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Neutralité scolaire

 Sous ce nom, ou du moins sous celui d'école neutre, la langue politique et pédagogique des divers pays d'Europe et d'Amérique a fait entrer des notions assez différentes les unes des autres.

Avant d'être employé en France, le mot était usité surtout chez les protestants d'Angleterre, des Pays-Bas, du nord de l'Europe et des Etats-Unis pour signifier simplement que l'école n'était pas exclusivement attachée à une des nombreuses confessions entre lesquelles se divise le protestantisme. C'était une école unsectarian, ou encore undenominational, c'est-à-dire « non confessionnelle » ce qui n'est nullement synonyme de « non religieuse ».

Le degré de cette « neutralité » a sensiblement varié suivant les temps et les lieux, depuis la simple autorisation donnée aux enfants de famille non croyante de s'abstenir des exercices religieux faits en classe jusqu'à l'exclusion de ces exercices mêmes du programme de la classe. Mais la recherche de ces nuances peut être laissée à ceux qui feront l'étude spéciale et approfondie de l'histoire scolaire de chaque pays. Ici nous n'avons à exposer que l'idée générale de la neutralité scolaire.

Or, c'est en France que le mot et la chose ont vraiment pris toute leur portée. C'est en France aussi que la chose et le mot ont donné lieu aux débats les plus vifs.

Essayons d'en indiquer les principales phases avant de présenter nos propres conclusions.

La première constatation à faire, c'est que depuis qu'il est question de neutralité de l'école, partisans et adversaires du système ont toujours entendu par là la neutralité religieuse exclusivement.

Avant même qu'on employât ce mot, c'était déjà l'émancipation de l'école par rapport a l'Eglise que réclamaient sous le second Empire les théoriciens de la « morale indépendante » ; c'était le programme qu'Edgar Quinet traçait dans l'Enseignement du peuple, c'était celui que tous les républicains réclamaient sous le titre très bien compris de tous : 1' « école laïque ». (Voir Laïcité.)

Quant à son tour Jules Ferry exposa au Parlement la théorie de la neutralité scolaire, il dit expressément à plusieurs reprises : « Nous n'avons promis ni la neutralité philosophique ni la neutralité politique». Le bon sens en effet ne permet pas de concevoir une école qui, par définition, se proposerait la neutralité absolue, c'est-à-dire s'interdirait de parler. Car le langage le plus familier, celui que l'enfant doit apprendre pour comprendre tout le monde et en être compris, emploie constamment et couramment des mots qui supposent, si on les presse, certaines notions philosophiques et sociologiques. Dans le premier rapport qui ait été fait au Conseil supérieur sur le nouvel enseignement de la morale, M. Paul Janet réfutait déjà par l'absurde la prétention qu'il osait à peine prévoir : celle qui « de progrès en progrès et sous prétexte de neutralité, en viendrait à interdire d'enseigner le devoir, la famille, la propriété, la patrie ». Au point de vue proprement politique, Jules Ferry disait non moins catégoriquement, en parlant d'une école, d'un maître, d'un livre qui prétendrait « diffamer la Révolution française ou dénigrer la République » : « Jamais nous ne nous sommes engagés à les tolérer ».

Il s'agissait donc bien au début et, de fait, il s'est toujours agi, de la neutralité en matière religieuse : c'est à celle-là que se sont toujours réduites, que se ramènent encore, de nos jours, les controverses mêmes qui semblent dépasser le plus cet objet en affectant de s'en prendre à tous les enseignements.

Mais encore que faut-il entendre par « neutralité religieuse » ?

L'auteur d'une des études critiques les plus impartiales et les plus approfondies sur cette page de notre histoire scolaire, M. Delvolvé (au début de son volume Rationalisme et tradition, recherche des conditions d'efficacité d'une morale laïque), croit pouvoir y distinguer trois moments.

D'abord on affirme la possibilité autant que la légitimité d'une éducation morale toute d'intuition : c'est la culture du sens moral par une sorte d'appel simultané à l'intelligence, au coeur, à l'imagination, à la volonté. A ce point de départ, la neutralité consiste simplement dans la séparation de deux domaines, celui de l'éducation morale et celui de l'éducation religieuse. Ce sont deux formes distinctes, qui peuvent, qui doivent s'entr'aider. L'instituteur ne se substitue ni au père de famille ni au ministre du culte, il est plutôt leur auxiliaire. Il n'ignore pas que « l'immense majorité des enfants lui arrive ayant reçu ou recevant un enseignement religieux qui les familiarise avec l'idée d'un Dieu auteur de l'univers et père des hommes, avec les traditions, les croyances, les pratiques d'un culte chrétien ou Israélite : au moyen de ce culte et sous les formes qui lui sont particulières, ils ont déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle et universelle ».

Un second moment serait marqué, suivant le même auteur, par un effort ou un essai pour renforcer l'enseignement didactique, la démonstration rationnelle, pour fonder la morale sur des principes ayant la valeur sinon d'un dogme religieux, du moins d'un dogme philosophique. Ces principes et ce dogmatisme, on les emprunte à Kant. C'est la morale de l'impératif catégorique qui devient le substratum théorique de l'enseignement pratique de la morale à l'école. Le fossé de la neutralité religieuse se creuse plus profond : on ne renvoie plus tacitement au catéchisme, on le remplace par une traduction populaire de la Raison pratique de Kant.

Enfin, troisième moment, le kantisme lui-même paraît insuffisant : ce n'est pas une morale philosophique, c'est une morale scientifique qu'il faut construire. Or, on reconnaît que la science des moeurs est une partie de la sociologie. Le fond de toute morale, c'est la morale sociale. La tendance sociologique va donc prédominer, soit avec les théories de M. Durkheim et de M. Lévy-Bruhl sur l'évolution des sociétés, soit avec celles de M. Léon Bourgeois sur la solidarité, soit avec les essais de morale positive de M. Belot, de M. Payot, soit avec les nouveautés hardies de l'école socialiste. Ici le divorce est complet, et la neutralité religieuse prend figure d'opposition directe entre la morale sociologique et la morale théologique.

