John-Stuart Mill, célèbre philosophe et économiste anglais, est né à Londres le 18 mai 1806, et mort à Avignon le 7 mai 1873. Elu membre de la Chambre des communes, il y joua un rôle assez effacé et ne fut pas réélu. Ses deux principaux livres sont un Système de logique et des Principes d'économie politique, plusieurs fois réédités et traduits l'un et l'autre en français. Parmi ses autres ouvrages, nous n'en citerons qu'un seul, intéressant pour la science de l'éducation : c'est son autobiographie, publiée après sa mort et traduite par M. Cazelles sous ce titre : Mes mémoires, histoire de ma vie et de mes idées (in-8°, Paris, 1874, Germer Baillière). Nous emprunterons à ce livre ce que l'on y peut trouver d'important pour la pédagogie.
Du point de vue qui nous occupe, ce qui fait l'originalité du livre, c'est qu'il n'est pas un traité didactique, mais l'exposé d'un système d'éducation très personnel, subi par l'auteur et raconté par lui avec une grande sincérité : c'est à rigoureusement parler de la pédagogie en action. Lui-même le comprend ainsi ; car, après s'être excusé, au début de ses Mémoires, d'exposer au public une vie aussi dépourvue d'événements que la sienne, il ajoute : « Mais j'ai cru qu'à une époque où l'éducation et les moyens qui tendent à l'améliorer sont l'objet d'une étude plus constante qu'ils ne le furent en aucun temps, il y aurait quelque profit à faire le tableau d'une éducation conduite en dehors des voies habituelles et d'une façon remarquable. Cette éducation, quels qu'en aient pu être les fruits, a pour le moins démontré qu'il est possible d'enseigner et de bien enseigner beaucoup plus de choses qu'on ne pense, durant ces premières années de la vie dont les procédés vulgaires qu'on décore du nom d'instruction ne tirent presque aucun parti. »
Le maître de John-Stuart Mill et l'inventeur de ce système d'éducation fut son père James Mill, connu par deux ouvrages principaux, une Histoire des Indes anglaises et une Analyse des phénomènes de l'esprit humain : ce dernier ouvrage, fort dépassé aujourd'hui, est remarquable pour son époque. James Mill était une sorte de puritain, d'une probité inaltérable, travailleur infatigable, dur pour lui-même, rigide pour les autres. Une biographie écrite par Alexandre Bain nous a fait connaître dans le plus menu détail la vie de cet homme qui, sans fortune (au moins au début de sa vie), chargé d'enfants, vivant de sa plume et absorbé par des occupations de toutes sortes, trouva moyen d'appliquer avec persévérance le mode d'éducation dont nous allons donner les principaux traits et qui lui imposait un travail et des soins de tous les instants.
On comprend que le premier principe pratique d'un tel homme ait été de ne jamais perdre son temps. Aussi se mit-il à l'oeuvre de bonne heure, et son fils nous dit : « Je n'ai gardé aucun souvenir de l'époque où je commençai à apprendre le grec ; je me suis laissé dire que je n'avais alors que trois ans ». On lui fit apprendre des listes de mots grecs avec leurs correspondants anglais écrits par son père sur des cartes. On lui apprit plus tard un peu de grammaire (les flexions des noms et des verbes), puis on le mit tout d'un coup à la traduction. Avant l'âge de huit ans, il avait lu, sous la direction de son père, Hérodote tout entier, quelques parties de Xénophon et de Diogène Laërce, et même six Dialogues de Platon. « Mon père, dit Stuart Mill à ce propos, exigeait du moi dans toutes les parties de son enseignement non seulement tout ce que je pouvais, mais encore ce qu'il m'était souvent impossible de faire. On jugera par un fait de ce qu'il s'imposait à lui-même pour m'instruire. Je préparais mes devoirs de grec dans la même pièce et à la même table où il écrivait. Comme il n'y avait pas alors de dictionnaire grec-anglais et que je ne pouvais me servir d'un lexique grec-latin, n'ayant pas encore commencé le latin, j'étais forcé de recourir à mon père et de lui demander le sens de beaucoup de mots. Il supportait ces interruptions incessantes, lui le plus impatient des hommes et qui travaillait alors même à son Histoire des Indes. »
L'arithmétique, après le grec, est la seule chose que Stuart Mill ait apprise à cette période de son enfance. Ce fut encore son père qui la lui enseigna : c'était le travail du soir. En même temps, c'est-à-dire avant qu'il eût atteint l'âge de huit ans, il avait entre les mains un assez grand nombre de livres d'histoire ; Robertson, Hume, Gibbon, Watson, l'Histoire ancienne de Rollin, etc. Il prenait des notes pour en rendre compte à son père. Celui-ci lui fit même lire des livres bien spéciaux : une Histoire de l'Eglise, une Histoire des Quakers, etc. « Il aimait à me mettre entre les mains des livres qui présentaient l'exemple d'hommes énergiques et pleins de ressources, aux prises avec des difficultés graves qu'ils parvenaient à vaincre. » On comprend, d'après cela, que les livres de voyages ne devaient pas être oubliés ; mais le plus curieux, c'est que James Mill fit lire à son fils un assez grand nombre de romans (Don Quichotte, les Mille et une Nuits, etc.). Il n'en avait presque pas ; mais il les empruntait.
