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Morale

 Nous ne traiterons pas ici de la morale considérée en tant que science et prise dans toute la généralité du terme. Nous ne discuterons pas non plus sa valeur et son rôle comme chapitre de la philosophie ou de la sociologie. Pour rester dans le cadre de ce Dictionnaire, nous l'envisagerons essentiellement en tant que partie intégrante de l'éducation, et surtout de l'éducation populaire. Et c'est au point de vue de notre pays, de ses institutions, de ses lois scolaires que nous nous placerons pour l'apprécier. Le problème qui nous préoccupe est celui de « la morale à l'école».

Par définition, donc, nous admettons la possibilité pour l'école laïque d'enseigner et d'inspirer une morale qui ne soit pas en dehors des conditions mêmes de l'école laïque. En d'autres termes, nous posons eu principe qu'une morale laïque est possible. Que faut-il entendre par là, sinon une morale qui se constitue indépendamment des données religieuses, métaphysiques ou scientifiques.

Prétention contestée ou plutôt radicalement niée par la religion d'abord. C'est une des plus anciennes traditions de notre civilisation occidentale de rattacher la morale à la religion et de l'en faire dériver.

Soit que, suivant les mythes grecs et romains, toutes les prescriptions relatives à la famille et à la cité, enveloppées de rites sacrés, tirent des dieux leur origine et leur majesté, soit que, comme dans le judaïsme, le décalogue soit apporté au peuple tout écrit sous la dictée du Très-Haut, soit que, d'après !a théologie chrétienne, les préceptes de la morale n'aient de sens et de valeur qu'autant qu'ils s'inspirent de la crainte ou de l'amour de Dieu, partout et toujours, sous les formes les plus primitives ou avec le raffinement du mysticisme les plus idéalisé, c'est le législateur qui fait la loi, c'est la religion qui crée la morale, c'est la foi en Dieu qui garantit la foi au bien. Et, par suite, l'éducation morale vaut ce que lui fait valoir l'éducation religieuse dont elle est un fragment.

De même, quoique par d'autres motifs, la métaphysique prétend tenir la morale à l’état d'étroite dépendance. Pour donner à l'acte moral toute sa portée, il faut pouvoir affirmer qu'il fait partie d'un monde moral dont nous entrevoyons au moins les grandes lignes. Il faut donc pouvoir affirmer l'existence de l'esprit, savoir ce qu'est l'esprit dans l'univers, quelle est la loi des mondes, ce qu'y est la liberté dont notre responsabilité individuelle est un cas particulier, bref il faut se prononcer sur le problème total de l'origine et de la fin des choses.

Après la religion, après la philosophie, c'est la science qui se déclare indispensable pour la création d'une morale. La morale scientifique, comme la morale philosophique ou la morale religieuse, ce sera encore une morale qui se borne à tirer les conséquences pratiques de principes posés en dehors et au-dessus d'elle. Sans doute ici le lien logique est plus étroit, plus légitime et plus direct que dans les deux hypothèses qui précèdent. Et, à proprement parler, on peut admettre que toute morale doit concorder avec une science des faits sociaux, puisqu'il est aussi impossible de concevoir une morale sans la société que la société sans une morale. Mais au point de vue scolaire qui nous occupe, et comme enseignement pratique de la morale à tous les enfants de la nation, il faut renoncer à attendre l'achèvement de cette construction définitive d'une science sociologique pour donner la culture morale usuelle nécessaire à tous. Que les savants s'efforcent de hâter l'élaboration d'une sociologie dans laquelle la morale entrera comme une partie dans un tout, rien de mieux. Mais combien d'années, combien de générations, combien de systèmes, de découvertes expérimentales ou de théories rationnelles devront encore se succéder avant qu'il existe une morale sociologique constituée à l'état de science aussi sûre que les sciences physiques ou naturelles, nous n'en savons rien. Et en attendant il faut vivre, sauf à philosopher plus tard. Il faut donc procurer à ceux qui doivent vivre, c'est-à-dire agir, un minimum de règles de vie et d'action correspondant aux besoins exacts de la minute du temps et du point de l'espace où se passera leur existence.

Tel est, nous semble-t-il, le cadre étroit, mais précis, où s'enferme, pour les éducateurs de notre temps et de notre pays, l'éducation morale.

Dans ces conditions, quelle peut-être la morale enseignée à l'école laïque?