Sans nier ce qu'il peut y avoir d'exact dans cet exposé un peu schématique, nous dirions plutôt que les trois tendances ci-dessus indiquées sont à peu près contemporaines, qu'elles se sont développées parallèlement et simultanément ; que, si l'une ou l'autre a prévalu ici ou là, ce fut le résultat ou des circonstances, ou d'influences personnelles, plutôt que d'une direction d'ensemble imprimée ou par l'administration ou par l'opinion publique.

Dès le début aussi bien que dans les vingt-cinq années qui ont suivi la promulgation des lois scolaires, le but que le législateur, a fixé et que l'administration s'est efforcée d'atteindre, c'était bien la neutralité religieuse complète, allant jusqu'au bout sans atténuation ni compromission. On a souvent fait la remarque que Jules Ferry avait posé le problème et l'avait résolu non pas sans doute avec brutalité, mais avec une rigueur logique qui ne laissait place ni à l'équivoque ni aux tentatives d'arrangement amiable. C'était entre l'école et l'Eglise une cassure nette, à arêtes vives : le prêtre à l'église, l'instituteur à l'école ; plus de contact, plus de mélange, plus de rencontre : religion et enseignement sont deux choses qu'il faut respecter sans les confondre.

Seulement, était-il possible d'en rester là? Parviendrait-on à faire durer longtemps cette neutralité de bon voisinage, caractérisée sinon par des sympathies profondes, du moins par l'absence d'antipathies? Si l'attitude a changé, si le ton a passé de la bienveillance à l'hostilité et du parti pris de confiance au parti pris de défiance mutuelle, à qui la faute? Un peu sans doute aux événements politiques et aux passions qui en naissent, mais bien plus à la logique des idées et des institutions. C'était un équilibre instable que celui d'une société qui séparait l'école de l'Eglise et qui ne s'en était pas séparée elle-même : le Concordat subsistait pour les adultes, et il était aboli pour les enfants. La force des choses amena assez vite ce qu'elle devait entraîner. La puissance civile rompit tout lien avec la puissance ecclésiastique, qu'elle avait jusqu'alors légalement reconnue. Et la neutralité s'acheva en laïcité intégrale. Evolution naturelle, normale, logique, qu'il ne faut pas expliquer par les seules contingences de la politique ou par un dessein arrêté de « déchristianisation ».

La neutralité scolaire peut s'entendre de trois objets : de l'école, du personnel, de l'enseignement.

La neutralité de l'école, c'est le fait légal. L'école publique, d'abord, ne dépend plus de l'Eglise et ne s'y rattache plus par aucun lien. Aucun prêtre n'y a plus accès, encore moins autorité. L'école est neutre, en ce sens qu'elle reçoit indistinctement et traite sur le pied de la plus parfaite égalité les enfants de tous les cultes et aussi ceux qui n'appartiennent à aucun culte. Elle est neutre en ce qu'elle ne se charge plus d'enseigner aucune partie de la religion, ni même de préparer les leçons de catéchisme en en faisant réciter la lettre aux enfants, ni de les conduire aux offices, ni de veiller à l'accomplissement des devoirs religieux. Elle est neutre aussi en ce que, sans leur imposer aucune pratique, elle leur laisse, la loi le veut, tout le temps nécessaire pour l'instruction religieuse et ses compléments.

La neutralité du personnel s'entend d'abord de ce fait que l'autorité scolaire n'a point à s'enquérir de la religion du postulant ou des pratiques cultuelles du titulaire. On se rappelle cette décision du Conseil royal de l'Université revêtue de la sanction ministérielle par M. de Salvandy : « Dès que le candidat au brevet déclarait n'appartenir à aucun des trois cultes reconnus, on devra cesser l'examen, et, en définitive, ce candidat n'ayant pu satisfaire à une partie essentielle de l'examen, le brevet ne doit pas lui être délivré » (20 juin 1837). Cette règle, qui est encore celle des pays où l'école reste confessionnelle, paraîtrait aujourd'hui chez nous une énormité.

Mais pour que le personnel soit réellement neutre, il faut aller plus loin. Nos lois scolaires ont admis d'abord, depuis 1880, le droit pour l'Etat de laïciser le personnel de l'enseignement primaire public, c'est-à-dire de remplacer les religieux et les religieuses chargés de l'enseignement dans les écoles communales par des instituteurs et des institutrices laïques. Plus tard, la loi organique du 30 octobre 1886 fixa un délai pour la substitution totale du personnel laïque au personnel congréganiste dans les écoles de garçons (cinq ans) ; la loi de finances de 1902 fixa à trois ans le même délai pour les écoles de filles. Enfin, la loi du 7 juillet 1904 étendit la suppression de l'enseignement congréganiste aux écoles privées. La raison en était que les communautés religieuses exigent de leurs adhérents, sous le nom de voeux de religion, le triple engagement de renoncer au mariage, à la propriété et à l'autonomie individuelle. Une association fondée sur cette annihilation méthodique de la personne humaine ne peut être assimilée par la loi aux associations normales, c'est-à-dire à celles qui respectent la liberté, l'égalité et la pleine responsabilité individuelle des contractants. La loi ne saurait reconnaître à un groupement de combat et de prosélytisme contre les principes fondamentaux de la société démocratique la qualité de personne civile collectivement autorisée à ouvrir et à diriger des établissements d'enseignement. La première condition requise d'un maître, c est qu'il n'ait pas substitué à sa propre personnalité celle de chefs spirituels auxquels il a solennellement promis l'obéissance passive.

