Jean-Frédéric Oberlin, l'apôtre et le civilisateur du Ban-de-la-Roche, naquit à Strasbourg le 31 août 1740. Il connut, dès son enfance, les bienfaits d'une forte discipline. Son père, professeur au gymnase protestant de Strasbourg, élevait sa nombreuse famille — sept fils et deux filles — avec une extrême austérité ; il s'efforçait d'inculquer à ses enfants ses habitudes d'ordre, d'économie, et de générosité à l'égard des pauvres. L'homme qui devait consacrer un ministère de cinquante-neuf ans au relèvement d'une population d'indigents n'eût pu être élevé à meilleure école.
Après avoir achevé ses études de théologie, Oberlin accepta une place de précepteur et se voua pendant quelques années à l'enseignement. Il écrivit à cette époque dans son journal des règles de conduite qui montrent que la discipline paternelle avait produit ses fruits ; le futur pédagogue préludait à son oeuvre en terminant avec une étrange vigueur sa propre éducation : « Je veux m'efforcer, » écrivait-il, « de faire toujours le contraire de ce qu'un penchant sensuel pourrait exiger de moi. Je ne mangerai et ne boirai donc que peu, et jamais plus qu'il ne faut pour la conservation de ma santé. Quant aux mets que j'affectionne le plus, j'en prendrai moins que de tous les autres. — Je veux chercher à dompter la colère qui souvent s'empare de moi. — Je veux m'abstenir de tous termes injurieux. — Je veux exercer les devoirs de mon état avec la dernière exactitude et la plus grande ponctualité ; autant que possible, je commencerai mes leçons à l'heure sonnante, et si cela ne se peut, je resterai d'autant plus longtemps l'heure écoulée. — Je veux consacrer tous les moments disponibles aux études, pour me rendre le plus tôt possible apte aux fonctions de prédicateur. — Je veux me contenter du moins qu'il faut en fait de garde-robe et de mobilier, pour que je n'aie pas besoin de donner un grand nombre de leçons : je pourrai alors vaquer d'autant mieux à celles que j'aurai, et mes études seront moins interrompues. »
Il ajoute en marge de cet article : « Détache toujours quelque partie de tes revenus pour les pauvres et administre ce fonds en bon gérant : quant au reste, sois aussi économe que possible ; paie ceux qui te servent de manière à ce qu'ils soient contents, tâche néanmoins de te passer de secours inutiles, mets-y la main toi-même ; que ton habillement soit propre, usais simple ; qu'il en soit autant de tes meubles ; si tu dépenses peu, il ne te faut pas une grande recette. »
Et ce que le jeune précepteur écrivait, il le faisait ; sa vie était celle d'un stoïcien.
A cette époque, il reçut une visite qui décida de tout son avenir. Stuber, le pasteur du Ban-de-la-Roche, était obligé à cause de sa santé de quitter son poste et cherchait un successeur. C'était alors un bien misérable pays que le comté du Ban-de-la-Roche. Séparé de la plaine d'Alsace par le vaste plateau du Champ-du-Feu, un des massifs les plus froids et les plus élevés des Vosges, le Ban-de-la-Roche est formé par quelques vallons étroits dont les pentes abruptes et rocailleuses envoient leurs cours d'eau dans la Bruche. Les flancs de la montagne sont couverts çà et là de forêts de hêtres et de sapins, plus souvent encore déboisés, parsemés de roches de granit et recouverts d'une maigre végétation de genêts. Dans ces gorges sauvages s'étaient réfugiées, à diverses époques et en particulier pendant les guerres de religion, des familles originaires de France, d'Allemagne, de Suisse et d'Italie. Le mélange des races avait donné à ce petit peuple une physionomie à part : vivant entre l'Alsace et la Lorraine, il n'était devenu ni Alsacien ni Lorrain ; son langage était un patois roman informe, où les sons gutturaux de la Suisse allemande se mêlaient à l'accent traînard du pays de Montbéliard. Ecrasés à la fois par les rigueurs du climat et la violence des