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Nicole

Pierre Nicole, l'un des plus célèbres parmi les écrivains de Port-Royal, naquit à Chartres le 19 octobre 1625. Il fit ses premières études sous la direction de son père, avocat au Parlement s né avec une grande ouverture d'esprit et une mémoire très heureuse, il lui suffisait, dit-on, de lire un livre une seule fois pour en retenir tout l'essentiel. En 1642, il vint à Paris faire sa philosophie au collège d'Harcourt, et le 23 juillet 1644 il était reçu maître ès arts. « Son génie naturellement profond et porté à la réflexion, nous dit son biographe, s'accommodait déjà des études où le raisonnement a plus de part que l'imagination, et, dès qu'il examinait une question, il l'approfondissait, on pouvait dire même qu'il l'épuisait. » De là il passa à la théologie, où il s'attacha surtout à saint Augustin et saint Thomas : il avait alors en vue la Sorbonne et le doctorat. C'est de cette époque que datent ses premières relations avec Port-Royal, où il avait une tante religieuse. Quand fut établie à Paris l'école de la rue Saint-Dominique d'Enfer, en 1646, on le chargea d'y enseigner les belles-lettres et la philosophie. Il ne pouvait toutefois donner à ses fonctions d'enseignement qu'une partie de son temps ; car il continuait d'étudier en théologie, et même il apprenait l'hébreu et le grec pour pouvoir lire dans leur langue les livres qui avaient trait aux études dont il s'occupait. Les troubles qui survinrent à la Sorbonne dès 1649, à l'occasion des cinq fameuses propositions, le décidèrent à s'en tenir au degré de bachelier qu'il avait pris au mois de juin de la même année, renonçant ainsi à la licence et au doctorat, et par suite aux dignités comme aux bénéfices auxquels il pouvait prétendre dans l'Eglise. Il resta donc simple clerc tonsuré, comme Rollin plus tard et comme Coffin, quoiqu'on ait souvent dit le contraire.

Cependant l'école de la rue Saint-Dominique d'Enfer était fermée en 1650 et les enfants qu'on y avait réunis étaient dispersés en plusieurs bandes à la campagne. Nicole suivit ceux qui furent envoyés aux Granges de Port-Royal des Champs. Ce lui fut une occasion de se lier d'une façon plus intime avec les solitaires qui s'y étaient retirés et dont il fut vite apprécié. A partir de ce moment, en effet, on le voit entrer dans tous les ouvrages que produisit la communauté, même dans les Provinciales. Il donnait au moins son avis, quand on ne lui en demandait pas davantage. Il revoyait volontiers et corrigeait les écrits des autres avec le même soin qu'il eût pris pour les siens propres. A l'égard, notamment, de ceux qui partaient de la plume d'Arnauld, qui avait plus particulièrement mis la main sur lui, « se l'était approprié comme second et depuis ne le lâcha plus », il ne se contentait pas d'en dresser le plan avec lui dans les entretiens qu'ils avaient ensemble journellement ; mais encore il écrivait sur les cahiers du célèbre docteur ses propres réflexions, « ébauchant ce que celui-ci finissait ou finissant ce qu'il n'avait qu'ébauché ». Il avait, du reste, dans le travail commun la spécialité des ouvrages de morale et des pré faces, auxquels son genre de talent le rendait particulièrement propre, ainsi que des traductions en latin, pour lesquelles il s'était exercé à se faire un style imité de Térence.

Au milieu de toutes ces occupations, il ne laissait pas pourtant de surveiller encore et de diriger, de concert avec Lancelot, les études des jeunes gens qui se trouvaient alors à Port-Royal, et parmi lesquels il faut citer Racine et Le Nain de Tillemont. Mais il semble qu'il leur ait servi de moniteur plutôt que de maître, comme on entend ce nom aujourd'hui. « Les jeunes Messieurs étaient très portés d'eux-mêmes à l'étude, dit un auteur du temps, et ils n'avaient besoin que d'être avertis des beaux endroits des auteurs, soit grecs, soit latins. M. Nicole était là pour leur inspirer le goût. C'est ainsi qu'il fit lire particulièrement à M. de Tillemont Quintilien, le livre de Cicéron de Oratore et l'Art poétique d'Horace. Il lui en faisait remarquer tous les endroits les plus capables de former son esprit et qui méritaient le plus son attention ; il lui expliquait toutes les figures que ces auteurs avaient employées pour rendre leurs discours plus ornés ou plus persuasifs ; il lui développait tout ce qu'il y avait de conforme aux règles de l'art et ce qui imitait de plus près la belle nature. Il lui enseigna ensuite la philosophie et lui expliqua sur la logique tout ce qui a été donné depuis au public, mais dans une occasion différente, sous le titre de l'Art de penser. Il ne lui dictait aucun cahier ; mais il lui parlait très sensément, et, pour rendre plus claires les choses qu'il lui disait, il les appuyait d'exemples sensibles et de comparaisons justes ; il laissait à son disciple la liberté de faire ses objections ; il y répondait simplement et avec netteté, et jamais il ne finissait un entretien sans avoir vu clairement que celui-ci avait entièrement compris ce qu'il lui avait dit. » Nul doute que Racine n'ait participé au même enseignement.

