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Niederer

Jean Niederer, l'un des principaux collaborateurs de Pestalozzi, naquit à Brenden, canton d'Appenzell Rhodes-Extérieures, le 1er janvier 1779. Ses parents s'imposèrent de lourds sacrifices pour lui permettre d'étudier la théologie, et en 1798, à l'âge de dix-neuf ans, il fut nommé pasteur à Bühler. L'année suivante il échangea cette paroisse contre celle de Sennwald (canton actuel de Saint-Gall). En 1800, il entra en relations avec Pestalozzi, alors établi à Burgdorf, et forma dès lors le projet de se consacrer avec lui à l'oeuvre de l'éducation populaire. Mais ce ne fut qu'en 1803 qu'il lui devint possible de réaliser son désir et de s'associer à Pestalozzi. Niederer fut chargé à Burgdorf de l'enseignement religieux dans les classes supérieures ; et bientôt, grâce à ses connaissances et à son talent d'écrivain et de professeur, il devint le second de Pestalozzi ; il partageait avec lui le fardeau de l'énorme correspondance à entretenir, faisait des conférences sur la méthode pestalozzienne, et, reprenant en sous-oeuvre les théorres du maître, que celui-ci n'avait su exprimer jusqu'alors que d'une manière confuse et [obscure, il chercha à leur donner une forme philosophique et à les réduire en système.

L'influence de Niederer atteignit son apogée lorsque Pestalozzi, après que la tentative de fonder un institut à Münchenbuchsee avec la coopération de Fellenberg eut échoué, eut réuni tous ses collaborateurs à Yverdon (1805). L'institut d'Yverdon acquit bientôt une réputation européenne ; des visiteurs de tous pays vinrent y étudier la méthode pestalozzienne, et Niederer, qui en exposait les principes avec un véritable enthousiasme, contribuait pour une large part au succès de l'établissement. Si Schmid se distinguait entre tous les professeurs d'Yverdon par son talent pour l'enseignement et par des succès pratiques qui avaient fait de lui le favori de Pestalozzi, on s'habituait d'autre part de plus en plus à voir en Niederer le théoricien de l'école, et Pestalozzi lui témoignait une confiance absolue. Ce fut Niederer qui se chargea de la rédaction de la Gazette hebdomadaire d'éducation (Wochenschrift für Menschenbildung), publiée par H. Pestalozzi et ses amis, qui parut de 1807 à 1811 ; le Discours sur l'idée de l'éducation de l'homme (Rede über die Idée der Menschenbildung), lu par Pestalozzi en 1809 à la réunion de la Société suisse d'éducation à Lenzbourg, fut récrit par Niederer, et publié dans la forme que celui-ci lui avait donnée ; enfin Niederer fut chargé à cette époque d'écrire la biographie de Pestalozzi et de rassembler des matériaux à cet effet. Pestalozzi ? c'est un trait de son caractère ? a toujours montré une prédilection marquée pour les fortes individualités, jusqu'à se subordonner volontairement à elles et à s'abandonner sans résistance à leur influence. D'ailleurs le maître et le disciple étaient si sûrs de leur attachement réciproque, si persuadés que la Providence les avait réunis à dessein pour l'oeuvre à laquelle ils avaient dévoué leur existence, que Pestalozzi ne songeait point à s'offenser des allures parfois despotiques de Niederer, et fermait volontairement les yeux sur ce qui manquait à son collaborateur : car, il faut le dire, au point de vue de la négligence des formes extérieures, du défaut de ponctualité, du manque d'ordre dans les petits détails de la vie, Niederer ne le cédait en rien à Pestalozzi lui-même.