hommes, les pauvres habitants de ce canton n'avaient aucune route qui les rattachât à la plaine d'Alsace et permit aux bienfaits de la civilisation d'arriver jusqu'à eux ; l'histoire les avait oubliés : au commencement du dix-huitième siècle, le pays subissait encore les droits féodaux les plus implacables. Les pasteurs alsaciens qu'on leur envoyait ignoraient le plus souvent la langue du pays : c'était, en général, pour cause d'indignité qu'on les reléguait dans ce poste perdu. Vers 1750, toutefois, avec l'arrivée du pasteur Stuber, de meilleurs jours se levèrent. Stuber est un homme de coeur ; il possède l'étoffe d'un pionnier ; il se prend d'une grande pitié pour ce peuple dont personne ne veut, et jette au Ban-de-la-Roche les bases d'une action civilisatrice. Tout est à créer : Stuber songe à tout. Malheureusement, les forces physiques nécessaires à une telle entreprise lui font défaut : en 1766, il est contraint d'abandonner son oeuvre. A qui la confier? On lui parle du jeune Oberlin. Stuber va le surprendre dans sa pauvre mansarde. A la vue de l'aménagement très primitif, du lit de camp entouré de rideaux faits de papier gommé, du poêlon en fer suspendu au-dessus de la lampe, qui brûlait sur la table de travail, et où cuisait une maigre soupe à l'eau, Stuber ne put retenir une exclamation de joyeuse surprise : « C'est du Ban-de-la-Roche !. Vous êtes l'homme que je cherche. »
Un effet, il avait trouvé l'homme que réclamait l'oeuvre entreprise, l'homme qui devait faire de cette oeuvre un chef-d'oeuvre de patience, de dévouement et de civilisation chrétienne.
Oberlin arriva au Ban-de-la-Roche au printemps de l'année 1767 ; il y mourut le 1er juin 1826, après un ministère consécutif de cinquante-neuf ans. A son arrivée à Waldersbach, le village du Ban-de-la-Roche assigné comme résidence au pasteur (la paroisse comprenait cinq villages : Waldersbach, Bellefosse, Bel-mont, Fouday, Solbach, et trois hameaux), Oberlin fut effrayé de la misérable hutte où logeait tantôt le pâtre de la commune, tantôt le maître d'école, et qui menaçait ruine. Sans songer à réparer la chétive demeure qui lui servait à lui-même de presbytère, il n'eut plus qu'une pensée : bâtir une école. Il dressa lui-même le plan de l'école de Waldersbach ; et, pour avoir raison des difficultés qu'on lui faisait, il s'engagea par écrit vis-à-vis de ses paroissiens à faire tous les frais de l'entreprise. Les fondements de l'école de Waldersbach avaient été jetés le 31 mai 1769. Oberlin poussa la construction avec une telle ardeur que la charpente fut entièrement dressée, après deux mois et demi de travail, le 14 août suivant. Ce n'est toutefois qu'en 1771 qu'Oberlin réussit à faire faire les tables et les bancs. Les ouvriers lui avaient fait défaut jusque-là. La note suivante se rapporte à cette époque : « Je demeurais dans une vieille maison où j'endurai des incommodités et des pertes continuelles par les rats et la pluie qui perçait partout, ne voulant point qu'on m'en donnât une neuve, aussi longtemps que les écoles ne seraient pas convenablement logées ».
Au village de Bellefosse, l'école se tenait à tour de rôle dans chacune des chaumières : inutile de dire dans quelles conditions déplorables. Après' beaucoup de peine, Oberlin put trouver un terrain convenable et les ressources nécessaires pour bâtir une maison d'école : celle-ci fut inaugurée le 11 août 1774. La maison d'école de Belmont fut bâtie en 1779 : Oberlin lui-même en avait dessiné le plan. L'école de Fouday ne fut construite que plus tard. Celle de Solbach fut élevée aux frais du maire de cette commune, Martin Bernard : l'exemple d'Oberlin commençait à porter ses fruits et la cause de l'instruction, après s'être heurtée à tous les préjugés de l'ignorance et à toutes les inerties de la misère, était finalement gagnée dans toute l'étendue du Ban-de-la-Roche.
