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Observation

I. De l'observation scientifique. — L'homme adulte ne réussit dans aucune de ses entreprises ou de ses actions s'il n'a recueilli un nombre suffisant de données exactes sur les conditions où son activité s'exerce. Le pêcheur remarque les habitudes du poisson et les appâts qu'il préfère ; le chasseur est au fait des ruses du gibier et des particularités de son vol ou de sa course ; le tireur note les déviations habituelles de son arme ou de son tir ; le pilote se tient informé jour par jour de toutes les modifications des courants ou du fond dans la passe où il guide les navires ; le politique, lui aussi, suit d'un oeil attentif les moindres indices qui peuvent lui révéler le caractère des hommes et les mouvements de l'opinion. Ce n'est pas assez, il est vrai, dans toutes ces circonstances de bien voir : il faut encore bien juger ; mais la première condition d'un raisonnement juste n'est-elle pas une abondante provision de renseignements authentiques puisés dans la réalité par nos sens ou par les sens des autres? Puiser ces renseignements, recueillir ces données, observer en un mot est donc la première et la plus importante de toutes les habiletés ; qui ne sait pas observer ne sait pas se conduire. Là où cette habileté manque, l'imagination la plus brillante et le raisonnement le plus subtil restent sans emploi et peuvent même passer pour des dons dangereux.

Si l'action éclairée par la science atteint dans tous les ordres des résultats si précieux et si sûrs, c'est parce que la science repose sur des observations bien faites. Des méthodes ont été trouvées qui permettent aux savants de déterminer avec une précision extrême les conditions des opérations diverses que l'industrie humaine, prise dans son sens le plus large, ou l'art réussit à effectuer. Chaque science a des procédés spéciaux pour l'investigation des faits ou des êtres qui sont de son domaine, et ses progrès sont dus au perfectionnement de ces procédés, comme sa naissance est contemporaine de leur découverte. La méthode scientifique est donc la grande maîtresse en fait d'observation. Veut-on savoir comment, dans la pratique de la vie, on doit s'y prendre pour bien observer, c'est à elle qu'il faut demander des leçons. Toutes les fois qu'on veut obtenir une exacte connaissance des faits, — et on doit le vouloir autant de fois qu'on agit, — on doit s'inspirer à quelque degré de l'esprit qui, porté chez les savants à son degré le plus éminent, a enfanté la riche variété de règles, de procédés et d'appareils qui forment la technique de l'analyse expérimentale.

Il ne nous appartient pas de décrire cet ensemble de moyens : cherchons seulement à en dégager le but commun et efforçons-nous d'en bien comprendre l'esprit.

Mais une remarque préalable est ici nécessaire. Il y a deux sortes de choses qui tombent sous l'observation : d'une part les qualités des êtres, pris tels qu'ils sont à un moment donné, par exemple les propriétés distinctives d'une substance chimique, les caractères d'un minéral, le plan d'un cristal, la forme, la couleur, la structure d'une plante ou d'un animal, la constitution d'une société humaine ; d'autre part les événements ou faits qui se passent dans ces mêmes êtres quand ils changent, l'ordre dans lequel leurs qualités font place les unes aux autres à travers les temps successifs et les conditions de leur enchaînement, comme par exemple la chute des corps, les combinaisons chimiques, les phases et les fonctions de la vie, les destinées des nations ou leur histoire ; en d'autres termes, si l'on envisage ce qu'il y a de régulier, soit dans les qualités ou caractères simultanés des êtres, soit dans les événements qui se succèdent en eux, des types ou espèces à déterminer et à ordonner en tableaux d'une part, des lois à formuler et à ranger en séries de l'autre. Cela dit, revenons à notre étude du but ou de l'esprit de l'observation scientifique.

On a prétendu que l'observateur est passif en présence de la nature. Claude Bernard a bien montré la fausseté de cette opinion. L'observateur n'intervient pas dans la production des phénomènes, il n'en change ni l'ordre, ni les conditions, ni les proportions ; mais il agit très énergiquement sur lui-même. Soit qu'il se déplace pour aller trouver le phénomène, soit qu'il en épie l'apparition, soit qu'il le tienne sous son regard pendant longtemps, soit qu'il s'ingénie à inventer des appareils qui augmentent la portée de ses organes, soit qu'il découvre après des réflexions prolongées le point unique où doit se porter son attention, ou l'angle sous lequel il doit envisager le phénomène pour éviter quelque apparence illusoire, c'est toujours lui-même, ce sont ses membres, ses sens, sa pensée, sa pensée surtout, qu'il est obligé de plier à la plus sévère discipline.

