deux raisons, il avait donc moins besoin d'être guidé par la pensée pédagogique. Mais, à la Renaissance, tout change : les personnalités individuelles se dégagent de la masse sociale où elles étaient, jusque-là, absorbées et confondues ; les esprits se diversifient ; en même temps le développement historique s'accélère ; une nouvelle civilisation se constitue. Pour répondre à tous ces changements, la réflexion pédagogique s'éveille, et, bien qu'elle n'ait pas toujours brillé d'un même éclat, cependant, elle ne devait plus s'éteindre complètement.

IV

Mais, pour que la réflexion pédagogique puisse produire les effets utiles qu'on est en droit d'attendre d'elle, il faut qu'elle soit soumise à une culture appropriée.

1° Nous avons vu que la pédagogie n'est pas l'éducation et ne saurait en tenir lieu. Son rôle n'est pas de se substituer à la pratique, mais de la guider, de l'éclairer, de l'aider, au besoin, à combler les lacunes qui viennent à s'y produire, à remédier aux insuffisances qui y sont constatées. Le pédagogue n'a donc pas à construire de toutes pièces un système d'engeignement, comme s'il n'en existait pas avant lui ; mais il faut, au contraire, qu'il s'applique, avant tout, à connaître et à comprendre le système de son temps ; c'est à cette condition qu'il sera en mesure de s'en servir avec discernement et de juger ce qu'il peut s'y trouver de défectueux.

Mais, pour pouvoir le comprendre, il ne suffit pas de le considérer tel qu'il est aujourd'hui, car ce système d'éducation est un produit de l'histoire que l'histoire seule peut expliquer. C'est une véritable institution sociale. Même il n en est guère où toute l'histoire du pays vienne aussi intégralement retentir. Les écoles françaises traduisent, expriment l'esprit français. On ne peut donc rien entendre à ce qu'elles sont ; au but qu'elles poursuivent, si l'on ne sait pas ce qui constitue notre esprit national, quels en sont les divers éléments, quels sont ceux qui dépendent de causes permanentes et profondes, ceux, au contraire, qui sont dus à l'action de facteurs plus ou moins accidentels et passagers : toutes questions que, seule, l'analyse historique peut résoudre. On discute souvent pour savoir quelle place doit revenir à l'école primaire dans l'ensemble de notre organisation scolaire et dans la vie générale de la société. Mais le problème est insoluble si l'on ignore comment s'est formée notre organisation scolaire, d'où viennent ses caractères distinctifs, ce qui a déterminé, dans le passé, la place qui y a été faite à l'école élémentaire, quelles sont les causes qui en ont favorisé ou entravé le développement, etc.

Ainsi, l'histoire de l'enseignement, au moins de l'enseignement national, est la première des propédeutiques à une culture pédagogique. Naturellement, si c'est de pédagogie primaire qu'il s'agit, c'est l'histoire de l'enseignement primaire que l'on s'attache de préférence à connaître. Mais, pour la raison que nous venons d'indiquer, il ne saurait être détaché complètement du système scolaire plus vaste dont il n'est qu'une partie.

2° Mais ce système scolaire n'est pas fait uniquement de pratiques établies, de méthodes consacrées par l'usage, héritage du passé. Il s'y trouve, de plus, des tendances vers l'avenir, des aspirations vers un idéal nouveau, plus ou moins clairement entrevu. Ces aspirations, il importe de les bien connaître pour pouvoir apprécier quelle place il convient de leur faire dans la réalité scolaire. Or elles viennent s'exprimer dans les doctrines pédagogiques ; l'histoire de ces doctrines doit donc compléter celle de l'enseignement.

On pourrait croire, il est vrai, que, pour remplir sa fin utile, cette histoire n'a pas besoin de remonter très loin dans le passé et peut, sans inconvénient, être très courte. Ne suffit-il pas de connaître les théories entre lesquelles se partagent les esprits des contemporains? Toutes les autres, celles des siècles antérieurs, sont aujourd'hui périmées et n'ont plus, semble-t-il, qu'un intérêt d'érudition.

Mais ce modernisme ne peut, croyons-nous, que raréfier une des principales sources auxquelles doit s'alimenter la réflexion pédagogique.

