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Michelet

Jules Michelet, né à Paris le 21 août 1798, mort à Hyères le 9 février 1874, un des plus grands historiens et un des écrivains les plus originaux du dix-neuvième siècle, mérite d'être compté au nombre des éducateurs, non seulement à cause du livre intitulé Nos Fils (1869), consacré aux questions pédagogiques, mais aussi à cause des enseignements qui ressortent de sa vie même, et à cause de la place que tient la préoccupation de l'éducation nationale ans l'inspiration de tous ses écrits. En publiant en 1884, sous le titre Ma jeunesse, le premier volume des souvenirs autobiographiques de Michelet, sa veuve l'a dédié « à ceux qui veulent devenir des hommes». La biographie de Michelet est en effet une leçon de virilité, de travail, de désintéressement, et dans tous ses ouvrages on voit qu'il se considère comme ayant charge d'âmes et qu'il songe à éclairer les consciences autant qu'à instruire les esprits. Son père, originaire de Laon, était venu à Paris au moment de la Révolution établir une petite imprimerie. C'est dans une ancienne église, « occupée et non profanée », comme il le dit lui-même, par cette imprimerie, que naquit Jules Michelet. Bientôt les persécutions que Napoléon fit subir aux imprimeurs amenèrent la ruine du père de Michelet, puis la suppression de son imprimerie. Pendant ces années de misère et de privations, l'enfant, occupé comme ouvrier chez son père, ne reçut qu'une instruction fort peu régulière ; mais son caractère se trempa, son imagination et sa puissance de réflexion se fortifièrent toutes deux durant les longues heures de solitude et de méditation. Jusqu'à l'âge de douze ans, il n'avait reçu que les leçons de latin d'un vieux libraire, et lu que quelques livres dépareillés, une mythologie, un Boileau, l'Imitation de Jésus-Christ ; mais déjà sa vocation historique lui avait été révélée par l'impression profonde que lui avait faite le Musée des monuments français. Entré au lycée Charlemagne en 1813, il fut bientôt remarqué par ses professeurs, Andrieux, Villemain et Le Clerc, et, malgré les difficultés de tout genre et les peines qu'il eut à supporter, il prit confiance en lui-même. « Un jour, raconte-t-il, sans feu (la neige couvrait tout), ne sachant pas trop si le pain viendrait le soir, tout semblant finir pour moi, j'eus en moi, sans nul mélange d'espérance religieuse, un pur sentiment stoïcien : je frappai de ma main, crevée par le froid, sur ma table de chêne (que j'ai toujours conservée), et je sentis une joie virile de jeunesse et d'avenir. » Dès sa sortie du lycée, il se consacra à l'enseignement et s'y absorba complètement, d'abord comme répétiteur à l'institution Briand de 1817 à 1821, puis comme professeur au collège Sainte-Barbe de 1821 à 1827. Ses publications durant cette période se bornèrent à deux courtes dissertations qui lui servirent de thèses de doctorat ès lettres (1819), et à deux petits volumes de tableaux chronologiques (1825, 1826). En 1827, il fit paraître les premières oeuvres qui révélèrent ses qualités d'écrivain et de penseur, l'analyse de la Scienza nuova de Vico et le Précis d'histoire moderne, et il fut nommé maître de conférences à l'Ecole normale, où il enseigna d'abord la philosophie, puis l'histoire jusqu'en 1838. Ce fut l'époque la plus féconde de sa carrière.