L'école des Granges n'existait plus depuis 1656 ; mais Lancelot dirigeait au château de Vaumurier. l'éducation du jeune duc de Chevreuse, et ses amis venaient le voir souvent. Un jour, comme on parlait de la logique, Arnauld fit en riant la gageure d'apprendre à l'élève de Lancelot, en quatre ou cinq jours, tout ce qu'elle renfermait d'utile et d'essentiel. Aussitôt, avec, le concours de Nicole, il se mit à écrire un abrégé destiné au jeune duc. Mais, les réflexions survenant en |>lus grand nombre qu'il ne l'avait cru, il fut amené à en faire un véritable traité, embrassant beaucoup plus de choses qu'il ne s'était engagé de faire d'abord. Néanmoins l'essai réussit comme il se l'était promis ; car le jeune duc de Chevreuse, ayant lui-même réduit le contenu du volume en quatre tables, en apprit facilement une par jour, sans même qu'il eût presque besoin de quelqu'un pour l'entendre.

Telle fut la rencontre qui produisit la Logique de Port-Royal. On ne l'imprima toutefois qu'en 1662, et l'on y ajouta ensuite diverses choses. L'ouvrage comprend quatre parties consacrées à l'idée, au jugement, au raisonnement et à la méthode. On croit généralement que les trois premières ne sont autre chose que l'ancien cours de Nicole arrangé par Arnauld, et que la quatrième est tout entière d'Arnauld, sauf les quatre Règles de la méthode empruntées à Descartes, et les Règles de l'Art de persuader qui sont de Pascal. Nicole est particulièrement l'auteur des discours placés en tête sous forme de préfaces, ainsi que du chapitre qui termine la troisième partie et qui a pour titre : « Des mauvais raisonnements qu'on commet dans la vie civile et dans les discours ordinaires ». Si certaines parties de la Logique ont vieilli et ne présentent plus pour nous aucun intérêt, ce chapitre, où l'on retrouve toutes les qualités de Nicole moraliste, mérite toujours d'être médité.

Au point de vue pédagogique, il faut lire aussi le Discours mis en tête de la première édition, où Nicole émet sur le bon sens et la justesse d'esprit, comme sur la nécessité de cultiver avant tout la raison et le jugement, des considérations fort sages et qui ont toujours leur à propos.

Nicole prit part aussi à la composition du Delectus epigrammatum, choix des meilleures épigrammes des anciens et des modernes, à l'usage des écoles (1659). Il est l'auteur de la dissertation latine qui ouvre le recueil, et dans laquelle il est traité de la beauté poétique, ainsi que du style et de la nature de l'épigramme.

A partir de 1660, époque de la fermeture définitive des écoles de Port-Royal, Nicole ne s'est plus chargé d'aucune éducation, particulière ou autre. Depuis quelques années déjà, il devait, du reste, ne s'occuper que d'une manière bien intermittente des jeunes gens auxquels il donnait ses soins. Ainsi, nous le voyons en 1655 suivre à Paris Arnauld déjà persécuté et forcé de se cacher, afin d'être plus à portée de le secourir de ses recherches et de sa plume. En 1656, on l'y retrouve encore travaillant aux Provinciales, surveillant l'impression et corrigeant les épreuves. En 1658, il est en Allemagne, où il en publie une traduction latine. Il n'a, du reste, pas cessé d'écrire pour la défense de la religion et du jansénisme jusqu'à sa mort, arrivée en 1695.