Dans de telles conditions, ce n'est pas seulement la neutralité, c’est même l'impartialité élémentaire qui lui est impossible dans son enseignement.

Il est à noter d'ailleurs que cette interdiction de l'établissement congréganiste d'enseignement ne se traduit pas en une interdiction d'enseigner appliquée à la personne. Le même homme, la même femme qui exerçait les fonctions enseignantes au nom d'une congrégation religieuse peut les continuer personnellement aux mêmes conditions d'âge, de brevet, etc. C'est la congrégation seule qui est frappée par la loi, chacun de ses membres gardant la plénitude de ses droits de citoyen, et, le cas échéant, d'instituteur dans les termes du droit commun. Notons de même qu'il est abusif de dire que la République a expulsé les frères et les soeurs : elle n'a pas envoyé en exil une seule personne. Ceux-là seuls se sont exilés eux-mêmes qui ont mieux aimé renoncer à vivre en France que de renoncer à vivre à l'état de congrégation enseignante.

Enfin, il reste à définir la neutralité de l'enseignement lui-même. Et c'est des trois points le plus délicat. C'est là que se heurtent en un conflit inévitable deux conceptions politiques auxquelles correspondent deux théories pédagogiques entre lesquelles il faut prendre parti.

Aux yeux de l'Eglise, la neutralité de l'enseignement est, en soi, une erreur absolue et absolument condamnable. C'est le principe même que le clergé catholique repousse sans réserve. A cet égard, ses déclarations ne laissent pas le moindre doute. Non seulement l'Eglise a combattu de toutes ses forces la séparation de l'Eglise et de l'école comme la séparation de l'Eglise et de l'Etat, mais, après vingt-cinq ans de pratique du nouveau régime scolaire et, trait significatif, au moment même où il entrait dans sa tactique de réclamer l'application de la neutralité scolaire entendue à sa façon, elle a, dans la seconde déclaration des évêques de France (septembre 1909), prononcé à nouveau dans toute son intransigeance la condamnation du principe même de cette neutralité. Ce texte, qui est comme le résumé autorisé de la doctrine de l'Eglise, mérite d'être cité :

« Il y a environ trente ans que, par une déplorable erreur ou par un dessein perfide, fut introduit dans nos lois scolaires le principe de la neutralité religieuse : principe faux en lui-même, et désastreux dans ses conséquences. Qu'est-ce, en effet, que cette neutralité, sinon l'exclusion systématique de tout enseignement religieux dans l'école, et, par suite, le discrédit jeté sur des vérités que tous les peuples ont regardées comme la base nécessaire de l'éducation ?

« A toutes les époques et pour tous les pays, les souverains pontifes ont dénoncé et condamné l'école neutre.

« Le pape Pie IX la réprouva, le 1" novembre 1854, dans l'allocation consistoriale prononcée à propos de la loi qui s'élaborait alors en Piémont. Et dans sa lettre à l'archevêque de Fribourg (14 juillet 1864), l'illustre pontife, après avoir condamné la neutralité dans l'enseignement supérieur, ajoutait : Ce détestable mode d'enseignement, séparé de la foi catholique et de la tutelle de l'Eglise., produira des effets plus funestes encore s'il est appliqué aux écoles populaires, car, dans ces écoles, ta doctrine de l'Eglise doit tenir la première place. La jeunesse est donc exposée au plus grand péril, lorsque, dans ces écoles, l'éducation n'est pas étroitement unie à la doctrine religieuse.

« Léon XIII, s'adressant à la France, a porté, à son tour, contre ce système de pédagogie, la condamnation la plus catégorique et la plus fortement motivée. Il disait, en parlant de l'union nécessaire de l'enseignement avec l'éducation religieuse : Séparer l'un de l'autre, c'est vouloir que, lorsqu'il s'agit d'un devoir envers Dieu, l'enfant reste neutre. Système mensonger et désastreux dans un âge si tendre, puisqu'il ouvre la porte à l'athéisme et la ferme à la religion. (Encyclique Nobilissima Gallorum gens.) Il enseignait la même doctrine aux évêques de Bavière (2 décembre 1887), et, à ceux du Canada, il déclarait que l'école neutre est contraire à la foi, aux bonnes moeurs et au bien social (8 décembre 1897).

« A ces condamnations édictées par les papes contre l'école neutre, les évêques de France se firent l'écho dès que le péril s'annonça, et, si le régime de la neutralité scolaire s'est établi dans notre pays, il serait injuste de prétendre que ce fait douloureux se soit produit à la Faveur de leur silence.

« L'école neutre a été réprouvée par l'Eglise, et cette réprobation, que certains esprits taxent d'intolérance, se justifie sans peine. N'est-il pas permis de voir dans la suppression de tout enseignement religieux à l'école l’une des principales causes du mal profond dont souffre la France et qui atteint à la fois là famille, la morale et le patriotisme?

« Cependant, l'école neutre existe partout dans notre pays, et dès lors, pères et mères de famille, une question de la plus haute gravité se pose devant votre conscience : Vous est-il permis de l'adopter pour vos enfants, ou bien êtes vous obligés d'en choisir une autre qui soit chrétienne ?

« Nous répondons d'abord que c'est un devoir rigoureux, partout où il existe une école chrétienne, d'y envoyer vos enfants, à moins qu'un grave dommage ne doive en résulter pour eux ou pour vous.

« Nous répondons, en second lieu, que l'Eglise défend de fréquenter l'école neutre, à cause des périls que la foi et la vertu des enfants y rencontrent. C'est là une règle essentielle qu'on ne doit jamais oublier.