En 1831, il avait publié les deux volumes de son Histoire de la République romaine. Entré aux Archives nationales comme chef de section en 1831, il fit bientôt de l'histoire de France son étude presque exclusive. De 1833 à 1835 parurent les six volumes de son Histoire de France au moyen âge ; en 1835, les deux volumes des Mémoires de Luther ; en 1837, les Origines du droit français. En 1834 et 1835, il suppléa F. Guizot à la Faculté des lettres. En 1838, il quitta l'Ecole normale pour la chaire d'histoire et morale au Collège de France. Il fit dans ce nouvel enseignement une large place aux questions religieuses et sociales. Trois de ses livres, Les Jésuites, publié en collaboration avec Quinet, Du Prêtre, de la femme, de la famille, Le Peuple, sont sortis de ses cours. En 1847, il commença son Histoire de la Révolution française qui ne fut achevée qu'en 1853 (7 vol.). A ce moment, la carrière de Michelet venait d'être brusquement interrompue. Suspendu comme professeur en janvier 1848, puis révoque en 1851, il perdit après le '2 décembre 1851 sa position aux Archives par suite de son refus de prêter serment au nouveau régime. Se voyant ainsi privé de la plus grande partie de ses ressources, ce qui était d'autant plus grave qu'il venait de contracter un second mariage, il dut dès lors vivre de sa plume. Pendant les années 1855 à 1870, il produisit successivement onze volumes de l'Histoire de France qu'il poursuivit jusqu'en 1789. et une série de petits volumes d'histoire naturelle, de psychologie et de morale qui popularisèrent sa gloire (l'Oiseau, 1856 ; l'Insecte, 1857 ; l'Amour, 1858 ; la Femme, 1858 ; la Mer, 1861 ; la Sorcière, 1862 ; la Bible de l'humanité, 1864 ; la Montagne, 1868 ; Nos Fils, 1869). Les tristesses de l'année 1870-1871 ébranlèrent sa santé. Il eut pourtant encore la force de protester dans sa brochure La France devant l'Europe contre les violences dont la patrie était victime, et d'écrire trois volumes d'une Histoire du dix-neuvième siècle (1872-1875) qui resta inachevée. Il mourut pendant l'impression du troisième volume, le 9 février 1874. Sa veuve a publié après sa mort le Banquet (1878), où le récit d'un séjour en Italie sert d'occasion à l'exposition d'idées sociales ; les Soldats de la Révolution (1880), des souvenirs autobiographiques (Ma jeunesse, 1884) tirés de ses papiers, un Précis d'histoire de France en trois volumes (1883), extrait de la grande histoire, et d'autres extraits sur les Croisades, François Ier, Henri VI, les Grandes journées de la Révolution.

Soit comme professeur, soit comme écrivain, Michelet a donné toute sa vie à l'enseignement. Il n'a jamais voulu entrer dans la vie politique, et s'il a quitté la carrière du professorat, c'a été par contrainte et avec déchirement de coeur. C'est à l'Ecole normale que son enseignement fut le plus fécond ; ses ouvrages de cette période, l'Histoire romaine, les six premiers volumes de l'Histoire de France, sont les plus solides au point de vue de la science, les plus achevés au point de vue de la composition et du style, les plus riches en fortes pensées. Ses cours se composaient de vastes aperçus sur l'histoire universelle où il esquissait en traits rapides et vigoureux la physionomie de chaque civilisation et de chaque époque, et d'études de détail sur quelques points spéciaux, par lesquelles il initiait ses élèves aux recherches d'érudition et aux règles de la critique. Il joignait à ses leçons des conseils pratiques à ses élèves sur la manière dont ils devaient comprendre leur tâche de professeurs, et profiter de leur séjour dans les lycées de province pour y étudier, selon lés ressources qu'offrirait leur résidence", soit les archives, soit l'histoire locale, soit l'archéologie, soit même les patois. Il prenait plaisir à connaître l'origine et le lieu de naissance des jeunes gens qu'il avait devant lui et en qui il voyait comme un abrégé de la France. Il se donnait tout entier à ses élèves, et à leur tour ses élèves ont eu sur lui une influence bienfaisante. « Ils m'ont rendu, dit-il, sans le savoir, un service immense. Si j'avais, comme historien, un mérite spécial qui me soutient à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à l'enseignement, qui pour moi fut l'amitié. Ces grands historiens ont été brillants, judicieux, profonds. Moi, j'ai aimé davantage. » — Il ajoute : « J'ai souffert davantage aussi.