Une certaine direction de la pensée est pour l'observateur la clef des découvertes. Il y a de bons yeux qui ne voient pas, des oreilles délicates qui ne savent pas entendre. Que de phénomènes ont passé sous les yeux des hommes des millions de fois sans être remarqués ; combien d'autres, qui frapperont un jour tous les regards, sont encore pour nous comme s'ils n'existaient point, faute seulement d'une idée qui les signale! La première condition de l'observation, c'est que quelque chose sollicite la curiosité, provoque l'attention. Un objet même assez restreint étant proposé à l'étude, si l'on n'est pas averti de ce qu'il y faut chercher, on ne saura rien y démêler de distinct. Il n'est pas en effet une portion de la matière, si petite qu'elle soit, qui ne présente des parties, des qualités et des phénomènes presque innombrables, et, comme ces manifestations diverses sont, en dehors d'une idée qui nous porte à remarquer l'une plutôt que l'autre, toutes sur le même plan, toutes échappent à la fois. Il y a plus : si nous ne connaissions pas déjà des objets analogues, dont l'idée reste présente à notre esprit au moment où nous rencontrons l'objet en question, il ne serait pas même reconnu, il passerait inaperçu au milieu des objets environnants. Deux personnes se promènent dans la campagne à la recherche d'insectes ; l'une d'elles est un naturaliste ; il est myope ; l'autre a de bons yeux, mais ce ne sont pas des yeux d'entomologiste ; lequel pensez-vous qui trouvera le plus d'insectes dans l'herbe ou dans le feuillage? C'est le myope. Il les reconnaît si instantanément, qu'il paraît les deviner. L'observation doit donc toujours être éclairée par les prévisions de l'observateur ; l'idée de la forme et du fait possibles nous rend seule perceptibles la forme et le fait réels : il faut qu'une attente définie de l'esprit imprime aux sens une direction déterminée pour que leur activité soit fructueuse. On l'a très bien dit : le savant qui ne sait pas ce qu'il cherche ne comprend pas ce qu'il trouve ou plutôt ne trouve rien : trouver, c'est choisir, et choisir c'est discerner, c'est deviner ; pour tout dire, c'est déjà comprendre.

Ce choix n'est possible que si l'on suppose dès l'abord que certains faits ont plus de valeur, offrent plus d'intérêt que d'autres. Beaucoup en effet sont indifférents. Ce sont ceux qui ne servent ni à infirmer ni à soutenir quelque idée préconçue. Si par exemple, marchant au bord de la mer, je cherche à compter le nombre de vagues qui viennent frapper le rivage pendant ma promenade, ou que je compte dans la forêt le nombre de feuilles qui sont attachées à un rameau quelconque d'un arbre quelconque, les faits ainsi recueillis sont absolument indifférents. Au contraire un fait revêt une signification à partir du moment où, si peu que ce soit, il se rapporte à une énonciation possible, où il se groupe avec d'autres faits tendant à une conclusion. Par exemple quand Darwin constate qu' « en une minute six fleurs de campanule furent examinées par une abeille collectrice de pollen », et une multitude de menus faits analogues, il a son idée: les faits notés deviennent autant de preuves pour ou contre l'hypothèse de la fécondation des fleurs par les insectes. Alors même que l'observateur semble amasser des faits au hasard, dès qu'il les groupe, il obéit à quelque vague pressentiment théorique, et c'est là ce qui guide sa recherche. Les collectionneurs eux-mêmes, qui semblent chercher pour chercher et mesurent la valeur des pièces à leur rareté, sont dominés a leur insu par une conception très juste de l'importance qu'acquièrent les faits, jusqu'alors insignifiants parfois, dès qu'ils sont groupés. C'est de ce point de vue et de ce point de vue seulement qu'on peut dire que tout fait a son prix: cela veut dire que tout fait, envisagé d'une certaine façon, a une signification théorique virtuelle. Un morceau de papier peint en 1830, représentant quelque décor romantique, par lui-même est indifférent ; réuni dans une collection avec une certaine quantité d'autres spécimens appartenant à la même époque, il aurait sa signification. En témoignant d'un certain état du goût public, d'une certaine tournure des idées propres à cette génération, il servirait pour sa petite part à l'histoire du siècle.

Sans poursuivre plus loin cette recherche, disons que les caractères des êtres ou des groupes sociaux ont d'autant plus d'importance qu'ils se retrouvent chez un plus grand nombre d'êtres ou de sociétés et entraînent avec eux l'absence ou la présence d'un plus grand nombre d'autres caractères : c'est pourquoi on les appelle dominants ; et que les autres événements ou faits importent de même en raison du grand nombre d'effets qu'ils expliquent : les lois qu'on en tire ont une haute généralité. Les observateurs sagaces, les découvreurs de génie, guidés par une sorte d'instinct, vont d'emblée vers ces sortes de caractères ou de faits ; ils négligent les éléments accessoires et mettent le doigt sur les éléments essentiels, sur les causes. C'est dans cet esprit que Galilée observe les oscillations isochrones de la lampe du Baptistère à Pise, et que Newton voit dans la chute d'une pomme l'attraction universelle. Le vulgaire ne scrute que les faits les plus proches et qui ont avec ses besoins des rapports immédiats ; le savant s'interroge sur les causes les plus lointaines, et sa curiosité s'étend à toutes les parties du monde qui lui sont accessibles.

Circonscrite de la sorte à des objets déterminés, accompagnée par suite d'une certaine émotion en présence du fait qui va confirmer ou démentir l'idée préconçue, l'observation est attentive. Nos sens ne peuvent s'appliquer utilement à aucune qualité des choses, à aucun événement tant que leur activité est dispersée sur les diverses qualités environnantes, sur les autres phases du phénomène. L'attention suppose une perception exclusive, une concentration durable de l'activité sensorielle sur un point ; elle entraîne pendant le même temps l'omission de tout le reste. Nous n'avons qu'une quantité de forces déterminée ; en vertu d'une loi de compensation ou de balancement, employées ici, elles cessent d'être disponibles ailleurs. Et cette concentration résulte d'un désir assez intense pour mettre en liberté toutes nos énergies, refréner les mouvements inutiles et coordonner en vue du but à atteindre l'activité de tous les organes. Observer est donc impossible sans une attention vigoureuse, et il n'est pas douteux que si le savant découvre, c'est qu'il est doué d'une aptitude à l'attention qui dépasse celle de la moyenne des hommes.

