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Normale (école) de l’an III

La fondation de la première Ecole normale, qui fut créée par un décret de la Convention du 9 brumaire an III, et dont les cours durèrent du 1er pluviôse au 30 floréal an III, a été racontée à l'article Convention. Le Comité d'instruction publique de l'an II avait élaboré (1er prairial an II) un projet de décret tendant à «. révolutionner l'instruction » par l'ouverture à Paris d'un « cours normal » temporaire, que devaient suivre d'autres cours à ouvrir dans les départements. Cette idée, comme l'a montré M. Paul Dupuy, avait été inspirée au Comité par le succès des cours organisés à Paris en ventôse, par le Comité de salut public, pour enseigner rapidement à huit cents citoyens venus de toutes les parties de la France les procédés relatifs à la fabrication de la poudre et des canons. Plus tard, un décret de la 4° sans-culottide de l'an II, rendu sur le rapport du Comité de salut public, chargea expressément le Comité d'instruction publique de lui présenter, sous deux décades, un projet d'écoles normales.

Le décret du 9 brumaire an III distinguait, dans l'institution des écoles normales, deux degrés successifs. Des élèves choisis par les administrations de district, à raison d'un élève pour vingt mille habitants, devaient se rendre à Paris avant la fin de frimaire pour y suivre les leçons d'une Ecole normale dont le cours d'études durerait quatre mois au moins ; ils recevraient un traitement de cent francs par mois. Ces élèves, rentrés dans leurs districts respectifs, y ouvriraient, dans trois chefs-lieux de canton désignés par l'administration, une école normale « seconde », dont le cours aurait aussi une durée de quatre mois au moins ; dans ces écoles normales des départements, les élèves de l'Ecole de Paris, devenus maîtres à leur tour, transmettraient aux citoyens et aux citoyennes qui voudraient se vouer à l'enseignement public la méthode d'enseignement qu'ils auraient apprise à Paris.

Les professeurs choisis pour l'Ecole normale de Paris (décrets des 19 brumaire, 10 et 19 nivôse) furent d'illustres savants ou des célébrités littéraires. Les branches d'études durent être au nombre de douze ; l'enseignement en fut confié à quatorze professeurs :

Mathématiques, Lagrange et Laplace ;

Géométrie descriptive, Monge ;

Physique, Haüy ;

Histoire naturelle, Daubenton ;

Chimie, Berthollet ;

Agriculture, Thouin ; Géographie, Buache et Mentelle (ce dernier adjoint à Buache par un arrêté du 24 nivôse)}

Histoire, Volney ;

Morale, Bernardin de Saint-Pierre ;

Grammaire, Sicard ;

Analyse de l'entendement, Garat ;

Littérature, La Harpe.

Un décret du 12 pluviôse ordonna ultérieurement qu'il y aurait de plus à l'Ecole normale un professeur d'économie politique, et le 19 la Convention nomma Vandermonde à cette chaire supplémentaire.