Une première réponse se présente à l'esprit. Cette morale sera un recueil ou un résumé des prescriptions et des prohibitions formelles qui constituent l'honnêteté élémentaire, rudimentaire, celle qu'on pourrait appeler négative. Il est défendu de tuer, de voler, de tromper, de frauder, de mentir, de causer du préjudice à autrui dans sa personne ou dans ses biens, dans sa vie, dans sa liberté, dans sa réputation, dans l'exercice de ses droits, dans la défense de ses intérêts légitimes.

Certes ce n'est point là un résultat négligeable. Et l'observation exacte des préceptes de cet ordre mériterait déjà d'être considérée comme digne de bien des efforts. Néanmoins les progrès mêmes de la conscience publique exigent quelque chose de plus. Une moralité qui se bornerait à empêcher les crimes, les délits, les actes de vulgaire improbité, ne répondrait pas à l'attente d'une société comme la nôtre. Pour qu'une éducation morale nous paraisse suffisante, il faut qu'elle crée en chaque individu une sorte de force intérieure régissant non seulement les actes, mais les pensées, les sentiments, les intentions, toute la conduite, toute la direction de la vie. Nous appelons honnête homme celui qui non seulement n'a commis aucune des actions répréhensibles portées sur le catalogue des choses défendues, mais que nous savons incapable d'en commettre une, ne fût-elle mentionnée par aucun texte, aucun code, aucun manuel. De lui-même et de premier mouvement il s'y refusera, il en écartera la tentation, il sera au-dessus du soupçon d'avoir pu y céder.

La question est de savoir si l'on peut créer cet état d'âme par une éducation morale purement laïque, c'est-à-dire par une morale qui n'empruntera sa force, son prestige, son autorité, à aucune considération étrangère à l'idée morale pure et simple.

C'est sur cette conviction qu'est fondée la pédagogie républicaine française. Elle prétend ne pas se limiter à une liste de recettes de civilité puérile et honnête, mais allumer dans chaque âme un foyer de vie morale, inspirer à l'enfant, plus tard à l'homme, un amour du bien qui, en toute circonstance prévue ou imprévue, lui fera trouver son devoir et la force de le remplir quoi qu'il advienne. Elle veut faire de lui un être capable de se déterminer spontanément pour le bien, c'est-à-dire pour l'effort, sans autre appât que celui de l'effort lui-même. Elle aspire donc à faire oeuvre d'éducation morale au moins aussi sûrement, aussi profondément, aussi efficacement que la religion elle-même.

Comment réaliser cet idéal ? Comment remplir ce programme où l'esprit est tout, la lettre presque rien ? Comment enseigner non pas un dogme, non pas une doctrine, non pas une suite de propositions précises, mais une sorte de tendance générale et un ensemble de prédispositions à se déterminer toujours pour le parti le plus difficile sans autre raison déterminante que la volonté d'agir ainsi ? Autant dire 3u'on demande à l'enfant de faire le bien pour l'amour du bien sans plus, qu'il sera honnête parce qu'il lui plaira d'être honnête, et que sa moralité sera faite de a répugnance que lui inspire l'immoralité.

Est-ce possible ? Est-ce une méthode susceptible de s'appliquer à l'éducation des masses humaines ? N'y a-t-il pas là une chimère ou une illusion dont le maître sera dupe et l'élève victime? Ne faut-il pas, n'a-t-il pas toujours fallu ajouter à la voix du devoir, pour qu'elle soit écoutée, la menace de la punition, la promesse de la récompense, ou tout au moins le ton du commandement absolu qui ne souffre ni réplique ni défaillance ? Quelle folie de renoncer à tout ce système d'étais si précieux pour soutenir le fragile et chancelant édifice de l'éducation morale !

Voilà l'objection dans toute sa force. La France républicaine a osé passer outre. Elle a cru à la possibilité d'une intuition morale. Elle a fondé tout son régime éducatif sur cette puissance de l'intuition (Voir ce mot).

Le propre de cette éducation est de produire une sorte d'action directe du bien, du beau et du vrai sur l'âme humaine. C'est spontanément et immédiatement que la conscience, la raison, la sensibilité, la volonté, impressionnées par l'idéal moral, s'en imprègnent, en subissent l'attrait, en suivent l'impulsion, tendent à le réaliser.