« Il se présente, néanmoins, des circonstances où, sans ébranler ce principe fondamental, il est permis d'en tempérer l'application. L'Eglise tolère qu'on fréquente l'école neutre quand il y a des motifs sérieux de le faire. Mais on ne peut profiter de cette tolérance qu'à deux conditions : il faut que rien dans cette école ne puisse porter atteinte à la conscience de l'enfant ; il faut, en outre, que les parents et les prêtres suppléent, en dehors des classes, à l'instruction et à la formation religieuses que les élèves n'y peuvent recevoir. »

Par les dernières lignes de cette citation, on peut voir apparaître le fameux distinguo par lequel l'Eglise, après avoir posé « la thèse » c'est-à-dire le droit absolu qu'elle réclame en principe, accepte une « hypothèse », c'est-à-dire, en fait, les nécessités auxquelles elle est forcée de s'accommoder en faisant toutes ses réserves. C'est ce qui explique la double attitude du clergé à l'égard de cette neutralité qu'il répudie comme un système néfaste et dont il réclame cependant l'application comme moindre mal, dans les conditions les plus propres à en atténuer les dangers.

Ce sont ces conditions mêmes qu'il importe de préciser pour savoir ce qu'il faut penser de cette troisième forme de neutralité, celle de l'enseignement. D'interminables controverses de presse, un ample débat parlementaire (janvier 1910) et l'agitation savamment organisée dans tous les diocèses avec une fortune inégale, et généralement médiocre, ont permis de se faire une idée juste des deux interprétations qui sont en présence.

Pour l'Eglise, l'enseignement est neutre s'il s'abstient de tout ce qui pourrait, de près ou de loin, combattre ou contrarier non seulement le dogme catholique, mais les idées chères au catholicisme dans tous les ordres, notamment les opinions historiques relatives aux événements de toute nature où l'Eglise s'est trouvée mêlée.

Du moment que l'enseignement tendrait à faire aimer ce que n'aime pas l'Eglise, par exemple la liberté de conscience, à faire approuver les lois qu'elle désapprouve, telles que le mariage civil, le divorce, toutes les lois de laïcité dans tous les domaines, à faire accepter les institutions du monde moderne et les tendances qu'elle résume, avec colère et dédain, sous le nom de « libéralisme », cet enseignement n'est pas neutre à ses yeux, il est hostile, il est pour elle une offense et une attaque d'autant plus dangereuse que la forme en sera plus modérée.

Pour l'Etat, au contraire, l'enseignement sera neutre s'il s'abstient de toute incursion dans le domaine des croyances religieuses, s'il se garde également de plaider pour ou contre aucune d'elles, s'il évite toute allure de propagande agressive ou de prosélytisme soit confessionnel, soit anticonfessionnel. Mais il doit affirmer les vérités scientifiques sans se mettre en peine de savoir si l'Eglise les a condamnées, les vérités historiques sans se préoccuper de les faire tourner invariablement à l'honneur du Vatican, les vérités politiques et sociales, essence de la démocratie, sans se soucier de les mettre d'accord avec la politique passée ou présente du parti catholique.

Il est évident que ces deux conceptions s'opposent directement l'une à l'autre et s'excluent. Il faut choisir. A l'école, l'une des deux doit l'emporter. Ou c'est l'Eglise qui y fait la loi, ou c'est la société civile. Si l'école laïque est l'institution nationale par excellence, ce n'est pas aux lois de l'Eglise, c'est à celles de l'Etat qu'elle doit obéissance. Foi contre foi : ou la foi religieuse ou la foi civique. Ou défendre les droits de l'Eglise, société d'origine divine et autorisée à commander au nom de Dieu, ou défendre les droits de l'homme, garantis par les institutions démocratiques, c'est-à-dire par toutes les « libertés » que le Syllabus frappe d'anathème. Il n'y a pas de milieu. Une conciliation ne serait possible que si l'Eglise, consentant à n'exercer son ministère et son magistère qu'en matière spirituelle et dans la sphère cultuelle, reconnaissait purement et simplement la suprématie de l'Etat dans l'ordre civil, politique et social, ce qui aboutirait précisément à la théorie de la neutralité dans l'école.

Si nous nous en tenions à cette définition générale des termes du problème, nous pourrions borner là le présent article, en laissant au lecteur le soin de conclure suivant ses préférences.

Mais nous devons entrer plus avant dans l'examen de questions d'application, qui, pour être secondaires, ne sont pas sans importance.

Cette neutralité de l'enseignement telle que nous venons de la définir, il faut la faire passer dans la pratique pédagogique. Comment va-t-elle s'appliquer: 1° dans le choix des livres ou manuels scolaires ; 2° dans la rédaction des programmes ?

Pour le premier de ces deux points, il nous suffira de renvoyer à l'article Livres scolaires. Nous y avons résumé l’historique de la question jusqu'aux plus récentes dispositions administratives.

Le second point donne lieu à un litige d'une autre nature et qui ne paraît pas encore en voie de solution.

On se rappelle la discussion que provoqua au Sénat l'article 1er du projet qui est devenu la loi du 28 mars 1882 (Voir les articles Laïcité et Morale). Jules Simon voulait maintenir dans ce texte la mention des « devoirs envers Dieu », par où il entendait l'ensemble des notions et des préceptes se rapportant à la religion en général, ou à ce qu'on avait appelé la « religion naturelle » pour la distinguer des religions positives représentées par les différentes confessions religieuses. Jules Ferry, d'accord avec la majorité de la Chambre, s'y opposait. Mais, pour obtenir une majorité au Sénat, il dut consentir à une sorte de concession ou de transaction : ces mots « devoirs envers Dieu » ne figureraient pas dans le texte de la loi, mais ils pourraient prendre place dans les programmes dont la rédaction appartenait au Conseil supérieur récemment reconstitué.

C'est ce qui arriva. Et ce fut alors dans la rédaction de ces programmes pour l'école primaire — que nous avons reproduits in extenso à l'article Morale et Civique (Instruction) — que se posa la très délicate et difficile question de tenir l'engagement pris par le ministre sans porter atteinte à la laïcité, à la neutralité de l'enseignement moral à l'école.