On sait l'histoire de sa querelle avec Racine à propos du théâtre. Nicole avait publié contre Desmarets de Saint-Sorlin, qui avait attaqué Port-Royal, des lettres qu'il appela Les Imaginaires et les Visionnaires, ou Lettres sur l'Hérésie imaginaire ; et, comme Desmarets était l'auteur d'un roman, de plusieurs tragédies, et de la comédie des Visionnaires, l'austère janséniste avait rappelé, sur le ton d'un théologien foudroyant un impie, qu' « un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, qui se doit regarder comme coupable d'une infinité d'homicides spirituels », et que les qualités d'auteur de romans et d'auteur de comédies « ne sont pas fort honorables au Jugement des honnêtes gens, et sont horribles, considérées suivant les principes de la religion chrétienne ». Racine, ancien élève de Nicole, mais élève qui avait mal tourné, se sentit visé personnellement, au témoignage de son fils: « Il crut que M. Nicole, en parlant contre les poètes, avait eu dessein de l'humilier ; il prit la plume contre lui et contre tout Port-Royal, et il fit une lettre pleine de traits piquants, qui, pour les agréments du style, fut goûtée de tout le monde : « Je ne sais », dit l'auteur de la continuation de l'Histoire de l'Académie française, « si nous » avons rien de mieux écrit ni de plus ingénieux en » notre langue ». (Mémoires de Louis Racine.) Cette « Lettre à l'auteur des Hérésies imaginaires et des deux Visionnaires », parue en 1666, est en effet un chef-d'oeuvre de bonne plaisanterie. Racine débute en disant à Nicole : « Je remarquais que vous prétendiez prendre la place de l'auteur des Petites Lettres (Pascal, mort en 1662) ; mais je remarquais en même temps qu'il y avait une grande différence entre une Provinciale et une Imaginaire ». Et il continue ainsi: « Faut-il, parce que Desmarets a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se sont mêlés d'en faire ? Vous avez assez d'ennemis : pourquoi en chercher de nouveaux? Oh ! que le Provincial était bien plus sage que vous ! Voyez comme il flatte l'Académie, dans le temps même qu'il persécute la Sorbonne. Il n'a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras ; il a ménagé les faiseurs de romans ; il s'est fait violence pour les louer ; car, Dieu merci, vous ne louez jamais que ce que vous faites. Et, croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui vous étaient favorables. » Et plus loin : « Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes : vous en damnez bien d'autres qu'eux. Ce qui nous surprend, c'est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Eh ! monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l'autre monde : ne réglez point les récompenses de celui-ci. Sophocle, Euripide, Térence, Homère et Virgile nous sont encore en vénération, comme ils l'ont été dans Athènes et dans Rome. » Le malin poète, rappelant que l'auteur de la Clélie avait parlé, dans ce roman, des solitaires de Port-Royal, en les traitant d'illustres, ajoute : « J'avais ouï dire que vous aviez souffert patiemment qu'on vous eût loués dans ce livre horrible : l'on fit venir au désert le volume qui parlait de vous ». C'est dans cette lettre que se trouve l'historiette, si joliment narrée, du capucin pris pour le père Maillart, adversaire de Port-Royal, et mis par la mère Angélique au régime du pain des valets, puis, l'erreur ayant été reconnue, gratifié d'un succulent déjeuner qu'il mangea « en bénissant Dieu qui ne lui avait pas fait manger son pain blanc le premier ». Deux amis de Port-Royal, Dubois et Barbier d'Ancourt, firent paraître deux réponses médiocres, dont Nicole endossa la responsabilité en les reproduisant avec éloges, l'année suivante, dans une seconde édition des Visionnaires. L'un des deux jansénistes, Dubois, avait menacé sérieusement Racine du feu éternel, en compagnie des grands génies de l'antiquité : « Vous renoncez à la communion des saints, lui disait-il, et n'aspirez qu'au partage des Sophocle et des Virgile ; vous ne craignez point de mourir comme eux, après avoir vécu comme eux ; et vous ne pensez pas au misérable état de ces malheureux génies que vous regardez avec tant d'envie et d'admiration : ils brûlent perpétuellement où ils sont, et on les loue seulement où ils ne sont pas ». Racine, piqué, reprit la plume, et écrivit une seconde lettre, non moins mordante que la première, et précédée d'une préface où Nicole était pris directement à partie : mais, sur les représentations de Boileau, qui lui dit que « cet ouvrage ferait honneur à son esprit, mais n'en ferait pas à son coeur, parce qu'il attaquait des hommes fort estimés, et le plus doux de tous, auquel il avait lui-même, comme aux autres, de grandes obligations, » il renonça à faire imprimer sa réplique, qui ne fut publiée qu'après sa mort.