Les épreuves de mon enfance me sont toujours présentes, j'ai gardé l'impression du travail, d'une vie âpre et laborieuse, je suis resté peuple. » Cet amour de la jeunesse et cet amour du peuple, unis à l'amour de la France, ont été l'inspiration même de sa vie, et c'est pour cela qu'il a été essentiellement un éducateur. « Quelle est, dit-il, la première partie de la politique? L'éducation. La seconde? L'éducation. Et la troisième? L'éducation. » S'il a écrit l'Histoire de France, c'est pour donner à la jeunesse et à la nation une conscience plus nette de la patrie, pour enseigner la patrie « comme dogme et principe, puis comme légende ». La patrie était en effet pour lui une religion, celle du dévouement et de la fraternité. Il se regardait comme le révélateur de l'âme de la France, « de son génie pacifique et vraiment humain ». — « Que soit là ma part dans l'avenir d'avoir, non pas atteint, mais marqué le but de l'histoire. Thierry y voyait une narration et M. Guizot une analyse. Je l'ai nommée résurrection, et ce nom lui restera. » Grâce en effet à une érudition solide et à une imagination d'une puissance et d'une fraîcheur incomparables, il a fait vraiment revivre la France du moyen âge, et surtout il a réussi par la force de sa sympathie a rendre la voix à ces masses populaires anonymes, à ces foules de souffrants, de persécutés, de déshérités qui font l'histoire et que trop souvent l'histoire oublie. Les deux points culminants de l'histoire de France étaient pour lui ce qu'il appelait ses deux rédemptions, Jeanne d'Arc et la Révolution. Il a consacré à l'une un volume qui est son chef-d'oeuvre, et un des chefs-d'oeuvre de la littérature française ; à la seconde un ouvrage en sept volumes.

Il aborda l'histoire de la Révolution avec un sentiment d'enthousiasme mystique, vers 1845, peu après la mort de sa première femme : il s'y prépara dans une sorte de recueillement ascétique. Il prévoyait des révolutions politiques, peut-être des guerres européennes, il voulait rapprocher les classes, enseigner à la bourgeoisie l'amour du peuple, enseigner à tous « l'élan de 92, la gloire du jeune drapeau et la loi de l'équité divine, de la fraternité, que la France promulgua, écrivit de son sang ». Le Peuple, paru en 1846, fut la préface de l'Histoire de la Révolution, dont le premier volume est de 1847. Composée dans cet esprit, cette histoire, qui repose pourtant sur des recherches très sérieuses et très neuves, a plutôt les allures d'une épopée, dont le peuple est le héros, personnifié en Danton.

Si à cette époque le côté lyrique, Imaginatif et mystique de son talent prit un développement excessif, on doit l'attribuer en partie aux circonstances politiques, aux agitations religieuses et sociales qui ont précédé la Révolution de 1848, mais aussi au théâtre nouveau où son enseignement était transporté depuis 1838, au Collège de France. Là, ses collègues Quinet et Mickiewicz, et lui-même, formaient une sorte de triumvirat professoral ; entouré d'une jeunesse ardente, plus avide d'émotions que de science, pénétré de la gravité des temps, il se crut appelé à une sorte d'apostolat social et moral. Il en sortit des oeuvres d'une rare éloquence, pleines d'aperçus ingénieux et profonds, entre autres son livre sur le prêtre, la femme et la famille : son génie ne perdit rien de son éclat et de sa puissance, mais la sérénité et l'équilibre de son esprit furent troublés. Les onze derniers volumes de son Histoire de France sont moins une histoire complète et suivie qu'une série d'aperçus tantôt brillants, tantôt profonds sur les seizième, dix-septième et dix-huitième siècles. De plus il s'était fait dans son esprit une réaction excessive contre le moyen âge, contre le catholicisme et contre. la royauté, et l'on ne trouve pas dans ces derniers volumes, ni dans l'Histoire du dix-neuvième siècle, ni dans la Sorcière, la même largeur de sympathie, la même équité qu'il avait montrées dans ses premières oeuvres.