Pas un mot, pas un développement n'est ajouté dans la teneur même du programme aux termes consacrés : « Devoirs envers Dieu ». Mais une explication suit, pour prévenir tout malentendu. « L'instituteur n'est pas chargé de faire un cours ex professo sur la nature et les attributs de Dieu » : déclaration importante, Puisqu'elle coupe court à toute velléité d'imposer à école un enseignement officiel du spiritualisme, tel que depuis quarante ans le concevait la Sorbonne. La note, pour plus de clarté encore, ajoute : « L'enseignement qu'il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points », qui sont fixés avec toute la précision désirable. Les voici :

« D'abord il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu, il associe étroitement dans leur esprit à l'idée de la Cause première et de l'Etre parfait un sentiment de respect et de vénération ; et il habitue chacun d'eux à environner du même respect cette notion de Dieu, lors même qu'elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion. » Qu'y a-t-il là? Un minimum d'enseignement dogmatique, un diminutif de credo quelconque? Non, puisqu'on vient d'interdire à l'instituteur de s'aventurer sur ce terrain périlleux. Il y a simplement, disions-nous déjà dans la première édition de ce Dictionnaire, cette première recommandation « de ne laisser croître chez l'enfant ni des habitudes d'irrévérence, de grossièreté dans le langage ou dans la pensée, ni des habitudes d'intolérance et d'étroitesse d'esprit : précepte si naturel et moralement si juste qu'un athée même y souscrirait ».

La seconde recommandation est de même ordre • « Ensuite, et sans s'occuper des prescriptions spéciales aux diverses communions, l'instituteur s'attache à faire comprendre et sentir à l'enfant que le premier hommage qu'il doit à la divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison ». Recommandation qui, disions-nous, « va droit contre le principe de toutes les superstitions, de toutes les aberrations de l'idée religieuse elle-même. Enseignez à l'enfant qu'il y a bien des manières de croire en Dieu et de servir Dieu, mais qu'il n'y en a qu'une sur laquelle tout le monde soit d'accord, c'est l'obéissance aux lois de la conscience et aux lois de la raison. » Et sur cet ensemble de directions pédagogiques si originales, nous pouvions conclure : « On remarquera combien cette manière de parler de Dieu est à la fois respectueuse de tout sentiment religieux, exclusive de tout dogmatisme confessionnel, et propre à faire porter l'effort des enfants sur la morale pratique, en la leur faisant envisager de bonne heure comme le fonds commun et seul véritablement essentiel de toutes les doctrines religieuses ». Ces instructions ont été amplement confirmées par tous les documents administratifs et par les déclarations du gouvernement aux Chambres, notamment la lettre e Jules Ferry aux instituteurs, du 17 novembre 1883 (en voir le texte à l'article Morale).

C'est donc ainsi que les premiers organisateurs de l'enseignement laïque ont cru pouvoir résoudre le problème que nous signalions plus haut, celui de concilier la neutralité avec l'enseignement de « devoirs envers Dieu ». On a dit non sans raison qu'à les entendre ainsi, il faudrait proprement les appeler : « Devoirs envers l'idée de Dieu », c'est-à-dire « devoirs relatifs à la conduite en matière religieuse ».

Quelle que soit la valeur de cette solution, il faut convenir qu'elle n'a pas été comprise et qu'elle ne pouvait pas l'être dans un pays catholique comme elle l'eût été dans les pays protestants. Négligeant le commentaire officiel qui exclut si formellement toute métaphysique et tout dogmatisme, une grande partie du public et des instituteurs s'en est tenue aux mots « devoirs envers Dieu », et, les prenant au pied de la lettre, avec la rigueur du catéchisme, y a vu la négation de la neutralité et une sorte de démenti ou d'exception à la promesse de faire un enseignement purement laïque. On se plaisait à appliquer à ce paragraphe placé dans les programmes les objections mêmes de Jules Ferry à son insertion dans la loi : « Devoirs envers Dieu? » disait-il au Sénat, « mais quel Dieu? » Et comme des protestations violentes l'interrompaient il reprenait : « Quand je dis : « Quel Dieu ? » je ne dis rien d'irrespectueux pour la divinité ; je pose une question philosophique. Si je demande : « Quel Dieu? » c'est parce que la conception de Dieu varie selon les religions positives et selon les philosophes, et, en même temps que cette conception, varie aussi la notion des devoirs envers Dieu. Elle varie essentiellement. Est-ce que les devoirs envers Dieu sont les mêmes, si ce Dieu est le Dieu des chrétiens, ou s'il est le Dieu de Spinoza, le Dieu de Malebranche, le Dieu de Descartes ? »

Le sentiment de malaise résultant de cet apparent illogisme a fini par l'emporter. C'est ce qui explique qu'en fait ce chapitre additionnel et extérieur à la morale proprement dite n'a pas tardé à devenir lettre morte. Ni les auteurs de manuels ni les instituteurs dans leur cours oral ne se sont sentis libres d'y insister. Ce prétendu couronnement de la morale ne faisait pas partie intégrante de l'édifice. C'était trop ou trop peu. Entendu et pratiqué au sens de la note explicative officielle ci-dessus reproduite, cet enseignement n'eût été que celui du respect des croyances, de la tolérance envers toutes les religions, et de la valeur prépondérante accordée à la pratique morale sur la pratique cultuelle. Entendu autrement, si le maître se laisse aller à répondre aux questions de l'enfant et à lui confier ses idées propres sur Dieu, même au sens le plus large, le plus compréhensif et le plus respectueux, c'est l'inévitable occasion de tous les soupçons et de toutes les critiques : le ministre du culte se plaindra de ses empiétements, peut-être de ses hérésies ; le franc-maçon ou le libre-penseur le taxera de connivence avec le clergé. Il ne sera compris ni approuvé de personne.