Y a-t-il là un phénomène mystique, une sorte de miracle analogue à ceux qu'imaginent les religions ? Nullement. C'est le phénomène naturel par excellence. C'est, sous une forme éminemment simple et d'apparence tout instinctive, le fruit des longs siècles d'éducation qui ont fait l'homme d'aujourd'hui. L'enfant qui naît de nos jours dans un milieu formé par d'innombrables générations reçoit, avec la vie, l’héritage de ces idées morales qui lui semblent innées tant elles se confondent avec lui-même. Comme il apprend à parler une langue faite par de lointains ancêtres, il apprend à aimer le bien sans qu'il soit besoin d'aucun raisonnement pour lui démontrer que le bien est bien et que le mal est mal.

Qu'à cette orientation essentielle de l'âme vers un idéal moral les éducateurs ajoutent des moyens d'action, de persuasion, de pression propres à aider le développement du sens moral ; que, dans les premières années surtout, quand la raison de l'enfant est si peu éclairée, sa volonté si vacillante, sa puissance d attention si limitée, on cherche à l'influencer par la peur de la punition, par l'appât de la récompense, par de petites raisons d'intérêt ou de sentiment, ce sont des moyens accessoires dont nous n'avons pas en ce moment à discuter la valeur. Ce qui importe, c'est de bien voir qu'ils ne sont qu'accessoires. Le principal, l'essentiel, le fait caractéristique, c'est l'acte moral lui-même, qui jaillit de la nature humaine, telle que les siècles l'ont faite, comme un phénomène sui generis, phénomène complexe bien qu'il paraisse très simple, phénomène dû à la civilisation bien qu'il ressemble à un élan naturel, phénomène d'atavisme bien qu'il ait la spontanéité apparente d'un mouvement instinctif.

Ainsi entendue, la morale laïque répond bien à la conception hardie qu'en donnait il y a déjà longtemps le philosophe Guyau dans un livre dont le titre au moins scandalisa. C'est bien une morale « sans obligation ni sanction ».

Expliquons ces mots, qui touchent au paradoxe.

« Sans obligation », entendez : sans obligation venant du dehors, imposée par surcroît, étrangère à la nature même du fait moral, résultant d'autre chose que de la moralité elle-même. On peut dire que l'acte moral est obligatoire par essence. Le jugement moral est, suivant le mot tant cité de liant, un jugement impératif catégorique. Il est impératif non parce qu'un Dieu l'impose, non parce qu'une autorité suprême nous en fait une loi. Il l'est parce qu'il répond à une loi de l'esprit. Il ne faut pas abuser du double sens de ce mot loi. Ne confondons pas une loi civile ou pénale édictée par un législateur avec une loi de la nature ou de l'esprit. Si l'on veut garder la définition classique du mot : « la loi est l'expression de la volonté générale », il faudra dire : de même que la loi civile est l'expression de la volonté générale d'une nation, de même la loi morale est l'expression d'une volonté générale de l'esprit, en d'autres termes une affirmation de l'esprit s'efforçant de réaliser un certain idéal qui lui apparaît comme devant entraîner non seulement son adhésion, mais son obéissance absolue.

« Sans sanction », entendez : sans sanction extérieure ne naissant pas de l'acte moral lui-même. La sanction est pour la sensibilité ce qu'est l'obligation pour l'intelligence : celle-ci est déterminée par des motifs qui touchent la raison, celle-là est déterminée par des mobiles qui touchent l'imagination ou le coeur. L'obligation, c'est l'impératif dans l'ordre intellectuel ; la sanction, c'est l'impératif dans l'ordre émotif. En réalité, la seule sanction de la morale qui soit morale, c'est celle qui résulte du plaisir que nous cause la conformité de notre acte avec les lois de notre nature.

Dans l'activité intellectuelle, les lois du vrai constituent une obligation pour l'esprit et ont pour sanction la satisfaction de la vérité découverte. Dans l'activité esthétique, les lois du beau ont le même caractère impératif pour le sentiment et l'imagination, elles ont pour sanction la satisfaction du beau réalisé. Dans l'activité éthique, les lois du bien ont pour l'esprit le même caractère impératif en ce qui concerne la conduite de la vie, elles ont de même pour sanction la satisfaction du bien accompli.

