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Mirabeau

Mirabeau mourut le 2 avril 1791, à l'âge de quarante deux ans. Quelque temps après sa mort, son ami le médecin Cabanis, qui l'avait soigné dans sa dernière maladie, publia quatre discours que le grand orateur s'était proposé de prononcer à l'Assemblée constituante sur la question de l'éducation publique. Le volume contenant ces quatre discours est intitulé : « Travail sur l'éducation publique, trouvé dans les papiers de Mirabeau l'aîné, publié par P.-J.-G. Cabanis, docteur en médecine, etc. ; Paris, de l'Imprimerie nationale, 1791 ». Le premier discours traite « De l'instruction publique ou de l'organisation du corps enseignant» ; le second, « Des fêtes publiques, civiles et militaires » ; le troisième, « De l'établissement d'un Lycée national » ; le quatrième et dernier, « De l'éducation de l'héritier présomptif de la couronne, et de la nécessité d'organiser le pouvoir exécutif ».

Ce volume parut dans l'été de 1791 : il en est rendu compte, comme l'a fait remarquer M. Edmond Dreyfus-Brisac, dans le numéro du 18 août 1791 de la Feuille villageoise ; c'est par erreur que Camus, dans sa « Notice des principaux décrets, n° XIV», dit que la publications de Cabanis fut faite après que l'Assemblée constituante avait terminé sa session.

Mirabeau est-il réellement l'auteur des quatre discours publiés sous son nom par Cabanis ? C'est là un point qui n'a pas encore été éclairci. On sait que Mirabeau s'était entouré de collaborateurs dont plusieurs étaient des hommes d'un grand talent, comme les Genevois Clavière (qui fut ministre des finances en 1792), Du Roveray et Etienne Dumont. Un grand nombre des discours lus à la tribune par Mirabeau, de ces discours où les sujets les plus divers étaient traités avec une sûreté de connaissances spéciales qui faisait l'admiration de l'Assemblée, avaient été rédigés pour lui par l'un ou l'autre de ses amis. Les discours sur l'éducation sont-ils de ce nombre ? M. Lucas de Montigny, le fils adoptif de Mirabeau, n'en doutait pas. Il s'exprime en ces termes à ce sujet [Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 357) : « On a essayé de lui attribuer un Travail sur l'instruction publique trouvé dans ses papiers, et imprimé en 1791 par Cabanis ; mais personne n'a jamais douté que ce ne fût l'ouvrage de l'éditeur lui-même, qui est partout reconnaissable par ses idées républicaines, par sa métaphysique un peu subtile parfois, et qui n'a pris nulle part la moindre peine pour déguiser les formes de son propre style et pour imiter la manière bien moins correcte, bien moins élégante de l'orateur homme d'Etat. Cette considération, le témoignage unanime des amis et collaborateurs de Mirabeau, et notre conviction, d'accord avec celle du public, nous déterminent à ne rien ajouter à cette simple mention de l'ouvrage, composé de quatre discours, et d'autant de projets de loi qui, malgré un mérite fort recommandable, n'auraient certainement été ni adoptés par Mirabeau, ni acceptés par l'Assemblée nationale. »

Cabanis lui-même, dans l'avertissement placé en tête du volume, par certaines précautions de langage habilement calculées, donne à entendre que les quatre discours n’ont pas été écrits par Mirabeau. « Ces discours, dit-il, sont tels qu'ils existent dans le portefeuille de Mirabeau : l'on respecte ici scrupuleusement jusqu'aux taches qu'il y reconnaissait lui-même, et qu'il se proposait d'en" faire disparaître. Les corrections dont il les jugeait susceptibles portent, il est vrai, plutôt sur certains détails et sur les formes de rédaction, que sur les vues générales ; mais elles auraient sans doute donne plus de poids à ses principes, plus d'éclat à ses idées, peut-être même une force nouvelle à l'ensemble de son travail. Il voulait se retirer pendant quelques jours à la campagne, afin de préparer et d'achever ces corrections dans le recueillement de la solitude. — Tant qu'un orateur n'a pas prononcé un discours, ajoute Cabanis dans une note, ou qu'un écrivain n'a pas publié un ouvrage, il serait injuste d'imputer à l'un ou à l'autre les fautes et surtout les erreurs que l'ouvrage contient. Cette considération, très équitable en général, l'est peut-être encore plus à l'égard de Mirabeau, qui se servait souvent des idées d'autrui, mais qui les remaniait et les perfectionnait presque toujours, et qui ne pouvait être censé les avoir adoptées que lorsqu'il les livrait lui-même au public sous son propre nom, soit à la tribune, soit par la voie de la presse. »