A huit ans commença une nouvelle période dans ce système d'éducation. L'enfant entama l'étude du latin, en compagnie d'une soeur cadette à qui il devait l'enseigner au fur et à mesure de ses progrès. Puis d'autres frères et d'autres soeurs lui furent successivement donnés comme élèves, et une grande partie de son travail quotidien consistait dans l'enseignement préparatoire qu'il leur donnait. « Cette tâche, dit-il, ne me plaisait guère, car j'étais responsable des devoirs de mes élèves presque autant que des miens. Toutefois, j'ai tiré de ce régime un grand avantage ; j'apprenais plus à fond et je retenais plus solidement ce que j'avais à enseigner. A d'autres points de vue, l'expérience de mon enfance n'est pas favorable au système d'instruction mutuelle des enfants. Cet enseignement, j'en suis sûr, ne produit par lui-même que des résultats médiocres, et j'ai pu me convaincre que les rapports de maître à élève ne sont une bonne discipline morale ni pour l'un ni pour l'autre. » De huit à douze ans, John-Stuart Mill étudia donc le latin, se perfectionna dans le grec et, toujours sous la direction de son père, apprit la géométrie élémentaire et l'algèbre à fond. En même temps, il subissait « un genre de composition qui était la partie la plus désagréable de sa tâche » : il devait faire des vers anglais, et cependant il avait lu peu de poètes de son pays ; aucun parmi les modernes, dont son père faisait peu de cas.
A douze ans, il commença l'étude de la physique et d'une science dans laquelle il devait acquérir plus tard un grand renom : la logique. Il apprit celle-ci dans l'Organon d'Aristote, accompagné de ses commentaires scolastiques, et dans les ouvrages de Hobbes. Enfin, en 1819, c'est-à-dire à l'âge de treize ans, son père lui fit faire une étude approfondie de l'économie politique dans Ricardo et Adam Smith. A quatorze ans, il quitta l'Angleterre pour venir en France, et, à son retour dans son pays, il se livra à des travaux d'enseignement supérieur à peu près analogues à ceux qui occupent les jeunes gens de cet âge. On peut donc dire qu'ici s'arrête l'influence pédagogique de James Mill.
Avec son impartialité accoutumée, Stuart Mill a résumé les mérites et les défauts de ce système d'éducation. « La chose qui me frappe tout d'abord, c'est le grand soin que mon père a pris de me donner pendant les premières années de mon enfance une somme d'instruction comprenant les branches supérieures qu'on n'apprend qu'à l'âge d'homme, quand on les apprend. Le résultat de l'expérience montre avec quelle facilité on peut y arriver, et met fortement en lumière le misérable gaspillage de tant d'années précieuses qu'un si grand nombre d'écoliers consument à acquérir la maigre provision de latin et de grec qu'on leur enseigne d'ordinaire. C'est ce gaspillage qui a conduit bon nombre de partisans des réformes de l'enseignement à soutenir l'idée fausse qu'il fallait complètement retrancher ces langues de l'éducation générale. Si j'avais été doué naturellement d'une grande facilité à apprendre, ou si j'avais possédé une mémoire très exacte et très fidèle, ou bien encore si j'avais eu un caractère éminemment actif et énergique, l'épreuve n'aurait pas été concluante. Mais pour toutes ces qualités, je suis au-dessous de la moyenne plutôt que je ne la dépasse. Ce que j'ai fait, assurément un garçon ou une fille de capacité moyenne et de bonne santé peuvent le faire : mais l'éducation par laquelle mon père m'a formé m'a donné, je peux bien le dire, sur mes contemporains, l'avantage d'une avance d'un quart de siècle. » Le point essentiel dans cette éducation consistait en ceci : « c'est que la plupart des enfants et jeunes gens à qui on fait apprendre beaucoup de choses, loin de se fortifier par là, n'en sortent qu'avec des facultés surmenées. Ils sont bourrés de faits, d'opinions et de formules d'autrui qu'ils acceptent et qui leur tiennent lieu du pouvoir de s'en faire eux-mêmes ; et à l'âge mûr, ils débitent comme des perroquets ce qu'ils ont appris dans leur enfance. Mon père ne permit jamais à mes leçons de dégénérer en exercice de mémoire. Il tâchait de mener mon intelligence non seulement du même pas que l'enseignement, mais encore de lui faire prendre les devants. Tout ce que je