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Milton

John Milton (1608-1674), en qui la postérité ne voit plus guère que l'auteur du Paradis perdu, fut avant tout, pour ses contemporains, un controversiste éloquent et vigoureux, profond théologien, humaniste et latiniste consommé, qui joua l'un des premiers rôles dans les querelles religieuses et politiques de son époque. Le poème de Milton, publié en 1667 seulement, ne devint célèbre qu'après la mort de l'auteur ; de son vivant, le secrétaire latin du Conseil d'Etat de la République anglaise dut sa réputation à ses écrits en prose : ses traités anglais contre l'épi— scopat, en faveur de la liberté de la presse, en faveur du divorce, etc., et surtout ses deux apologies de la Révolution d'Angleterre, en latin (Defensio pro populo anglicano et Defensio secundo). Dans ses nombreux ouvrages, il a touché à presque tous les sujets. L'un deux, un court traité de quelques pages seulement, est consacré à l'éducation. A son retour d'Italie, en 1640, Milton avait ouvert une école à Londres, et pendant quelques années y dirigea les éludes d'un certain nombre de jeunes gens. Il pouvait donc parler de l'enseignement en homme qui le connaît pour l'avoir pratiqué. Ce sujet préoccupait beaucoup d'esprits en Angleterre à ce moment même. Dès 1637, le Polonais Samuel Hartlib, ami et admirateur de Coménius, avait fait imprimer à Oxford un petit traité latin (Pansophiae Prodromus) où le pédagogue tchèque exposait ses vues de réforme. En 1641, Coménius était venu lui-même en Angleterre, appelé par le Parlement, et il avait été question de mettre à sa disposition un collège pour qu'il y expérimentât sa méthode ; mais la guerre civile, qui éclata l'année suivante, fit abandonner ce projet, et obligea Coménius à passer en Suède. Milton avait lu peut-être le Pansophiae Prodromus ; il connaissait, de nom, la Janua linguarum, ainsi que la Didactica magna, dont la rédaction latine fut faite vers 1640 ; mais il semble avoir eu les travaux et les théories de Coménius en médiocre estime. Hartlib avait à plusieurs reprises exprimé à Milton le désir de lui voir mettre par écrit ses idées sur l'éducation ; et lorsque celui-ci publia en 1644 son petit traité, il lui donna la forme d une lettre à « maître Samuel Hartlib » (0f Education. To Master Samuel Hartlib).