Après les écoles, le personnel enseignant. Les femmes du Ban-de-la-Roche semblent avoir compris plus rapidement que les hommes les intentions de leur pasteur. Ce sont elles en tous cas qui eurent les premières l'honneur de lui fournir le concours dévoué et intelligent qui lui était nécessaire. Voici ce qu'il dit lui-même dans un manuscrit intitulé Règlements: « Depuis les deux années que j'exerce mes fonctions, l'éducation négligée de tant d'enfants dans ma vaste paroisse m'a toujours causé bien du chagrin ; c'est un fardeau qui pesait sur mon coeur. Je fis toujours des tentatives pour acheter ou pour bâtir une maison, afin d'en faire une maison d'éducation, mais tout fut en vain. J'apprends enfin, c'était en hiver 1769, que Sara Banzet, de Belmont, qui avait été en condition chez mon devancier Stuber, y avait appris à tricoter très proprement (chose alors rare au Ban-de-la-Roche), que de son propre mouvement elle enseignait à tricoter aux enfants de son village, mais que son père voyait cela de mauvais oeil à cause du sacrifice du temps. Cette nouvelle me causa un véritable ravissement. J'allai tout de suite trouver le père, et je fis un accord avec lui pour que sa fille entrât à mon service comme institutrice. »
Telle fut l'origine des conductrices de la tendre jeunesse : c'est le nom qu'Oberlin donna à ces institutrices. Telle fut aussi l'origine de ces salles d'asile, ou, selon le ternie usité actuellement, de ces écoles maternelles qui jouent un rôle si important dans l'éducation de la première enfance. La conductrice Sara Banzet, celle qui la première était entrée dans celte noble carrière, mourut en 1774 à l'âge de vingt-neuf ans : son exemple fut suivi par une élite de femmes, parmi lesquelles se trouvait Louise Scheppler, l'humble paysanne de Bellefosse, qui, par son dévouement à toute épreuve, joint à un bon sens pratique remarquable, fut pendant un demi-siècle la collaboratrice d'Oberlin. Ce fut ensuite le tour des hommes. Oberlin parvint à former un personnel sérieux d'instituteurs ; autour d'eux se groupèrent bientôt des hommes de bonne volonté, entre autres le fidèle Sébastien Scheidecker, qui fut tour à tour instituteur, officier de santé, maire et juge de paix.
Nous insistons sur les débuts de l'activité d'Oberlin, parce qu'ils résument à merveille toute la portée de son oeuvre. Oberlin était de la race des éducateurs. Educateur au sens restreint du mot, il avait la passion d'instruire la jeunesse ; éducateur au sens plus large, il n'eut d'autre but, durant son long ministère, que de faire de ses paroissiens des hommes capables de liberté, des hommes complets. Toutes les oeuvres qu'il entreprend sont inspirées par une intention pédagogique, ce sont pour ainsi dire des leçons de choses qu'il entend faire servir au développement de ses paroissiens. Qu'il plante des arbres fruitiers dans son jardin, ou qu'il s'en aille, la pioche sur l'épaule, réparer une route : tout ce qu'il fait, il le fait pour enseigner aux hommes qui l'entourent comment ils doivent s'y prendre, afin de tirer le meilleur parti des ressources dont ils disposent, afin de multiplier ces ressources par une culture rationnelle et productive, par la construction de ponts et de voies de communication. Il met tout en oeuvre pour élever ces esprits grossiers à des conceptions de moralité et d'humanité, en leur faisant toucher du doigt les bienfaits matériels de l'honnêteté individuelle et du dévouement à la chose publique. En toutes circonstances sa préoccupation n'est pas tant de faire oeuvre de philanthrope, en fondant certaines institutions utiles à son pays, que de faire oeuvre d'éducateur en créant des hommes et des citoyens. Et c'est là ce qui communique à l'activité si complexe d'Oberlin une profonde unité.
Le règlement qu'il rédige pour les écoles, tout comme les principes qu'il prêche à ses paroissiens et qui sont à la base des diverses associations d'adultes qu'il s'efforce de fonder, procèdent tous de la même inspiration. Oberlin veut faire des hommes de ces enfants dont il s'occupe sans relâche. Il veut refaire des hommes de ses paroissiens plus âgés en recommençant avec eux, dans des conditions difficiles, l'oeuvre éducatrice dont ils ont été privés. La pensée maîtresse de son activité pédagogique est le haut prix qu'il attribue à la vie humaine et à tout ce qui de près ou de loin contribue à son développement. On dit parfois de certains hommes religieux qu'ils ont la passion des âmes. Cette expression caractériserait fort mal les allures d'Oberlin. Sa passion à lui est infiniment plus concrète : elle a pour objet la vie humaine dans toutes ses manifestations, les plus humbles comme les plus élevées, les plus éphémères comme les plus durables. Il est absurde de nier ou même d'atténuer la ferveur religieuse d'Oberlin, comme l'ont fait quelques-uns de ses biographes. A certains égards, il côtoie le mysticisme le plus ardent. Il s'occupe avec une prédilection marquée des problèmes relatifs à la vie future ; il se demande sans cesse quelles sont les conditions auxquelles sont soumis les trépassés ; il croit aux pressentiments, aux visions et même à la possibilité d'une communication avec les morts ; il va jusqu'à dessiner un jour une carte géographique du ciel avec cette légende : « Représentation hasardée de la chère patrie des disciples de Jésus-Christ ».