pouvais apprendre par le seul effort de la pensée, mon père ne me le disait jamais, tant que je n'étais pas à bout de ressources pour le trouver moi-même. » Voyons maintenant les inconvénients. On a dû remarquer que le système d'éducation de James Mill était rigoureusement privé. A cet égard, il était inflexible. Il craignait que, au contact des autres enfants, les siens pussent subir une contagion de pensées et de sentiments vulgaires. Il craignait aussi les comparaisons flatteuses, les louanges, et la suffisance qui en résulte. Il négligea aussi l'éducation physique, que les Anglais prisent pourtant à un haut degré et à juste titre. Grâce à un régime sobre et à de longues promenades, John-Stuart Mill grandit en bonne santé : « Toutefois, nous dit-il, je ne pouvais faire aucun tour d'adresse ou de force ; je ne connaissais aucun des exercices du corps. Ce n'est pas que la liberté ou le temps de m'y livrer me fussent refusés. Je n'avais pas de congés, parce qu'ils rompent l'habitude du travail et exposent à contracter le goût de l'oisiveté, mais j'avais chaque jour beaucoup de loisir pour m'amuser. N'ayant pas de camarades et mon besoin d'activité physique se trouvant satisfait par les promenades, je m'amusais seul et sans bruit ou je lisais. Par suite, je restai longtemps maladroit pour tout ce qui exige l'adresse des mains, et je n'ai jamais cessé de l'être. En somme, l'éducation que me donna mon père était mieux faite pour me former au savoir qu'à l'action. »
A ces remarques, il serait superflu d'ajouter un commentaire. Notons cependant qu'à notre avis John-Stuart Mill fait encore la part trop belle à l'éducation qu'il a reçue et qu'il pèche par excès de modestie. Ce système a réussi pour un esprit très bien doué ; mais pour des natures moyennes et surtout inférieures, il courrait risque de conduire à des résultats déplorables.
Je n'ai rien dit de son éducation religieuse : elle fut nulle. « J'ai été élevé dès le début sans aucune croyance religieuse, au sens qu'on donne d'ordinaire à ces deux mots. » Né dans le presbytérianisme, James Mill avait rejeté, après de longues réflexions, non seulement toute révélation, mais la religion naturelle, et sa parfaite sincérité ne lui permettait pas d'inculquer à son fils des croyances qu'il rejetait. Comme éducateur, il se tenait dans une sorte de positivisme. « Dès le début, il m'imprima dans l'esprit l'idée que la façon dont le monde avait commencé était un problème sur lequel on ne savait rien. Je suis donc une des rares personnes d'Angleterre dont on peut dire, non pas qu'elles ont rejeté une croyance religieuse, mais qu'elles n'en ont jamais eu. A cet égard j'ai grandi dans un état négatif. » Mais il avait reçu dès son plus jeune âge une forte éducation morale, sous la forme de commentaires des ouvrages grecs qu'il étudiait. La justice, la tempérance, la véracité, la persévérance, la résignation à la douleur et surtout au travail, l'intérêt pour le bien public, l'estime des personnes d'après leur mérite et des choses d'après leur utilité : tels étaient les sujets ordinaires des leçons paternelles.
Pour terminer, il nous reste à mentionner le discours que Stuart Mill prononça sur l'Instruction moderne dans les dernières années de sa vie. Nommé, suivant une habitude anglaise, recteur honoraire de l'université de Saint Andrews en Ecosse, il prononça, à cette occasion, une allocution qui est une oeuvre de longue haleine et qui eut un grand retentissement. Elle a été traduite en entier dans la Revue des cours littéraires (13 et 27 juillet et 3 août 1867). Dans ce discours, d'une grande élévation de vues, il se prononce avec beaucoup de force en faveur de l'éducation classique et des avantages généraux qu'elle apporte à tout homme qui l'a reçue et en a profité, même quand il doit se livrer à des travaux manuels. « L'éducation classique, dit-il, fera d'un homme un cordonnier plus intelligent que les autres, si tel est son état, non pas en lui apprenant à faire des souliers, mais en exerçant son esprit et en lui imprimant certaines habitudes.» Ce chaud panégyrique des lettres classiques et des beaux-arts surprit beaucoup de gens qui, à tort, ne voyaient en Mill que le philosophe positif et utilitaire, et qui avaient oublié l'homme.