Il s'agit donc d'un travail préparé par l'un des collaborateurs de Mirabeau, travail que Mirabeau avait en portefeuille, qu'il avait probablement lu et approuvé quant au fond, — sur ce point nous en croyons plus volontiers Cabanis que M. Lucas de Montigny, — et qu'il se proposait de revoir et de corriger au point de vue de la forme. Ce collaborateur était-il, comme J'affirme M. Lucas de Montigny, Cabanis lui-même? Ce qui pourrait donner de la vraisemblance à cette supposition, c'est la place considérable faite dans le plan d'instruction publique (premier discours) à l'enseignement de la médecine. Mais une autre hypothèse pourrait encore être émise. On ne connaît que depuis peu le rôle joué auprès de Mirabeau par le Genevois Reybaz, homme d'un mérite éminent et d'une rare modestie, qui, habitant Paris, fut, en 1793, envoyé de la République de Genève auprès de la République française ; les lettres de Mirabeau à Reybaz, publiées en 1874 par M. Ph. Plan, nous ont révélé que Reybaz fut l'un des plus actifs parmi ces collaborateurs auxquels Mirabeau demandait de lui apporter le concours de leur savoir et de leur expérience : il composa pour lui, en 1790 et 1791, plusieurs discours, entre autres sur le mariage des prêtres, sur les assignats, sur l'égalité des successions, etc. Or une des lettres de Mirabeau, en date du 5 octobre 1790, invite Reybaz, dans les termes les plus formels, à élaborer un plan d'éducation que le tribun s'engage à présenter à l'Assemblée. Vu l'intérêt historique qui s'attache à celle question, nous reproduisons ci-après les passages essentiels de cette lettre ; on verra par ce document, d'une authenticité incontestable celui-là, quelles étaient les idées personnelles de Mirabeau sur cette question, et aussi quel cas il faisait du savoir et des talents de son collaborateur :

« Comment vous refusez-vous, écrit Mirabeau, à traiter un sujet si important et si neuf? Si vous étiez sensible à la gloire, je vous dirais que c'est une des plus belles couronnes qu'il reste à la philosophie à décerner, que le mérite d'avoir enrichi l'esprit humain d'un tel ouvrage, et que j'aurais assez pour moi de la gloire d'avoir promulgué et défendu la loi qui «n serait l'application et le résultat. Que vous dirai-je que vous ne sachiez mieux que moi sur l'importance de ce travail, complément de tous nos autres travaux, ancre de la Révolution, si je puis parler ainsi, et, après la liberté de la presse, le seul palladium de la liberté publique? Que vous dirai-je que vous ne sachiez mieux que moi sur l'incommensurable avantage, et tout à fait nouveau dans l'histoire des hommes, d'une éducation nationale formée d'après la conception d'une seule tête et non d'après le choc des hasards et la lente, mais monstrueuse et inextirpable accumulation de tous les préjugés de la fausse science, mille fois plus funeste que l'ignorance? Et quant à ce que vous m'avez déjà dit, que l'on ne parviendrait pas à exécuter un plan d'éducation nationale tout d'un jet, je ne puis pas convenir qu'il ne fût praticable, du moins, d'assurer des bases dont l'esprit des nouvelles institutions ne s'écarterait plus, et sur lesquelles la perfectibilité humaine rencontrerait les plus beaux développements. Allons, mon cher monsieur, laissez-vous séduire par l'espoir d'un si grand bienfait. Laissez-vous amorcer par le charme de vos propres idées. Vous savez bien que la France ne peut devoir un code d'éducation nationale qu'à un penseur inoccupé aux affaires publiques. Le recueillement et la méditation nous sont entièrement ravis ; il nous est devenu presque impossible d'organiser un grand travail, lors même que nous en aurions des matériaux préparés. Jugez si nous pouvons nous flatter de saisir les idées mêmes d'un sujet si profond, si vaste, dont on n'a encore observé attentivement pas même les superficies. Venez à notre aide ; faites-le pour moi ; faites-le pour la Révolution ; faites-le pour la grande famille dont vous êtes un des membres les plus éclairés, et je ne connais rien que vous n'ayez le droit de me demander en échange, rien que je ne tienne à faveur de m'entendre demander, rien que je ne tente indépendamment de mon tribut personnel pour que ce service soit aussi utile à vous et aux vôtres qu'il doit l'être à la régénération de la France et de l'Europe. Vale et me ama. »