Cette tension des sens a pour effet d'augmenter leur portée dans des proportions considérables. L'oeil qui ne regarde pas ne voit rien, celui qui regarde ne voit que parce qu'il est mieux accommodé, intérieurement et extérieurement, à la vision. Il y a un appareil musculaire à l'intérieur de l'oeil qui est destiné à faire converger les rayons lumineux au point le plus favorable de la rétine selon la distance des objets. Nous ne voyons distinctement les petits objets qu'à une courte distance, et les mouvements sympathiques du cou et du corps nous rapprochent toujours d'eux. A l'extérieur, un autre appareil musculaire (muscles du sourcil), en élevant une sorte de rempart autour de l'oeil, approfondit la cavité de l'orbite et défend la rétine contre l'excès de la lumière. La main placée au-dessus de l'oeil en forme d'auvent ou devant l'oeil en forme de tube ne fait que prolonger ces mouvements naturels. Dans l'un et l'autre cas, le discernement des objets soit rapprochés, soit éloignés, se fait, grâce à ces mouvements, avec beaucoup plus de précision. Par les muscles qui règlent la tension du tympan, l'oreille exécute de même, aidée de la main ou sans elle, après que la tête a été mise dans la position la plus favorable, des mouvements d'adaptation analogues. Les organes du toucher accomplissent aussi sous l'empire de l'attention une série de mouvements par lesquels soit la grandeur, soit le poids, soit la température des corps est plus distinctement connue.

Mais cela ne pouvait suffire à la science. Poussé par la passion de la recherche, chaque groupe de savants a inventé à son usage des appareils destinés à étendre encore la portée des sens en amplifiant les sensations ou en fixant le phénomène. A l'oeil ont été ajoutés le microscope et le télescope, et la photographie nous permet de considérer à loisir des objets que leur éclat ou la rapidité de leur passage soustrait d'ordinaire à notre examen (photographie du soleil, photographie du vol des oiseaux). L ouïe est aidée de divers moyens tendant tous à faire ressortir les différences des bruits et des sons : citons le stéthoscope dont se sert le médecin pour mieux discerner les bruits thoraciques, et le microphone qui a reculé la limite des sons perceptibles. A la main s'ajoutent des appareils d'exploration tactile extrêmement délicats, comme la balance, et les instruments à ampoule du physiologiste qui substituent des tracés très nets aux soulèvements confus des diverses surfaces du corps. Des variations de température imperceptibles sont de même rendues visibles par le radiomètre. Les méthodes graphiques, en représentant par des courbes ou des surfaces non plus seulement des faits, mais des séries de faits, mettent à la disposition du statisticien et de l'économiste comme un sens nouveau qui lui fait voir leurs ressemblances et leurs différences sous des proportions inattendues : elles ajoutent à nos observations personnelles les résultats de l'observation des autres sur de vastes étendues et de longues durées. Un savant actuel, dans son laboratoire, est donc comme un homme dont le pouvoir de perception ou de discernement sensoriel serait accru hors de toute proportion par rapport à celui de la plupart de ses semblables ; il voit, il entend, il ressent autour de lui des états et des modifications de la matière inerte ou vivante que les autres hommes ne peuvent seulement soupçonner ; il voit, il entend, il ressent tout ce que voient, entendent et ressentent les autres savants appliqués à l'investigation de la nature entière et de la société humaine, et son expérience embrasse même tous les temps pendant lesquels de telles observations ont été consignées.

Notre esprit marche tout d'une pièce : l'attention des sens, qui semble d'abord constituer à elle seule toute l'observation, outre qu'elle est provoquée par une idée, resterait inutile sans l'intervention des facultés les plus hautes de l'esprit. Comment serions-nous assurés, en effet, de ne pas omettre quelque partie importante de l'objet, de ne pas négliger une phase significative du phénomène, si nous ne suivions pas dans notre investigation un ordre, un plan, une méthode? Diviser l'objet ou l'événement en éléments qui correspondent les uns aux autres et aient entre eux des rapports si simples que leur réunion embrasse évidemment le tout à étudier, telle doit être la première démarche de toute bonne analyse empirique. C'est dire que l'analyse empirique doit être rationnelle à un haut degré. De même que pour trouver un nom sur une carte, il est prudent de chercher successivement dans tous les rectangles formés par les lignes de latitude et de longitude, de même pour bien observer une plante, un animal, un l'ait d'ordre physique ou moral, il faut décrire dans sa pensée tous les organes des uns, tous les moments successifs de l'autre, et, à défaut d'une division rigoureuse qui ne sera possible qu'après l'observation même, adopter quelque classement provisoire qui nous garantisse du moins contre les inadvertances et les oublis. Mais l'observation ne peut adopter cette marche suivie et assurée que quand la vivacité du désir de connaître et le long exercice de la recherche ont rendu au savant facile et même agréable la fixation intense et prolongée de l'esprit. La patience, on l'a bien dit, est la qualité maîtresse de l'observateur, parce qu'elle est la condition de l'investigation continue, ordonnée, méthodique. Autrement les sens sautent capricieusement d'objet en objet, de circonstance en circonstance, et ils ne saisissent que des détails isolés qu'ils voient mal et qu'ils interprètent plus mal encore.

