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Necker de Saussure (Mme)

Adrienne Albertine de Saussure naquit à Genève en 1765. Elle était tille du savant H.-B. de Saussure, et reçut sous les yeux et la direction de son père une éducation brillante. Mariée à Jacques Necker, neveu du ministre de Louis XVI. liée d'amitié avec sa cousine Mme de Staël, elle vécut pendant quelques années au milieu de la société la plus distinguée de l'époque. Mais une surdité précoce l'empêcha d'y jouer le rôle actif auquel elle paraissait appelée. L'infirmité croissant avec les années, elle cessa peu à peu de fréquenter le monde et se renferma dans le cercle de la famille, partageant désormais sa vie entre l'éducation de ses enfants et l'étude. Elle mourut en 1841.

Elle débuta dans la vie littéraire par la traduction du livre de Fr. Schlegel sur la Littérature dramatique. Déjà elle y faisait preuve d'originalité, appréciant avec beaucoup de sens et d'indépendance cet ouvrage brillant, mais prétentieux et paradoxal. Après la mort de Mme de Staël, elle publia une Notice sur la vie et les ouvrages de son illustre parente et amie. Mais son oeuvre capitale, c'est l'Education progressive ou étude du cours de la vie, dont le premier volume parut en 1828 et le dernier dix ans après. Ce livre, qui a été couronné par l'Académie française, restera l'une des plus intéressantes productions de la littérature pédagogique dans notre langue.

L'ouvrage se divise en deux parties, formant dans l'origine trois volumes publiés successivement. Les deux premiers volumes traitent de l'éducation en général. L'auteur prend l'enfant dès la naissance et le suit jusqu'à quatorze ans, c'est-à-dire jusqu'au moment où le précepteur passe du premier rang au second et où l'éducation personnelle prend le pas sur l'autre. Le troisième volume est spécialement consacré à l'éducation des femmes et les suit dans tout le cours de la vie.

Ce livre a le défaut de toutes les publications faites en plusieurs temps : il manque d'unité. L'auteur avoue lui-même que son point de vue s'est déplacé dans le courant de la composition. Mme Necker se proposait d'abord de faire un traité sur l'éducation des femmes. Puis, le sujet grandissant à mesure qu'elle le médite, elle entreprend de suivre dans ses phases successives le développement de la vie humaine. Enfin, effrayée des vastes proportions qu'elle a données elle-même à l'édifice, elle suspend l'oeuvre commencée pour revenir à son premier propos : l'éducation des femmes.

Mais si l'unité de composition manque, l'unité de pensée est profonde, et ces trois volumes forment bien un traité unique ou plutôt un système d'éducation. Toutes les idées, toute la vie de Mme Necker sont dominées par un même principe: la religion. Elle est un commentaire vivant de cette parole de Mme de Staël, que la religion est tout ou rien dans la vie. Pour elle, c'est tout. La religion est l'âme et pour ainsi dire la substance de la vie humaine. De là, le caractère fondamental de l'éducation. Elle consiste, pour Mme Necker, à concourir au développement religieux de l'âme. Tel est le sens de cette autre parole de Mme de Staël que Mme Necker a choisie pour épigraphe de son livre : « Notre vie n'a quelque prix que si elle sert à l'éducation religieuse de notre coeur ».

L'homme, ainsi raisonne, Mme Necker, est un être immortel. Sa destinée ici-bas est de se préparer à la vie éternelle. L'y aider, telle est la mission de l'éducateur. L'éducation est de tous les âges, parce que le développement ne s'arrête jamais. Si, à mesure qu'on avance, l'horizon céleste s'entr'ouvre et s'élargit ; si le champ d'activité, si les forces diminuent, les pensées et les espérances s'élèvent, parce que le terme de la vie actuelle est en même temps le seuil d'une nouvelle vie. Créé pour cette destinée, l'homme n'a, pour l'atteindre, qu'à suivre sa nature et rester fidèle aux lois de son être. Il est naturellement religieux. Le développement religieux est le développement normal de la vie, c'est-à-dire qu'il se confond avec le développement moral. Tel est l'objet de l'éducation. L'éducation consiste à suivre la vie dans son cours, à l'accompagner, à l'assister ; car l'être moral a toujours besoin d'aide, et il est toujours susceptible d'en profiter. « Tout est important dans l'éducation et rien n'est irréparable. » Mais il n'y a d'éducation vraie que celle qui concourt au développement moral et religieux.

