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Montaigne

L'auteur des Essais a directement abordé les questions d'éducation dans le chapitre XXIV du livre Ier, intitulé Du Pédantisme, et dans le chapitre xxv du même livre, De l'institution des enfants ; mais nombre de vues pédagogiques sont éparses dans d'autres parties des Essais, notamment dans les chapitres suivants : De l'affection des pères aux enfants (livre II, ch, VIII), Des livres (livre II, ch. X), De l'Art de conférer (livre III, ch. VIII).

Même dans les deux premiers chapitres que nous avons mentionnés, et où le sujet est traité ex professo, Montaigne n'a pas renoncé à ses habitudes nonchalantes et capricieuses : sa pensée, comme il l'avoue lui-même, procède « par sauts et par gambades » ; de sorte qu'une analyse attentive est nécessaire pour reconstruire le plan et retrouver la suite des idées pédagogiques de notre auteur.

Quant à l'importance de ces idées, quelque incomplètes qu'elles soient, elle n'est pas discutable. Depuis le jour où Guizot, dans les Annales de l'Education, en 1812, leur a consacré un article de critique élogieuse, tous les historiens de l'éducation se sont accordés à saluer dans Montaigne un des pères de la pédagogie. On n'avait pas attendu notre époque, d'ailleurs, pour mettre à profit les judicieuses réflexions de l'auteur des Essais : Locke et Rousseau particulièrement lui ont fait de larges emprunts, et, malgré la brièveté de son esquisse pédagogique, Montaigne est un chef d'école en matière d'éducation.

Un mot résume les défauts qu'il reproche à l'instruction alors en usage : c'est le pédantisme.

Le pédantisme, qui peut revêtir tant de formes et auquel chaque siècle donne en quelque sorte une physionomie nouvelle, consistait surtout, chez les contemporains de Montaigne, en deux choses: 1° l'abus de la dialectique, de l'art du raisonnement syllogistique ; 2° l'érudition indigeste, l'entassement de connaissances stériles, qui farcissait la tête sans la former, et la déformait plutôt.

Contre ces deux aspects du pédantisme de son temps Montaigne ne tarit pas en railleries ou en invectives.

L'étude des principes généraux de l'éducation n'est pas omise dans les Essais. En quelques mots expressifs, Montaigne indique l'importance qu'il attache à la question : « La plus grande difficulté de l'humaine science semble estre en cest endroit où il se traicte de la nourriture et instruction des enfants ».

Que doivent apprendre les enfants? « Ce qu'ils doivent faire étant hommes. » Ce mot, emprunté à Plutarque, qui l'a prêté au Spartiate Agésilas, résume toute la pédagogie de Montaigne. Sous la forme d'une anecdote, notre auteur détermine clairement ses intentions : « Allant un jour à Orléans, je trouvay dans ceste plaine, au deçà de Clery, deux regents qui venoyent à Bourdeaux, environ à cinquante pas l'un de l'autre ; plus loing, derrière eux, je veoyois une troupe, et un maistre en teste, qui estoit feu monsieur le comte de la Rochefoucault. Un de mes gents s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce gentilhomme qui venoit aprez luy : luy, qui n'avoit pas veu ce train qui le suyvoit, et qui pensoit qu'on lui parlast de son compaignon, respondit plaisamment : « Il n'est pas gentilhomme, c'est un grammairien ; et je suis logicien ». Or, nous qui cherchons ici, au rebours, de former, non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons-les abuser de leur loisir ; nous avons affaire ailleurs. » Gentilhomme, dit Montaigne ; le dix-septième siècle dira l'honnête homme ; Rousseau, plus simplement, l'homme. Mais, au fond, c'est la même chose que réclament ces grands esprits, c'est l'éducation générale de l'âme humaine.

Montaigne, quelque amoureux qu'il soit de la liberté et de la nature, n'est pourtant pas de ceux qui croient que l'enfant puisse être abandonné à lui-même, et que la maxime « Laissez faire, laissez passer » soit applicable en pédagogie.

« Comme nous veoyons des terres oysifves, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences pour nostre service., ainsi est-il des esprits ; si on ne les occupe à certain subject qui les bride et contraigne, ils se jectent desreglez, par cy, par là, dans le vague champ des imaginations, et n'est folie, ni resverie qu'ils ne produisent en ceste agitation. » (Liv. Ier, ch. VIII.)

Il faut donc une règle, une culture : mais où la chercher, à qui la demander? Est-ce à l'éducation domestique ou à l'éducation publique? Montaigne, qui s'est beaucoup loué, non sans raison, des soins qu'il avait reçus de son père, et qui s'est plaint avec amertume des années qu'il passa comme interne au collège de Guyenne, semblerait être naturellement conduit par son expérience personnelle et par les souvenirs de sa jeunesse à se prononcer sans hésitation pour l'éducation du foyer, de la maison paternelle.

Il n'en est rien, et c'est avec chaleur qu'il signale les défauts de l'éducation domestique.