On peut donc se représenter la loi morale comme l'expression d'un effort de l'esprit pour se réaliser, comme la volonté d'un possible supérieur qu'il juge préférable à tous les degrés inférieurs de la vie. Cet idéal plus haut, par conséquent plus difficile à atteindre, l'esprit l’approuve (ordre de la pensée), il l'aime (ordre du sentiment), il le veut (ordre de l'action). Cette triple force le pousse à faire son devoir par devoir. Ce qui permet de conclure, comme nous le faisions déjà au Congrès de philosophie à Paris en 1900 :

« La loi morale est l'expression de la volonté générale de l'esprit dans l'ordre de la conduite, c'est-à-dire quant aux relations des hommes entre eux.

« En d'autres termes, elle exprime à chaque point du temps et de l'espace le possible supérieur conçu par l'esprit et susceptible d'être traduit par la société en prescriptions de plus en plus précises.

« Elle est revêtue d'obligation, c'est-à-dire du caractère impératif pour l'intelligence ; et de sanction, c'est-à-dire du caractère impératif pour la sensibilité ; d'où résulte en somme le caractère impératif pour la volonté. Ce troisième caractère est le résume des deux autres ; on lui a donné par une extension de langage le nom d'impératif catégorique (en sous-entendant : pour la raison pratique).

« Toutes les sanctions externes, artificiellement introduites dans la vie morale, par imitation des sanctions pénales qui sont conventionnellement attachées par les lois humaines à certains actes, portent atteinte à la notion même de la loi morale, à celle d'obligation morale et à celle de sanction morale.

« Le principe de toute sanction morale réside dans l'harmonie naturelle des fonctions de l'organisme humain : il n'y a ni récompense ni punition extrinsèque. La seule vraie sanction morale consiste dans la conscience d'être ou de ne pas être dans l'état normal, dans le plaisir ou la peine du bon ou du mauvais fonctionnement de la vie soit dans la personne, soit dans la société, produisant dans l'être individuel ou collectif augmentation ou diminution de l'action vitale.»

Nous n'ignorons pas les critiques très vives que soulève cette conception de la morale, et en particulier de la morale populaire enseignée par l'école populaire. Sous des formes très variées, ces critiques reviennent toutes au même reproche. Cette morale, dit-on, n'a ni le caractère d'une science ni celui d'une religion : il lui manque ou l'autorité de la raison ou celle de la foi ; elle n'a pas cette immutabilité qui est le propre de la vérité absolue.

Sans entrer dans le vif du débat, nous répondons par une double observation.

Non, en effet, la morale telle que nous la concevons n'est pas susceptible d'arriver à la forme rigide d'une géométrie, d'une arithmétique ou même d'une physique. Encore moins peut-elle se déduire d'une métaphysique.

Faut-il faire cet aveu avec une tristesse résignée, comme la confession d'une infirmité? Et devons-nous aspirer à l'époque heureuse où la morale humaine aura enfin trouvé un « fondement » pareil en valeur à ce qu'est le catéchisme pour la morale religieuse ? Ce serait n'avoir rien compris à la position même de la question. Ce serait revenir par un autre chemin au point de vue d'où l'Eglise a toujours voulu nous faire envisager le problème moral.

Ce qu'il importe au contraire de nous bien persuader, c'est que la morale n'est ni une science pure, abstraite et formelle, ni inversement une misérable routine sans lois ni principes. Elle est, à vrai dire, une technique, la technique de l'action humaine en société. En d'autres termes, c'est un art, l'art de vivre. Qu'au fond de cet art il y ait un certain nombre de principes explicitement ou implicitement affirmés, tantôt sous la forme de loi générale, tantôt sous celle de préceptes ou de règles de conduite, on ne saurait le nier. Mais sous l'une ou l'autre forme, théorique ou pratique, ces principes sont loin d'avoir le caractère de l'absolu. Par essence, ils sont relatifs ; ils varient avec les relations variables dont ils sont l'expression. Et comme ils ont pour objet de déterminer les rapports des hommes entre eux, et que ces rapports diffèrent, évoluent et se modifient dans le temps et dans l'espace dont ils subissent la condition, la morale elle-même est obligée de différer, d'évoluer, de se modifier. L'humanité n'est pas un être immuable et immobile : comment la loi de son action serait-elle au-dessus du changement et du mouvement? A mesure que l'homme grandit, grandit avec lui sa capacité de conscience morale. Il y a d'innombrables échelons dans l'éducation morale des individus et des sociétés. La morale ne saurait leur appliquer la même mesure ni le même niveau. Elle doit juger l'homme et le diriger en fonction de la société qui l'a formé.