Milton débute par des allusions qui témoignent de quelque aigreur à l'endroit de Coménius : il s'excuse de ne pas écrire un gros livre ; il n'a pas de goût pour les novateurs à grands projets, et n'a pas le temps de lire toutes ces Janua et ces Didactica, dont maître Hartlib lui avait sans doute recommandé l'étude ; il se contentera de quelques brèves observations, fruits de ses méditations personnelles, qu'il livre telles quelles à son correspondant. (To search what many modem Januas and Didactics, more than ever I shall read, have projected, my inclination leads me not. But if you can accept of thèse few observations, which have flowered off, and are as it were the burnishing of many studious and contemplative years alto-gether spent in the search of religious and civil knowledge, I here give you them to dispose of.) Il définit de la manière suivante l'objet de l'éducation, ses fins et ses résultats : « L'objet de la science est de réparer le malheur de nos premiers parents, en nous faisant arriver à connaître véritablement Dieu, et par cette connaissance, à l'aimer, à l'imiter, à nous rendre semblables à lui ; pour cela, il faut que nos âmes acquièrent la vraie vertu, qui, unie à la grâce céleste de la foi, constitue la plus haute perfection. J'appelle une complète et libérale éducation celle qui met un homme en état de remplir avec justice, habileté et magnanimité tous les emplois, tant publics que privés, de la paix et de la guerre. » (The end of learning is to repair the ruins of our first parents by regaining to know God aright, and out of that knowledge to love him, to imitate him, to be like him as we may the nearest by possessing our souls of true virtue, which being united to the heavenly grace of failli, makes up the highest perfection. I call a complete and generons education that which fits a man to perform justly, skilfully and magnanimously ail the offices, both public and private, of peace and war.) Qu'on réunisse, dit-il, dans une maison suffisamment spacieuse, une centaine de jeunes gens, sous la direction d'un maître : ils y entreront à douze ans, et y feront toutes leurs éludes jusqu'à vingt et un ans. Le plan d'études doit comprendre d'abord la grammaire latine et grecque, et la lecture d'ouvrages de morale tels que le Tableau de Cébès, les écrits moraux de Plutarque, les meilleurs dialogues de Platon (en latin) ; on formera ainsi Je caractère des élèves ; en même temps on leur enseignera l'arithmétique et la géométrie, et, le soir, les préceptes de la religion. Plus tard, ils étudieront la géographie, la physique, l'agriculture et liront les auteurs anciens qui ont traité de ces matières ; en outre, la trigonométrie, avec des notions d'architecture, d'art des fortifications, de mécanique, de navigation ; l'anatomie, et des notions de médecine. Arrivés à l'âge de seize ans, ils continueront l'élude de la morale, non seulement chez les philosophes anciens, mais dans l'Ecriture sainte ; ils apprendront l’hébreu ; dans leurs heures de loisir, ils liront lès poètes et apprendront l'italien en se jouant. Après l'éthique, vers dix-huit ans, viendra la politique. « On leur enseignera l'origine, la fin et la raison d'être des sociétés politiques ; afin que, dans une crise dangereuse de la République, ils ne soient pas de pauvres roseaux incertains et vacillants, à la conscience chancelante, comme se sont montrés récemment beaucoup de nos bons conseillers, mais de fermes colonnes de l'Etat ». L'étude du droit romain et anglais, de la théologie et de l'histoire ecclésiastiques, de l'éloquence et de la rhétorique, avec lecture des discours de Démosthène et de Cicéron, des tragédies d'Euripide et de Sophocle, doivent former le couronnement de cette éducation encyclopédique. Les élèves auront été, au cours de leurs études, formés aux exercices du corps, escrime, lutte, gymnastique militaire, équitation. La musique ne leur sera pas restée étrangère. Le temps des vacances aura été employé à des voyages à pied, qui auront fait connaître à ces jeunes gens les diverses régions du pays natal.

Milton ne se dissimule pas que la réalisation d'un semblable plan d'éducation se heurterait à de grandes difficultés : il y faudrait à la fois des maîtres et des élèves au-dessus du niveau moyen, et tout un ensemble de conditions favorables. « Ce n'est pas, dit-il, un arc qui puisse être tendu par le premier venu parmi ceux qui se disent des maîtres : il réclame des muscles presque aussi vigoureux que ceux dont Homère a doté Ulysse : et cependant je suis persuadé que la chose se trouverait plus facile à l'essayer qu'elle ne parait de loin, très faisable et très possible, si telle est la volonté de Dieu, et si cette génération avait assez de courage et de capacité pour l'entreprendre. » Et, s'adressant de nouveau à son correspondant, pour conclure : « Voilà, maître Hartlib, un aperçu général, par écrit, comme vous l'avez désiré, de ce que je vous ai exposé à plusieurs reprises dans nos discussions concernant les plus excellentes méthodes d'éducation ; non pas en commençant dès le berceau, comme l'ont fait quelques-uns (dernier trait décoché à Coménius), chose qui toutefois aurait pu mériter mainte considération, si je n'avais pas visé à être bref. » ( Thus, Mr. Hartlib, y ou have a general view in writing, as your desire was, of that which al several times I had discussed with you concerning the best and noblest way of education ; not beginning as some have done from the craddle, which yet might be worth many consideration, if brevity had not been my scope.)

Les idées de Milton sur l'éducation n'ont, on le voit, rien de bien original. Elles offrent un assez singulier mélange de rigide et étroite théologie puritaine avec une conception des sciences où se fait sentir l'influence de Bacon. Ce qui est personnel à Milton, dans les pages que nous venons d'analyser, c'est un certain stoïcisme de pensée, une austérité et une vigueur républicaines, qui se manifestent surtout dans les endroits où il traite de l'éthique et de la politique.

Le traité de Milton a été traduit au dix-huitième siècle par l'abbé Leblanc : cette traduction se trouve à la suite des Lettres sur l'éducation des princes, par de Fontenay, 1749, Edimbourg (Paris). Une autre traduction, qui laisse beaucoup à désirer, a été donnée par M. Aignan, de l'Académie française, dans sa Bibliothèque étrangère d'histoire et de littérature, tome II, p. 91, Paris, 1823.

James Guillaume