En effet, les doctrines les plus récentes ne sont pas nées d'hier ; elles sont la suite de celles qui ont précédé, sans lesquelles, par conséquent, elles ne peuvent être comprises ; et ainsi, de proche en proche, pour découvrir les causes déterminantes d'un courant pédagogique de quelque importance, il faut généralement revenir assez loin en arrière. C'est même à cette condition que l'on aura quelque assurance que les vues nouvelles qui passionnent le plus les esprits ne sont pas de brillantes improvisations, destinées à sombrer rapidement dans l'oubli. Par exemple, pour pouvoir comprendre la tendance actuelle à l'enseignement par les choses, à ce qu'on peut appeler le réalisme pédagogique, il ne faut pas se borner à voir comment elle s'exprime chez tel ou tel contemporain ; il faut remonter jusqu'au moment où elle prend naissance, c'est-à-dire au milieu du dix-huitième siècle en France, et vers la fin du dix-septième dans certains pays protestants. Par cela seul qu'elle se trouvera ainsi rattachée à ses origines premières, la pédagogie réaliste se présentera sous un tout autre aspect ; on se rendra mieux compte qu'elle tient à des causes profondes, impersonnelles, agissantes chez tous les peuples de l'Europe. Et en même temps, on sera dans de meilleures conditions pour apercevoir quelles sont ces causes, et, par conséquent, pour juger de la portée véritable de ce mouvement. Mais, d'un autre côté, ce courant pédagogique s'est constitué en opposition avec un courant contraire, celui de l'enseignement humaniste et livresque. On ne pourra donc apprécier sainement le premier qu'à condition de connaître aussi le second ; et nous voilà obligés de remonter bien plus haut encore dans l'histoire. Cette histoire de la pédagogie, pour porter tous ses fruits, ne doit pas, d'ailleurs, être séparée de l'histoire de l'enseignement. Bien que nous les ayons distinguées dans l'exposition, elles sont, en réalité, solidaires l'une de l'autre. Car, à chaque moment du temps, les doctrines dépendent de l'état de l'enseignement, qu'elles reflètent alors même qu'elles réagissent contre lui, et, d'autre part, dans la mesure où elles exercent une action efficace, elles contribuent à le déterminer.

La culture pédagogique doit donc avoir une base largement historique. C'est à cette condition que la pédagogie pourra échapper à un reproche qu'on lui a souvent adressé et qui a fortement nui à son crédit. Trop de pédagogues, et parmi les plus illustres, ont entrepris d'édifier leurs systèmes en faisant abstraction de tout ce qui avait existé avant eux. Le traitement auquel Ponocrates soumet Gargantua avant de l'initier aux méthodes nouvelles est, sur ce point, significatif : il lui purge le cerveau « avec élébore d'Anticyre » de manière à lui faire oublier « tout ce qu'il avoit apprins soubz ses anticques précepteurs ». C'était dire, sous une forme allégorique, que la pédagogie nouvelle ne devait rien avoir de commun avec celle qui avait précédé. Mais c'était du même coup se placer en dehors des conditions du réel. L'avenir ne peut être évoqué du néant : nous ne pouvons le construire qu'avec les matériaux que nous a légués le passé. Un idéal que l'on construit en prenant le contre-pied de l'état de choses existant n'est pas réalisable puisqu'il n'a pas de racines dans la réalité. D'ailleurs, il est clair que le passé avait ses raisons d'être ; il n'aurait pu durer s'il n'avait répondu à des besoins légitimes qui ne sauraient disparaître totalement du jour au lendemain ; on ne peut donc en faire aussi radicalement table rase sans méconnaître des nécessités vitales. Voilà comment il se fait que la pédagogie n'a trop souvent été qu'une forme de littérature utopique. Nous plaindrions des enfants auxquels on appliquerait rigoureusement la méthode de Rousseau ou celle de Pestalozzi. Sans doute, ces utopies ont pu jouer un rôle utile dans l'histoire. Leur simplisme même leur a permis de frapper plus vivement les esprits et de les stimuler à l'action. Mais, d'abord, ces avantages ne sont pas sans inconvénients ; de plus, pour cette pédagogie de tous les jours, dont chaque maître a besoin en vue d'éclairer et de guider sa pratique quotidienne, il faut moins d'entraînement passionnel et unilatéral, et, au contraire, plus de méthode, un sentiment plus présent de la réalité et des difficultés multiples auxquelles il est nécessaire de faire face. C'est ce sentiment que donnera une culture historique bien entendue.

3° Seule, l'histoire de l'enseignement et de la pédagogie permet de déterminer les lins que doit poursuivre l'éducation à chaque moment du temps. Mais, pour ce qui regarde les moyens nécessaires à la réalisation de ces fins, c'est à la psychologie qu'il faut les demander.