Bannissons donc de notre esprit cette superstition d'un catéchisme moral arrêté une fois pour toutes pour les hommes de tous les temps et de tous les pays. L'homme est un devenir, la société est un devenir ; la morale aussi. Elle n'est pas faite, elle se fait. Si elle n'évoluait pas d'aujourd'hui à demain, elle ne répondrait pas demain à des besoins qui dépasseront ceux d'aujourd'hui au moins autant que ceux-ci ont dépassé les besoins d'hier.

A cette première observation générale nous en ajouterons une seconde, qui n'est que l'application particulière de la première à la démocratie française de nos jours.

Non, jamais la morale n'est parfaite. Mais c'est que la société ne l'est pas. A un moment et à un lieu donné, au nôtre par exemple, il manque à la morale exactement ce qui manque à la société. Une morale vaut ce que vaut la civilisation dont elle est le résumé.

Notre société française, par exemple, est politiquement démocratique, économiquement aristocratique. Il n'y a plus de classes au regard de la loi civile, il y en a toujours deux par rapport à la propriété qui est la mesure vraie du pouvoir d'action des hommes. Il y a une classe qui possède et fait travailler, qui d'ailleurs travaille elle-même. Il y en a une autre qui travaille et qui ne possède pas.

Tous les hommes sont libres et égaux en droits. Mais beaucoup ne sont libres que de mourir de faim ou de végéter dans une situation misérablement précaire. Ils ne sont égaux aux autres qu'un instant tous les quatre ans devant l'urne, et encore ! Le reste du temps ils dépendent d'autrui, puisqu'ils en attendent leur travail et leur pain.

Sans doute l'inégalité antique, avouée, profonde, entre maître et esclave, entre riche et pauvre, entre patron et ouvrier, entre possédants et non possédants, va s'atténuant de jour en jour par le fait même de la démocratie. Sans doute le moment approche où la société reconnaîtra le droit et le devoir d'assurer aux" travailleurs toutes les formes de protection, de défense et de secours sans lesquelles ils ne peuvent lutter contre la tyrannie du capital dont le travail est serf.

Mais il n'en reste pas moins à la base de tout, même de la morale, ce grand fait de l'inégalité sociale persistante. Et de là la nécessité sur laquelle insistent tant les moralistes de toutes les écoles et de toutes les Eglises, celle d'ajouter aux chapitres précis de notre cours de morale pratique, conforme aux lois et aux usages, un autre chapitre réservé à l'avenir, dépassant la stricte justice d'aujourd'hui et prévoyant ce qui sera la justice de demain, qu'on appelle encore aujourd'hui charité, générosité, utopie. Nous ne nions pas le besoin d'ajouter au code des devoirs immédiats et terre à terre cette échappée vers un plus haut idéal qui s'élabore dès à présent dans la conscience des meilleurs d'entre nous. Maeterlinck dit quelque part qu'il faut mettre au sommet de notre raison une sorte de « raison mystique » capable d'engendrer cet idéal « fait, dit-il, de ces chimères d'en-haut que les chimères d'en-bas ne doivent pas nous faire jeter par-dessus bord ». A notre sens, il n'y a rien là de « mystique », à moins que l'on n'appelle ainsi la faculté d'entrevoir le mieux et de protester contre .l'égoïsme de la société actuelle au nom d'un rêve que réalisera la société future. Il ne faut pas fermer cette fenêtre ouverte sur l'avenir. Boutroux veut que toute morale digne de ce nom s'achève en un triple élan de foi, d'espérance et d'amour. Foi au devoir, espérance de réaliser l'idéal, amour de ce bien, de ce vrai et de ce beau qui sont le suprême objet des efforts de l'âme humaine, c'est bien là le final épanouissement de la morale. Et à cette hauteur elle peut se rencontrer avec les philosophies et avec les religions qui respirent cet idéalisme. Mais elle les rejoindra d'autant mieux qu'elle se sera élevée jusque-là sans leur tutelle, par la simple obéissance aux lois de la nature humaine et aux conditions d'organisation d'une société d'êtres raisonnables.

