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Oratoire

Parmi les corporations enseignantes, l'Oratoire occupe une place à part, grâce à son esprit libéral, à sa tolérance relative, à son goût très marqué pour les études historiques et pour les sciences.

Fondé en 1611 par Pierre de Bérulle, l'ordre de l'Oratoire de Jésus-Christ, bien qu'il se proposât comme fonction principale « l'institution des prêtres », consacra tout de suite une partie de son activité à l'éducation de la jeunesse. Dès 1614, il prenait possession des collèges de Dieppe et de la Rochelle. En 1629, il dirigeait déjà près de cinquante maisons. En 1638, le collège de Juilly, qui a joui d'une si légitime renommée, devenait l'établissement modèle de la congrégation.

Ce qui suffit à prouver le succès pédagogique de l'Oratoire au dix-septième siècle, c'est l’hostilité jalouse que ne cessa de témoigner à cette société rivale la Compagnie de Jésus. Bérulle écrivait à Richelieu en 1623 : « Depuis dix ans qu'il a plu à Dieu nous établir, les jésuites n'ont omis aucune occasion de nous nuire. » Quatre-vingt-dix ans plus tard, le père jésuite Le Tellier, confesseur de Louis XIV, réclamait l'abolition radicale de l'ordre des oratoriens : « Qu'on les inquiète, disait-il, on murmurera toujours ; détruisez-les, on va se taire ». Et pour mieux les perdre dans l'esprit du roi, il les dénonçait comme des « républicains » ; il leur reprochait de ne pas faire de voeux, et d'entretenir par là dans leur communauté « un esprit d'indépendance et de liberté ».

Mais les jésuites réussirent moins bien dans leurs attaques contre les oratoriens que dans leurs persécutions contre les jansénistes. L Oratoire triompha de leurs tracasseries envieuses. Il était encore debout et florissant, lorsque la Révolution vint atteindre et frapper les congrégations religieuses. Et même, dans les premiers jours de la Révolution, les oratoriens furent à la mode. Ils présentèrent à l'Assemblée constituante plusieurs plans d'éducation, qui témoignèrent à nouveau de leur libéralisme éclairé et de leurs sentiments patriotiques.

Supprimé par la Révolution, l'Oratoire s'est reconstitue à Paris en 1852, mais en modifiant son titre. L'Oratoire de Jésus-Christ est devenu l'Oratoire de l'Immaculée Conception, et, sous cette nouvelle forme, l'ordre ne s'est pas occupé directement d'éducation.

C'est donc l'ancien Oratoire qui seul réclame l'attention des historiens de la pédagogie. Pour se rendre compte de l'esprit qui anime l'éducation dans les collèges de l'Oratoire, il faut rappeler le caractère particulier de la corporation elle-même : « La congrégation de l'Oratoire, a dit Voltaire, est la seule où les voeux soient inconnus et où n'habite pas le repentir ». Les oratoriens étaient des prêtres, non des moines : ils restaient toujours libres de quitter l'Oratoire, n'étant pas liés par des voeux irrévocables. Ils prononçaient les voeux du sacerdoce, non les voeux monastiques. L'obéissance qui se pratiquait à l'Oratoire n'avait rien de commun avec celle qu'imposait aux jésuites le principe de l'obéissance passive, le perindè ac cadaver de Loyola. « Notre obéissance, dit le P. Lamy, un des oratoriens les plus distingués du dix-huitième siècle, surprend ceux qui ont peine à comprendre que des personnes libres se soumettent si facilement aux ordres d'un supérieur, qui n'a point d'autre pouvoir sur elles que celui qu'elles lui donnent ; mais le pouvoir de l'amour est bien grand ! » Esprit de charité, acquiescement volontaire à la règle, pratique libre des vertus chrétiennes, tel était l'esprit d'une société où l'on n'oublia jamais de sauvegarder les droits de la dignité humaine. Comme le disait éloquemment Bossuet : à l'Oratoire « on obéit sans dépendre, on gouverne sans commander ; toute l'autorité est dans la douceur, et le respect s'entretient sans le secours de la crainte ». Notons que le supérieur de l'Oratoire résidait en France, qu'il était soumis à la juridiction des évêques français, qu'enfin son autorité était subordonnée à celle de l'assemblée générale des membres de l'ordre.