Il nous paraît extrêmement probable que Reybaz ne dut pas rester insensible à cet appel ; mais, s'il rédigea le travail que Mirabeau lui demandait avec tant d'instances, ce travail est-il celui qu'a publié Cabanis? Nous savons que le discours sur l'égalité des successions, que Talleyrand lut à l'Assemblée après la mort de Mirabeau comme un legs du grand orateur, était l'oeuvre de Reybaz : ce fait ne nous autoriserait-il pas à supposer que Reybaz, s'il avait préparé un travail sur l'instruction publique, aura pu laisser Cabanis l'imprimer également sous le nom de Mirabeau ?

Sans nous arrêter plus longtemps à rechercher qui, de Reybaz ou de Cabanis, a dû prêter sa plume à Mirabeau dans cette circonstance, nous essaierons de résumer les idées essentielles contenues dans les quatre discours.

Le premier, intitulé De l'instruction publique ou de l'organisation du corps enseignant, est le plus important des quatre. Mirabeau —nous disons Mirabeau, puisque c'est sous son nom que l'ouvrage a paru — commence par y définir l'éducation. « L'art de l'éducation, dit-il, n'est que celui de faire prendre aux hommes les habitudes qui leur seront nécessaires dans les circonstances auxquelles ils sont appelés. » Par conséquent, suivant la nature de la société dont il s'agit de former les membres, l'éducation aura des caractères différents. « Tous les législateurs anciens se sont servis de l'éducation publique comme du moyen le plus propre à maintenir et à propager leurs institutions. Quelques-uns d'entre eux ont regardé la jeunesse comme le domaine de la patrie et n'ont laissé aux pères et mères que la satisfaction d'avoir produit des citoyens. C'est dans le premier âge qu'ils ont voulu jeter les semences de la moisson sociale. Mais les législateurs anciens cherchaient tous à donner à leurs peuples une tournure particulière, et ne prétendaient souvent à rien de moins qu'à les dénaturer, pour ainsi dire, et à leur faire prendre des habitudes destructives de toutes nos dispositions originelles. Quant à vous, messieurs, vous n'avez pas d'opinions favorites à répandre ; vous n'avez aucune vue particulière à remplir ; votre objet unique est de rendre à l'homme l'usage de toutes ses facultés, de le faire jouir de tous ses droits, de faire naître l'existence publique de toutes les existences individuelles librement développées, et la volonté générale de toutes les volontés privées. Il ne s'agit point de faire contracter aux hommes certaines habitudes, mais de leur laisser prendre toutes celles vers qui l'opinion publique ou des goûts innocents les appelleront. Ainsi, c'est peut-être un problème de savoir si les législateurs français doivent s'occuper de l'éducation publique, autrement que pour en protéger les progrès, et si la constitution la plus favorable au développement du moi humain, et les lois les plus propres à mettre chacun à sa place, ne sont pas la seule éducation que le peuple doive attendre d'eux. »