L'année 1810 marqua un moment décisif dans la carrière de Pestalozzi et dans ses relations avec Niederer. En cette année-là, deux maîtres dont la présence avait formé, sur certains points, un contre-poids à l'influence de Niederer, quittèrent l'institut ; c'étaient le Zuricois Jean de Murait, éducateur distingué, l'égal de Niederer au point de vue de la culture intellectuelle, et bien supérieur à lui comme organisateur et esprit pratique ; et Joseph Schmid, qui, en sa qualité de maître de mathématiques, de favori de Pestalozzi, et de catholique, avait subi moins que le reste du personnel enseignant la domination de Niederer. La retraite de ces deux professeurs laissa Niederer seul maître du terrain, et les lacunes inhérentes à sa personnalité devinrent alors plus sensibles. Cette même année vit se produire un incident qui devait avoir pour l'institut des conséquences désastreuses. Sur la propre demande de Pestalozzi, la Diète suisse avait nommé une commission chargée de visiter l'institut et de faire un rapport sur les résultats de la méthode d'éducation qui y était employée. La commission s'était rendue à Yverdon en novembre 1809 ; elle publia son rapport en septembre 1810. Ce rapport, rédigé par le P. Girard, rendait justice d'une façon générale aux efforts de Pestalozzi, mais contenait aussi de sévères critiques, et sa conclusion était que l'institut, tel qu'il était organisé, ne répondait pas à ce qu'on devait attendre d'un établissement destiné à servir de point de départ à une réforme de l'éducation populaire. Ce fut là un rude coup porté aux espérances patriotiques de Pestalozzi et de Niederer. L'issue de l'enquête eut pour résultat d'enhardir dans leurs attaques les ennemis de Pestalozzi : les Göttingischen Gelehrten Anzeigen publièrent en avril 1811, sous la forme d'un compte-rendu du rapport du P. Girard, un article des plus malveillants pour l'institut d'Yverdon, et à Zurich même commença dans la presse une polémique où Pestalozzi fut fort maltraité.

Niederer crut que la situation de l'institut exigeait une défense dans les règles, et, froissé dans ses plus intimes convictions, il écrivit en deux volumes un vigoureux plaidoyer intitulé L'Entreprise de Pestalozzi et ses rapports avec la civilisation contemporaine (Pestalozzi's Erziehungsunternehmung im Verhältniss zur Zeitkultur), Yverdon, 1812-1813. Le désir de réduire les accusateurs au silence fit perdre de vue à Pestalozzi et à son fougueux apologiste ce qui eût été le plus important, les réformes à accomplir dans l'institut lui-même ; l'établissement souffrit de cette querelle littéraire, qui absorbait le meilleur des forces de ses directeurs ; au point de vue financier, les résultats ne furent pas moins fâcheux, car Niederer avait créé, pour les besoins de la polémique, une imprimerie et un comptoir de librairie, qui engloutirent de grosses sommes à un moment où la diminution du nombre des élèves avait réduit les ressources de l'entreprise. Ce débat eut une influence regrettable sur Niederer lui-même, en le surexcitant, en lui enlevant sa liberté d'esprit, en le déshabituant du travail paisible auquel il s'était consacré jusque-là.

Pestalozzi se sentait enchaîné par la reconnaissance à l'homme qui pour le défendre n'avait épargné ni temps ni peine. Une autre circonstance vint resserrer encore les liens qui l'unissaient à Niederer. En 1806, il avait fondé à Yverdon, à côté de son Institut de garçons, un institut de jeunes filles, à la tête duquel il avait placé, en 1809, une femme d'un haut mérite, Mlle Rosette Kasthofer ; depuis 1813, il le lui avait cédé en toute propriété. Un an plus tard, Niederer épousa Mlle Kasthofer. Cette union combla les voeux de Pestalozzi, qui croyait voir désormais l'existence de son oeuvre assurée dans l'avenir.