Parmi les écrits dus à l'intarissable plume de Nicole, on cite ses Essais de morale, 1671 et années suivantes, 25 volumes in-12, dont Mme de Sévigné faisait si grand cas, et l'on estime particulièrement son Essai sur les moyens de conserver la paix avec les hommes. Quant à nous, pour le sujet qui nous occupe, nous y remarquerons le Traité de l'Education d'un prince au tome second, qui est un petit chef-d'oeuvre, mieux écrit que la plupart des ouvrages sortis de Port-Royal, et plein de réflexions sensées, qui n'ont pas moins leur application dans l'éducation commune que dans celle d'un roi. Il est étonnant que Sainte-Beuve en parle à peine; il est vrai que cette question n'était qu'un épisode dans son vaste sujet.

Ce traité comprend deux parties : la première, « contenant les vues générales que l'on doit avoir pour élever un prince », c'est l'éducation ; la seconde, « contenant plusieurs avis particuliers touchant les études », c'est l'instruction.

Nous ne relèverons que quelques idées dans la première partie. Nicole y traite d'abord des qualités qui sont nécessaires à celui qui se charge de l'éducation d'un prince. Il ne suffit pas, dit-il, qu'il soit instruit, puisqu'il peut posséder toutes sortes de connaissances et être néanmoins un malhabile homme : un prince pourrait fort bien avoir appris les langues, l'histoire, les mathématiques, et être cependant fort mal élevé, si l'on avait négligé de lui former le jugement. La plupart des choses, en effet, sont bonnes ou mauvaises selon le tour qu'on leur donne. Aussi la qualité la plus essentielle à un précepteur est-elle « une certaine qualité qui n'a pas de nom et que l'on n'attache point à une certaine profession. On ne peut mieux la faire connaître qu'en disant que c'est elle qui fait qu'un homme blâme toujours ce qui est blâmable et loue ce qui est louable, — qu'il rabaisse ce qui est bas, qu'il l'ait sentir ce qui est grand, — qu'il juge sagement et équitablement de tout, qu'il propose ses jugements d'une manière agréable et proportionnée à ceux à qui il parle, et enfin qu'il tourne en toutes choses à la vérité l'esprit de celui qu'il instruit. On ne supplée point à cette qualité essentielle, on ne l'emprunte point d'autrui, on ne s'y prépare point : la nature la commence ; on l'acquiert par un long exercice et une infinité de réflexions. Et ainsi ceux qui ne l'ont pas et qui sont un peu avancés en âge sont incapables de l'avoir jamais. » On ne peut dire mieux, ni plus juste : instruire est une fonction qui demande, pour être bien remplie, des aptitudes naturelles, de la pratique et de longues réflexions ; en un mot, une véritable vocation.

Mais si un bon maître tourne en toutes choses à la vérité l'esprit de celui qu’il instruit, il ne faut pas s'imaginer qu'il le fasse toujours par des réflexions expresses, ni qu'il s'arrête à tout moment à donner des règles du bien et du mal, du vrai et du faux ; il le fait, au contraire, presque toujours d'une manière insensible. « C'est un tour ingénieux qu'il donne aux choses, qui expose en vue celles qui sont grandes et qui méritent qu'on les considère, qui cache celles qu'il ne faut point faire voir, — qui rend le vice ridicule et la vertu aimable, — qui forme l'esprit insensiblement à goûter et à sentir les bonnes choses et à avoir du dégoût et de l'aversion pour les mauvaises. » Il ne se croit pas obligé de n'instruire son élève qu'à certaines heures et lorsqu'il lui fait expressément ce qu'on appelle une leçon ; il n'a point d'heure de leçon ou plutôt il lui fait une leçon à toute heure et sur tout ce qui se rencontre, ce qui donne plus de résultat que des discours étudiés. « n'y ayant rien qui pénètre moins l'esprit que ce qui y entre sous l'image peu agréable de leçons et d'instruction ». Comme cette manière d'instruire est insensible, le profit qu'on en tire, quoique réel, n'est pas toujours apparent ; et c'est ce qui trompe les personnes peu intelligentes qui s'imaginent qu'un enfant instruit en cette manière n'est pas plus avancé qu'un autre, parce qu'il ne sait peut-être pas mieux faire une traduction de latin en français ou qu'il ne répète pas mieux une leçon de Virgile.