En effet, l'idéal pédagogique d'une époque exprime avant tout l'état de la société à l'époque considérée. Mais, pour que cet idéal devienne une réalité, encore faut-il y conformer la conscience de l'enfant. Or, la conscience a ses lois propres qu'il faut connaître pour pouvoir les modifier, si, du moins, on veut s'épargner, autant que possible, les tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de réduire au minimum. Pour pouvoir exciter l'activité à se développer dans une certaine direction, encore faut-il savoir quels sont les ressorts qui la meuvent et quelle est leur nature ; car c'est à cette condition qu'il sera possible d'y appliquer, en connaissance de cause, action qui convient. S'agit-il, par exemple, d'éveiller ou l'amour de la patrie ou le sens de l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner la sensibilité morale des élèves dans l'un ou l'autre sens, que nous aurons des notions plus complètes et plus précises sur l'ensemble des phénomènes que l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, etc., sur les conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme qu'ils présentent chez l'enfant. Suivant qu'on voit dans les tendances un produit des expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire l'espèce, ou bien, au contraire, un fait primitif antérieur aux états affectifs qui en accompagnent le fonctionnement, on devra s'y prendre de manières très différentes pour en régler le fonctionnement. Or, c'est à la psychologie et, plus spécialement, à la psychologie infantile qu'il appartient de résoudre ces questions. Si donc elle est incompétente pour fixer la fin, ? puisque la fin varie suivant les états sociaux, ? il n'est pas douteux qu'elle n'ait un rôle utile à jouer dans la constitution des méthodes. Même, comme aucune méthode ne peut s'appliquer de la même manière aux différents enfants, c'est encore la psychologie qui devrait nous aider à nous reconnaître au milieu de la diversité des intelligences et des caractères. On sait malheureusement que nous sommes encore loin du moment où elle sera vraiment en état de satisfaire à ce desideratum.

Il y a une forme spéciale de la psychologie qui a pour le pédagogue une importance toute particulière : c'est la psychologie collective. Une classe, en effet, est une petite société, et il ne faut pas la conduire comme si elle n'était qu'une simple agglomération de sujets indépendants les uns des autres. Les enfants en classe pensent, sentent et agissent autrement que quand ils sont isolés. Il se produit dans une classe des phénomènes de contagion, de démoralisation collective, de surexcitation mutuelle, d'effervescence salutaire, qu'il faut savoir discerner afin de prévenir ou de combattre les uns, d'utiliser les autres. Assurément, cette science est encore tout à fait dans l'enfance. Cependant, il y a, dès à présent, un certain nombre de propositions qu'il importe de ne pas ignorer.

Telles sont les principales disciplines qui peuvent éveiller et cultiver la réflexion pédagogique. Au lieu de chercher à édicter, pour la pédagogie, un code abstrait de règles méthodologiques, ? entreprise qui, en un mode de spéculation aussi composite et aussi complexe, n'est guère réalisable d'une manière satisfaisante, ? il nous a paru préférable d'indiquer de quelle manière le pédagogue nous paraît devoir être formé. Une certaine attitude de l'esprit en face des problèmes qu'il lui appartient de traiter se trouve, par cela même, déterminée.

[EMILE DURKHEIM.]

Programmes de l'enseignement de la pédagogie.

dans les écoles normales d'instituteurs et d'institutrices.

(Arrêté du 4 août 1905.)

Première et deuxième année.

En première et en deuxième année, l'enseignement de la pédagogie est rattaché à celui de la psychologie et de la morale ; à ces trois études réunies, le programme (le même pour les écoles d'instituteurs et d'institutrices) consacre deux heures par semaine dans chaque année. Nous plaçons à l'article Psychologie la section de ce programme qui est intitulée « Notions élémentaires de psychologie » (première année), à l'article Morale la section intitulée « A. Morale » (deuxième année). Nous nous bornons à reproduire ici la section intitulée « Applications à l'éducation » ; mais nous devons faire remarquer que le programme ne donne des indications détaillées, au sujet de ces applications, que pour la première année (psychologie), et que, pour la seconde année, il se borne à cette indication générale : « B. Révision de psychologie et de morale. Applications. »

A la section du programme (première année) intitulée « Notions élémentaires de psychologie » est jointe une note ainsi conçue : « Four plus de clarté, on a cru devoir, dans le programme, distinguer les applications pédagogiques de l'exposé des notions de psychologie ; mais, dans la pratique, ces deux éléments de l'enseignement doivent être combinés. ? Le directeur pourra développer parallèlement, en première et en deuxième année, à raison d'une heure par semaine, les programmes de psychologie et de morale. »

Voici maintenant le texte du programme des applications de la psychologie et de la morale à l'éducation, qui constitue l'enseignement de la pédagogie en première et en deuxième année, dans les écoles normales d'instituteurs et d'institutrices :

« PREMIERE ANNEE. ? APPLICATIONS (DE LA PSYCHOLOGIE) A L'EDUCATION. ? L'éducation des sens dans la famille et à l'école.