Nous ne croyons pas pouvoir mieux compléter cet exposé de principes que par la reproduction des passages essentiels d'un document que l'on peut appeler historique. C'est la lettre adressée directement aux instituteurs par le ministre de l'instruction publique (Jules Ferry), le 17 novembre 1883, pour leur définir avec précision le nouveau rôle qui leur était assigné par la loi comme éducateurs moraux. Voici comment s'est exprimé le ministre :

« La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d'une part elle met en dehors du programme obligatoire l'enseignement de tout dogme particulier, d'autre part elle y place au premier rang l'enseignement moral et civique. L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'église, l'instruction morale à l'école.

« Le législateur n'a donc pas entendu faire une oeuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l'école de l'église, d'assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous de l'aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n'hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer.

« Pour cette partie capitale de l'éducation, c'est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l'enseignement religieux, on n'a pas songé à vous décharger de l'enseignement moral : c'eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l'instituteur, en même temps qu'il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul.

« En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s'est-il trompé? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence? Assurément il eût encouru ce reproche s'il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt-mille instituteurs et institutrices d'une sorte de cours ex professa sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable ? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l'instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu'on attendait de vous, et l'a fait en des termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu'il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi : je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent. Les uns vous disent : Votre tâche d'éducateur moral est impossible à remplir. Les autres : Elle est banale et insignifiante. C'est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n'est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime, qu'elle est très limitée et pourtant d'une très grande importance, — extrêmement simple, mais extrêmement difficile.

« J'ai dit que votre rôle en matière d'éducation morale est très limité. Vous n'avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d'apostolat, vous n'allez pas vous y méprendre : vous n'êtes point l'apôtre d'un nouvel évangile ; le législateur n'a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu'on ne puisse demander à tout homme de coeur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s'inspirant de vos exemples, a l'âge où l'esprit s'éveille, où le coeur s'ouvre, où la mémoire s'enrichit, sans que l'idée nous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j'entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d'en discuter les bases philosophiques.

« Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l'on parlât au vôtre : avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge.

« Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; si non, parlez hardiment ; car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse du genre humain, c'est une de ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine, de l'humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d'action ainsi tracé, faites-vous un devoir d'honneur de n'en jamais sortir, de rester en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l'enfant.

« Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l'humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? des discours? des dissertations savantes ? de brillants exposés, un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C'est dire qu'elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.

« Il ne s'agit plus là d'une série de vérités à démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d'une longue suite d'influences morales à exercer sur de jeunes êtres à force de patience, de fermeté, de douceur, d'élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que d'ici à quelques générations les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l'histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d'avoir mérité d'inspirer aux Chambres françaises cette opinion ' qu'il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l'influence ne peut manquer en quelque sorte d'élever autour d'elle le niveau des moeurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n'éprouviez nul besoin de l'agrandir. D'autres se chargeront plus tard d'achever l'oeuvre que vous ébaucherez dans l'enfant et d'ajouter à l'enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l'office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l'âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité.

« Dans une telle oeuvre, vous le savez, Monsieur, ce n'est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer ; c'est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s'agit pas de les condamner — tout le monde ne les condamne-t-il pas? — mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut surtout que leur caractère s'en ressente : ce n'est pas dans l'école, c'est surtout hors de l'école qu'on pourra juger ce qu'a valu votre enseignement.

« Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à présent et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne : examinez s'il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n'avez rien fait encore ; la leçon de morale n'a pas porté.

« Ou bien vous leur avez expliqué ce que c'est que la justice et que la vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur ?

« Vous avez flétri l'égoïsme et fait l'éloge du dévouement : ont-ils, le moment d'après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu'à eux-mêmes ? Votre leçon est à recommencer.

« Et que ces rechutes ne vous découragent pas. Ce n'est pas l'oeuvre d'un jour de former ou de réformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues ; mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes. Les enfants ont en morale un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L'enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore lire ; celui qui sait les tracer l'une après l'autre ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l'un et à l'autre? la pratique, l'habitude, la facilité, la rapidité et la sûreté de l'exécution. De même, l'enfant qui répète les premiers préceptes de la morale ne sait pas encore se conduire : il faut qu'on l'exerce à les appliquer couramment, ordinairement, presque d'instinct ; alors seulement la morale aura passé de son esprit dans son coeur, et elle passera de là dans sa vie ; il ne pourra plus la désapprendre. »