Citons encore ceci : « Former le jugement, c'est donner à un esprit le goût et le discernement du vrai ; c'est le rendre délicat à reconnaître les faux raisonnements un peu cachés ; c'est lui apprendre à ne se pas éblouir par un vain éclat de paroles vides de sens, à ne se payer pas de mots ou de principes obscurs, à ne se satisfaire jamais qu'il n'ait pénétré jusqu'au fond des choses ; c'est le rendre subtil à prendre le point dans les matières embarrassées et à discerner ceux qui s'en écartent ; c'est le remplir de principes de vérité qui lui servent à la trouver dans toutes choses et principalement dans celles dont il a le plus besoin. »

Sans analyser la seconde partie, nous en détacherons quelques pensées qui suffiront à montrer quelle idée Nicole se faisait de l'instruction et quels étaient les principes généraux de sa pédagogie.

« L'instruction, dit-il, a pour but de porter les esprits jusqu'au point où ils sont capables d'atteindre. » Voilà le but clairement marqué et haut placé. — « Elle ne donne ni la mémoire, ni l'imagination, ni l'intelligence: mais elle cultive toutes ces parties en les fortifiant l'une par l'autre. » Le maître ne crée rien ; il ne peut que développer les germes qui sont dans l'esprit de l'enfant. — « Ce n'est pas proprement les maîtres ni les instructions étrangères qui font comprendre les choses ; elles ne font tout au plus que les exposer à la lumière intérieure de l'esprit par laquelle seule on le comprend : de sorte que, lorsqu'on ne rencontre pas cette lumière, les instructions sont aussi inutiles que si l'on voulait faire voir des tableaux dans la nuit. » L'esprit de l'enfant n'est pas une pure réceptivité, c'est une force active qu'il faut exciter et développer. Ce qu'on fait pour lui est peu de chose ; ce qu'on lui fait faire est tout. — « Les lumières des enfants étant toujours très dépendantes des sens, il faut, autant qu'il est possible, attacher aux sens les instructions qu'on leur donne et les faire entrer, non seulement par l'ouïe, mais aussi par la vue, n'y ayant point de sens qui fasse une impression plus vive sur l'esprit et qui forme des idées plus nettes et plus distinctes. » Nécessité de débuter avec les enfants par l'enseignement intuitif. — « On peut en conclure que la géographie est une étude très propre pour les enfants, parce qu'elle dépend beaucoup des sens et qu'on leur fait voir par les yeux la situation des villes et des provinces, etc. Mais pour leur rendre cette étude plus utile et plus agréable tout ensemble, il ne faut pas se contenter de leur montrer sur la carte les noms des villes et des provinces, il faut encore se servir de diverses adresses pour aider les enfants à les retenir ; avoir des cartes où les plus grandes villes soient peintes, leur conter quelque histoire remarquable sur les principales afin d'y attacher leur mémoire, rappeler les batailles qui y ont été livrées, les grands hommes qui y sont nés, etc. ; quand on leur parle de quelque histoire, ne jamais manquer d'en indiquer le lieu sur la carte. On leur peut dire encore quelque chose ou de l'histoire naturelle, s'il s'y rencontre quelque rareté, ou de la police, de la grandeur et du trafic de ces villes. » Rendre l'étude de la géographie intéressante, faire qu'elle ne s'adresse pas seulement à la mémoire, mais qu'elle exerce le raisonnement, la faire marcher de front avec celle de l'histoire.

Nicole insiste ensuite sur plusieurs autres connaissances utiles que l'on peut faire entrer par les yeux dans l'esprit des enfants : les machines des Romains, leurs supplices, leurs habits, leurs armes, leurs monuments, etc. « On doit tâcher d'inspirer aux enfants une honnête curiosité de voir les choses étranges et curieuses et de les porter à s'informer des raisons de toutes choses. Cette curiosité n'est pas un vice à leur âge, puisqu'elle sert à leur ouvrir l'esprit. »

Quand il vient à passer en revue les diverses méthodes qui étaient alors en usage pour apprendre le latin, Nicole dit « qu'en ces sortes de choses, il faut infiniment plus déférer à l'expérience qu'aux raisonnements et aux conjectures, mais qu'il ne faut pas non plus juger de la valeur absolue d'une méthode par les résultats qu'en obtiennent certaines personnes qui contribuent beaucoup à la faire réussir par leur habileté et par leurs soins. » Double maxime que feront toujours bien de méditer les réformateurs et les inventeurs de procédés nouveaux.