« L'instinct de curiosité. Parti qu'on doit en tirer. Ne pas fatiguer l'enfant.

« Des goûts naturels propres à fortifier la faculté d'attention.

« Règles pédagogiques favorables au développement de la mémoire.

« Du goût de l'enfant pour les histoires, les contes de fées, le merveilleux.

« Les jeux des enfants. Comment ils contribuent au développement de l'intelligence.

« Comment les enfants apprennent à parler.

« Les premières habitudes à donner à l'enfant.

« Les diverses formes de l'amour-propre : parti qu'on en peut tirer dans l'éducation.

« Comment naît et se développe chez l'enfant le sentiment de la sympathie.

« L'esprit d'imitation : avantages et dangers.

« La peur : comment en guérir l'enfant.

« L'obéissance est la moralité des petits enfants.

« L'enfant triste ; l'enfant nerveux ; l'enfant trop sensible.

« Comment développer les sentiments généreux chez les enfants.

« Education physique : nécessité de connaître la nature physique de l'enfant, son développement. « Les bonnes et les mauvaises habitudes physiques.

« Les exercices corporels : la gymnastique, les jeux, le jardinage.

« L'adresse : travaux manuels.

« Lectures commentées de quelques pages sur les traits les plus apparents de la psychologie enfantine, et sur le rôle des éducateurs.

« DEUXIEME ANNEE. ? REVISION DE PSYCHOLOGIE ET DE MORALE. APPLICATIONS. »

Troisième année.

En troisième année également, le programme de pédagogie est le même pour les écoles d'instituteurs et les écoles d'institutrices, sauf quelques légères différences de rédaction ; nous plaçons entre crochets les mots ou les passages qui sont particuliers au programme des écoles d'institutrices.

Le programme, dans les écoles d'instituteurs, est ainsi divisé : « Application de la psychologie et de la morale à l'éducation. Doctrines pédagogiques. (Deux heures par semaine.) ? Pédagogie pratique et administration scolaire. Notions de droit usuel et d'économie politique. (Une heure par semaine.) »

Dans les écoles d'institutrices, la division est la suivante : « Application de la psychologie et de la morale à l'éducation. (Deux heures par semaine). ? Pédagogie pratique et administration scalaire (vingt leçons environ). ? Doctrines pédagogiques (vingt leçons environ). » ? Les notions de droit usuel et d'économie politique, qui, dans les écoles d'instituteurs, partagent avec la pédagogie et l'administration scolaire l'heure hebdomadaire, ne figurent pas au programme des écoles d'institutrices.

Le programme est suivi de Directions pédagogiques, et d'une Instruction relative à l'éducation professionnelle des élèves-maîtres [élèves-maîtresses], que nous reproduisons aussi.

« APPLICATION DE LA PSYCHOLOGIE ET DE LA MORALE A L'EDUCATION. ? L'éducation de l'esprit : l'éducation générale et l'éducation professionnelle. Les traits caractéristiques d'un bon esprit.

« La méthode : méthodes de recherches et méthodes d'enseignement. Principales applications.

« De l'intuition intellectuelle et morale. Parti qu'on en peut tirer dans l'éducation.

« Des procédés scolaires propres à faire trouver, comprendre et retenir.

« De l'interrogation : manière de la conduire dans les leçons et dans les récapitulations.

« De l'usage du livre de classe à l'école primaire. Gomment les élèves doivent s'en servir.

« Des devoirs écrits : leur importance. Danger d'en faire abus.

« Rôle du beau dans l'éducation.

« L'éducation morale : en quoi elle consiste. Ressources qu'offre l'école pour cette éducation.

« Eveil et développement de la conscience chez l'enfant.

« Le sens de la vérité. Nécessité de le former. Pourquoi l'enfant se trompe ou ment.

« Comment développer les sentiments d'affection et de bonté chez les enfants.

« Diversité des tempéraments et des caractères. Dans quelle mesure l'éducation peut les modifier.

« L'enfant paresseux. L'enfant colère. L'enfant sournois. Recherche des moyens que l'éducateur peut employer pour les améliorer.

« Importance des habitudes dans l'éducation.

[« Influence de l'exemple, action du maître, des camarades.

« L'émulation à l'école, ses avantages, ses inconvénients.

« Quelles qualités font l'autorité d'une institutrice.]

« La discipline à l'école : principes généraux sur lesquels elle doit reposer. Gommer t ils se manifestent dans le règlement, les habitudes et les caractères de l'école.

« Comment concilier la nécessité de la discipline et de l'obéissance avec le devoir de développer la personnalité de l'enfant.

« Examen critique des récompenses et des punitions usitées à l'école primaire.

« La littérature à l'usage de l'enfance. Choix de livres pour les enfants de neuf à treize ans.