On achèvera de distinguer entièrement l'ordre des oratoriens de quelques autres sociétés religieuses, si l'on constate qu'ils n'avaient à aucun degré l'esprit d'intrigue et le besoin de dominer. « Notre politique, dit le P. Lamy, est de n'en avoir point, et il n'y a rien de plus éloigné de notre esprit que d'établir et d'affermir cette maison par des moyens humains. » A un zèle religieux bien entendu, les oratoriens ne joignaient d'autre passion que celle de l'étude. « Nous aimons la vérité ; les jours ne suffisent point pour la consulter autant de temps que nous le souhaiterions, ou pour mieux dire, on ne s'ennuie jamais de la douceur qu'il y a de l'étudier. On a toujours eu cet amour pour les lettres en cette maison. Ceux qui l'ont gouvernée ont tâché de l'entretenir. Quand il se trouve parmi nous quelque esprit pénétrant et étendu, qui a un rare génie pour la science, on le décharge de toute autre affaire. » Peut-être trouvera-t-on que les oratoriens ont une certaine tendance à beaucoup parler d'eux-mêmes, et de leurs qualités. Jamais un janséniste n'eût tenu un pareil langage. C'est qu'à l'Oratoire on était humain, et si l'on avait les vertus, on avait aussi quelques-uns des défauts de l'humanité.

Une pédagogie libérale, où le goût des sciences se joindrait à l'amour des lettres, où la vivacité du sentiment religieux n'exclurait pas le respect de la personne humaine, voilà donc ce que promettent les principes généraux de la congrégation de l'Oratoire : voilà ce qu'elle a tenu en effet.

Pour s'en convaincre, il faudrait étudier à fond un assez grand nombre de documents. Dans les premiers temps, les collèges de l'Oratoire ne furent pas soumis à une méthode d'enseignement uniforme. Ainsi à Saumur, à Provins, on suivait les règlements des Universités ; ailleurs, ceux des séminaires ; ailleurs encore des plans particuliers dressés par les supérieurs. Mais un supérieur général de l'ordre, le P. de Condren, rédigea en 1634 un plan d'études unique, qui fut complété par le P. Morin, et qui parut en 1645 sous ce titre : Ratio studiorum a magistris et professoribus congregationis Oratorii Domini Jesu observanda.

En dehors de ce règlement scolaire, des livres d'une plus haute portée achèvent de faire connaître la pédagogie de l'Oratoire. Citons au premier rang les Entretiens sur les sciences, du P. Lamy (publiés en 1683), ouvrage intéressant et agréable, où, malgré le titre, il est question des lettres autant que des sciences ; et les Méthodes d'étudier et d'enseigner, du P. Thomassin (1681, 1685, 1690, 1693), livres érudits et touffus, qui ne comptent pas moins de huit tomes de 600 ou 700 pages chacun.

Sans entrer dans un détail trop minutieux, disons par quelles parties surtout se recommande l'éducation de l'Oratoire, au point de vue des études d'abord, du programme proposé et des méthodes employées, ensuite au point de vue de la discipline.

La première innovation de la pédagogie de l'Oratoire, c'est l'emploi de la langue française pour les premières classes. L'usage du latin était interdit jusqu'à la quatrième. Les leçons d'histoire devaient être, jusqu'à la fin des études, données en français. Le P. de Condren avait rédigé pour le collège de Juilly une grammaire latine en langue française. C'était un progrès considérable sur la routine des collèges de l'université de Paris et sur les pratiques des jésuites. Les oratoriens devançaient sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, les réformes que Port-Royal consacra.

Un autre caractère de l'enseignement des humanités à Juilly et dans les autres établissements de l'Oratoire, c'est la part plus large accordée aux explications du texte, aux thèmes oraux. Les jansénistes devaient aller encore plus loin dans cette voie, qui est la bonne.

Mais la grande réforme de l'Oratoire enseignant, c'est l'attention que ses professeurs ont donnée les premiers à l'étude de l'histoire et à l'étude des sciences.

L'histoire obtint dès l'origine, chez les oratoriens, la part qui lui appartient dans le programme des études. Elle eut une chaire spéciale, un professeur spécial. Plus de cent ans après, en 1763, comme en témoigne le président Rolland, le même progrès n'était pas encore réalisé dans les collèges de l'université. Les membres de la congrégation, le P. Berthault, le P. Lecointe, composaient pour les classes des abrégés, des livres élémentaires. L'histoire de France était enseignée pendant trois ans aux élèves des classes supérieures. L'enseignement de la géographie n'était pas séparé de celui de l'histoire ; on disposait dans les classes de grandes cartes murales.