Ce sont ces considérations de fait qui ont enfin déterminé la Ligue de l'enseignement à émettre dans son 21e Congrès, à Caen, 1901, le voeu que le chapitre des « devoirs envers Dieu » fût supprimé dans les programmes officiels. « Ils sont rares, disait à l'appui de ce voeu M. Goblot, professeur à l'université de Caen, les hommes capables d'envisager ces sortes de questions avec impartialité, indépendance et largeur d'esprit. Dès qu'il s'agit de religion, tous perdent aussitôt leur sang-froid ; la passion aveugle s'empare d'eux ; ils ne reconnaissent plus ni leur Dieu, ni leur croyance, ni leur prière, quand ils les rencontrent en autrui sous une formule un peu différente. Ce chapitre des devoirs envers Dieu, ce chapitre inutile, ouvre la porte à tous les fanatismes religieux ou antireligieux. » Et un peu après, dans son livre Justice et liberté, serrant de prés les termes pris à la lettre et ne tenant pas compte de l'interprétation officielle qui en avait affaibli la portée et modifié le sens, M. Goblot insistait : « Avons-nous des devoirs envers Dieu? Tout d'abord, est-ce un devoir de croire en Dieu? La foi ne saurait être obligatoire, par la raison qu'elle n'est pas volontaire. Je ne puis, par aucun effort de volonté, me persuader ce que je sais être faux, ni refuser mon assentiment à ce que je sais être vrai ; je ne puis pas davantage me contraindre moi-même à. juger certain ce qui me paraît être douteux. Il ne dépend de moi ni de résister à l'évidence, ni de consentir à l'absurde, ni de trouver concluant l'argument dont j'aperçois l'insuffisance. Mais il dépend de moi d'examiner sans passion et sans parti pris. Ce qui est obligatoire, ce n'est pas la foi, c'est la bonne foi. »

Ce voeu n'a pas encore été pris en considération par le Conseil supérieur en ce qui concerne les écoles primaires élémentaires. Mais deux décisions très importantes permettent déjà de présager la solution qui sans doute interviendra.

Dans le programme des écoles primaires supérieures arrêté le 27 juillet 1885 figurait un dernier chapitre ainsi conçu :

« Devoirs religieux et droits correspondants. — Rôle du sentiment religieux en morale. Liberté des cultes. Les sanctions de la morale : rapports de la vertu et du bonheur. La vie future et Dieu. »

Ces programmes ont été révisés en 1909, et, comme on peut le voir dans notre article Morale et Civique (Instruction), ce chapitre a été supprimé. Les seules indications qui le remplacent sont les suivantes : « Respect des personnes dans leurs croyances, leurs opinions. Liberté religieuse et philosophique. La tolérance. » (Programme du 26 juillet 1909).

D'autre part, une modification beaucoup plus grave est celle du programme des écoles normales. Le texte de ce programme dans les arrêtés de 1881 et de 1887 contenait un paragraphe relatif aux « sanctions de la morale » ; en voici la teneur :

« Les sanctions de la morale. — Rapports de la vertu et du bonheur. — Sanction individuelle (satisfaction morale et remords). — Sanctions sociales. — Sanction supérieure : la vie future et Dieu. »

Le programme a été refait à la date du 4 août 1905, et ni le mot « Dieu », ni aucun des mots « vie future », « sanction de la morale », « devoirs religieux », etc., n'y a trouvé place : voir le texte dans notre article Morale et Civique (Instruction).

Il semble bien ressortir de ces récentes innovations que l'administration a reconnu la difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité, de perpétuer une rédaction, malgré tout, équivoque. Il est d'ailleurs évident que l'on ne saurait demander au maître d'enseigner en classe les « devoirs envers Dieu » alors que résolument on a renoncé à leur en parler dans les cours d'école normale qui doivent les préparer théoriquement, et pratiquement à tous les détails de leur tâche future.

On peut juger par cet exemple de l'extension qu'a prise l'idée de neutralité scolaire et de l'action qu'elle exerce sur l'organisation de tout notre système pédagogique.

Nous devons même, avant de terminer, constater encore de nouveaux progrès de cette extension, de nouvelles exigences de la logique interne des institutions.

Nous avons dit que la seule neutralité instituée par le législateur français est la neutralité religieuse. Beaucoup d'esprits ne s'en contentent plus. Leur thèse se présente avec l'allure d'un dilemme de portée générale.

Ou la neutralité est due par l'Etat aux familles dont il élève les enfants ; ou elle ne l'est pas.

En d'autres termes : ou la neutralité est possible parce qu'elle est nécessaire, ou elle ne l'est pas.

Si elle ne l'est pas, si elle n'est qu'un leurre, une illusion, une promesse vaine, s'il n'y a pas d'enseignement neutre, si tout enseignement est tendancieux et n'a pas d'autre raison d'être, renonçons à une apparence décevante et à des précautions dérisoires. L'Etat enseigne sa vérité, comme l'Eglise la sienne. Le professeur laïque, républicain, libre-penseur, fait de la propagande pour ses idées comme en fait pour les idées contraires le professeur clérical et réactionnaire. Conclusion : le monopole de l'enseignement pour l'Etat, en tout enseignement une doctrine d'Etat, une science d'Etat, exactement le contrepied de la prétendue neutralité du régime actuel.