[« La destinée particulière de la femme : rôle domestique et rôle social.]

« DOCTRINES PEDAGOGIQUES. ? Lecture des meilleures pages de la pédagogie moderne.

« Idée des doctrines et des moyens d'action des principaux pédagogues.

« On donne, à titre d'exemple, l'indication des lectures suivantes :

« LOCKE : Pensées sur l'éducation : De l'endurcissement physique.

« ROUSSEAU : Emile, livre II : Principaux passages sur l'éducation des sens, l'usage des livres, l'éducation de la mémoire.

« Herbert SPENCER : De l'éducation intellectuelle : Les leçons de choses.

« Mme NECKER : Education progressive : Influence de l'éducation sur la volonté ; chapitres sur la volonté ; chapitres sur l'imagination.

[« FENELON : Traité de l'éducation des filles : Les défauts les filles.

« BLACKIE : Education de soi-même : Education morale, paragraphes VI et VII, pages 75 à 79 ]

« Jules FERRY : Lettre aux instituteurs, 17 novembre 1883.

« LAVISSE : Discussion d'une leçon d'histoire (Revue pédagogique du 15 août 1884).

« ANTHOINE : Notes d'inspection : De l'interrogation (Revue pédagogique du 15 mai 1884). '

« Félix PECAUT : L'Education publique et la vie nationale : De l'usage et de l'abus de la pédagogie (pages 61 à 68) ; L'école primaire et l'éducation politique.

« James SULLY: Etudes sur l'enfance : Fragments. (Ce dernier ouvrage ne figure qu'au programme des écoles d'instituteurs.)

« PÉDAGOGIE PRATIQUE ET ADMINISTRATION SCOLAIRE. ? Installation matérielle des écoles. ? Locaux, mobilier et matériel de classe.

« Le musée. La bibliothèque. Les registres scolaires.

« La cour, le préau couvert, les privés. Le jardin, le logement de l'instituteur.

« Organisation pédagogique. ? Classement des élèves. Emploi du temps. Programme. L'enseignement de la lecture, de l'écriture, du calcul mental. L'enseignement moral. ? L'éducation ménagère. ? Examen des principaux procédés scolaires.

« La discipline : le règlement, les récompenses, les punitions, les notes et le livret scolaire. Rapports avec les familles.

« OEuvres complémentaires de l'école. ? Les conférences et les cours d'adultes, les classes ménagères, les séances récréatives. Les lectures populaires. Les patronages et les associations. Les mutualités.

« Administration. ? Des diverses autorités préposées à la surveillance et à la direction des écoles publiques. Rapports de l'instituteur [l'institutrice] avec chacune d'elles.

« Le règlement départemental.

« Devoirs réciproques des directeurs et adjoints [directrices et adjointes]. Devoirs de l'instituteur [l'institutrice] hors de l'école.

« Lecture commentée des principaux articles de la loi organique du 30 octobre 1886 et des décret et arrêté de janvier 1887. Définition de la neutralité. » (Ces quatre derniers mots ne figurent qu'au programme des écoles d'instituteurs.) « DIRECTIONS PEDAGOGIQUES. ? Applications pédagogiques (des cours de psychologie et de morale). ? ? Deux heures par semaine, dont une réservée à la conférence pédagogique du jeudi, seront consacrées aux applications pédagogiques des cours de psychologie et de morale, aux lectures des meilleures pages des principaux pédagogues, et à des exercices d'adaptation en vue de l'école primaire. (Variante, écoles d'institutrices : Une heure par semaine sera employée aux applications pédagogiques des cours de psychologie et de morale.)

« On a réservé pour la troisième année les questions les plus difficiles ou les plus délicates, celles qui concernent l'éducation de l?esprit, la discipline, [éducation morale. Les directeurs [directrices] choisiront parmi les sujets proposés ou en trouveront d'autres à leur convenance ; ils veilleront seulement à ce que les principales questions concernant l'éducation physique, intellectuelle et morale dans la famille et à l'école soient étudiées.

« Doctrines pédagogiques. [Lecture commentée de quelques pages de pédagogie.] ? Une partie des classes sera employée [une vingtaine de classes seront employées] à la lecture de [quelques] pages choisies des principaux pédagogues. On attache une grande importance à cet exercice qui ouvre l'esprit des élèves-maîtres [élèves - maîtresses] sur les questions essentielles de l'éducation, leur fait voir l'originalité des méthodes, et leur apprend à discerner la valeur des ouvrages qu'ils [qu'elles] pourront consulter plus tard. Cet exercice donnera lien à des rapprochements, à des comparaisons instructives, et il ne sera pas sans utilité de mettre parfois en regard de quelqu'une de ces pages choisies les recettes puériles de certains manuels de pédagogie [les recettes puériles d'une pédagogie trop facile].