Par suite de difficultés matérielles, l'Ecole normale, dont les cours auraient dû commencer le 1er nivôse, ne s'ouvrit que le 1er pluviôse. Les leçons eurent lieu dans l'amphithéâtre du Muséum d'histoire naturelle. L'article 10 du décret du 9 brumaire disait que « deux représentants du peuple, désignés par la Convention nationale, se tiendraient près l'Ecole normale»: c'était l'imitation de ce qui avait été fait pour l'Ecole de Mars. Le 16 brumaire, le Comité d'instruction publique arrête que « Thibaudeau présentera à la Convention les deux représentants qui vont être choisis pour la surveillance immédiate des écoles normales. Le choix de tous les membres se porte sur les citoyens Sieyès et Lakanal. » Cette désignation unanime de Sieyès montre de quelle influence ce représentant jouissait alors auprès du Comité, qui suivait ses inspirations avec la même docilité qu'en juin 1793. Mais le politique taciturne ne jugeait pas encore le moment venu de se remettre en évidence : bien que la Convention eût voté, le 22 brumaire, la proposition qu'était chargé de lui faire Thibaudeau, Sieyès refusa sa nomination. Alors, le 14 frimaire, le Comité décide de présenter Fourcroy en remplacement de Sieyès ; mais quelqu'un fit observer à la Convention que Fourcroy était occupé au Comité de salut public, et le Comité d'instruction fut invité à proposer un autre membre. Il se rabattit sur le vieux Deleyre, qui n'avait guère d'autre titre que d'avoir été l'ami de Jean-Jacques Rousseau et d'avoir rimé des romances que celui-ci avait mises en musique. Deleyre fut nommé (27 frimaire), et Lakanal, au lieu d'avoir à s'effacer devant le prestige d'un collègue illustre, se vit de la sorte en posture de jouer un premier rôle. Le 28 frimaire, le Comité décida que « les représentants du peuple près l'Ecole normale connaîtraient directement de tout ce qui serait relatif à cette école », en sorte que Lakanal et Deleyre se mirent à prendre des arrêtés en leur nom personnel, comme le faisaient les représentants en mission. A la séance d'ouverture, Lakanal, chapeau à panache tricolore sur la tête, sabre au côté, donna lecture du décret de la Convention instituant l'école ; « tous les spectateurs et les élèves s'étaient levés et découverts, et répondirent par des salves d'applaudissements ; après quoi ils se rassirent, remirent leurs chapeaux, et Laplace, tête nue, lut son programme et fit sa première leçon ; Haüy et Monge lui succédèrent : les professeurs parlèrent toujours découverts devant les élèves couverts » (Paul Dupuy). Les leçons de l'Ecole normale devaient toutes être improvisées ; elles étaient recueillies par la sténographie, puis publiées dans le journal de l'école, créé à cet effet et qui était distribué aux membres de la Convention, aux professeurs et aux élèves, aux administrations de district, et aux agents de la République en pays étrangers. Une fois par décade avait lieu une conférence où les élèves discutaient avec les professeurs, leur demandaient des éclaircissements ou leur proposaient des objections : ces débats étaient aussi sténographiés et publiés.

La présence de Lakanal et de Deleyre aux séances de l'Ecole normale fut une des causes qui rendirent l'établissement impopulaire. « A peine investis de cette nouvelle autorité, dit Biot, ils devinrent un objet de jalousie : l'Ecole normale ne fut plus que leur affaire particulière. » Les conséquences furent désastreuses pour l'Ecole, ainsi identifiée avec la personne de deux députés qui n'avaient rien d'éminent : « toute l'influence qui aurait à peine suffi pour la soutenir s'unit pour la renverser ». La fonction des deux représentants consista, une fois l'Ecole ouverte, à présider aux leçons, assis sur une estrade élevée au-dessus des professeurs, dans le costume des représentants du peuple en mission. « Deleyre et Lakanal présidaient toujours la séance, chacun à sa façon, le premier somnolent et bonhomme, le second important et majestueux. On ne tarda pas à s'impatienter de les voir ainsi dominer tous les deux du haut de leur estrade les séances de l'Ecole. Dès le 7 pluviôse, le Journal de Perlet demanda « s'ils avaient par hasard la prétention de contrôler les leçons des premiers géomètres, des premiers physiciens, des premiers littérateurs de France, et par conséquent d'Europe ». L'Ami des citoyens de Méhée leur décocha des épigrammes à travers lesquelles on aperçoit leur silhouette juste et leur attitude vivante. » (Paul Dupuy.) Voici un croquis du bonhomme Deleyre :

Deleyre est un puits de science.

Comme il préside la séance !

Savez-vous bien ce qu'il fait là?

Il arrive, il dort, il s'en va :

Le lendemain, il recommence.

Quant à Lakanal, « sa posture est bien celle de protecteur des savants qu'il voulait garder pour la postérité ; seulement on la prenait moins au sérieux en ce temps-là » :

A nos leçons un pédant de collège

En belle chaire est venu s'installer.

Par un décret il a le privilège De ne rien dire et de beaucoup parler.

Il règle tout ; sur lui tout doit rouler ;

II distribue et louange et reproche ;

Bref, mon pédant est la mouche du coche,

Qui nuit, bourdonne, et croit tout faire aller.