Et d'un autre côté, ce même homme, que l'on serait tenté parfois de considérer comme un exalté, fait preuve de l'esprit le plus pratique, du bon sens le plus terre à terre qu'on puisse imaginer. Sa pensée revient sans cesse, du ciel auquel il rêve, aux plus infimes détails de la vie quotidienne. Il attache aux plus minimes questions une importance qui nous étonne ; il administre avec une merveilleuse économie les fonds dont il dispose, si bien qu'il n'est jamais à court en face de tous les besoins qui sollicitent sa générosité. Et le contraste des pensées qui l'agitent se retrouve dans sa prédication. Etrange prédicateur! il débute en entretenant ses auditeurs des joies du ciel ; puis il redescend subitement des hauteurs où il les a conduits. Il dirige leur attention sur les négligences dont ils se rendent sans cesse coupables, sur le gaspillage de forces, de temps, le mauvais vouloir qui stérilisent leur activité ; il leur montre leurs champs en friche, témoins muets mais éloquents du peu d'intelligence avec laquelle ils cultivent la terre : et pourtant la culture est un des devoirs les plus sacrés imposés à l'homme ; puis, leur reprochant l'incurie qu'ils apportent à l'entretien de leurs routes, il donne rendez-vous à tous les hommes qui craignent Dieu et qui sont de bonne volonté pour qu'ils se réunissent le lendemain matin, afin de réparer le chemin qu'il désigne ; il y sera avec eux.
Au fond, l'extrême importance qu'Oberlin attache à l'existence terrestre et à tout ce qui sert de cadre à la vie humaine ici-bas est une conséquence directe de sa conception religieuse. Il y a pour lui un lien organique entre le présent et l'avenir ; il considère l'existence future comme un simple prolongement de l'existence actuelle ; tout ici-bas a donc son importance ; tout doit concourir au développement intégral de l'homme ; il n'est si modeste ressource, si humble talent que nous ne puissions faire valoir au service de nos semblables. De là aussi l'insistance avec laquelle Oberlin réclame l'exercice de deux vertus sans lien apparent et qui pour lui vont ensemble : l'horreur du mensonge — l'homme qui se respecte doit toujours dire la vérité — et la haine de la prodigalité, une économie implacable, qui serait de l'avarice si elle n'était dictée par un besoin excessif de libéralité. Ne rien laisser perdre, pour faire le plus de bien possible.
Esquissons maintenant à grands traits le plan pédagogique conçu par Oberlin.
Par les conductrices de la tendre jeunesse dont nous nous avons parlé plus haut, il recueille les plus petits enfants dans des chambres spacieuses, et sous une direction toute maternelle ; l'amusement occupe une large place ; tandis que les plus petits jouent ensemble, les plus grands apprennent à filer, à tricoter, à coudre ; l'usage du patois est sévèrement interdit. L'histoire sainte et l'histoire naturelle sont enseignées au moyen d'images. On donne aux enfants le goût du dessin, on leur enseigne à enluminer des cartes géographiques de petit format : la carte du Ban-de-la-Roche, celles de France, de l'Europe, du Planisphère. Cette occupation plaît si fort aux élèves qu'elle passe dans les familles et devient l'amusement des jours de dimanche. Puis, au printemps et en été, les conductrices emmènent les enfants à la promenade ; elles leur font trouver, le long des haies ou dans les bois, les plantes qu'elles leur ont décrites.
Pour faire prendre plaisir aux enfants à s'exercer à de petits travaux rustiques, les conductrices leur inspirent le goût des fleurs. En leur enseignant à les dessiner, elles provoquent le désir d'en cultiver eux-mêmes dans leurs jardins où leurs parents leur accordent volontiers quelque petit parterre pour y exercer leur activité. Les conductrices préparent ainsi les enfants à la discipline et aux enseignements de l'école proprement dite.