Il va sans dire que pour agir ainsi sur la vie, il faut la prendre non à la surface, mais au fond, non dans les facultés spéciales, mais au centre, c'est-à-dire dans le caractère. Les procédés, les méthodes, le développement de telle ou telle aptitude sont choses secondaires. C'est au caractère qu'il faut viser, surtout chez l'enfant, car c'est surtout dans l'enfant qu'il se forme. Dès l'âge de cinq ans, les traits principaux en sont accusés d'une manière définitive. C'est donc l'étude et la direction de l'enfant dans les premières années qui est l'objet le plus important de l'éducation ; étude d'autant plus importante et plus difficile qu'elle a été jusqu'ici la plus négligée.

Pour former le caractère, il faut former la volonté, car c'est la volonté qui en est l'âme. Atteindre la volonté dans l'homme et surtout dans l'enfant est pour l'éducateur l'art suprême. Art si difficile que Mme Necker se demande s'il est possible, et elle répond par cette observation profonde et redoutable : « Est-il accordé aux instituteurs d'augmenter chez l'enfant l'énergie morale ? Je l'ignore, mais il me paraît certain qu'il est extrêmement aisé de la diminuer. » A quoi elle ajoute que « l'éducation presque entière tend à ébranler la fermeté et n'est, à vrai dire, qu'un système de moyens pour affaiblir la volonté. Ce n'est pas qu'on méconnaisse l'importance de l'énergie, mais c'est le principal obstacle à l'éducation ; en sorte que la diminuer est un parti tellement commode qu'on le prend souvent sans y songer. »

C'est par les mobiles qu'on gouverne la volonté. L'éducation doit se proposer d'agir sur la volonté par les mobiles conformes à sa loi. Or les vrai mobiles sont les sentiments, et le sentiment par excellence est le sentiment religieux. L'objet capital de l'éducateur doit être de développer chez l'enfant la sensibilité religieuse.

Cette mission appartient surtout à la femme. Plus sensible que l'homme, la femme est naturellement religieuse et mieux douée pour exercer sur l'enfant le genre d'autorité que son développement réclame. Plus tard, quand commencera l'éducation personnelle, l'adulte trouvera de lui-même dans la parole ou l'exemple de ses maîtres des secours pour se déterminer. Mais au début son âme a plus besoin de chaleur que de lumière, et c'est la femme surtout qui la lui donnera. Il va sans dire qu'en parlant de la femme nous songeons surtout à la mère ; mais, pour préparer la mère, c'est la femme qu'il faut d'abord former. Et voilà sans doute pourquoi Mme Necker n'a pu s'empêcher de partager son attention entre les deux objets qu'elle traite tour à tour dans son livre, sans être pourtant parvenue à mettre en relief l'idée qui réduit ces deux objets à l'unité. Elle pressentait vaguement que, suivant l'esprit de sa doctrine, l'éducation féminine serait le pivot de la pédagogie.