Cependant ce fut précisément à ce moment que l'entreprise tout entière parut mise en péril. La responsabilité de la situation ne peut être imputée à Niederer seul : ce n'était pas d'ailleurs entre ses mains que se trouvait la direction financière. En présence du danger menaçant, Niederer proposa lui-même à Pestalozzi de rappeler son ancien antagoniste Joseph Schmid, qui pouvait seul, à son jugement, sauver l'institut de la ruine en lui apportant le concours de son habileté pratique et de son entente des affaires. Schmid revint à Yverdon au commencement de 1815, et réussit, par des mesures énergiques, à conjurer le désastre financier qui menaçait Pestalozzi. Mais bientôt des querelles éclatèrent ; et Pestalozzi, plein de gratitude envers son sauveur, donna raison à Schmid, qui ne tarda pas à exercer sur lui un empire plus grand encore que celui qui avait appartenu précédemment à Niederer. Les plus anciens et les plus fidèles collaborateurs de Pestalozzi le quittèrent l'un après l'autre : Krüsi et Ramsauer partirent en 1816 ; en 1817 ce fut le tour de Niederer, qui se consacra désormais entièrement à l'institut de jeunes filles dirigé par sa femme. Tous les efforts de Pestalozzi pour amener un nouveau rapprochement demeurèrent inutiles. Au cours de la querelle, Niederer, au nom de sa femme, éleva des réclamations financières contre Pestalozzi, et refusa obstinément les offres conciliantes et généreuses de ce dernier : il en résulta un procès qui dura sept longues années, et dont on trouvera la triste histoire à l'article Pestalozzi.

Mais les choses n'en restèrent pas là. Lorsque Pestalozzi, qui s'était retiré à Birr. chez son petit-fils après la ruine de son institut d'Yverdon, publia en 1826 le livre intitulé Mes destinées (Meine Lebens-schicksale), Niederer se sentit blessé au vif par le jugement injuste que Pestalozzi portait sur lui dans cet écrit. Il ne répondit pas directement ; mais un de ses amis, Edouard Biber, fit paraître sous le titre de Contribution à la biographie de Pestalozzi (Beitrag zur Biographie H. Pestalozzis, 1827) un véritable pamphlet contre le malheureux vieillard. Quelques semaines plus tard, Pestalozzi. dont les derniers jours avaient été empoisonnés par le chagrin que lui avait causé la lecture de cet odieux écrit, expirait à l'âge de quatre-vingt-un ans. Il est impossible d'excuser la conduite de Niederer dans cette circonstance ; tout ce qu'on peut dire en sa faveur, c'est qu'aussitôt que la tombe se fut refermée sur Pestalozzi, il s'empressa de déclarer, en son nom et au nom de ses amis, que la querelle était désormais apaisée, et que les anciens collaborateurs de Pestalozzi ne voulaient plus voir en lui que l'homme d'autrefois. « Il nous laisse, écrivit Niederer, comme un vivant testament, l'image d'un homme grand et bon, d'une naïveté d'enfant, avec des trésors inépuisables de tendresse et de dévouement ; d'un homme plein d'une énergie débordante, d'une abnégation à toute épreuve ; d'un génie créateur, envoyé par la Providence pour ouvrir à l'humanité une nouvelle ère de civilisation. » Dans les Pestalozzischen Bläfter publics par Niederer en 1828 et 1829, on trouve un portrait de Pestalozzi d'une analyse psychologique très délicate, et qui est probablement ce qu'on a écrit de plus exact et de plus complet pour expliquer les étranges contrastes qu'offrait le caractère du grand éducateur suisse.

L'institut de jeunes filles dirigé par Niederer et sa femme n'avait pas cessé de prospérer ; en 1827, ils le transportèrent à Genève. Après les événements de 1830, Niederer joua dans cette ville un certain rôle poli tique : c'est à lui et à Albert Galeer qu'on doit la fon dation de la grande association démocratique des ouvriers suisses, la Société du Grütli. Niederer est mort à Genève le 2 décembre 1843, à l'âge de soixante-cinq ans. Sa veuve continua à diriger l'institut de jeunes filles jusqu'en 1850, puis se retira à Zurich, où elle est morte le 14 août 1857.

James Guillaume