Nous empruntons ces détails, comme plusieurs qui vont suivre, à une note de Jean-Luc Legrand, insérée dans le rapport fait à la Société royale d'agriculture par François de Neufchâteau. Legrand fut le fidèle collaborateur d'Oberlin pendant les douze dernières années de la vie du patriarche du Ban-de-la-Roche. Ancien directeur de la République Helvétique, ami passionné de l'instruction populaire, Legrand vint fonder au Ban-de-la-Roche l'importante industrie des rubans, attiré surtout dans cette contrée par la sympathie que lui inspiraient les efforts d'Oberlin et par le désir de le seconder. Il avait vécu, pendant sa jeunesse, dans l'intimité des grands pédagogues allemands du dix-huitième siècle, et avait été dans son âge mûr l'ami dévoué de Pestalozzi. Il consacra la dernière partie de son existence à développer et à établir sur des bases scientifiques l'oeuvre scolaire d'Oberlin. Il se lit lui-même maître d'école pour former par la pratique et l'exemple les maîtres d'école dont le Ban-de-la-Roche avait besoin. Le nom de Jean-Luc Legrand mérite de rester associé à ceux de Louise Scheppler et d'Oberlin.
Le cycle complet de l'enseignement dont Oberlin nous a laissé le plan embrasse trois périodes :
I. — L'enfant entre dans l'école des plus jeunes ou commençants. Le programme de cette école porte : Apprendre aux enfants 1° à déposer les mauvaises habitudes ; 2° à acquérir l'habitude de l'obéissance, de la sincérité, de la débonnaireté, du bon ordre, de la bienfaisance, etc. ; 3° à connaître les lettres minuscules ; 4° à épeler sans livres ; 5° à bien prononcer les syllabes et les mots difficiles ; 6° la dénomination française juste des choses qu'on leur montre ; 7° les premières notions de la morale et de la religion.
Ceci est la tâche de la première classe de l'école des plus jeunes. Cette école comprend trois classes ; au sortir de la troisième, l'élève doit savoir lire couramment, écrire lisiblement, additionner, soustraire, multiplier, diviser, et cela sur le tableau noir.
II. — L'élève passe de l'école des plus jeunes à l'école moyenne. Dans le programme de la première classe de cette deuxième école, nous trouvons, en outre des matières précédentes dont on entretient et développe la connaissance, les préliminaires de la géographie, l'explication des cartes géographiques sans texte ; les fractions jusqu'à la règle de trois ; l'enseignement des lettres allemandes. En quittant l'école moyenne, on doit savoir l'allemand sans l'épeler et connaître les premiers éléments du chant d'après les notes. III. — Vient enfin l'école des adultes. L'école des adultes était une sorte de division supérieure comprenant les jeunes gens et les jeunes filles de treize à quinze ans. L'enseignement s'y donnait de grand matin, en été de cinq à huit heures, et n'entravait en rien le travail de la journée. Cette école, comme les deux autres, comprenait trois classes. L'enseignement y était poussé fort loin. Nous y relevons les matières suivantes : histoire naturelle, surtout la botanique ; exercices de comptabilité ; histoire universelle ; traductions du français en allemand ; principes de l'agriculture, de la greffe et les règles de santé ; la religion avec ses preuves ; une idée générale et succincte des sciences et des arts ; « connaître les facultés de l'âme, saisir les idées des saisons et du temps, des productions de la terre, des animaux, des hommes, de leur nourriture, habillements, logements, des ouvriers, de leur salaire, de la propriété, donation, échange, héritage, de l'argent, de l'achat, des emprunts, des dettes, des intérêts, des familles, villages, bourgs, villes, des procès et contestations, des magistrats, des étals et du bien public, des pays et peuples voisins et éloignés, du cours de la nature, de la puissance, bonté et sagesse de Dieu, de l'immortalité de l'âme, des vertus et des vices, du chemin du bonheur par l'imitation de Dieu en suivant les mouvements de notre conscience et d'après l'exemple de Jésus-Christ ».
Voilà le programme d'éducation et d'instruction conçu et appliqué par Oberlin, il y a plus d'un siècle, dans un des cantons les plus reculés de notre pays ; toutes les connaissances théoriques et usuelles que réclame le plein développement de l'homme de la campagne y sont indiquées : éléments de l'hygiène, de l'économie politique, de l'agriculture, de la comptabilité, etc.