La rigueur des principes exigerait, selon Mirabeau, que l'Assemblée nationale ne s'occupât de l'éducation que « pour l'enlever à des pouvoirs ou à des corps qui peuvent en dépraver l'influence », et pour la livrer ensuite à elle-même ; car, dans une société bien ordonnée, « sans qu'on s'en mêle, l'éducation sera bonne ; elle sera même d'autant meilleure, qu'on aura plus laissé à faire à l'industrie des maîtres et à l'émulation des élèves ». Mais il faut tenir compte des préjugés existants, et des difficultés d'une situation exceptionnelle. « L'ignorance du peuple est si profonde, l'habitude de regarder les établissements pour l'instruction publique et gratuite comme le plus grand bienfait des rois est si générale, et les idées que j'énonce se trouvent si peu conformes à l'opinion dominante, qu'en les supposant démontrées dans la théorie, il serait sans doute dangereux, peut-être même impossible, de les mettre en pratique sans de grandes modifications. » Aussi Mirabeau admet-il l'intervention des pouvoirs publics dans l'éducation ; cette intervention s'exercera pour faire donner l'éducation d'après des vues nationales. « Il convient que la volonté toute-puissante de la nation forme partout des centres, soit par les académies, soit par les écoles, d'où les lumières iront se répandre au loin. » D'ailleurs, il y a des éludes et des professions que le devoir des magistral s est d'inspecter soigneusement ou d'encourager d'une manière spéciale ; et ces éludes exigent des établissements publics.

Mais, en s'occupant de l'éducation pour lui donner de meilleures bases, et du corps enseignant, « qui ne sera pourtant plus un corps suivant l'acception commune », pour le réorganiser, l'Assemblée devra surtout chercher à simplifier la machine existante : c'est le vrai moyen de la perfectionner. « Ce serait l'indice d'un bien petit esprit, de croire qu'il y a beaucoup de roues nouvelles à mettre en jeu. Les législateurs français n'ont pas la manie de régler, ils aiment mieux que tout se règle de lui-même. »

Cette dernière phrase, qui serait aisément prise aujourd'hui pour une ironie, exprime très sérieusement la pensée du parti auquel Mirabeau servait d'organe. Comme la plupart des hommes de 1789, Mirabeau est un partisan déclaré du laisser-faire, ce qu'on appellerait aujourd'hui un « libéral ». Nous le verrons même, dans son troisième discours, opposer à la conception antique de la société, à l'idée de cité ou de patrie, une conception toute différente et dont la formule semblerait devoir appartenir à un économiste de Manchester plutôt qu'au grand tribun de la Révolution française.

Les mesures que propose Mirabeau sont présentées sous la forme d'un projet de décret comprenant cinq titres : 1° Académie ; 2° Collèges et Ecoles publiques ; 3° Ecoles de médecine ; 4° Théâtre ; 5° Musée, Jardin de botanique, et bibliothèques publiques.

« Toutes les académies du royaume, dit l'article 3 du titre Ier, et notamment les trois grandes Académies française, des sciences, des inscriptions et belles-lettres, sont anéanties dès ce moment. Il en sera formé une seule à leur place, qui portera le titre d'Académie nationale. »

Ainsi le décret de la Convention du 8 août 1793, supprimant les académies, n'a fait que réaliser une idée de Mirabeau.

Outre l'Académie nationale, dont parle l'article dont nous venons de donner le texte, Mirabeau propose la création d'une Académie des arts ; il pourra se former également des académies dans les départements, sous l'autorité des administrations départementales.

La disposition relative à l'abolition des académies est précédée d'une déclaration de principes qu'il est bon de reproduire, parce qu'elle fait connaître la doctrine de Mirabeau concernant les fondations. « L'Assemblée nationale, lit-on à l'article 1er, conformément à des principes déjà discutes, établit que toute fondation quelconque ne pouvant avoir pour objet que l'utilité publique, et n'étant garantie que par la loi qui représente la volonté de la nation, la nation, seul juge naturel de cette utilité, reste toujours maitresse de retirer sa garantie et de se mettre à la place des fondateurs pour expliquer leurs intentions. »

Quant à l'organisation des écoles et à la distinction des divers degrés d'enseignement, le projet de décret s'exprime ainsi (titre II)

« Dans chaque endroit où l'organisation nouvelle du clergé conservera un curé ou un vicaire, il y aura une école d'écriture et de lecture, pour l'entretien de laquelle il sera affecté une somme depuis 100 jusqu'à 200 livres, payable chaque année sur les fonds du département. Le maître d'école sera autorisé à recevoir une rétribution de ses élèves : il enseignera à lire, à écrire, à calculer, et même, s'il est possible, à lever des plans et arpenter. Il se servira, pour enseigner à lire, de livres qui feront connaître la constitution, et qui expliqueront d'une manière simple et nette les principes de la morale. Tout maître d'école qui se distinguera dans ce genre d'enseignement recevra des récompenses qui seront fixées et distribuées par le directoire du département. La nomination des maîtres d'école de paroisse se fera de la manière suivante : La commune présentera trois sujets au directoire de district, qui sera tenu d'en choisir un ; et le sujet choisi ne pourra être destitué, sans que les motifs de la destitution aient été discutés et trouvés valables par le même directoire. — Partout où il y a des écoles de lecture, d'écriture et d'arithmétique pour les jeunes filles, on les conservera, et l'on en créera de semblables dans toutes les municipalités. Les unes et les autres seront formées suivant les principes énoncés dans l'article ci-dessus. — L'établissement de toute école particulière pour les enfants de l'un et de l'autre sexe sera parfaitement libre.

