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Millet (Mme)

Mme Eugénie Millet, née Rioult (1800-1873), a pris une part importante à la création des salles d'asile dans notre pays.

En 1827, sur la proposition de Denys Cochin, le comité de dames, présidé par Mme de Pastoret, qui cherchait à introduire en France la méthode des Infant Schools, chargea Mme Millet d'aller étudier cette méthode en Angleterre, et voici, d'après un livre de M. Emile Gossot (Les Salles d'asile en France et leur fondateur Denys Cochin, Paris, Didier, 1884), dans quelles circonstances : « M. Cochin fit faire, dans ce temps-là (1827), son portrait par un peintre d'une réputation méritée comme miniaturiste, M. Frédéric Millet, le père du grand statuaire Aimé Millet. Tout plein de ses projets de salles d'asile, et pressé de trouver l'auxiliaire qu'il cherchait, il en parla devant Mme Millet, en qui il avait sans doute déjà deviné cet amour de l'enfance qui fut la passion de sa vie. Il dit que, pour entrer complètement dans l'esprit de l'oeuvre à créer à Paris, il était nécessaire d'aller à Londres et de se bien pénétrer de l'organisation des Infant Schools, pour en rapporter tout ce qui pourrait s'appliquer chez nous ; qu'avec de l'intelligence et de l'activité il fallait surtout les grâces de cette difficile mission. Mme Millet, qui les sentait toutes vivre en elle, s'offre sans hésiter pour la remplir, persuadée que nul autre n'y apportera un sentiment plus profond des besoins de l'enfance pauvre. « Mais vous ne savez » pas l'anglais », lui dit M. Cochin. ? « Tant mieux », répond-elle ; « au moins je ne serai pas distraite » par les mots, et je n'en saisirai que mieux l'esprit » de la chose ». Elle part avec son mari, munie de lettres de recommandation des dames du comité, et passe deux mois en Angleterre à visiter toutes les écoles. M. Cochin s'y rend lui-même, mais avec l'intention d'étudier surtout ce qui se rapporte à l'enseignement. Mme Millet, elle, s'était initiée à l'organisation matérielle et aux détails pratiques de ces établissements. »

C'est à peu près ce que Mme Millet a raconté elle-même, lorsqu'à son retour d'Angleterre elle publia ses Observations sur le système des écoles d'Angleterre pour la première enfance établies en France sous le nom de salles d'asile (broch. in-8° de 18 p., Paris, chez Henri Servier, 1828). « Je ne pense pas, dit-elle, que l'ignorance où j'étais de la langue anglaise ait été nuisible à mes observations ; forcée de m'en rapporter à mes yeux, et prenant l'instinct pour seul guide, j'ai saisi l'esprit plutôt que la lettre de l'institution. »

C'était surtout le côté aimable et maternel de cet esprit qu'elle avait saisi et qu'elle s'attacha à transporter en France, en adaptant à nos salles d'asile, conformément au goût et au tempérament français, la méthode anglaise : « Il faut, écrit-elle dans cette même brochure, beaucoup de chants dans les écoles de la première enfance, des paroles simples qui retracent les actions de la vie, des airs faciles et doux. En se promenant, en parlant, on s'interrompt pour chanter ; n'oublions pas que d'aussi jeunes enfants ont besoin d'exercice et d'air, et que, pour ranimer l'attention toujours trop tôt fatiguée de ces petits élèves, varier beaucoup est un point essentiel. Si la mémoire ne fournit pas assez, apprenez ou lisez un conte ; retenez-en l'esprit, et, avec des paroles à vous, qu'ils comprendront mieux que celles d'un livre, vous le leur répéterez. Cette leçon peut être faite avec avantage le matin, à la suite de la prière ; si elle les amuse, elle les rendra exacts à l'heure ; et, dans le cas où ils ne le seraient pas, ne point l'entendre sera une véritable punition. Le lendemain, recommencez le même conte, mais arrêtez-vous sur chaque phrase, et, si les enfants l'achèvent, vous voilà certain qu'ils ont été attentifs. Ne croyez pas qu'il soit nécessaire de l'aire à cet effet une grande provision d'anecdotes ; on peut répéter souvent aux enfants les mêmes récits, en les variant très peu, mais il faut que les circonstances en soient vraiment attachantes, et que la morale en soit évidente, afin de meubler leur mémoire de saines maximes et de vérités positives. »

Il y a dans ces lignes une grande connaissance et un grand amour des enfants ; il semble que ç'ait été là le fond de l'âme de Mme Millet. Elle-même en eut sept ; mais, dit M. Gossot, elle aimait presque autant que les siens ceux que la charité lui confiait. « Pour moi, disait-elle souvent, il n'y a pas d'enfants laids ou sales. » M. Gossot conte que plus tard, quand elle était inspectrice des asiles de Paris, « elle fut un jour rencontrée en omnibus par un ancien ami de sa famille, qui s'informa de la santé de tous et lui dit : « Combien avez-vous d'enfants? «Elle, toujours préoccupée de la prospérité des asiles, lui répondit: «Justement, j'ai fait mon compte ce matin : j'en ai 3600 ! » Un éclat de rire accueillit ce chiffre inusité d'enfants et la tira de sa distraction. »

Ce fut dans la salle d'asile d'essai du Comité des dames que Mme Millet commença à mettre en pratique la méthode qu'elle avait étudiée en Angleterre. Puis le Comité ouvrit, dans la rue des Martyrs, une nouvelle salle que Mme Millet organisa avec un plein succès. Le 25 février 1830, elle reçut du Comité le titre d'inspectrice générale des salles d'asile de la Ville de Paris, et son zèle s'étendit avec son action. L'un des créateurs des Infant Schools, Lord Brougham, étant de passage à Paris, y visita les salles d'asile. Mme Millet crut devoir lui faire remarquer qu'elle avait apporté quelques modifications à la méthode anglaise : « Vous appelez cela des modifications, lui répondit Lord Brougham ; je dirai, moi, que ce sont d'évidents et notables perfectionnements ».