Rien de plus concret que ce plan : il est combiné dans l'intérêt d'enfants appelés à vivre dans un certain milieu, en lutte avec des difficultés déterminées que le pédagogue ne perd jamais de vue. Il s'agit d'armer ces enfants de toutes les connaissances qui leur seront utiles dans l'existence qui leur est faite, mais surtout de leur inspirer l'amour de l'étude, de les mettre à même de réfléchir et de devenir leur propre instituteur. Ces montagnards, contraints à dompter les rigueurs de la nature, à tourner et à retourner sans cesse la terre pour lui arracher leur subsistance, iront à leurs rudes labeurs comme des hommes qui s'y intéressent, qui pensent, qui observent, qui rêvent d'incessants progrès et possèdent suffisamment de connaissances pour les réaliser.
Et c'est ainsi qu'Oberlin, avec je ne sais quelle intuition prophétique, travaillait par avance à la solution d'un des plus graves problèmes qui s'imposent à l'attention de la démocratie : comment instruire le paysan sans lui donner le dédain des occupations agricoles, bien plus, en lui communiquant, par la nature même de l'instruction qu'on lui confère, un attachement croissant pour la terre, l'amour intelligent de l'agriculture?
Oberlin avait fait de la culture une sorte de rite sacré : dans les règlements qu'il combine pour hâter la civilisation du .Ban-de-la-Roche, il revient sans cesse sur le devoir qui incombe à ses paroissiens d'aider la terre à porter tous ses fruits. Il exige que les jeunes gens qui vont faire leur première communion lui apportent un certificat de leurs parents attestant qu'ils ont planté deux jeunes arbres fruitiers dans un endroit désigné ; le jour où ils peuvent apporter les premiers fruits au pasteur est un jour de fête. Il enseigne à ses paroissiens, avec l'art de greffer les arbres, tout ce qui concerne l'amélioration des bestiaux, l'augmentation du fumier, la création de prés artificiels. Voici, au sujet de l'irrigation et des contestations auxquelles elle donnait lieu, une exhortation d'Oberlin qui exprime bien l'amour religieux de la culture qu'il s'efforçait d'inculquer à ses ouailles :
« Je prie les personnes qui ne contribuent pas de toutes leurs forces, de tout leur pouvoir et crédit à faire les arrangements nécessaires pour l'arrosement équitable et fraternel des prés — je les prie de considérer :
« 1° Que l'amour de Dieu et du prochain est le premier et principal de tous les commandements ;
« 2° Que Dieu veut de la règle en tout, du bon ordre, bonne intelligence, équité, amour fraternel ;
« 3° Que c'est pour établir le règne de ces vertus sur la terre, et nous délivrer du pouvoir de Satan, qui veut et qui soutient le désordre, la haine, l'oisiveté, la ruse, la querelle, les injustices, — c'est pour nous racheter de son pouvoir que N. S. J. G. a souffert si cruellement ;
« 4° Que nous devons l'aider dans ses desseins de toutes nos forces ;
« 5° Que lorsque nous ne le faisons pas dans l'occasion, — lorsqu'on reste froid et indiffèrent maintenant et toutes les fois qu'il s'agit de se prêter à un arrangement fraternel et équitable, d'abolir une coutume de l'enfer et d'établir une règle céleste —c'est — chers amis ! — c'est se mettre (pour l'amour d'un peu de profit momentané, passager et terrestre) plutôt du côté de Satan que du côté de J.-C. Ne l'a-t-il pas déclaré lui-même, le Seigneur, qu'il regarde comme contre lui tous ceux qui ne sont pas pour lui, et comme détruisant son règne ceux qui ne bâtissent pas avec lui?
« Ainsi, chers amis! point de froideur, point d'indifférence, de lenteur, ni de lâcheté dans son service. Il est mort pour nous, vivons au moins pour lui. »
Oberlin croit en toutes circonstances à la puissance de l'association qui multiplie la contagion des bons exemples : il organise une Société d'agriculture. Cette société doit se réunir chaque dimanche dans l'un des villages du Ban-de-la-Roche. Le président lit huit ou dix pages d'un bon ouvrage d'économie rurale ; chacun prend des notes pour pouvoir pendant la semaine faire des essais. Ceux qui auront fait des essais communiqueront leurs expériences à la société. Les membres les plus habiles recevront publiquement des prix en livres.