« Dans chaque département il y aura au moins un collège de littérature. Le département fera en sorte qu'il s'en établisse un dans chaque district. Lorsque es congrégations religieuses, conservées par la constitution, se trouveront chargées des collèges, le pouvoir public considérera leurs membres comme de simples individus, et l'autorité de leurs chefs sera nulle dans tous les objets relatifs à l'éducation.

« Tous les collèges et écoles publiques seront soumis aux départements.

« Les écoles de théologie seront toutes reléguées dans les séminaires.

« L'Assemblée nationale ne prononce point sur le sort des écoles de droit, jusqu'à ce que la réforme des lois civiles et criminelles ait pu s'effectuer.

« Les écoles de la marine, du génie, des ponts et chaussées seront organisées dans le même esprit par les départements où elles se trouveront situées.

«Toutes les écoles militaires se trouvent supprimées de droit par les décrets de l'Assemblée qui assurent l'égalité des hommes ; elles le sont dès aujourd'hui de fait.

« Toute nomination à des bourses dans quelque école que ce puisse être est suspendue ; et la nation se réserve à elle seule le droit d'en disposer, sauf à dédommager les nominateurs dans le cas où les départements le trouveront convenable. — Toutes les bourses se donneront à l'avenir au concours. » Le titre III ordonne qu'il sera formé dans tous les départements des écoles de médecine. « Quant à la médecine, lit-on dans le discours, et à tout ce qui tient à l'art de guérir, c'est la partie la plus considérable des études que la loi doit surveiller. Vous ne serez donc point étonnés que la médecine occupe une place considérable dans mon plan d'instruction publique. » Les dispositions relatives aux écoles de médecine, en effet, ne forment pas moins de 29 articles.

Relativement aux théâtres, aux musées, aux bibliothèques (titres IV et V), le projet de décret ne contient rien qui offre un intérêt spécial. « Le théâtre, est-il dit, sera considéré comme faisant partie de l'instruction publique. Le théâtre, en qualité d'école publique, doit être soumis à l'inspection de la police ; mais il doit être parfaitement libre. Les bibliothèques publiques, le Cabinet d'histoire naturelle et le Jardin des plantes ressortiront aux mêmes magistrats que le présent décret charge de surveiller l'éducation. »

En résumé, Mirabeau veut soustraire l'instruction publique à la direction des deux pouvoirs, l'Eglise et la royauté, qui en ont disposé jusqu'à ce moment. « La réforme la plus importante de toutes est de ne soumettre les collèges et les académies qu'aux magistrats qui représentent véritablement le peuple, c'est-à-dire qui sont élus et fréquemment renouvelés par lui. Si les académiciens continuaient à dépendre immédiatement du pouvoir exécutif, il est clair qu'il disposerait à son gré des membres dont elles seraient composées, et, indirectement, des gens de lettres pour qui ces places seraient un sujet d'ambition ; et peut-être quelque jour, dans l'Académie française elle-même, qui servait naguère d'asile à la philosophie, verrait-on des philosophes repentants écrire ou parler avec indécence contre la Révolution. »

Voilà une prophétie dont l'avenir n'a que trop démontré la justesse !