« Exposés de morale. ? Un certain nombre d'heures seront consacrées à l'exposé de leçons de morale à l'usage des écoles primaires, de manière que les élèves-maîtres [élèves-maîtresses] soient exercés à choisir les notions qui conviennent aux enfants, selon leur âge, à les exprimer avec simplicité et clarté. Ces leçons seront toujours accompagnées d'exemples et parfois de lectures.

« Pédagogie scolaire et administration. ? Une heure par semaine pendant cinq mois, ou vingt leçons au cours de l'année. On recommande aux directrices de n'enseigner, en fait d'administration et de pédagogie scolaire, que ce qu'il est indispensable à une institutrice de connaître, et de faire un choix judicieux des procédés scolaires qu'elles discuteront.

« Conférence pédagogique. ? La conférence pédagogique prescrite par l'article 99 de l'arrêté du 18 janvier 1887 a lieu chaque semaine, le jeudi. Elle est faite par un [une] élève de troisième année, devant les élèves, les professeurs, les directeurs [directrices] de l'école annexe [des écoles annexes] et de l'école normale.

« Elle consiste soit en une leçon faite à des enfants qui auront été amenés à cet effet ; soit dans la discussion d'une question de méthode ou de discipline ; soit dans le choix et la critique d'ouvrages scolaires, de devoirs écrits ; soit enfin dans la lecture expliquée d'une page de pédagogie.

« Les sujets sont empruntés au programme de troisième année, qui se trouve ainsi déchargé d'un assez grand nombre de questions ; d'ailleurs, dans la conférence comme dans les deux heures de classe, c'est le même esprit, la même méthode qui s'imposent : on applique les notions de psychologie et de morale ; ce sont les élèves qui exposent et les professeurs qui complètent ou rectifient. Mais la conférence de pédagogie, par cela même qu'elle réunit les maîtres de l'école [qu'elle réunit toutes les maîtresses de l'école], a un intérêt particulier : elle oriente vers l'école primaire toutes les ressources de l'école normale : chacun apporte ses lumières, son expérience, et profite de celles des autres.

« INSTRUCTION SUR L'EDUCATION PROFESSIONNELLE DES ELEVES-MAITRES [ELEVES-MAITRESSES] ? L'éducation professionnelle des élèves-maîtres [élèves-maîtresses] commence, d'une manière directe, avec la troisième année d'école normale. Indirectement, elle s'était faite, les années précédentes, sous l'influence exercée par les qualités de savoir, de méthode, d'intelligence pédagogique des professeurs, et par les bonnes habitudes d'esprit qu'ils avaient su faire acquérir à leurs élèves. Avec la troisième année, elle devient directe, et se fait de trois manières :

« 1° Par les leçons choisies, préparées et exposées en vue de l'école primaire, sous la direction des professeurs de l'école normale ;

« 2° Par l'examen critique des méthodes d'enseignement et des moyens d'éducation, examen qui se fait surtout dans les cours et conférences de pédagogie que dirige le directeur [la directrice] de l'école normale ;

« 3° Par les exercices pratiques de l'école d'application, où les élèves-maîtres [élèves-maîtresses], mis [mises] en présence des enfants, vont s'exercer graduellement aux difficultés de l'enseignement et de l'éducation.

« I. ? Il importe d'insister sur le caractère nouveau de cette triple préparation. Pour la première fois, les professeurs d'école normale sont associés d'une manière effective à l'éducation professionnelle des élèves-maîtres [élèves-maîtresses] Sans doute, les anciens règlements leur prescrivaient de faire, dans leurs classes, des transpositions de leçons à l'usage de l'école primaire, et leur demandaient d'assister quelquefois aux exercices des écoles d'application ; mais on sait combien ces recommandations restaient souvent sans effet, et l'on ne saurait en blâmer des maîtres préoccupés de développer de longs programmes et de mener leurs élèves au brevet supérieur. Aujourd'hui, des heures sont attribuées à ces transpositions, dans une année où maîtres et élèves n'ont plus d'autre souci que l'intérêt pédagogique.

« Cette tâche nouvelle sera, on l'espère, particulièrement appréciée des professeurs ; chacun [chacune] a, dans son ordre, une compétence dont il [elle] peut faire profiter directement les futurs instituteurs [futures institutrices] ; il [elle] sait quel en est l'intérêt profond et comment on peut le rendre attrayant et vivant.