S'agit-il des grammaires latines où les règles sont exprimées en latin? « Le sens commun, dit Nicole, fait voir qu'on ne doit pas s'en servir ; car il est ridicule de vouloir montrer les principes d'une langue dans la langue même qu'on veut apprendre. »

Le père Condren, de l'Oratoire, avait introduit au collège de Juilly une grammaire résumée sous forme de tableaux, avec quatre couleurs différentes, que l'élève devait embrasser d'un seul coup d'oeil. Ce procédé jouissait d'une certaine vogue, et Richelieu notamment l'avait qualifié d' « invention heureuse ». Nicole n'en est point partisan. « On y voit moins de paroles et moins de papier, dit-il, et l'on s'imagine qu'il est aussi facile à l'esprit de comprendre et de retenir tout ce qui est dans ces cartes qu'aux yeux de le voir. Mais il n'en est pas ainsi. Lorsqu'il faut apprendre en particulier ces cartes, on y trouve les mêmes difficultés que si on apprenait dans un livre ce qu'elles contiennent, et encore de plus grandes, parce que les diverses couleurs par lesquelles on prétend distinguer les mots des diverses classes, ne sont pas des distinctions bien naturelles et qui demeurent beaucoup dans l'esprit. » Réflexion très juste : de pareils tableaux peuvent être utiles pour se rappeler ce qu'on a appris, mais non pour apprendre ce qu'on ne sait pas.

Il faut cependant des grammaires, car il y a des règles générales, et si on ne les sait pas, « on est obligé d'apprendre cent fois ce qu'il eût suffi d'apprendre une seule fois ».

Quant à la Janua linguarum de Coménius, recueil de mots qu'on faisait apprendre aux enfants en vue de leur faciliter l'étude de la langue latine, Nicole ne l'approuve pas davantage. « Ce recueil peut avoir quelque utilité, dit-il ; mais il est fâcheux de charger la mémoire des enfants d'un livre où il n'y a que des mots à apprendre, puisqu'une des plus utiles règles qu'on puisse suivre dans leur instruction est de joindre toujours ensemble diverses utilités, et de faire en sorte que les livres qu'on leur fait lire pour leur apprendre les langues, servent aussi à leur former l'esprit, le jugement et les moeurs ; ce à quoi ce livre ne peut bien contribuer. »

Il faut cultiver beaucoup la mémoire des enfants ; « mais il ne faut jamais permettre qu'ils apprennent rien par coeur qui ne soit excellent. Les choses qu'on apprend par coeur deviennent comme des moules et des formes que prennent ensuite nos pensées, quand nous voulons les exprimer : de sorte que, lorsqu'on n'en a que de bons et d'excellents, il faut, comme par nécessité, qu'on s'exprime d'une manière noble et élevée, tandis qu'on voit au contraire des personnes qui ont d'ailleurs bon esprit et qui raisonnent assez juste, parler néanmoins et écrire bassement, parce qu'on leur a, dans leur jeunesse, rempli la mémoire de mauvaises expressions et de mauvais tours. Il faut donc bien choisir ce que l'on fera apprendre, parce que tout n'est pas également bon dans les livres : il est des choses qui ne sont qu'à lire et d'autres qu'il faut apprendre de mémoire. »

Enfin nous terminerons par cette citation qui caractérise bien l'objectif de toute la pédagogie de Nicole : « Tout doit tendre, dit-il, à former Le jugement des enfants, et à leur imprimer dans l'esprit et dans le coeur les règles de la véritable morale, et il faut prendre occasion de toutes choses pour les en instruire ».

Sans doute toutes ces idées sont aujourd'hui devenues presque banales ; mais Nicole a le mérite de les avoir exprimées dès 1670. De plus, il n'y a rien là qui ne soit très pratique et exprimé avec une clarté par faite, double qualité que n'ont pas toujours su garder ceux qui ont dit les mêmes choses depuis. C'est pour cela que Nicole peut, à juste titre, être regardé comme un précurseur et comme l'un des maîtres de la pédagogie française.

Irénée Carré