Ce dernier détail est à observer. Oberlin agit ici à l'égard des hommes faits comme à l'égard des élèves de ses écoles : il stimule leur émulation par des récompenses publiques. Les notes, les distinctions honorifiques, les récompenses et les prix jouent un très grand rôle dans son système.
Cette notice serait incomplète si nous n'ajoutions pas quelques mots sur le rôle patriotique joué par Oberlin aux heures les plus difficiles. Ce fut un citoyen au sens le plus élevé du mot que le pasteur du Bande-la-Roche. Tandis que les représentants officiels de la religion s'élevaient avec colère contre le flot montant des revendications populaires, ne voulant voir dans le grand mouvement révolutionnaire que les exagérations ou les violences auxquelles il donnait lieu, Oberlin se ralliait sans restriction aucune à l'oeuvre émancipatrice ; il dégageait merveilleusement l'idée révolutionnaire de tous les détails accessoires qui pouvaient la compromettre, et saluait avec enthousiasme dans les événements qui ébranlaient le monde l'avènement du christianisme social. Qu'on lise, par exemple, le discours qu'il prononça à la fête de la Constitution et cérémonie des écharpes, à Fouday, le 13 novembre 1791 : « En France, dit-il, comme dans le reste de l'Europe, surtout là où les principes aristocratiques et antichrétiens de la cour de Rome avaient prévalu, deux classes d'hommes privilégiés s'étaient approprié toutes les richesses, tous les honneurs, tous les pouvoirs, et sans être eux-mêmes heureux (car on ne saurait l'être sans vertu), ils se sont rendus malheureux et ont opprimé les autres classe?,
« Les rois de France eux-mêmes étaient opprimés sous leur pouvoir, et malgré l'expression singulière que portaient leurs ordonnances : car tel est notre plaisir, ils n'osaient ordonner, ni vouloir même que ce qu'il plut à ces deux classes de vouloir.
« Leur pouvoir était formidable et invincible, et cependant les voilà vaincus ; à l'étonnement de toutes les nations, leur pouvoir est rompu et rentré dans le néant.
« C'est par la Constitution française, faite les années 1789, 1790 et 1791, que ce miracle s'est opéré. O Dieu ! qui n'y reconnaîtrait et n'y adorerait ta main merveilleuse et toute-puissante. »
Qu'on lise ensuite le discours qu'il prononça à l'occasion du départ des volontaires, le 5 août 1792 ; quoi de plus patriotique et en même temps de plus humain :
« Si vous deviez entrer en pays ennemi, souvenez-vous que nous ne sommes pas ennemis des peuples ; nous l'avons juré. Les princes français, les transfuges, les émigrés, le roi de Prusse, l'empereur, sont nos ennemis ; mais leurs sujets ne le sont pas. Ces derniers sont à plaindre comme nous, de ce que la tyrannie de leurs princes les a enveloppés des malheurs de la guerre. Soyez donc compatissants envers eux, équitables et secourables envers tout le monde.
« Enfin que Dieu vous soit tout et plus que tout. Obtenez à force de prières que vous puissiez l'aimer de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos pensées, et Dieu sera avec vous dans l'étranger et vous ramènera dans les bras de vos familles avec honneur et prospérité ; et si quelqu'un devait trouver son tombeau loin d'ici, il trouvera que les pays où Dieu et notre devoir nous mènent sont toujours le* plus près du ciel. »
Qu'on lise enfin son admirable allocution à l'occasion de la fête de la Jeunesse (21 germinal an IV). Ce discours fut prononcé dans un moment difficile entre tous. Les temples avaient été fermés. Oberlin n'avait plus le droit de parler en qualité de pasteur. N'importe! ce qu'il a à dire, il le dira comme orateur du club révolutionnaire de Waldersbach, car, après tout, il unit dans un même amour la pure doctrine du Christ et les vrais principes de la Révolution ; et il parle en ces termes :
« Le voici donc, ce beau jour, beau par sa destination ; jour consacré à la jeunesse, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus précieux aux yeux de Dieu et des vrais hommes, quand elle est véritablement ce qu'elle doit être : une jeunesse brave, courageuse, diligente, robuste et entretenant ses forces par l'amour dû travail ; puis modeste, humble, docile, pleine de respect pour l'âge, pour la sagesse et pour la loi.