« C'est un avantage aussi, au point de vue de la science pédagogique, si ce n'est au point de vue de la pratique même, de faire ces adaptations en l'absence des enfants : le professeur peut corriger sur-le-champ la leçon faite, au besoin s'interrompre, la refaire ; il peut discuter sur le vif les idées choisies, les procédés employés, etc. Ces exercices ont une très grande importance : on pourrait dire qu'en ouvrant les esprits des élèves-maîtres [élèves-maîtresses] sur les progrès à réaliser dans chaque ordre d'enseignement, ils sont le meilleur préservatif contre la routine à venir. Il n'est pas besoin d'insister sur la valeur qu'ils ont pour les professeurs eux-mêmes.

« Mais, pour que les avantages qu'on attend d'un tel essai soient réels, il faut que les professeurs connaissent bien les enfants, et pour cela qu'ils [qu'elles]

aient gardé ou repris contact avec eux. Ils [Elles] le peuvent par le moyen des écoles d'application. Serait-il excessif de demander à chaque professeur d'assister une ou deux fois par mois à une leçon d'élève-maître [d'élève-maîtresse], ou, comme cela se pratique dans de trop rares écoles, de faire, après entente avec le directeur [la directrice] de l'école annexe, l'interrogation de révision qui termine chaque mois? Cette interrogation a l'avantage de permettre au professeur de se rendre compte de l'enseignement donné, de l'obliger lui-même [elle-même] à se mettre à la portée des enfants, enfin d'être un véritable stimulant pour l'élève-maître [élève-maîtresse] et pour ses petits élèves.

« II. ? L'élude critique des méthodes d'enseignement et des moyens de discipline et d'éducation n'est pas chose nouvelle. Les programmes antérieurs attribuaient au directeur [à la directrice] de l'école normale la direction de ces travaux ; mais ils prennent, dans la répartition actuelle, une importance inaccoutumée : ils coïncident avec les expériences que les élèves-maîtres [élèves-maîtresses] font aux écoles d'application, tandis qu'autrefois ces expériences précédaient de deux années l'étude des méthodes et des procédés scolaires. La conférence pédagogique, trop souvent supprimée jadis, est restaurée, son objet est mieux défini, elle porte sur un ensemble de questions déterminées (leçons faites à des enfants, corrections de devoirs, critique d'une méthode, d'un manuel de classe, etc.) ; enfin, obligatoire pour les directeurs [directrices] des écoles d'application, elle réunit tout le personnel enseignant de l'école normale, et devient un exercice d'une valeur capitale, par où s'élabore et s'affirme l'unité pédagogique de l'école.

« III. ? On a dit bien souvent les inconvénients de l'ancien système qui envoyait aux écoles d'application des élèves de première, de deuxième et de troisième année. Préoccupés [Préoccupées] de leurs études personnelles, les élèves-maîtres [élèves-maîtresses] n'étaient qu'à demi à leur classe, et leur préparation souffrait du temps qu'ils [qu'elles] y dérobaient pour copier hâtivement des notes de cours sans lesquelles ils [elles] croyaient leur instruction compromise. Ils [Elles] passaient une semaine au plus à l'école annexe, et la quittaient au moment où ils [elles] commençaient à connaître leurs élèves et à voir clair dans leur enseignement. Régulièrement, ils [elles] devaient y retourner quatre fois dans l'année ; mais, dans nombre d'écoles, ce stage ne dépassait pas deux semaines par an.

« Dorénavant, les élèves de troisième année iront deux mois aux écoles d'application, en deux périodes d'un mois chacune. Délivrés [Délivrées] de tout souci personnel, s'occupant de pédagogie toute l'année, ils [elles] n'auront pas, au deuxième service, perdu toute l'expérience acquise au premier ; ils [elles] auront le temps de prendre contact avec les enfants et de s'essayer aux méthodes et à la pratique de l'éducation.

« Ce qui importe surtout, dans les exercices que les élèves-maîtres [élèves-maîtresses] feront à l'école d'application, c'est qu'ils [qu'elles] soient initiés [initiées] graduellement aux difficultés de l'enseignement et de la discipline Qu'à l'école primaire annexe, par exemple, ils [elles] apprennent d'abord à bien faire quelques leçons parmi les plus faciles, parmi celles pour lesquelles ils [elles] se croient le plus d'aptitude ; qu'ils [qu'elles] les préparent lentement, et tout 'abord avec l'aide du directeur [de la directrice] ; puis qu'on leur laisse peu à peu quelque initiative dans le choix des devoirs, des exercices ; enfin, que le directeur [la directrice], se retirant, les mette parfois aux prises avec les difficultés de la discipline. Tout cela avec jugement, mesure et tact, de manière que l'élève ne se décourage pas et ne perde pas son autorité, mais qu'au contraire il [elle] s'affermisse et se sente en progrès. Enfin, qu'il y ait un accord tel entre les directeurs [directrices] et les professeurs que, sur les points essentiels, les élèves-maîtres [élèves-maîtresses] ne reçoivent jamais d'enseignements contradictoires : cela est facile entre des personnes de bonne volonté et d'esprit large, et cela est indispensable à l'éducation de nos jeunes débutants [débutantes].