Le caractère des leçons ne fut pas exactement celui qu'avait prescrit le décret de fondation. La plupart des professeurs s'occupèrent fort peu de montrer aux élèves — qui étaient tous des hommes faits et dont quelques-uns étaient eux-mêmes des savants — l'art d'enseigner, et cédèrent à la tentation assez naturelle de communiquer à leur auditoire soit leurs propres découvertes dans la science qu'ils enseignaient, soit les résultats les plus élevés auxquels cette science était parvenue. C'est ainsi que Laplace et Lagrange, après avoir débuté par une leçon sur la numération, arrivèrent rapidement à la haute algèbre ; la dernière leçon de Laplace traite du calcul des probabilités. Monge expose la théorie et les procédés de la géométrie descriptive, dont il était l'inventeur. Berthollet rend compte des récentes découvertes de la chimie. Sicard, chargé d'enseigner la grammaire, n'entretient guère ses auditeurs que des succès qu'il a obtenus dans l'éducation de quelques jeunes sourds-muets, dont il fait l'exhibition publique. La Harpe, sous prétexte de littérature, déclame contre les Jacobins ; il analyse quelques discours de Cicéron, afin d'y chercher des allusions politiques ; il fait même, au lendemain de la défaite des faubourgs au 12 germinal, une leçon contre le tutoiement (14 germinal).

Le 27 germinal, l'évêque Thibault, un « réacteur», proposa à la Convention la fermeture immédiate de l'Ecole normale : « La plupart des élèves, dit-il, sont des chanoines ; ils ne se rendent point à l'Ecole, et ils peuvent au moins donner pour excuse que la salle où l'on donne les leçons ne peut pas contenir la moitié de leur nombre ». Le montagnard Romme déclara que « le but de l'Ecole était absolument manqué » ; si on eût « occupé les hommes distingués qui la dirigent à composer des livres élémentaires », au lieu de leur faire professer des leçons où leurs auditeurs ne reçoivent que « des notions académiques », on eût « répandu dans la. République beaucoup plus d'instruction » qu'en ouvrant un établissement où on ne trouve que « le charlatanisme organisé » ; la marche suivie a été déraisonnable : « il fallait d'abord faire composer les livres qui auraient dû servir à l'enseignement, les soumettre à l'examen du Comité d'instruction publique, et songer ensuite à former les instituteurs ». Fourcroy répondit que, « malgré tout ce qu'on venait de dire, la Convention ne pouvait supprimer l'Ecole normale sans avoir entendu le Comité d'instruction publique », et que parce que « des abus s'étaient glissés dans cette école, ce n'était pas une raison pour tarir tout le bien qu'elle pouvait produire ». La Convention ordonna au Comité d'instruction de lui faire un rapport.

Le 7 floréal, Daunou (un des Soixante-treize, rentré à la Convention le 18 frimaire précédent) parut a la tribune au nom du Comité ; celui-ci avait décidé d'inviter la Convention à fixer au 30 prairial la clôture de l'Ecole, qui aurait eu ainsi une durée de cinq mois. Mais l'assemblée, dont la majorité avait hâte d'en finir avec une institution d'origine « terroriste », écouta avec faveur une diatribe du girondin Guyomar contre « ta manie des anciens gouvernants, qui croyaient qu'on pouvait faire des savants en quatre mois, et voulaient révolutionner jusqu'à la science » ; elle décréta, sur sa proposition, que l'Ecole serait fermée le 30 floréal et non le 30 prairial comme le proposait le Comité ; mais, comme fiche de consolation pour les professeurs, elle ajouta au décret une disposition proposée par Ehrmann, portant que « les professeurs qui n'auraient pas fini leurs cours le 30 floréal donneraient le complément de ces cours dans le Journal de l'Ecole normale, lequel complément serait distribué gratuitement aux élèves ». Voici les passages essentiels du rapport de Daunou :

« On doit convenir avec ceux qui ont demandé la suppression de cette Ecole, qu'elle n'a point pris, en effet, la direction que nous avons cru lui prescrire, et que les cours, en général, ont plus offert jusqu'ici un enseignement direct des sciences qu'une exposition des méthodes qu'il faut suivre en les enseignant.