« Si le pouvoir exécutif, continue Mirabeau, était chargé d'organiser et de surveiller les écoles publiques, l'éducation et l'enseignement y seraient subordonnés à ses vues, ou plutôt à celles de ses ministres, lesquelles (nous en avons assez de preuves) ne sont pas toujours conformes aux intérêts du peuple. »

Même défiance à l'égard de l'Eglise et des corporations : « Tous les hommes employés à l'éducation, quel que soit d'ailleurs leur habit et leur genre de vie, doivent, quant aux fonctions d'instituteurs, dépendre uniquement des agents du peuple. Sous d'autres rapports, ils peuvent bien continuer à faire des corporations libres, telles que l'Assemblée les autorise ; niais dans tout ce qui regarde l'enseignement et la direction de la jeunesse, ils ne seront plus que des individus, répondant de la tâche qu'on leur confie, et ne pouvant être maintenus, inquiétés, destitués que par le pouvoir dont ils tiennent leurs places. Sans rejeter entièrement les congrégations, qui, sans doute, ont, à certains égards, plusieurs avantages, je voudrais les voir employer avec ménagement ; je voudrais qu'on se mît en garde contre l'esprit de corps, dont elles ne seront jamais entièrement exemptes. »

La gratuité de l'instruction paraît à Mirabeau une erreur de logique. Il y revient à plusieurs reprises. « Au premier coup d'oeil, on peut croit e l'éducation gratuite nécessaire au progrès des lumières ; mais en y réfléchissant mieux, on voit que le maître qui reçoit un salaire est bien plus intéressé à perfectionner sa méthode d'enseignement, et le disciple qui le paie à profiter de ses leçons. Les meilleures écoles de l'Europe sont celles où les professeurs exigent une rétribution de chacun de leurs disciples. Enseigner est un genre de commerce : le vendeur s'efforce de faire valoir sa marchandise ; l'acheteur la juge, et tâche de l'obtenir au plus bas prix. L'éducation gratuite est payée par tout le monde ; ses fruits ne sont recueillis immédiatement que par un petit nombre d'individus ; elle sort beaucoup d'hommes de leur place naturelle, elle favorise la paresse des instituteurs, elle diminue la valeur de l'instruction aux yeux des disciples, elle retarde le progrès des sciences. » Aussi l'un des principaux mérites de son plan est-il, à ses yeux, de « resserrer l'éducation gratuite dans les bornes les plus étroites », et, tout en maintenant l'existence des bourses, de ne les accorder qu'à titre de récompense au mérite, et comme le prix dont la société paie les succès obtenus.

Nous avons vu que Mirabeau laisse subsister les écoles de théologie et les écoles de droit ; mais il ne serait pas éloigné d'en proposer la suppression. Il désirerait que l'Assemblée « examinât si les écoles de théologie sont véritablement utiles à l'éducation des prêtres, qui doivent être à l'avenir bien plus des moralistes que des casuistes ; si tout ce qu'ils y apprennent ne s'apprendrait pas bien sans elles ; si les chaires de droit, nécessaires avec des lois compliquées et barbares, ne deviendront pas inutiles avec des lois simples et peu nombreuses ; si la nécessité de répondre dans des examens sévères, en présence du peuple et de ses représentants, sur la constitution et les lois, avant d'être mis sur la liste des éligibles aux emplois qui demandent celle connaissance, ne sera pas un plus sûr moyen d'en rendre l'élude générale que toutes les écoles de droit imaginables? »

Les dernières pages du discours sont consacrées à l'éducation des femmes. Les vues de Mirabeau sur cet objet sont tout l'opposé de celles de Condorcet, qui voulait donner aux deux sexes une éducation identique. « Je proposerai peu de choses, dit Mirabeau, sur l'éducation des femmes. Les hommes, destinés aux affaires, doivent être élevés en public. Les femmes, au contraire, destinées à la vie intérieure, ne doivent peut-être sortir de la maison paternelle que dans quelques cas rares. En général le collège forme un plus grand nombre d'hommes de mérite que l'éducation domestique la plus soignée ; et les couvents élèvent moins de femmes qu'ils n'en gâtent. La constitution des femmes les borne aux timides travaux du ménage, aux goûts sédentaires que ces travaux exigent, et ne leur permet de trouver un véritable bonheur, et de répandre autour d'elles tout celui dont elles peuvent devenir les dispensatrices que dans les paisibles emplois d'une vie retirée. Je conclus que l'éducation des jeunes filles doit être ordonnée de manière à faire des femmes telles que je viens de les peindre, non telles que les imaginent des philosophes égarés par un intérêt qui fait souvent perdre l'équilibre à la raison la plus sûre. La vie intérieure est la véritable destination des femmes ; il est donc convenable de les élever dans les habitudes qui doivent faire leur bonheur et leur gloire ; et peut-être serait-il à désirer qu'elles ne sortissent jamais de sous la garde de leur mère.