« Nous célébrons donc aujourd'hui la fête de la Jeunesse. Tout homme sensé comprend qu'une pareille fête ne sera célébrée dignement et convenablement que quand la pluralité des membres de la République française seront animés de sentiments vraiment républicains ; c'est-à-dire :
« 1° Quand ils comprendront que le bonheur public fait le bonheur des particuliers ; que chaque particulier ne doit vivre que pour le public ; que Dieu ne peut nous approuver ni nous aimer qu'autant que nous pensons et agissons en conséquence ;
« 2° Alors donc on est républicain, quand on ne vit, ne subsiste, n'entreprend, ne se choisit une profession ou genre de vie, ne se marie, n'engendre ni n'élève des enfants, que pour l'utilité publique'
« 3° Alors on est républicain, quand pour l'amour du public on s'efforce à donner aux enfants l'exemple d'une vie généreuse, utile à d'autres, pleine de bonnes oeuvres, c'est-à-dire remplie d'occupations dont le but est la prospérité publique ;
« 4° Alors on est républicain, quand on élève ainsi ses enfants et qu'on leur inculque de pareils sentiments, et qu'on les dresse de plus en plus à l'utilité publique, en leur inspirant le goût des sciences et l'amour du prochain ;
« 5° Enfin, on est républicain quand on les préserve de cet esprit égoïste, qui, aujourd'hui plus que jamais, semble dominer une nation dont les membres ont fait serment de s'entreregarder et de s'aimer comme des frères, et dont la plus grande partie cependant n'ont soin que d'eux-mêmes et ne font rien pour le public que là où ils sont forcés. Oh! loin de nous cet esprit infernal antirépublicain, en même temps qu'antichrétien !
« O vous, mes jeunes concitoyens, qui, depuis aujourd'hui, êtes comptés parmi les citoyens actifs! oh, puissiez-vous vous rendre dignes de cet honorable titre, en vous efforçant de consacrer à la chose publique et au bonheur général vos forces, votre esprit, votre loisir et vos talents, et d'acquérir dans ce but des lumières et du savoir, de l'adresse et de la science, et un coeur généreux, céleste et divin.
« C'est alors que vous serez chers et précieux à tout homme de bien et à Dieu, qui vous protégera, vous chérira, et fera prospérer vos entreprises et récompensera un jour votre fidélité, en vous comblant éternellement de gloire et d'honneur, de puissance, de richesses et de délices, en vous disant à la face de l'univers : « Viens, mon fils, tu m'as été fidèle dans le peu ; viens, » mon fils, je t'établirai sur beaucoup ; viens entrer * dans la joie de ton Dieu ». 0 Dieu! fais prospérer la République et bénis tous les vrais républicains. Amen ! »
Voilà les mâles enseignements que recevait la population du Ban-de-la-Roche. Quoi d'étonnant si elle se distingua alors par son patriotisme et son dévouement à la chose publique! Elle avait reçu de son pasteur l'éducation civique et morale qui fait des hommes et des républicains.
Nous croyons ne pas exagérer en affirmant qu'Oberlin mérite d'être étudié par tous les hommes qui ont à coeur le bien de notre démocratie. Il fut par excellence le pasteur éducateur, le pasteur paysan, le pasteur citoyen.
Bibliographie. — LUTTEROTH, Notice sur Oberlin, Paris, 1826. — FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU, Rapport sur l'agriculture et la civilisation au Ban-de-la-Roche, Paris, 1818. — KRAFFT, AUS Oberlin's Leben, Strasbourg, 1826 ; — STOEBER, Vie de J.-F. Oberlin, Strasbourg, 1831. — SCHUBERT, Züge aus dem Leben Oberlin's, 1826, 4° édit., 1832. —BURCKHARDT, Oberlin's Lebensgeschichte und Schriften, Stuttgart, 1843, 4° vol, (renferme in extenso tous les écrits d'Oberlin que le biographe a pu réunir). — BODEMANN, Oberlin nach seinem Leben und Wirken dargestellt, Stuttgart, 1855, 3° édit., 1879 — SPACH, Oberlin pasteur du Ban-de-la-Roche, Strasbourg, 1866 ; — HAGENBACH, article Oberlin dans la Real-Encyclopädie de Herzog ; — F. LICHTENBERGER, article Oberlin, dans l'Encyclopédie des sciences religieuses.