Les tristesses de l'histoire, les hontes de l'ancien régime devinrent pour lui comme un cauchemar qui s'ajoutait aux tristesses et aux hontes des premières années du second empire pour remplir son coeur d'amertume et noircir son imagination. Les études d'histoire naturelle furent pour lui un rafraîchissement et un cordial, et il retrouva dans ses livres sur l'Oiseau, l'Insecte, la Mer, l'équilibre qu'il avait perdu et le plein épanouissement de son génie. En même temps il ne perdait pas de vue la tâche d'éducateur qu'il s'était donnée. L'Amour et la Femme, malgré des crudités inutiles et des puérilités choquantes, sont des livres d'une haute inspiration, écrits pour montrer dans la famille et dans la femme la hase de toute éducation et de toute société. Dans la Bible de l'Humanité, il voulut extraire de toutes les religions, et surtout des civilisations antiques, les plus hautes idées de morale et de vertu, les exemples les plus propres à fortifier la conscience moderne, écrire un livre d'édification laïque ; malheureusement, les chapitres sur le judaïsme et le christianisme sont conçus dans un esprit hostile et injuste et ne font pas ressortir ce que ces religions ont apporté au trésor commun des grandes idées et des grands sentiments de l'humanité. Enfin il a résumé dans Nos Fils ses idées pédagogiques, ses espérances et ses projets de réforme pour la France.

Il est très difficile de tirer des livres de Michelet une doctrine pédagogique précise, logique et aboutissant à des conclusions nettes. Il n'est ni un philosophe théoricien, ni un réformateur pratique ; il est un semeur et un excitateur d'idées, un prédicateur qui s'adresse au coeur et à l'imagination autant qu'à la raison. Il n'expose pas un système ; il exprime des aspirations, des désirs ; il ouvre des perspectives.

Le principe philosophique de toute sa pédagogie est l'idée de Rousseau, l'idée de la bonté foncière de la nature humaine. L'âme humaine naît innocente et contient en elle les éléments de tout développement intellectuel et moral. L'éducation ne doit pas être une contrainte, elle n'a pas pour objet de réprimer ou de châtier, mais de diriger l'homme dans ses voies normales, de le placer dans les conditions où il fera naturellement le bien ; l'instruction ne doit pas être une chose étrangère qu'on impose au cerveau de l'enfant, elle est le développement normal des énergies naturelles du cerveau, à qui on donne à mesure les aliments nécessaires à leur croissance. Aussi Michelet fait-il une critique sévère de l'enseignement des écoles catholiques, aussi bien des écoles des jansénistes que de celles des jésuites, qui partent toutes de l'idée de la chute, et il s'attache à faire connaître et à développer les théories de Coménius, de Rousseau, de Pestalozzi et de Froebel. L'enthousiasme de Michelet pour ce dernier et pour son élève, Mme de Marenholtz, ce qu'il a écrit sur eux dans Nos Fils, ce qu'il disait d'eux dans ses conversations, a beaucoup contribué à la popularité qui s'est attaché en France au système de Froebel, souvent plus admiré que connu.

Si le point de départ de l'éducation est la bonté naturelle de l'homme, le but de l'éducation est de former l'homme pour l'action. Voltaire, Vico, Daniel De Foë ont proclamé au dix-huitième siècle ce principe que l'homme est fait pour l'action, se sauve par l'action. Optimisme et liberté, telles sont les idées fondamentales de la pédagogie de Michelet. Mais il faut que cette liberté soit dirigée, que cette action ait un objet. Cet objet, c'est la justice. L'ancien régime reposait sur l'idée de la grâce, de la faveur ; c'est aussi le fondement de l'éducation catholique. La Révolution a remplacé le principe de la grâce par celui de la justice, qui est identique à celui de la fraternité. Optimisme et liberté sont les bases de l'éducation ; optimisme, liberté et justice sont les bases de la société.