L'intervention de l'idée préconçue clans l'observation, en effet, toute nécessaire qu'elle est, n'en est pas moins dangereuse, et, après l'avoir sollicitée, l'observateur doit prendre les plus grandes précautions pour ne pas se laisser égarer par elle. La première forme sous laquelle l'esprit se représente les choses est toujours aussi simple que possible et toujours très voisine des choses semblables que nous connaissons déjà. C'est ainsi que les Indiens s'imaginaient que la terre était semblable à la fleur du lotus et que les continents se distribuaient symétriquement à sa surface comme les pétales autour de la fleur ; c'est ainsi que beaucoup de gens croient voir dans les taches que fait sur le globe de la lune l'ombre des montagnes les traits d'un visage humain. Cette tendance est encore confirmée par l'habitude où nous sommes de jeter sur les oeuvres humaines qui nous entourent un regard sommaire, sûrs d'avance que ces oeuvres sont toujours conformes aux lois de la symétrie et à des types que nous connaissons ; ainsi nous n'avons pas besoin de regarder l'une après l'autre toutes les parties d'un édifice pour en comprendre le plan extérieur, et, quand nous lisons, la moitié de chaque mot et une bonne partie de chaque lettre sont devinées par la pensée avant d'être analysées par le regard. La nature n'est pas si uniforme. De là pour l'observateur un grand péril : l'idée préconçue l'entraîne trop souvent à juger les êtres et les évènements non tels qu'ils sont, mais tels qu'ils lui paraissent devoir être. Péril d'autant plus grand que les plus prompts à imaginer des relations entre les phénomènes sont souvent les plus lents à les vérifier. Il faut au savant un effort constant pour se défendre contre cette séduction qu'exercent sur lui ses propres idées. Aussi a-t-il pris des précautions minutieuses afin d'éviter dans ses observations ce mélange adultère de données venant des choses et de suppositions venant de l'esprit.

Tout d'abord il a la mesure. Nous n'apprécions aucune qualité ou modification des choses qu'en la comparant à une autre qualité ou à une autre modification prise pour unité. L'ensemble de nos sensations forme ainsi une série multiple d'échelles plus ou moins étendues sur lesquelles nous faisons glisser pour ainsi dire en idée chaque sensation nouvelle pour savoir à quel degré elle correspond approximativement. Mais la science ne peut se contenter de ces évaluations approximatives si souvent erronées. Alors même, en effet, que nous ne nous laissons pas égarer par la précipitation du jugement et l'entraînement de l'idée préconçue, il y a des cas où nos sens, placés dans des conditions qui renversent leurs points de repère accoutumés, nous trompent fatalement. De là les conventions qui désignent des grandeurs invariables prises comme types, et fixent les divergences et les incertitudes des observateurs : ainsi sont nées les unités de mesure (mètre, gramme, degrés thermométriques, gammes des couleurs et des sons, etc.), qui ont même été étendues aux rapports des forces entre elles (calories, kilogrammètres, etc.). Nul phénomène n'est vraiment objet de science que quand il est mesuré ; aussi les instruments scientifiques servant à la mesure sont-ils innombrables. Tout le monde connaît les principaux.

Encore a-t-on, même avec ces instruments, quelque chose à redouter. Un manque de scrupules, une défaillance de l'attention peuvent altérer le résultat d'une observation faite dans les conditions d'exactitude requises. Et d'ailleurs on ne saurait, sans une difficulté extrême, assister à des observations très prolongées et en noter toutes les phases. Pour obvier à ces inconvénients, on a inventé des appareils qui retracent d'eux-mêmes en quelque sorte le procès-verbal de l'opération ; on les appelle des appareils enregistreurs. Ce sont ceux où l'instrument d'amplification et de mesure est accompagné de dispositions mécaniques destinées à inscrire sur une surface impressionnable soit toutes les variations du phénomène mesuré, soit seulement ses phases extrêmes. Par exemple, le sphygmographe dessine de lui-même la ligne formée par les battements du pouls amplifiés par une longue aiguille. Les appareils ainsi conçus deviennent de jour en jour plus nombreux, et un savant français, M. Marey, qui en a inventé plusieurs, a élevé leur emploi à la hauteur d'une méthode générale. De la sorte, l'observateur est sûr de ne produire dans ses tables que des résultats purs de tout élément subjectif, de toute interprétation arbitraire. En cas de soupçon, il peut présenter le tracé même de l'instrument ; on atteint ici la dernière limite de l'exactitude et de l'authenticité.

Quand le savant ne peut employer de tels moyens, il cherche du moins par des contre-épreuves ingénieuses ou en recommençant l'observation autant de fois qu'il est nécessaire, ou en faisant appel à des témoins étrangers, à exercer un contrôle sévère sur le témoignage de ses sens. L'attention, dans ce cas, n'a pas moins de forces à déployer pour réfréner l'essor de l'esprit au delà des faits qu'elle n'en a dépensé pour diriger et soutenir son effort dans la recherche et la pénétration de ces faits mêmes.

Voilà ce qu'est l'observation scientifique, c'est-à-dire lorsqu'elle atteint chez l'adulte, muni de toutes les ressources de la logique et de la technique modernes, son maximum de certitude. Telles sont les qualités d'invention, de pénétration, de suite, de prudence et d'exactitude qu'elle suppose chez celui qui la pratique dans sa rigueur. Il s'en faut que l'enfant soit capable d'appliquer ses divers sens à l'étude de la nature avec autant de force et de succès.