On a coutume de ranger Mme Necker dans l'école de Rousseau et de rapprocher l'Education progressive de l'Emile. Il y a certaines idées générales communes aux deux ouvrages, mais qui étaient tombées depuis longtemps dans le domaine public et comptaient déjà parmi les axiomes de l'éducation libérale ou laïque. A part cela, nous ne voyons guère entre les deux livres que des contrastes. D'abord, sous le rapport littéraire, on ne saurait établir de comparaison, Mme Necker n'est ni un grand écrivain, ni même, à proprement parler, un écrivain. Elle n'en a guère que les qualités négatives. Son style sobre, simple, exempt de toute prétention, ne possède aucun des caractères qui rehaussent la forme et attirent sur elle l'attention. Les dons de l'artiste lui manquaient : l'éloquence, l'éclat, la flamme, le trait, en général l'imagination. Il semble même qu'au lieu de donner du relief à ses idées, son style les émousse en répandant sur ce qu'elle dit je ne sais quelle teinte uniforme et terne. Style huguenot, ont dit quelquefois ceux qui n'avaient lu ni Calvin ni d'Aubigné ; oui, huguenot, moins la verve et la sève astringente qui peut au besoin mordre sur l'acier.

Et quant aux doctrines, c'est l'opposition qui frappe surtout lorsqu'on met en présence l'Emile et l'Education progressive. On a comparé l'Emile à ces appareils faits pour être admirés dans une exposition, mais qui ne peuvent être d'aucun usage et doivent être remplacés dans la pratique par des instruments d'apparence modeste, mais mieux appropriés à leur but. Cette comparaison peut très bien s'appliquer à notre propos. Rousseau est un grand génie auquel manque le jugement. Chez lui la vérité et l'erreur sont pour ainsi dire tissues ensemble, les pensées justes et profondes sont mêlées aux plus étranges paradoxes. Pour le lire avec fruit, il faut une raison déjà formée, assez clairvoyante et assez ferme pour faire le départ, pour pouvoir démêler les sophismes et résister aux entraînements d'une logique subtile, éloquente et passionnée. Chez Mme Necker, au contraire, les sentiments les plus élevés sont unis au jugement le plus ferme et le plus sain. Son livre est un guide sûr à qui l'on peut accorder toute confiance et que tout le monde peut lire avec grand profit. Il est vrai qu'elle insiste parfois outre mesure sur l'émotion religieuse et semble y ramener toute la religion, ce qui ne laisse pas d'être dangereux. Mais ceci n'est qu'une apparence ou, tout au plus, une erreur théorique qui n'affecte point le caractère éminemment pratique du livre. Il est vrai aussi que, par une apparente contradiction, le livre a pour base une doctrine particulière. Mme Necker n'est pas seulement religieuse et chrétienne, elle est protestante orthodoxe. Quand elle parle de religion, elle entend toujours la Bible et la révélation surnaturelle que la Bible contient. Mais d'abord, on n'a guère à redouter aujourd'hui sur les esprits l'influence de ces idées : le vent ne souffle pas au surnaturalisme. Il serait plutôt à craindre que cette étiquette, en inspirant des préventions, n'éloignât des lecteurs et ne les empêchât de profiter de ce beau livre. Le fait est que jamais orthodoxe ne fut moins sectaire ; jamais, avec des croyances aussi positives, on n'a moins insisté sur la doctrine. A part quelques rares passages, le livre de Mme Necker est complètement indépendant du dogme et repose exclusivement sur les bases psychologiques et morales. Il faut ajouter, toutefois, que la doctrine de l'immortalité joue un rôle essentiel dans le système de Mme Necker ; elle constitue la pierre angulaire de toute sa pédagogie et même de toute sa morale, puisque l'auteur envisage la vie présente comme une préparation à la vie future. Mais, abstraction faite de tout système théologique, le principe de Mme Necker n'est au fond que le principe qui assigne à la vie un idéal, un but supérieur à la simple satisfaction des besoins matériels.

En résumé, une saine psychologie, un sens moral profond, une ardente sympathie, non seulement pour l'humanité, mais pour l'homme concret, pour l'individu et surtout pour l'enfant, enfin une âme égale ment pénétrée de la fragilité et de la valeur infinie de la vie humaine, telles sont les qualités qui distinguent Mme Necker et lui assignent une place éminente parmi nos meilleurs moralistes et surtout parmi nos meilleurs éducateurs.

P. Guy