Que si vous répugnez à cette solution autoritaire, à cette suppression de la liberté aux individus et aux associations, à cette main-mise sur la jeune génération par la génération qui la précède, alors recourez au système libéral, mais soyez libéral pour tout de bon. Faites de la neutralité, mais vraie et complète. Soyez assez neutre pour respecter sincèrement le droit de l'enfant à penser sans vous et autrement que vous. Dès lors vous ne lui enseignerez plus avec autorité que les éléments des sciences exactes et les connaissances usuelles indispensables pour la vie, le langage, la lecture, l'écriture, le calcul, les nomenclatures de faits, de dates, de noms propres. Mais sur tout ce qui est affaire d'opinion, vous vous garderez bien de lui inculquer la vôtre. Que ce soit vrai en religion, vous l'admettez déjà. Mais cela n'est pas moins vrai en histoire, en politique, en économie politique, en sociologie, en art, en littérature, en morale même.

D'où une théorie de la neutralité scolaire aboutissant à une transformation totale de l'enseignement. Au lieu de viser à faire passer à nos enfants nos croyances, nos convictions, nos partis-pris, nos préjugés ou nos principes, l'école viserait désormais à leur laisser toute leur liberté d'examen, de comparaison et de choix. Elle mettrait son point d'honneur à ne peser d'aucune manière sur les esprits jeunes et incapables de se décider par eux-mêmes. Pour cela, elle se bornerait à leur donner les matériaux du jugement, les éléments de la décision à intervenir ultérieurement. Elle leur exposerait les faits, tous les faits ; elle leur donnerait les arguments, tous les arguments, pour et contre. Et, cette information largement fournie, elle suspendrait tout jugement jusqu'à ce qu'il soit possible aux élèves d'en former un eux-mêmes en parfaite connaissance de cause.

D'où aussi le changement proposé du nom. A neutralité on substitue impartialité. Il ne s'agit en effet que d'une neutralité, provisoire, nécessitée par les circonstances, par l'âge de l'élève, par la délicatesse du maître, par l'esprit de la démocratie, par le respect des droits de l'homme dans l'enfant. C'est une simple mesure de sauvegarde protégeant la liberté du futur citoyen. On ne veut ni lui faire adopter d'emblée les conclusions qui sont les nôtres ni lui laisser ignorer ce qu'il faudra qu'il sache un jour pour conclure à son gré. Il suffit donc de l'en instruire impartialement sans prétendre lui dicter d'ores et déjà une appréciation qui ne serait qu'une répétition machinale de la nôtre.

Si l'on essaie de traduire en applications au détail des programmes cette vue générale sur l'esprit de neutralité ou d'impartialité scrupuleuse en toute matière, on rencontre de singulières difficultés.

Plus de jugements tout faits, appris et redits par coeur. C'est une méthode qui se justifie sans peine pour un très grand nombre d'enseignements où nous avons la très fâcheuse habitude de faire prononcer par des enfants de douze ans, au certificat d'études par exemple, des décisions que des historiens, des hommes politiques, des savants ne se permettraient pas. Nos gamins tranchent d'un mot les plus graves problèmes ; qu'il s'agisse de la politique de Richelieu ou de celle de Napoléon, d'une guerre du moyen âge ou d'un traité du dix-neuvième siècle, d'un des problèmes les plus complexes de la civilisation, de la colonisation par exemple ou d'une des grandes figures de l'histoire ancienne ou contemporaine, ils ne bronchent pas, ils louent ou ils blâment tout d'un trait suivant la recette donnée dans le livre, avec la superbe assurance de celui qui ne sait rien et qui croit tout.

Mais si cette sage méfiance, cette heureuse réaction contre l'abus des leçons de perroquet doit être encouragée dans plusieurs parties de l'enseignement, jusqu'où sera-t-il permis de la pousser? La Ligue de l'enseignement qui, dans son 25e congrès à Biarritz, 1905, avait abordé le problème, n'y avait apporté qu'une réponse assez indécise. M. Dessoye, pour en faire apprécier la difficulté, avait cité quelques exemples que voici :

« On parle de Jeanne d'Arc, des voix qu'elle a cru entendre : comment expliquer ces voix, par le miracle ou par l'hallucination? L'école n'étant ouverte qu'aux vérités positives, rigoureusement démontrées, la théorie du miracle n'y saurait trouver place. L'hallucination alors? Le mot pourra paraître brutal. Si le maître explique Jeanne d'Arc et les voix qu'elle crut entendre par l'état d'esprit et d'âme de son temps ; s'il dit que, sûrement, vivant dans un pays frontière, elle était profondément pénétrée des maux dont souffrait le pays de France, et que, dans l'intensité de ce double sentiment religieux et patriotique, elle est devenue ainsi la représentation touchante, admirable et fidèle des douleurs et des espérances des humbles d'alors, croyez-vous qu'il s'éloignera beaucoup de la vérité, et qu'est-ce qu'au point de vue de la neutralité on pourrait bien lui reprocher?

« Mais il s'agit de la Réforme, de la révocation de l'édit de Nantes, de la Révolution, de la Restauration, d'un point quelconque d'histoire contemporaine ; ou bien le nom de Pascal est prononcé, qui évoque le souvenir des Provinciales, ou celui de Voltaire, de Diderot, que sais-je ? Le maître doit-il soigneusement éviter toute appréciation personnelle, de peur d'être en désaccord avec qui que ce soit? A quel enseignement inerte, sans force, sans âme, sans vie, une telle conception n'aboutirait-elle pas? Qu'est-donc que l'histoire à l'école primaire? Une oeuvre d'érudition? Qui pourrait y songer? Ou l'enseignement qu'en donne le maître ne sert à rien, ou il doit être, en même temps qu'une vue des principales choses du passé, une vivante leçon de morale, morale individuelle, morale politique, morale sociale. Et pour dégager cette morale, comment le maître pourrait-il ne pas laisser percer ici ou là son sentiment? Quel rôle serait le sien, s'il en devait être autrement? Bien entendu, ce sentiment ne saurait être en contradiction avec le caractère laïque de l'école ; mais, selon que le maître sera jeune ou vieux, ardent ou de tempérament plus calme, l'expression en sera différente, et pourvu qu'apparaisse en toute évidence sa sincérité, ce sera tout profit pour l'enseignement. C'est, en somme, affaire de tact et de probité d'esprit. »