II. De la faculté d'observer chez l'enfant. — L'enfant n'est pas incapable d'observation ; seulement son observation ne se porte que vers les objets qui peuvent servir à ses besoins. Ceux-ci sont d'abord peu nombreux et destinés à assurer sa vie physique ; ce n'est que peu à peu qu'ils s'étendent à un cercle plus large et appellent des satisfactions d'un ordre plus relevé. Ainsi, dès les premiers mois, l'enfant discerne les bruits qui l'avertissent que l'aliment va lui être donné, puis il remarque les préparatifs que l'on fait pour le porter et le promener au dehors ; il comprend les intonations et l'expression du visage de ceux qui l'approchent. Il est directement intéressé à tout cela. De bonne heure il étudie la forme et la distance de ses mains et des objets qu'il peut saisir ; bientôt il examine les caractères des substances qu'il touche, bois, pierre, métal ; l'eau, les cailloux, le sable, le feu, les plantes sont pour lui l'occasion d'expériences incessantes et variées. Les animaux sont surtout de sa part l'objet d'une attention extrême ; il regarde leurs formes, note les sons qu'ils émettent, éprouve prudemment leur humeur. Enfin les relations sociales, les dispositions morales de ses parents, de ses maîtres, de ses camarades attirent sa curiosité pour la retenir de plus en plus pendant que son enquête se poursuit sur les choses et les êtres à mesure qu'un plus grand nombre viennent à sa portée. Mais le plus souvent il ne se demande pas la raison des apparences qu'il remarque : il les constate, voilà tout, et il ne les constate que parce qu'elles lui apportent du plaisir ou de la peine, lui étant utiles ou nuisibles. Il rapporte tout à sa personne. Il est trop ému des choses pour les étudier. La pensée de rechercher les causes des phénomènes ne lui vient guère qu'à partir de la septième année et, à moins d'une culture spéciale, ne se développe que lentement en lui. De là des distraction? incessantes et une attention aussi mobile que ses besoins, une faible curiosité, et une curiosité intermittente et superficielle. Voir pour voir est son seul but, la sensation l'intéresse par elle-même, et, quand on veut l'initier à l'explication des phénomènes dont il est témoin, on a bientôt fait de le rebuter.

La pénétration des enfants est très médiocre. On s'étonne de ce qu'ils discernent ; mais c'est précisément parce que d'habitude, en dehors des objets que le besoin désigne à leur attention, ils ne discernent rien. Il est très facile de les tromper, de leur faire illusion sur des objets qu'ils ont devant les yeux : des prestiges grossiers les éblouissent. Ils n'analysent guère. De même qu'ils chantent, sans en être choqués, les paroles dénuées de sens d'une chanson qu'ils ont mal entendue, il leur arrive de se méprendre lourdement sur la forme, la couleur vraie, les qualités essentielles des choses les plus familières. D'une petitesse qui dépasse la portée de leurs sens, d'un éloignement où les objets cessent d'être perceptibles, de sons si ténus qu'on ne peut les entendre sans artifice, d'une grandeur que leurs yeux ne peuvent embrasser, ils n'ont même pas l'idée, puisque des objets et des sons même très nettement saisissables pour des adultes leur échappent communément. Seules les odeurs et les saveurs même légères sont assez nettement perçues par eux, parce que tout ce qui se rapporte aux fonctions vitales a le don d'exciter hautement leur intérêt. Incapables d'un effort quelque peu prolongé, ils ne s'appliquent à la connaissance du milieu qui les environne que dans la mesure où ils peuvent en tirer parti pour leurs jeux. Ce qui touche aux relations sociales leur échappe surtout : le inonde des intérêts, des passions, du droit, de la politique leur reste très longtemps fermé ; on peut leur faire répéter des phrases où il est question de tout cela, et ils paraissent les comprendre ; au fond, ils n'ont aucun sens des réalités qu'elles expriment, et d'eux-mêmes ils sont incapables jusqu'à l'âge de onze ou douze ans de faire aucune remarque quelque peu significative sur les choses de ce domaine.

Quant à suivre un plan et à mettre un ordre défini dans leurs observations, cela leur est également impossible. Qu'on regarde un enfant chercher dans un dictionnaire, on le verra presque toujours feuilleter au hasard au lieu de se laisser guider par la série continue des lettres. Il ne recourt à la table pour les volumes qu'il lit que quand il désespère de tomber par hasard sur le passage qu'il cherche. Il en est de même pour tout ce qu'il examine. Son regard va et vient rapidement d'une partie à l'autre ; mais à aucun moment il n'embrasse le tout en idée pour en parcourir successivement les parties. Dans des événements à phases multiples il ne saisit que le commencement ou la fin, et çà et là quelques détails au hasard. Il raconte une journée de jeu ou de voyage en commençant indifféremment par le milieu ou par la fin ou par le début : c'est avec cette incohérence que les phases d'un événement qui va se passer se présentent à son esprit. Toute observation complète lui est interdite par là ; il commet des oublis énormes et des détails insignifiants lui cachent partout les grandes lignes. Pour saisir la subordination des caractères dans les êtres et l'enchaînement des causes et des effets dans les phénomènes, pour opérer la synthèse des éléments donnés à l'expérience, comment s'élèverait-il à des abstractions que l'humanité n'a pu concevoir qu'après de longs siècles d'efforts?