« Je ne demande cependant pas la suppression de toutes les maisons d'éducation qui leur sont consacrées. Mais comme ces maisons ne peuvent plus être régies que par des associations libres, je voudrais qu'on en confiât le succès à l'initiative et à la considération publique. Il suffirait d'ailleurs de conserver les écoles de lecture, d'écriture et d'arithmétique qui existent pour les filles, et d'en former de semblables dans toutes les municipalités qui n'en ont pas, sur les mêmes principes que sur celles des garçons. »

Comme le montre cette conclusion, ce sont seulement les hautes études dont Mirabeau veut interdire l'accès aux femmes ; mais il leur reconnaît le droit à l'instruction primaire, et demande que cette instruction leur soit partout assurée par la création d'écoles municipales.

Dans le second discours, sur les fêtes publiques, civiles et militaires, Mirabeau expose des idées qu'ont développées de leur côté Rabaut Saint-Etienne, Sieyès, M.-J. Chénier, Robespierre, et bien d'autres. Il demande l'établissement de quatre fêles civiles, savoir celles de la Constitution, de la Réunion des ordres, de la Déclaration des droits, et de l'Armement des gardes nationales ; de quatre fêtes militaires, celles de la Révolution, de la Coalition, de la Régénération, et du Serment militaire ; et d'une grande fête nationale, dite fête de la Fédération. Ces fêles seront purement laïques ; et la façon dont Mirabeau s'y prend pour en exclure toute cérémonie religieuse est assez piquante : « La religion des Grecs, dit-il, entrait assez naturellement dans leurs fêtes. Destinée à rendre la vie plus chère et plus douce aux hommes, cette religion ne les détachait pas de la terre pour les transporter dans les cieux ; elle resserrait, au contraire, tous les liens qui les unissaient à leur famille, à leurs concitoyens, à leur patrie. Mais la religion chrétienne, plus sublime dans ses vues, paraît avoir négligé tous les soins d'ici bas. Noire respect pour ses dogmes augustes se montrera bien mieux dans une attention scrupuleuse de ne pas la tirer de l'enceinte sacrée des temples, que dans un empressement aveugle à la transporter au milieu des spectacles où tout ne peut être digne de ses regards. L'objet de nos fêles nationales doit être seulement le culte de la liberté, le culte de la loi. Je conclus donc à ce qu'on n'y mêle jamais aucun appareil religieux ; et je crois entrer ainsi dans les intentions que vous avez manifestées, et donner une preuve de ma profonde vénération pour la foi de nos pères. »

Le discours sur l'établissement d'un Lycée national se compose de deux parties distinctes. Dans la première, l'auteur rappelle les principes généraux d'après lesquels il voudrait organiser l'éducation nationale, et ajoute à l'exposé qu'il en a déjà fait des considérations nouvelles très intéressantes. C'est là qu'on trouve ce passage auquel nous avons fait allusion plus haut, et qui jette une lumière si inattendue sur tout un côté des idées politiques et sociales de Mirabeau: « La société, dit-il, n'existe que par les individus : en conséquence, non seulement elle doit exister pour eux et consacrer, s il le faut, à la défense de chacun la force de tous ; mais elle doit surtout respecter elle-même celle existence particulière, la seule qui soit de la nature, la seule dont aucun intérêt ne peut légitimer la violation. Les peuples chez lesquels le législateur avait fondé sur d autres principes la durée de l'association semblent, à l'inverse de nous, n'avoir existé que par elle et pour elle : la patrie n'était pas seulement le centre de ralliement des citoyens ; c'était, en quelque sorte, la source de tout leur être, le seul point par lequel ils sentissent et goûtassent la vie. Quant à nous, il en est tout autrement. Nos institutions, et celles de nos voisins, se rapportent presque uniquement à la propriété. C'est pur la propriété que nous tenons au système social : nos habitudes ont suivi la direction que ce ressort devait leur imprimer ; et la fortune publique s'est fondée sur le libre développement des fortunes particulières. Il s'ensuit de là que tout ce que les individus peuvent faire par eux mêmes, ne doit être fait que par eux, et que le gouvernement ne doit prendre sur lui que les entreprises dont l'exécution leur serait entièrement impossible. » Appliquant ce principe à l'éducation, Mirabeau arrive naturellement à regarder celle-ci comme une simple branche d'industrie, et à déclarer que, « suivant la rigueur des principes, le législateur ne doit d'autre éducation au peuple que celle des lois elles-mêmes et d'une administration libre et sage ».