Cette conclusion se rapproche de celle qu'ont soutenue M. Dufrenne et les autres partisans de l'impartialité scolaire substituée à la neutralité scolaire. Mais est-ce une conclusion? N'est-ce pas plutôt le moyen de l'éluder en reculant indéfiniment la difficulté? A quelque point que l'on s'arrête, le moment viendra où il faudra opter : ou revendiquer le droit d'inspirer à nos enfants nos idées et nos sentiments sur les hommes et les choses du passé, du présent et de l'avenir, ou y renoncer complètement. Dans le premier cas, l'école est active, efficace, productrice d'impressions décisives, mais elle n'est pas neutre. Dans le second, elle serait neutre, mais condamnée à un effacement qui lui ôterait presque toute action. Car si on l'étend à toutes les matières de l'enseignement, cet état de suspension de jugement, cette absence de décision entre deux tendances, deux directions de la volonté, est parfaitement antipathique à l'esprit de l'enfant, il est pour lui contre nature. On se flatte de développer par là chez lui l'esprit critique. Il est à craindre que ce ne soit plutôt l'esprit d'apathie, d'hésitation, d'irrésolution. L'homme qui ne suit pas une orientation constante, l'homme qui n'obéit pas à une poussée de l'esprit dans un sens toujours le même, l'homme qui n'a pas une sorte de parti pris général dominant le détail de ses actes et de ses idées, n'est pas l'homme armé pour la vie et capable de jouer son rôle dans la société. Ce n'est donc pas vers un type semblable qu'il faudrait diriger la jeunesse, et il y aurait péril d'accroître singulièrement le nombre de ces « neutres » parmi les adultes si l'on portait trop loin le souci de la neutralité absolue devant les enfants. Combien d'entre eux n'auront ni le temps, ni le moyen, ni la force de parachever par eux-mêmes leur éducation ! Combien ne trouveront jamais plus l'occasion d'examiner à fond ces idées de devoir, de probité individuelle et collective, de liberté, de propriété, de patrie, d'humanité, de justice sociale, sur lesquelles l'école a pu tout au plus leur donner des clartés ! Si elle leur a refusé même ce secours, si surtout elle les a systématiquement plongés dans les ténèbres à force de leur faire trop voir les deux faces du problème et les deux aspects contraires de la solution de manière à les décourager de choisir, le résultat risquera d'être tout autre que celui qu'on rêvait.

C'est en raison de ces observations qu'à la suite du rapport de M. Dessoye dont nous avons cité quelques lignes, le Congrès de Biarritz s'est prononce sur la question de la neutralité par la déclaration suivante :

« Le Congrès,

« Considérant que, d'après les lois scolaires de la République, l'école primaire ne se borne pas à distribuer l'enseignement élémentaire, mais qu'elle est de plus un établissement d'éducation nationale qui doit exercer sur les enfants du pays l'action la plus propre à en faire des citoyens libres, conscients de leurs droits et de leurs devoirs,

« Emet les voeux suivants :

« 1° Que la neutralité de l'école primaire soit nettement définie par les lois et règlements ;

« Que cette neutralité, motivée à la fois par le respect de l'autorité des parents et par le jeune âge des élèves, soit limitée aux trois prescriptions suivantes :

« L'école doit rester étrangère :

« Aux questions religieuses ;

« Aux discussions métaphysiques ;

« Aux débats de la politique ;

« 2° Que l'instituteur, s'inspirant des principes de 1789 et appliquant la méthode rationnelle, se donne pour tâche essentielle de développer :

« a) Dans l'éducation intellectuelle, le respect et l'amour de la vérité, la réflexion personnelle, les habitudes de libre examen en même temps que l'esprit de tolérance ; « b) Dans l'éducation morale, le sentiment du droit et de la dignité de la personne humaine, la conscience de la responsabilité individuelle en même temps que le sentiment de la justice et de la solidarité sociales ;

« c) Dans l'éducation civique, l'attachement au régime démocratique et à la République, qui en est la forme supérieure, et tout d'abord, parce qu'il prime forcément tous les autres, l'attachement à la patrie, avec la résolution d'accepter virilement toutes les charges civiques et militaires que sa défense nécessite, sans renoncer à l'espoir des progrès à venir vers la fraternité des peuples ;

« 3° Que, en dehors de ses fonctions, tout maître jouisse de la plénitude des droits de citoyen, sous la seule réserve de garder dans ses paroles et dans ses actes la mesure que lui impose sa mission d'éducateur national ;

« 4° Que les programmes soient révisés et les livres scolaires examinés en vue d'une conformité plus complète aux dispositions de la loi du 28 mars 1882 relatives à la laïcité de l'enseignement primaire. »

Sans donner à ce texte plus de portée qu'il n'en a, nous ferons remarquer qu'il se recommande à l'attention, d'abord, par sa date, qui est antérieure aux manifestations bruyantes de l'épiscopat contre l'école laïque sous prétexte de neutralité : dès 1905, du côté laïque, aussi bien que plus tard du côté opposé, on reconnaissait la nécessité de mieux préciser la neutralité scolaire. De plus, on en indiquait déjà les points litigieux, douteux ou périlleux. On essayait enfin de faire le départ entre les affirmations nécessaires sans lesquelles l'école perdrait beaucoup de sa vertu éducative, et la réserve non moins nécessaire sur tout ce qui, étant matière à contestations entre les hommes, ne doit pas être présenté aux enfants comme question tranchée. C'est là qu'en est encore à l'heure qu'il est en France la neutralité scolaire : c'est, comme tant d'autres, une notion qui évolue, une idée en devenir.