Et pourtant il généralise déjà ; mais, dès qu'il le fait, il admet à grand'peine que les individus puissent ne pas ressembler tous à celui qu'il a observé : en sorte qu'il voit tout à travers des opinions sommaires qui lui masquent les caractères propres des choses. Des idées préconçues, des images de convention flottent entre ses sens et la réalité. Il est impropre aux rectifications, aux réductions et aux additions par lesquelles l'observateur digne de ce nom redresse, amende ou complète sans cesse son jugement. Tout petit il appelle du même nom tous les hommes, toutes les femmes, tous les enfants, tous les animaux. Il raisonne longtemps avec celle confiance dans l'uniformité de la nature et n'a qu'une seule idée pour chaque 'grande catégorie d'êtres. Voilà pourquoi il faut que les types du théâtre enfantin soient immuables. C'est avec surprise que l'enfant aperçoit peu à peu que parmi tant de cas particuliers offerts par la nature et la société il n'y en a aucun qui ressemble entièrement au type général.

Pour saisir les différences avec exactitude, il faut comparer ; pour comparer, il faut abstraire. L'enfant est inhabile à l'abstraction. Il n'a point d'unité, de mesure fixe, et les apparences les plus diverses se présentent confusément à son esprit. En fait de grandeur, il ne distingue que le grand, le petit et le moyen ; en fait de temps, que le passé, le présent et le futur ; en fait de poids, que le lourd, le léger et ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Quand il emploie les nombres, il y gagne peu, parce qu'il ne se fait aucune idée du contenu réel des grands nombres : toute évaluation est donc pour lui une affaire d'impression, et la somme est faite avant que le détail des éléments ait été parcouru. Il vit dans un perpétuel à peu près. L'exactitude est le dernier de ses soucis, et quand il a commencé à observer les qualités des choses, la quantité, ce caractère abstrait et seul vraiment scientifique de nos perceptions, lui reste longtemps encore inaccessible.

III. De la formation de la faculté d'observer. — L'éducateur ne communique aucune aptitude ; il ne fait que développer celles dont la nature lui présente le germe, et ce développement même il ne peut le réaliser qu'en suivant les voies tracées par la nature. Il en est de même de l'aptitude à l'observation : il ne peut en favoriser le développement que parce que l'enfant la possède déjà à quelque degré et fait spontanément des efforts pour la pousser plus loin. Le moyen, ici comme ailleurs, consiste à provoquer son exercice normal à maintes et maintes reprises en s'appuyant sur l'attrait que présente cet exercice ; bref il s'agit de transformer peu à peu l'intérêt qu'éprouve l'enfant pour les objets dont il a besoin, et l'attention faible et capricieuse qu'il leur prête, en une étude intentionnelle et méthodique des choses et des faits de plus en plus éloignés de lui.

Cet apprentissage de l'observation peut se faire sans trop de difficultés dans la famille. Là, l'enfant est en présence d'une grande variété d'objets, sa curiosité est sans cesse éveillée, et la moindre promenade à travers les champs ou à travers la ville, l'utilisation même des divers instruments et des diverses substances qui se trouvent dans la maison, les mille incidents enfin de la vie réelle, fournissent une ample matière aux réflexions de l'enfant et aux questions de ceux qui l'instruisent. Des parents avisés peuvent en quelques années (de six à douze ans) dresser, si j'ose dire, sans peine et comme en se jouant des enfants bien doués à l'analyse des êtres et des phénomènes qui se présentent à eux, et faire en sorte que la Nature et le dehors de l'organisation sociale soient devant eux comme un livre où ils commencent à lire assez couramment. Mais si l'apprentissage de l'observation est relativement aisé dans la famille (et encore à la condition que cette famille soit instruite), il est plus difficile à l'école.

L'école est un milieu artificiel, en ce sens que les enfants n'y sont réunis que pour l'étude et que tous les objets ou disséminés dans la nature, ou accumulés par l'art humain dans les villes, en sont presque inévitablement exclus. Or l'observation doit d'abord porter sur des objets réels pour être pleinement efficace, et bien que le maître et les camarades soient pour l'enfant, en tant qu'il reçoit des uns et des autres la plus grande part de ses peines et de ses joies, des objets d'observation constants, encore est-il nécessaire que son expérience ne se borne pas là.