« Aussi bien est-ce une opinion receue d'un chascun que ce n'est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents : ceste amour naturelle les attendrit trop et relasche, voire les plus sages. »

Mais, d'autre part, les voies de la discipline scolaire le choquent au point qu'il en arrive à repousser absolument l'internat et à le rendre responsable de tous les défauts des jeunes gens :

« A la vérité, nous veoyons qu'il n'est rien si gentil que les petits enfants en France ; mais ordinairement ils trompent l'espérance qu'on en a conceue, et hommes faicts on n'y veoid aulcune excellence : j'ay ouy tenir à gents d'entendement que ces colleges, où on les envoye, les abrutissent ainsin. »

Après avoir condamné l'éducation domestique parce qu'elle est trop douce, Montaigne se laisse aller à condamner l'éducation des collèges parce qu'elle est trop dure. Ici, comme en maint autre endroit des Essais, ce qui manque, ce n'est pas la vivacité de la critique, ni la richesse de l'argumentation : c'est une théorie nette et une conclusion claire. Forcé de choisir, Montaigne se serait sans doute prononcé pour les collèges, à condition qu'on y améliorât les méthodes d'enseignement et qu'on y adoucit la discipline. Il est vrai que dans son essai d'éducation, c'est à un gouverneur, à un précepteur qu'il confie l'élève idéal qu'il veut instruire. Mais peut-être pour Montaigne, comme pour Locke, comme pour Rousseau, le précepteur n'est-il qu'un artifice, une invention littéraire, qui donne à l'auteur les moyens d'exposer plus facilement ses idées dans toute leur nouveauté.

Quoi qu'il en soit, le gouverneur qu'imagine Montaigne doit être à la fois habile et savant : « Je vouldrois qu'on feust soingneux de choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine ; et qu'on y requist touts les deux, mais plus les moeurs et l'entendement que la science ».

Voyons maintenant de quelle nouvelle manière Montaigne entend la charge de précepteur, c'est-à-dire les règles particulières et la pratique de l'éducation.

La préoccupation dominante de Montaigne, c'est de former le jugement. Par suite il recommande au maître de développer l'initiative de l'élève :

« On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verseroit dans un entonnoir ; et nostre charge, ce n'est que redire ce qu'un nous a dict : je vouldrois que le gouverneur corrigeast ceste partie ; et que de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commenceast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d'elle mesme ; quelquefois luy ouvrant chemin, quelquefois le luy laissant ouvrir. Je ne veulx pas qu'il invente et parle seul, je veulx qu'il escoute son disciple parler à son tour. Socrates, et depuis Arcesilaus, faisoient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eulx. Obest plerumque iis, qui discere volunt, auctoritas eorum qui docent. Il est bon qu'il le face trotter devant luy, pour juger de son train, et juger jusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s'accommoder à sa force. A faute de ceste proportion, nous gastons tout. »

Une autre façon d'éveiller le jugement personnel de l'élève, c'est de le jeter de bonne heure dans le commerce des hommes. « Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde. »

L'observation des objets extérieurs, les leçons de choses, comme nous dirions aujourd'hui, figurent aussi dans le plan d'instruction de Montaigne : « Qu'on mette en fantaisie à l'enfant une bonne curiosité de s'enquérir de toutes choses ; tout ce qu'il y aura de singulier autour de luy, il le verra, un bastiment, une fontaine, un homme ». En un mot, à la culture de la mémoire seule, à « l?éducation livresque », comme il l'appelle, Montaigne substitue des exercices de jugement et la culture de la pensée.

Ce n'est pas que Montaigne ait exclu les livres de l'éducation. Il était trop passionné pour les anciens, particulièrement pour Plutarque et Sénèque, il était trop l'homme de la citation et de la lecture, pour déconseiller l'étude de l'antiquité. Mais il veut qu'on en use avec discrétion et toujours en vue de former le jugement. Surtout qu'on s'approprie ce qu'on lit. Que le travail de l'esprit ressemble à celui des abeilles. « Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs ; mais elles en font aprez le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym ny marjolaine. » Charmante comparaison, où il semble que Montaigne se soit peint lui-même, car il excellait dans l'art de transformer ce qu'il empruntait aux autres.

Il faut que l'enfant apprenne l'histoire, non pas tant pour connaître les faits que pour les apprécier. « Qu'on ne luy apprenne pas tant les histoires qu'à en juger. » Ce que Montaigne estime dans les études historiques, ce n'est pas l'érudition, c'est le profit moral qu'on peut en retirer. Il ne faut pas tant imprimer dans la mémoire de l'enfant « la date de la ruyne de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion, ny tant où mourut Marcellus, que pourquoi il feut indigne de son debvoir qu'il mourust là ».