« Un autre point important est qu'on fasse comprendre aux élèves-maîtres [élèves-maîtresses] que la discipline, qui est une partie de l'éducation, ? et combien essentielle pour la formation des bonnes habitudes! ? n'est pourtant pas toute l'éducation ; qu'à côté du règlement scolaire, qui prévoit et règle les actes collectifs, il doit y avoir place pour l'influence bienfaisante de la personne du maître [de la maîtresse], pour le développement spontané et libre des caractères. Que jamais l'enfant ne soit un numéro et l'école un mécanisme, même perfectionné. Qu'on exerce les élèves-maîtres [élèves-maîtresses] à observer les natures si diverses des enfants, à chercher «à quel mobile chacun obéit de préférence, quelle prise on a sur lui par ses goûts mêmes ; qu'on leur montre quel parti on peut tirer des récréations si on laisse aux petits élèves une grande liberté de mouvements, tout en étudiant les occasions de donner un conseil utile, de faire un reproche amical. Enfin, que les élèves-maîtres [élèves-maîtresses] quittent l'école annexe pénétrés du respect dû à l'enfant et à son développement original.

« Une question se pose au sujet du service des élèves-maîtres [élèves-maîtresses] aux écoles d'application : trouvera-ton, dans les dix mois de l'année, le temps nécessaire au stage de deux mois prescrit pour chaque élève? Le régime le plus ordinaire des écoles annexes est celui qui comprend trois classes primaires : cours préparatoire, élémentaire et moyen [, et deux classes maternelles : section maternelle et enfantine]. La majorité des écoles normales ne compte pas plus de vingt élèves par promotion ; chaque élève dispose donc d'un mois et demi [de deux mois et demi]. Dans les écoles qui ont seize élèves ou moins, ? ce sont les deux tiers des écoles normales, ? chaque élève aura deux mois [trois mois] et plus. Mais partout où les écoles d'application n offriraient pas assez de divisions d'élèves pour exercer simultanément le tiers ou le quart des élèves-mai très [élèves-maîtresses] de troisième année, voici comment on procèderait : chaque élève-maître [élève-maîtresse] passerait d'abord un mois et demi à l'école annexe [dans les écoles annexes : un mois à l'école primaire, deux semaines à la section enfantine], puis il [elle] irait faire un stage de quinze jours dans une école publique désignée à cet effet.

« Dans toutes les écoles normales d'instituteurs [institutrices], d'ailleurs, les élèves-maîtres [élèves-maîtresses] seront conduits [conduites] plusieurs fois dans l'année, par groupe et sous la direction d'un [d'une] des directeurs [directrices] ou de l'un des professeurs, dans trois des écoles-types de la région : école à trois classes, école à une seule classe, école mixte. S'il importe, en effet, que les élèves fassent leur apprentissage dans une seule école et sous la direction des mêmes maîtres [maîtresses], afin de mesurer les difficultés et pour que leur effort ne soit pas, au début, dispersé, il est nécessaire qu'ils [qu'elles] en connaissent plusieurs, afin qu'ils [qu'elles] ne soient pas trop dépaysés [dépaysées] quand ils [elles] seront nommés instituteurs [nommées institutrices].

« Les visites pédagogiques auront des avantages pour les élèves-maîtres [élèves-maîtresses], qui, revenus [revenues] à l'école, discuteront les méthodes et les procédés qu'ils [qu'elles] auront vu employer, et pour les professeurs et les directeurs [directrices], qui verront sur le vif comment on applique au dehors ou comment on modifie les enseignements de l'école normale. Si les écoles sont bien choisies, si ces inspections se font avec un large esprit pédagogique, si l'inspecteur d'académie et les inspecteurs primaires y collaborent, elles ne peuvent être, en définitive, que profitables à tous.

« En quittant l'école normale, l'élève-maître [élève-maîtresse] ne sera pas un instituteur expérimenté [une institutrice expérimentée], ? le temps seul permettra de le [la] nommer ainsi, s'il [si elle] continue à se développer et s'il [si elle] fait son métier avec intelligence, ? mais il [elle] aura abordé théoriquement et pratiquement les principaux problèmes de l'éducation, il [elle] aura acquis une certaine habitude de s'exprimer, et il [elle] aura appris, du moins on l'espère, à connaître un peu et à aimer les enfants. »