Il sera donc indispensable que l'instituteur, s'il veut travailler efficacement au développement de la faculté d'observation, introduise dans la classe certains objets comme des minéraux, des plantes, des animaux, des outils, des réductions de machines, des produits de l'industrie, ou des images de tout cela tout au moins, ou bien, comme ce matériel est aussi encombrant que difficile à réunir et que toute classe ne peut avoir son musée, qu'il conduise les enfants pendant les récréations, ou le jeudi et le dimanche, là où se voient dé pareils objets. A la campagne, il est facile à l'instituteur d'élever près de la classe des fleurs, des plantes types, certains animaux comme des oiseaux ou des abeilles ; là du reste, pendant les beaux jours, les êtres et les phénomènes de la nature font pour ainsi dire irruption dans la classe dès que les fenêtres sont ouvertes. Mais les ateliers et tout le monde de l'industrie, sans parler des plantes et des animaux exotiques, restent hors de sa portée. A la ville, si l'on est au milieu des industries humaines et de leurs produits, en revanche la nature est quelquefois bien loin. A notre avis, bien qu'environné de difficultés, cet ordre d'études et d'exercices par lesquels l'aptitude à l'observation est développée au contact des choses ne doit pas être négligé ; il sera toujours possible à l'instituteur même de la grande ville soit de visiter avec ses élèves les jardins publics, soit de se faire apporter par les enfants eux-mêmes des brassées de fleurs et de feuillage ou des spécimens de fruits variés, à l'instituteur de la campagne de varier la monotonie des exercices livresques par des visites soit au télégraphe de la commune, soit à quelque établissement agricole où fonctionnent des machines à vapeur, soit à des installations mécaniques comme une scierie, un moulin, une faucheuse, une batteuse, des rails mobiles, etc. L'école ne peut que gagner à garder un jour ouvert sur la vie, au lieu de rester un milieu confiné et séparé du monde réel. Les exercices que nous recommandons ne sont à vrai dire que des leçons de choses largement comprises, et les excursions scolaires elles-mêmes seraient le complément naturel du plan que nous indiquons. Ces questions sont traitées en leur lieu : nous n'y reviendrons pas. Nous préférons, laissant là le détail des procédés par lesquels le but à atteindre peut être poursuivi, fixer quelques règles générales qui sont plus spécialement l'objet de cet article.

1° On ne doit pas confondre la culture des sens et de la perception sensorielle avec la culture de la faculté d'observer. Il est utile que l'instituteur sache explorer la portée des sens de ses élèves et découvrir parmi eux ceux dont la vue est basse, ceux qui sont aveugles pour certaines couleurs, ceux dont l'ouïe laisse à désirer. C'est là un des éléments importants de l'hygiène scolaire. Il est bon aussi que les sens soient exercés de bonne heure, et surtout dans les écoles maternelles, au discernement des couleurs et des sons, à l'appréciation mentale des distances et des grandeurs. Mme Pape-Carpantier a heureusement traité ce sujet dans une Notice sur l'éducation des sens (1878). Mais ces exercices ne sont qu'une préparation par rapport à la culture de la faculté qui nous occupe. Considérés en eux-mêmes et comme moyens servant à l'acquisition d'habiletés spéciales que l'invention des mesures a rendues presque superflues et que d'ailleurs la pratique de chaque profession développe suffisamment, ils sont médiocrement utiles. Ils n'ont de prix qu'autant qu'ils contribuent à réfréner les tendances de l'esprit enfantin aux appréciations aventurées. Nous avons vu que l'acuité des organes importe relativement peu pour la connaissance même sensible, que ce qui importe c'est la discipline de l'attention, la méthode en un mot. Dans ces exercices, la préoccupation dominante du maître et de la maîtresse doit donc être d'accoutumer les élèves à se tenir en garde contre leur propre jugement, à se défier du témoignage non contrôlé de leurs sens, à ne pas croire qu'un phénomène est exactement connu tant qu'il n'a pas été soumis à la mesure. Bref ce n'est pas à obtenir que les élèves se passent de la règle, du compas, du mètre et de la balance que ces intéressantes expériences doivent viser : c'est tout au contraire leur faire comprendre la nécessité d'y recourir toutes les fois qu'ils ont besoin d'une évaluation quelque peu précise.

2° Il est nécessaire que les enfants prennent aussitôt que possible l'habitude de manier les instruments de mesure dont se sert l'homme adulte dans les différents métiers et qui sont aussi les instruments premiers de toute connaissance scientifique : le fil à plomb, l'équerre, le compas, la balance, le litre, le mètre et la chaîne d'arpentage. Il serait bon qu'ils fussent invités à recueillir eux-mêmes par ces moyens des données de petits problèmes à leur portée. Il faudrait même considérer comme une règle générale de bannir les exercices de perception sensorielle qui n'offrent pas un but saisissable à l'esprit de l'enfant et de n'admettre que ceux où les données recueillies sont utilisées dans une opération mentale ou pratique dont le succès dépende de l'exactitude de ces données. Ainsi au lieu de faire discerner aux petites filles les couleurs d'une série de laines tirées ad hoc d'une boîte, la maîtresse de l'asile pourrait leur faire choisir la laine ou le pastel convenables pour nuancer une tapisserie ou un dessin élémentaires. C'est ce que doit faire chaque jour l'ouvrière qui reprise. De même l' « audiculteur » de Mme Pape-Carpantier sera remplacé avantageusement par de petits exercices de musique vocale où les notes fausses produisent une cacophonie évidente et forcent la maîtresse à suspendre le choeur. De même encore les contrôleurs métriques horizontaux et verticaux avec les goniomètres et les polygonaires nous paraissent beaucoup moins efficaces que les jeux de Froebel qui obligent les enfants à prendre des mesures exactes sous peine de manquer la figure, ou pour un âge plus avancé des dessins géométriques ou libres qui ne ressemblent à quelque chose que si les proportions en sont justes. L'habitude mentale la plus sûre est celle qui est confirmée par l'action et naît d'opérations concrètes fréquemment pratiquées. Dans tous ces cas le désir du succès et la crainte de l'échec joints à la satisfaction de l'instinct si profond de la fabrication, de la construction ou de la création excitent au plus haut point la vigilance des élèves et les exercent à l'attention soutenue.