« Quoique l'Ecole normale n'ait pas rempli toutes les vues qu'on se proposait en l'instituant, le Comité n'a pu méconnaître les fruits que l'instruction publique en doit retirer. Outre les leçons des professeurs, il se fait plusieurs cours particuliers où les élèves les plus instruits donnent des leçons élémentaires, profitables à la fois et à ceux qui les reçoivent et à ceux qui en sont les organes. Ainsi appelés au foyer des lumières nationales, beaucoup de talents se sont fécondés ; on peut dire qu'ils ont aperçu un horizon plus vaste, éprouvé des sensations plus profondes, conçu des pensées plus fortes et plus étendues ; et si, de toutes ces causes, il n'est pas résulté une direction assez sûre vers un but bien fixé, au moins est-il incontestable qu'un grand mouvement salutaire, bien qu'indécis, a été imprimé à l'instruction.

« Peut-être qu'en instituant l'Ecole normale on ne s'est point assez occupé d'en déterminer l'objet avec précision. Il eût fallu surtout savoir si, en appelant ici quatorze cents citoyens de toutes les parties de la France, on avait pour but de les préparer aux fonctions d'instituteurs primaires, ou à celles de professeurs centraux [professeurs d'écoles centrales], ou si l'on voulait enfin seulement les disposer à tenir à leur tour des écoles normales secondaires dans chaque département de la République. Suivant que l'on se proposait l'un de ces trois buts très divers, il y avait aussi une marche très distincte à suivre, et dans le choix des élèves et dans le genre de l'enseignement.

« Votre Comité croit qu'il faut renoncer à l'idée d'établir des écoles normales secondaires dans les départements. Il n'aperçoit plus aucun moyen d'effectuer avec quelque utilité ce difficile et dispendieux projet. »

Par la renonciation à cette partie du projet primitif qui prévoyait l'ouverture, dans trois chefs-lieux de canton de chaque district, d' « écoles normales secondes » où les citoyens et les citoyennes qui voudraient se vouer à l'enseignement public viendraient apprendre la méthode d'enseigner, qui leur serait transmise par les élèves de l'Ecole normale de Paris, tout l'avantage qu'on avait pu espérer de l'institution « révolutionnaire » conçue en l'an II, mais que les thermidoriens s'étaient montrés incapables de réaliser, se trouvait perdu : comme l'avait dit Romme, « le but de l'Ecole normale était absolument manqué ».

Conformément au décret, la clôture de l'Ecole normale eut lieu le 30 floréal : son existence avait duré quatre mois. Sa fin fut saluée par des chansons ; un élève rima ce couplet, sur l'air de : Allez-vous-en, gens de la noce :

Allez-vous-en, gens de l'Ecole,

On ne peut rien faire de vous.

L'entreprise en était trop folle :

Allez-vous-en planter vos choux.

Du 1er pluviôse au 30 floréal, le nombre des leçons données par les professeurs de l'Ecole fut le suivant : Sicard 38, Haüy 25, Buache et Mentelle 20, Daubenton 18, Lagrange et Laplace 16, Berthollet 14, Monge 12, Vandermonde 11, Bernardin de Saint-Pierre 9, Garat 7, La Harpe 7, Volney 6. Thouin ne put professer, il était en mission en Belgique.

Nous n'avons pu nous procurer l'édition originale du Journal de l'Ecole normale ; l'édition que nous avons eue entre les mains est une réimpression ; en voici le 'titre : « Séances et Débats des Ecoles normales, recueillies par des sténographes et revues par les professeurs ; nouvelle édition ; Paris, à l'imprimerie du Cercle Social, an IX (1800) ». Cette édition comprend treize volumes, dont dix pour les séances ou leçons, et trois pour les débats, plus un atlas. Les leçons proprement dites de l'Ecole normale ne remplissent que les six premiers volumes des séances ; les quatre autres contiennent des travaux ultérieurs, savoir : le 7e, un extrait de la Mécanique céleste de Laplace, par Biot, et le commencement d'un cours d'agriculture, par Thonin ; le 8e des fragments sur l'histoire naturelle, par Daubenton et Lacépède, et la suite du cours d'agriculture de Thouin ; le 9e, une leçon complémentaire de chimie, par Berthollet, datée de l'an IX, et la suite du cours d'agriculture de Thouin ; le 10e, des leçons sur le calcul des fractions, professées à l'Ecole polytechnique par Lagrange en l'an VIL La seconde moitié du 3e volume des Débats est occupée par des mémoires posthumes de Haüy sur la minéralogie.

Bibliographie. L'Ecole normale de l'an III, par Paul DUPUY, Paris, Hachette et Cie, 1895, 1 vol. grand in-8°.

James Guillaume