Molière a droit que la pédagogie s'occupe de lui, car lui-même s'est occupé de la pédagogie ; il s'en est occupé, il est vrai, pour la railler ; mais la pédagogie doit se montrer personne d'esprit: elle ne donne pas seulement des leçons, elle sait en recevoir, elle écoute, se recueille et lâche de profiter. Molière semble plus d'une fois confondre la pédagogie et la pédanterie ; les deux mots sont voisins, peut être y aurait-il quelque affinité possible entre les choses ; raison de plus pour s'efforcer de les tenir distinctes et distantes. Quand Molière nous représente, dans le Bourgeois gentilhomme, le maître de philosophie commençant par parler latin à son élève qui n'y entend goutte et dénombrant, dans le langage que chacun connaît, non sans ostentation et un secret contentement de lui même, tout ce qu'il sait, tout ce qu'il est capable d'enseigner, il nous invite, par opposition, à rester en enseignant modestes et simples, à garder le ton naturel, celui des « honnêtes gens », à nous oublier nous-mêmes pour ne songer qu'à ceux que nous avons devant nous et nous accommoder à eux. Quand plus loin il nous représente ce même maître, qui, ayant à apprendre la plus humble des sciences, l'orthographe, et la plus pressée, surtout quand il s'agit d'un élève de l'âge de M. Jourdain, remonte à l'origine des choses et démontre comment se prononcent les lettres, comment, pour prononcer celle-ci ou celle-là, il faut ou éloigner ou rapprocher les mâchoires, allonger les lèvres, serrer les dents, etc., il nous met en garde contre ces longs commencements où s'attarde une pédagogie inexpérimentée, contre ces inutilités, ces puérilités où, sous prétexte d'érudition, se complaît (ô philologie !) un savoir sottement épris de lui-même.
De Molière la critique la plus rapide, celle qu'il jette comme en courant, est grosse de leçons. Qu'on se rappelle les deux scènes de la Comtesse d'Escarbagnas où il fait comparaître devant nous d'abord le précepteur, puis avec le précepteur l'élève ; elles sont bien courtes, mais comme elles sont remplies! comme tout y porte ! La comtesse d'Escarbagnas, c'est l'éternelle ennemie de Molière, la femme qui s'en fait accroire et surtout veut en faire accroire aux autres, qui se paie de mots et d'apparences, qui se propose bruyamment les plus beaux modèles, prétend les imiter et ne fait que les singer. Provinciale, elle veut importer chez elle les belles manières et le grand ton de Paris ; elle a cessé d'appeler à la bonne franquette ses serviteurs par leurs noms ; elle a des gens, un laquais, une fille suivante, un écuyer ; elle a « une maison ». Dans cette maison figure un précepteur pour ses enfants ; quand on a un précepteur, c'est pour le montrer, pour s'en faire honneur. « Holà, monsieur Bobinet ! Monsieur Bobinet, approchez-vous du monde. » Ainsi interpellé, M. Bobinet se décide à paraître, lourd, emprunté, empêtré, archaïque de tournure et de langage, « donnant le bon vêpre à toute l'honorable compagnie » ; du reste, saluant bas, humble, cérémonieux et respectueux à outrance, surtout à l'égard de celle qui le nourrit. « Il a la mine bien sage », dit sur un ton d'ironie qu'il ne quitte guère un certain vicomte, vraiment homme du monde. Je le crois bien, et si l'élève devient jamais un esprit curieux, avide de nouveautés, chercheur, oseur, émancipé, un « esprit fort D, comme on disait en ce temps, ce ne sera certainement pas la faute du maître. M. Bobinet reparaît avec son élève, grand dadais, ou plutôt pauvre garçon (car je le plains), tout à coup arraché à son thème tiré d'une épître de Cicéron et à la solitude de la « belle chambre à alcôve » pour être exhibé devant tout ce monde ; on le tourne et le retourne ; on le fait saluer à droite et à gauche, on l'interroge, car il faut bien qu'il donne un spécimen de son savoir : il récite sa leçon de la veille, la première règle de sa grammaire latine, celle de Jean Despautère, une grammaire latine en latin, et, qui plus est, en vers latins. Molière n'en dit pas plus, n'insiste pas, ne disserte pas ; il montre, il fait rire de ce qui est ridicule. Mais que de réflexions s'éveillent dans l'esprit, d'abord sur cette pédagogie singulière du temps, sur cette méthode — cercle vicieux s'il en fut, — qui consiste à faire apprendre les règles d'une langue dans la langue même qu'il s'agit d'apprendre ; sur cette idée bizarre de formuler en vers des préceptes abstraits, techniques, ce qu'il y a de moins fait pour la forme du vers! Puis que de réflexions aussi sur cette sorte d'éducation qu'on appelle éducation particulière, sur ceux qui la donnent sur ceux qui la reçoivent, sur ces maîtres recrutes, payés, traités on ne sait comment, sur l'élève condamné à un tête à tête perpétuel avec un de ces maîtres, voué à une vie isolée, ennuyée, ennuyeuse, toute à l'ombre et dans l'obscurité, sauf des ouvertures soudaines sur le salon où il entend ce qu'il ne devrait pas entendre !