3° Si l'on veut apprendre à l'enfant à bien voir au sens physiologique du mot, et rien de plus, il n'y a guère qu'à lui dire de bien regarder, et quand, cette recommandation une fois faite, on a combiné quelques petits exercices insignifiants, on a épuisé à peu près les ressources de la pédagogie à ce sujet. Le reste est l'affaire de l'oculiste. Si au contraire on enseigne à l'enfant que la portée de nos sens, même tendus par un vigoureux effort, est beaucoup plus restreinte que notre connaissance scientifique des choses, que celle-ci a pénétré depuis des siècles dans un détail et à des distances que la connaissance vulgaire ne soupçonne pas, qu'enfin l'emploi des appareils scientifiques est entré dans la pratique et que des opérations ordinaires comme la réparation d'une montre, le triage des oeufs de vers à soie, la vérification de l'absence ou de la présence du phylloxéra sur un cep de vigne, etc., se font chaque jour avec autant de rapidité que de sûreté par le moyen de la loupe et du microscope ; si on lui montre même les grossissements obtenus par ces instruments et le parti pratique qu'on peut en tirer dans une foule de cas, on lui communique, avec une notion précieuse des bienfaits de la science en général, l'excellente habitude de juger moins superficiellement et de s'environner pour chaque opération professionnelle un peu délicate des précautions familières aux praticiens les plus éclairés. Un thermomètre à maxima ou à minima suspendu dans l'école, la visite d'un compteur d'imprimerie lui donneront l'idée des appareils enregistreurs. Il sera même fort à propos, à l'occasion des notes de classe, de montrer comment on peut exprimer par une courbe le travail d'un élève pendant plusieurs semaines, de dire aux plus grands un mot sur les moyennes et la statistique ; de leur expliquer quelles fâcheuses conséquences peuvent entraîner les statistiques mal faites et de leur faire sentir, un almanach départemental en main, quelle est la complexité des données de la politique et par suite la difficulté de ses problèmes.

4° Veut-on maintenant que l'enfant apprenne, et cela est indispensable, à bien voir au sens figuré, c'est-à-dire à observer avec discernement, on devra craindre les énumérations sans fin qui n'épuisent pas l'objet. Il conviendra d'exiger toujours qu'avant de décrire les menus caractères d'un objet, l'enfant en désigne les parties les plus apparentes et adopte un ordre pour étudier ces parties. Il est bon de savoir dresser à son usage un inventaire complet de ce que l'on voit et de se tenir en garde contre les omissions étourdies ; on ne peut s'assurer ces avantages que par des habitudes d'ordre, de classement et de distribution méthodique. Mais quelque chose de plus important encore est de savoir discerner dans chaque groupe de qualités ou série de phénomènes le trait essentiel, caractéristique, qui lui donne sa physionomie et duquel dépendent tous les autres (le bec de l'oiseau, la dent des mammifères). Peut-être les leçons de choses ne suffisent-elles pas ici, et des exercices d'un tout autre ordre, des descriptions orales, des analyses littéraires portant sur des fables, de petits récits faits aussi de vive voix, contribueront-ils plus efficacement encore à augmenter la pénétration de l'esprit. C'est ainsi que l'on préparera le succès d'exercices plus sérieux qui doivent être reportés à un âge plus avancé, c'est-à-dire aux dernières années de la période scolaire. A notre avis, ce sont ceux dont il faut attendre le plus pour le développement de la faculté d'observation, et cependant ni les yeux ni les oreilles n'y tiennent la première place. Nous voulons parler des exercices de rédaction et de composition, entendus non comme des exercices de virtuosité littéraire, mais comme des essais modestes d'analyse et de réflexions dans les genres les plus divers. Les visites au dehors dont nous parlions tout à l'heure seront toujours l'objet de petits travaux ainsi conçus. Mais on ne craindra pas de proposer des thèmes plus libres, évoquant chez l'enfant le souvenir d'expériences personnelles analogues, mais où cependant son invention pourra commencer à prendre essor. Point d'emphase ni d'ornements plaqués, mais rien non plus qui sente le procès-verbal ; l'éloge, un éloge vif et souligné, sera réservé à celui des élèves qui aura mis en relief, dans la description, le récit ou les remarques quel conques sur quelque côté de la vie, le trait dominant, le fait qui explique, l'idée maîtresse. Pour bien observer, rien ne remplace l'intelligence ; c'est pour quoi tout ce qu'on fait pour la culture générale du jugement, c'est-à-dire pour la culture des facultés les plus hautes de synthèse, d'invention et de critique, on le fait pour la faculté d'observation. Il n'est donc guère d'exercice supérieur où l'occasion ne se pré sente à l'élève d'apprendre à bien observer, parce que tous offrent l'occasion d'apprendre à penser juste, c'est-à-dire d'apprendre à raisonner avec hardiesse et à conclure avec prudence, à devancer quand il le faut le témoignage des faits, à revenir en arrière aussitôt que le sol manque sous le pied, à féconder l'élude des détails par des vues originales, mais aussi à toujours subordonner ces vues au contrôle définitif de l'expérience. Toute sérieuse éducation de la pensée conduit là. Et c'est ainsi encore que, à force de voir les liaisons des choses, et que toutes les parties de la nature s'expliquent les unes par les autres, la jeune intelligence éprouvera un besoin de plus en plus vif de comprendre, c'est-à-dire de connaître les causes d'un nombre toujours plus grand d'effets, et s'intéressera pour ainsi dire à l'univers tout entier, passant ainsi du point de vue de la sensation égoïste à celui de la curiosité désintéressée et impartiale. — Voir aussi Sens (Education des).

Alfred Espinas