Nous en avons assez dit pour donner une idée de la pédagogie intellectuelle de Montaigne, pédagogie discrète, modérée, ennemie de tous les excès, et qui mérite les éloges que lui a décernés Guizot : « Qu'on croie tout ce que conseille Montaigne, qu'on fasse tout ce qu'il recommande, on pourra avoir à y ajouter ; on aura besoin de conduire l'élève plus loin qu'il ne l'a fait ; mais il faut passer par la roule qu'il a prise ; s'il n'a pas tout dit, tout ce qu'il a dit est vrai, et avant de prétendre à le devancer, qu'on s'applique à l'atteindre. »

Nous n'accorderons pas les mêmes éloges à sa pédagogie morale. Il faut un grand parti pris d'approbation pour lui faire honneur, comme l'a osé Guizot, du silence qu'il garde sur l'éducation du coeur : « Le silence presque absolu que Montaigne a gardé en cette partie de l'éducation qui s'attache à former le coeur de l'élève me paraît une nouvelle preuve de son bon jugement ». Non, le grand défaut de Montaigne est précisément celui-là : les qualités du coeur, la chaleur du sentiment, l'esprit de sacrifice, le goût de l'action lui manquent presque entièrement. Aimable égoïste, il n'a célébré que la vertu facile où l'on arrive « par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes ». A-t-il jamais pratiqué lui-même les devoirs pénibles, ceux qui exigent un effort? Pour aimer les enfants, il attend qu'ils soient aimables ; tant qu'ils sont petits, il les dédaigne et les éloigne de lui : « Je ne puys recevoir ceste passion de quoy on embrasse les enfants à peine encore nayz, n'ayant ni mouvement en l'ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aymables, et ne les ay pas souffert volontiers nourrir près de moi ». ? « Ne prenez jamais et donnez encore moins à vos femmes la charge de la nourriture de vos enfants! »

Montaigne avait joint l'exemple au précepte. Il dit quelque part lestement : « Mes enfants me meurent tous en nourrice ». Il va jusqu'à affirmer qu'un homme de lettres doit préférer ses écrits à ses enfants : « Les enfantements de nostre esprit sont plus nostres ».

Montaigne a souvent parlé des femmes et de leur éducation : mais il tient en médiocre estime l'esprit féminin, et sur ce point il n'est qu'un pédagogue à courtes vues. Avant le personnage comique de Molière, il prononce qu'une femme est assez savante, « quand elle sçait mettre différence entre la chemise et le pourpoinct de son mary ». Il se plaint que ses contemporaines prétendent au bel esprit et constate que leur savoir reste superficie ! « Elles alleguent Platon et saint Thomas, dit-il, aux choses auxquelles le premier rencontré servirait aussi bien de tesmoing : la doctrine, qui ne leur est pas arrivée en l'ame, leur est demeuree en la langue. » Il conclut de cette expérience défavorable que les femmes feront bien de s'en tenir « à leurs propres et naturelles richesses ». La rhétorique, la logique, les sciences en général sont « drogueries vaines et inutiles à leurs besoings ». Il leur concède cependant, comme un amusement qui leur convient, l'étude de la poésie : « c'est un art folastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles ». Il consent encore qu'elles aient quelque connaissance de l'histoire et de la philosophie morale : « elles en tireront diverses commodités » ; elles y apprendront « à mesnager leur liberté, à allonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement l?inconstance d'un serviteur, la rudesse d'un mari et l'importunité des ans et des rides. Voilà, pour le plus, la part que je leur assignerais aux vivants. »

En un mot, la femme étudiera, si elle étudie, ce qu'il est nécessaire qu'elle sache pour être patiente, résignée, obéissante. De culture générale, de développement personnel, il n'en est pas question. On est d'autant plus étonné de voir Montaigne ne pas comprendre la nécessité, pour les femmes, d'une instruction sérieuse et forte, qu'il reconnaissait lui-même tous les défauts, tous les inconvénients de l'éducation frivole à la mode : « Nous dressons les Olles, dit-il, dès l'enfance aux entremises de l'amour : leur grâce, leur attifeure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu'à ce lot ».

Malgré ces graves lacunes, la pédagogie de Montaigne est une pédagogie de bon sens, dont certaines parties mériteront toujours d'être admirées. Sur bien des points Montaigne est supérieur à Rabelais. Tandis que Rabelais prétend développer également toutes les facultés et met toutes les études, lettres et sciences, 6ur le même plan, Montaigne demande à choisir : entre les diverses connaissances, il recommande de préférence celles qui l'ont les esprits droits et sains.

Si l'on voulait, en négligeant les détails, résumer dans une vue générale les pensées pédagogiques de Rabelais et de Montaigne, on pourrait dire que Rabelais est le premier qui ait compris l'importance de l'éducation scientifique, de celle qui éclaire l'intelligence en faisant luire sur elle toutes les lumières ; Montaigne s'est plutôt préoccupé de l'éducation pratique, de celle qui consiste à former le jugement, et, par suite, à diriger la volonté. Pour parier le langage de la philosophie, ce sont les facultés spéculatives que Rabelais a voulu développer ; ce sont au contraire les facultés pratiques que Montaigne a eues surtout en vue. Ils ont accepté l'un et l'autre cette belle formule que « la science ne peut se passer de la conscience », c'est-à-dire qu'il ne servirait de rien, qu'il serait même dangereux, de devenir savant, si l'on ne devenait en même temps honnête homme. Mais, des deux termes de cette formule, c'est le premier, c'est la science, qui a le plus attiré Rabelais ; c'est le second, c'est la conscience, qui a séduit Montaigne.

Gabriel Compayré