Molière ne s'est pas contenté de faire en pédagogie oeuvre critique ; il nous a dit sur cette matière délicate de l'éducation, en la prenant par son côté le plus délicat, l'éducation des femmes, ses préférences, ses idées. Il est vrai qu'à première vue ses idées ne sont pas rigoureusement conséquentes avec elles-mêmes. D'âge déjà mûr, à quarante ans, aimant une toute jeune fille qu'il aspire à épouser et qu'il épousa en effet, il expose comment il entend que la femme soit élevée et traitée, il est Ariste contre Sganarelle, il défend le système de l'éducation douce, confiante, aimable, contre celui de l'éducation rigoureuse, défiante, oppressive ; il bafoue Arnolphe qui prétend avoir raison d Agnès en l'enfermant et en l'effrayant ; il professe que la femme doit être par nous éclairée, instruite ; il écrit l'Ecole des maris et l'Ecole des femmes. Plus tard, il s'épouvante des dangers que fait courir à la raison de la femme la science, il écrit les Femmes savantes. Comme il a bien plaidé ces deux thèses ! Comme il a établi la première avec force et autorité ! Comme il a soutenu la seconde avec vivacité et éclat! Comme avec Agnès il nous a bien montré les périls certains de l'ignorance chez la femme livrée sans défense à toutes les impressions, à toutes les impulsions de sa vive nature non contenue, non contrôlée, et s'égarant sans même en avoir conscience ! Comme avec Philaminte, Armande et Bélise, il nous a bien montré les inconvénients possibles de la science dans cette même nature féminine ! Bien plus, comme il nous a émus du spectacle de cette maison où nous voyons tout aller sens dessus dessous ; le mari négligé et justement mécontent ; la femme, à qui certes ne manquent ni l'intelligence ni le caractère, mais chez qui les plus belles qualités sont à leur source même viciées, s'éprenant d'un vulgaire coureur de dot et près de sacrifier à ses chimères l'avenir de la plus jeune de ses filles ; l'aînée manquant elle-même l'occasion de son bonheur ; les intérêts de fortune si bien abandonnés qu'on peut apporter la nouvelle d'une ruine complète sans qu'aucun s'en étonne ou la mette en doute !
Mais ces deux thèses sont-elles donc si éloignées qu'il paraît d'abord ? Ne saurait-on découvrir de l'une à l'autre un lien ? A y regarder de près, la première ne serait-elle pas la correction, ou, pour parler plus juste, le complément de la seconde ? Molière a commencé par dire : « Instruisez la femme ; cela importe à sa propre dignité ; il faut qu'elle devienne capable de se décider et d'agir par elle-même, et à l'occasion de se détendre elle-même ; pères, cela importe à votre sécurité ; maris, cela importe à votre honneur ». Bientôt il ajoute, lui, l'homme du bon sens et de la mesure : « Ne sortez ni du bon sens ni de la mesure ; veillez à ce que le vin pur de la science, surtout quand l'usage en est encore nouveau, ne tourne point des têtes trop impressionnables ; veillez à ce que la femme, admise avec l'homme au partage du savoir, consente à rester femme, à s'occuper de ce qui a été jusqu'ici, de ce qui doit toujours être le lot de la femme, les soins de la vie intérieure et domestique ; à ce que, s'élevant par l'instruction, elle n'aille pas trouver au-dessous d'elle, traiter de vulgaire et grossier le programme du bon Chrysale :
Faire aller son ménage, avoir l'oeil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie ;
à ce qu'enfin le mari, même de la femme instruite, puisse le soir en rentrant trouver le logis en bon ordre, la table bien servie, une bonne soupe (car avec Molière on sort vite du vague des généralités, on va droit aux choses, aux réalités, comme il les appelle), les légumes bien accommodés, le rôti ni brûlé ni trop salé ; oui, instruisez les femmes, mais ne nous faites pas des Philaminte et des Armande, faites-nous des Henriette. » Mais, ô poète, nous diras-tu comment Henriette, sortie des mêmes parents qu'Armande, élevée dans la même maison, avec les mêmes exemples sous les yeux, ayant reçu de tout point la même instruction, est devenue ce qu'elle est, aimable et sérieuse, sensée et charmante, Henriette enfin, si différente d'Armande? Quel problème tu nous as posé là!
En somme, Molière (il semble qu'il ne soit pas besoin de le dite) n'est pas pédagogue de métier ; il l'a été à ses heures et par rencontre ; il est pourtant de ceux que les pédagogues de métier peuvent et doivent lire avec fruit. Même lorsqu'il n'a fait qu'effleurer les choses de l'éducation, il y a porté un esprit merveilleusement droit et juste. Quel admirable précepte pédagogique contenu en ce vers :
Je trouve que le coeur est ce qu'il faut gagner !
Sans doute Molière, dans les questions qu'il touche, n'est pas toujours assez précis et rigoureux ; mais cette précision et cette rigueur ne sont point son affaire ; il est homme de théâtre : il faut qu'il aille, qu'il passe, amuse et fasse rire ; mais tout en faisant rire, il fait réfléchir aussi ; il nous avertit, il nous met sur nos gardes ; quand il crie casse-cou, nous aurions grand tort de ne pas faire attention.