Quant aux sciences, ce fut surtout dans la seconde moitié du dix-septième siècle que l'Oratoire les cultiva, sous l'inspiration de Descartes. Les sciences naturelles, les sciences physiques n'étaient pas moins en honneur que les sciences mathématiques : « C'est un plaisir, dit le P. Lamy, d'entrer dans le laboratoire d'un chimiste. Dans les lieux où je me suis trouvé, je ne manquais point d'assister aux discours anatomiques qui se faisaient, de voir la dissection des principales parties du corps humain. Je ne conçois rien d'un plus grand usage que l'algèbre et l'arithmétique. » La philosophie cartésienne, que les jésuites combattirent avec tant d'âpreté, trouva, en général, bon accueil auprès des oratoriens. Malebranche, l'illustre philosophe, qui sur tant de points s'inspira de Descartes, appartenait à la congrégation de l'Oratoire. « Quarante ans de persécution contre le cartésianisme et le jansénisme, confondus sous le même anathème, dit un biographe de Bérulle, n'ont pu faire abandonner aux disciples de Bérulle cette philosophie que leur père leur avait recommandée. » En 1683, le P. Lamy écrivait de Descartes : « Je ne sais qui a pu porter quelques-uns de nos écrivains à tant travailler pour le rendre suspect. C'est envier à la France et à notre siècle d'avoir produit le plus grand de tous les philosophes. » — « Si le cartésianisme est une peste, disaient quelques années auparavant, dans une lettre adressée au P. Sénault, les régents du collège d'Angers, nous sommes plus de deux cents qui en sommes infectés. » La publication de la Recherche de la vérité, en 1674, et la gloire que cet ouvrage acquit au P. Malebranche, en rejaillissant sur la compagnie entière, contribuèrent encore à développer les idées cartésiennes au sein de l'Oratoire. Du dehors, il venait parfois des encouragements aux oratoriens. Mme de Sévigné écrivait en 1670 : « On fait défendre aux pères de l'Oratoire d'enseigner la philosophie de Descartes, et par conséquent au sang de circuler. Les lettres de cachet dont on est menacé sont de puissants arguments pour convaincre d'une doctrine ! Dieu jugera ces questions à la vallée de Josaphat. En attendant, vivons avec les vivants ! »

Au point de vue de la discipline et de l'organisation matérielle des collèges, l'Oratoire innove moins que dans les études et les méthodes d'enseignement. Voici quelques détails empruntés à l'histoire de la maison modèle de Juilly. L'année scolaire commençait le 18 octobre, et se terminait du 20 au 25 août. Le lever, en hiver comme en été, avait lieu à cinq heures. La classe du matin s'ouvrait à huit heures et demie : mais les régents ne montaient en chaire qu'à neuf heures. La levée des copies et la récitation des leçons occupaient la première demi-heure : des élèves choisis, appelés décurions, comme chez les jésuites, vaquaient à cette besogne monotone, sous là surveillance du préfet des études. Une prière, puis la lecture de quelques versets du Nouveau Testament, précédaient les exercices classiques, qui devaient autant que possible varier toutes les demi-heures. Le caractère religieux de la maison se marquait dans certaines pratiques : le chant des litanies de la Sainte-Enfance de Jésus, à onze heures, après la classe, la lecture des Vies des Saints pendant le repas. Le dîner, fixé à onze heures, était suivi d'une récréation. A midi et demi, étude ; de une heure et demie à quatre heures, la classe du soir, puis récréation et étude jusqu'à six heures. A six heures, les litanies de la Vierge et le souper. Une dernière étude, de sept heures à huit heures et demie, était plus spécialement consacrée aux lectures d'histoire et à la correspondance avec les familles.

Il est évident que cet emploi du temps était trop émietté, trop coupé. Les heures d'études n'étaient pas assez prolongées. Le principe de la variété, excellent quand il s'agit des exercices oraux de la classe qui fatiguent plus vite l'attention, était mal à propos appliqué par les oratoriens au travail solitaire des élèves.