Mais de même qu'il a déjà fait fléchir la « rigueur des principes » en faveur d'une organisation des écoles et collèges par les pouvoirs publics, Mirabeau, par une nouvelle désertion de la théorie pure, juge opportun de proposer la création par l'Etat d'un vaste établissaient national dont l'objet serait « de procurer à l'élite de la jeunesse française le moyen de terminer une éducation dont le complément exige, dans l'état actuel, le concours des circonstances les plus rares et des secours les plus étendus ». Cent élèves, choisis dans tous les départements, y seraient entretenus aux frais de la nation, et y auraient pour professeurs « les philosophes, les gens de lettres, les savants et les artistes les plus célèbres ». Toutes les branches du savoir humain seraient enseignées dans ce Lycée national. Mais la chaire à laquelle Mirabeau attache le plus d'importance est celle de méthode et de grammaire universelle : c'est sous ce nom qu'il désigne la chaire de philosophie, en vertu de ce principe de Condillac, que l'art de raisonner et l'art de parler sont une seule et même chose, et qu'une langue bien faite est une véritable méthode analytique. « Destinée à compléter l'éducation d'une jeunesse choisie, par l'apprentissage raisonné de ce que l'on peut appeler l'art universel, cette école encyclopédique embrasse sommairement toutes les connaissances humaines ; mais c'est surtout en allumant le flambeau qui les éclaire, en donnant à l'instrument qui les crée ou les perfectionne toute la perfection que lui-même il peut atteindre. La chaire de méthode en sera donc la base ; les autres chaires s'y rapporteront comme à leur centre commun ; elles lui resteront subordonnées, comme à leur régulateur ; et leurs leçons développeront, par des exemples variés et pratiques, ce qu'elle aura renfermé dans des maximes plus abstraites, plus générales. »

Le dernier discours, sur l'éducation de l'héritier présomptif de la couronne, est surtout un discours politique, ainsi que l'indique la seconde partie de son titre, qui parle de la nécessité d'organiser le pouvoir exécutif. La royauté, dit Mirabeau, est indissolublement liée à l'existence même de la constitution ; l'autorité royale est la meilleure garantie d'une sage liberté politique : mais il faut que celui qui est appelé à l'exercer soit pénétré de l'esprit que la Révolution a fait éclore, et accepte franchement les principes proclamés par la constitution. De là, la nécessité de donner à l'éducation de l'héritier présomptif de la couronne un caractère conforme à ces principes. « L'éducation du prince futur doit avoir surtout pour objet de nourrir en lui tous les sentiments et toutes les idées de l'égalité, de lui en donner toutes les habitudes, et de n'offrira ses regards que des images qui lui retracent cette égalité précieuse, l'attribut le plus respectable de la nature humaine. Elle doit aussi le pénétrer d'un respect religieux pour les lois, et lui rendre si familiers les principes qui leur servent de base, que non seulement il devienne leur plus zélé défenseur, mais leur juge le plus éclairé. »

Les quatre discours que nous venons d'analyser ne sauraient être mis, pour la hauteur des vues et la hardiesse des idées, sur le même rang que les plans d'instruction publique élaborés par les comités de la Constituante, de la Législative et de la Convention ; leur auteur — quel qu'il soit — n'a pas mérité, croyons-nous, « l'une des plus belles couronnes qu'il reste à la philosophie à décerner » (lettre de Mirabeau à Reybaz) ; mais ces pages contiennent sur la question de l'éducation la doctrine d'un parti considérable, dont l'influence fut grande au début de la Révolution, du parti qui procédait de Turgot et des économistes ; et, à ce titre, elles offrent à l'historien un intéressant sujet d'étude.

James Guillaume