L'une des premières préoccupations de Mme Millet fut de former des maîtresses et des maîtres, puisque, selon l'usage d'alors, emprunté à l'Angleterre, les salles d'asile pouvaient être indifféremment confiées à des directrices ou à des directeurs. Elle choisit pour cela le bel établissement fondé par Denys Cochin dans la rue Saint-Hippolyte, et elle fit de cette maison, comme elle le dit elle-même dans un rapport, « le point de départ de l'enseignement normal des salles d'asile ». Elle y organisa un « Cours normal », et nous la trouvons encore mentionnée en 1846 comme dirigeant ce cours, où venaient se préparer les candidats au certificat d'aptitude.

Lorsque l'ordonnance royale du 21 décembre 1837 eut constitué officiellement les salles d'asile, en même temps que Mme Chevreau-Lemercier était nommée déléguée générale pour les salles d'asile du royaume, Mme Millet, confirmée dans les fonctions que lui avait confiées le Comité des dames, devint déléguée spéciale pour les salles d'asile du département de la Seine.

A ce titre, elle présenta au Comité central d'intruction primaire, qui formait le Comité supérieur de la Ville de Paris, plusieurs rapports dont le premier (décembre 1837) est un document curieux et intéressant. Il contient un résumé historique de la création des salles d'asile, puis ce qu'on pourrait appeler la pédagogie pratique de la salle d'asile, et, comme application de ces principes, des notices critiques sur la situation matérielle et morale des diverses salles d'asile alors entretenues par la Ville de Paris. Mme Millet trace dans ce rapport un portrait idéal du directeur de salle d'asile, qu'elle termine ainsi :

« Le tableau succinct que je viens de tracer doit faire conclure qu'un petit nombre de maîtres peuvent atteindre à la hauteur des fonctions auxquelles ils sont appelés.

« A l'égard de ceux qui possèdent la réunion de ces diverses qualités, j'ai remarqué qu'il existe en eux une vocation particulière et ordinairement des sentiments d'une piété vraie, d'une religion sincère. Le soin que l'on met à remplir un emploi par des vues ordinaires ne peut pas conduire à faire abnégation de soi-même pour se consacrer tout entier au culte de l'enfance, et pourtant cette abnégation devient un sacrifice plein d'attraits pour le maître animé de foi, de charité, d'espérance au-dessus de ses intérêts matériels.

« Aux yeux de quiconque ne connaît pas les salles d'asile, peut-être cette assertion paraît-elle exagérée ; peut-être trouvera-t-on que c'est élever bien haut la mission des directeurs et des directrices que lui donner les inspirations d'un sacerdoce.

« Mais moi qui suis dévouée de coeur au service de ces établissements, moi qui vois autre chose dans cette institution qu'une maison de garde et de simple surveillance, je pense que toutes les vertus humaines et surhumaines sont nécessaires à invoquer pour réunir, en faveur des enfants, toutes les semences dont le développement concourt a l'ordre social, et que les maîtres d'asile sont toujours insuffisants lorsqu'ils ne trouvent pas dans leur propre fonds toutes les qualités nécessaires pour remplir leur mission. »

Telle était la haute idée que Mme Millet se faisait de l'enseignement des salles d'asile. Les soins qu'elle leur donna eurent des résultats assez remarquables pour lui mériter d'être appelée à différentes époques, par les préfets de Seine-et-Oise, du Rhône, du Bas-Rhin, du Pas-de-Calais, à organiser dans les chefs-lieux de ces départements des salles d'asile sur le modèle de celles de Paris.

La fin de la carrière administrative de Mme Millet paraît avoir été assez attristée. En 1854, les salles d'asile furent placées, par un décret du 16 mai, sous la protection de l'impératrice Eugénie, et il fut institué un Comité central de patronage dirigé, sous les auspices de l'impératrice, par le cardinal Morlot, archevêque de Tours. Le 21 mars de l'année suivante, un décret reconstituait les salles d'asile et fixait à nouveau les attributions des déléguées spéciales. A la suite de ce décret, le 11 juillet 1855, Mme Cauchois-Lemaire fut nommée déléguée spéciale pour l'académie de Paris, et Mme Millet fut alors mise à la retraite. « Après sa mise à la retraite des fonctions de déléguée à l'inspection des salles d'asile, en 1856, dit M. Gossot, le conseil lui vota une pension annuelle qui fut inscrite sous le titre de pension de secours. Profondément blessée de cette humiliante qualification d'une récompense si bien méritée, elle reporta immédiatement le titre au préfet : « Jamais, » lui dit-elle, « je ne consentirai à accepter un secours. Si je dois un jour demander l'aumône, je viendrai la demander aux passants sur les marches de l'Hôtel de Ville avec mon nom sur la poitrine. » Cette fière réponse trouva un écho dans l'administration : elle céda à des scrupules si honorables, et la pension fut accordée à titre d'indemnité. « Ça, » dit-elle, « je l'accepte, car on me le doit bien. »

Outre la brochure que nous avons citée, et de nombreux rapports et mémoires adressés au Comité supérieur de la ville de Paris, nous trouvons encore dans l'Ami de l'enfance (année 1837) la reproduction de plusieurs passages d'un Journal de Mme Millet, qui contient des notes d'inspection et des observations sur les enfants fort intéressantes.

Charles Defodon