La discipline de l'Oratoire était relativement douce. « Il y a plusieurs autres voies que le fouet, dit le P. Lamy, et pour ramener les enfants à leurs devoirs, une caresse, une menace, l'espérance d'une récompense, ou la crainte d'une humiliation font plus d'effet que les verges. » Cependant la férule et le fouet n'étaient pas interdits et faisaient partie des légitima poenamm genera. Mais il ne paraît pas qu'on en usât souvent, soit par esprit de douceur, soit par prudence et pour ne pas exaspérer l'enfant. « Il faut, dit encore le P. Lamy, une espèce de politique pour gouverner tout ce petit peuple, pour le prendre par ses inclinations, pour prévoir l'effet des récompenses et des châtiments, et les employer selon leur usage. Il y a des temps d'opiniâtreté où un enfant se ferait plutôt tuer que de plier. »

Ce qui à l'Oratoire rendait plus facile qu'ailleurs le maintien de l'autorité du maître sans recours à des punitions violentes, c'est que le même professeur accompagnait les élèves dans la série successive de leurs études. Le professeur à l'Oratoire refaisait en quelque sorte ses classes en qualité de maître, après les avoir faites comme élève. Il débutait par la sixième, suivait ses élèves jusqu'en troisième, redoublait avec eux sa seconde et sa rhétorique, et enfin couronnait son enseignement par une ou deux années de philosophie. Le P. Thomassin, par exemple, fut tour à tour professeur de grammaire, de rhétorique, de philosophie, de mathématiques ; ce qui ne l'empêchait pas, dans l'intervalle des classes, de donner à ses élèves des notions de blason, d'histoire, d'italien et d'espagnol. Touchant exemple, il faut l'avouer, de dévouement absolu au travail scolaire ! Mais il est permis de penser que le résultat de tant d'efforts était souvent médiocre, une universalité un peu superficielle, qui ne servait ni les vrais intérêts du maître, ni ceux des élèves.

Telle fut, dans son ensemble et dès le début, la pédagogie de l'Oratoire : telle elle resta jusqu'aux premiers jours de la Révolution, sans éclat bruyant, mais avec un succès persistant et sérieux.

En 1762, l'ordre faillit prendre un développement plus considérable, lorsque les jésuites expulsés laissèrent le champ libre à leurs rivaux. Des offres furent faites de tous côtés aux oratoriens, et ils prirent possession de plusieurs maisons, ne réussissant pourtant pas à recruter un personnel assez nombreux pour suffire à leurs tâches nouvelles.

L'esprit de la Révolution semble avoir touché, sinon l'ordre tout entier, du moins quelques-uns de ses membres. Dans le plan présenté à l'Assemblée nationale en 1790 par Daunou « au nom des instituteurs publics de l'Oratoire », on relève des déclarations comme celle-ci :

« On a songé quelquefois à écarter de toutes lumières une portion considérable de la nation. Les législateurs d'un peuple libre détesteront cette politique de la tyrannie, et ne croiront pas aux avantages de l'ignorance. Tous les Français sauront lire, écrire, calculer ; ils étudieront, dès l'enfance, les principes de la constitution nationale. Ce sont là des dettes sacrées de la nation envers chacun de ses membres. Un rang distingué dans l'éducation de l'enfance et de la jeunesse sera toujours dû à la religion. L'enseignement en appartient aux ministres du culte. Aux jours spécialement consacrés à des actes religieux, ils rassembleront dans les temples les enfants du christianisme et de la patrie ; ils leur apprendront à fuir l'erreur, sans la soupçonner où elle n'est pas, sans la persécuter où elle est. Quant aux instituteurs, les principes de la constitution leur interdisent toute espèce de discussion dogmatique ; mais ils rappelleront souvent à leurs élèves les sublimes et bienfaisants préceptes de la morale évangélique, de cette morale qui serait le chef-d'oeuvre de l'esprit humain, si elle en était l'ouvrage. »

C'est ainsi que la congrégation de l'Oratoire, non moins que celle de la Doctrine, se rapprochait des idées nouvelles. Si la Doctrine a donné Lakanal à la Révolution, l'Oratoire lui a donné Daunou.

A toutes les époques de son existence, l'Oratoire a laissé entrevoir son goût pour le progrès, pour le mouvement. Avec plus de gravité que les jésuites, avec plus de liberté que les jansénistes, les oratoriens ont suivi en éducation une voie moyenne, tempérée, plus sage peut-être qu'originale, mais qui, tout compte fait, leur assure une place honorable dans l'histoire de la pédagogie.

Gabriel Compayré