L'éducation pour Michelet commence avant la naissance. Il veut que la mère se sanctifie pour ainsi dire pour l'enfant qu'elle va mettre au monde, et il insiste beaucoup sur les influences inconscientes, sur la prédestination physiologique qui se transmettent des parents aux enfants. L'harmonie dans la famille, des moeurs conjugales austères, le sentiment de la responsabilité chez les parents, sont les points de départ de toute éducation. Le père enseigne à l'enfant par son exemple le dévouement ; il lui parle de la justice et de la patrie ; la mère enseigne à l'enfant l'union du devoir et de l'amour, en lui apprenant à admirer son père.

Après ces premières impressions familiales viennent l'éducation physique, l'éducation morale, l'éducation intellectuelle.

Michelet insiste beaucoup sur l'éducation physique, sur les exercices du corps, sur la nécessité de laisser les forces de l'enfant se développer en toute liberté. Il y revient à plusieurs reprises dans ses écrits ; il exhorte surtout les habitants des villes à conduire leurs enfants soit sur les montagnes, soit au bord de la mer. Il appelle les bains de mer la Vita nuova des nations.

L'éducation morale a essentiellement pour objet, aux yeux de Michelet, de développer l'amour de la nature et celui de la patrie. Il confond ces deux sentiments avec la religion elle-même. « Il faut dans cet enfant fonder l'homme, créer la vie du coeur. Dieu d'abord, révélé par la mère, dans l'amour et dans la nature. Dieu ensuite, révélé par le père dans la patrie vivante, dans son histoire héroïque, dans le sentiment de la France. » Il faut que l'enfant aime les animaux, les plantes, tout ce qui a vie. qu'il aime la nature elle-même comme une mère invisible et présente ; qu'il aime la patrie comme une personne vivante, visible dans les grandes oeuvres où s'est déposée la vie nationale. Michelet ne veut pas qu'on parle trop tôt à l'enfant de Dieu. Dieu ne doit apparaître à l'enfant que quand l'idée de justice est née, comme Dieu de justice. Le père loue en Dieu la Loi du monde, la mère le prie comme Cause aimante. Rien que Michelet, en vertu même du rôle qu'il donne à la justice, fasse du devoir la base de la morale et incarne l'idée du devoir dans les parents, on voit dans toutes ses oeuvres que l'idée mystique de la nature et de la patrie, considérées comme objet d'un culte, était au fond sa préoccupation dominante.

Quant à l'éducation intellectuelle, les deux points sur lesquels Michelet insiste le plus sont : 1° La nécessité de ne pas surcharger l'esprit des enfants, de ne pas les accabler par trop d'heures de travail : « La quantité du travail y fait bien moins qu'on ne croit ; les enfants n'en prennent jamais qu'un peu tous les jours ; c'est comme un vase dont l'entrée est étroite ; versez peu, versez beaucoup, il n'y entrera jamais beaucoup à la fois » ; 2° la nécessité de mettre de l'harmonie dans les facultés de l'enfant en ne faisant pas de lui une pure machine intellectuelle, en faisant des connaissances un tout organique. Pour la première éducation, il veut avec Froebel développer le talent créateur de l'enfant, lui apprendre à s'approprier le monde et à associer ses idées par l'action ; puis avec Coménius, avec Pestalozzi, avec Froebel, il recommande la méthode intuitive, qui met les choses avant les mots ; avec Pestalozzi, il voudrait associer le travail manuel au travail intellectuel, un enseignement qui réunît l'agriculture, le métier et l'école. Enfin, dans ses vues de réformes pour l'Université, dont il vante du reste les mérites solides et modestes, il demande qu'on rende renseignement plus simple et plus général, qu'on fasse comprendre les liens qui unissent les sciences, qu'on développe l'homme physique, qu'on mette en rapport le collège, les écoles industrielles, les écoles agricoles. Il est difficile de tirer des idées pratiques très claires des chapitres de Nos Fils qui traitent de ces derniers points, ainsi que de ceux qui sont consacrés aux écoles de droit et de médecine ; mais on peut dire en résumé que la conception de Michelet en matière d'éducation est l'éducation encyclopédique que Rabelais fait donner à Gargantua. Il veut une éducation qui songe au sujet, à l'homme, au lieu de ne songer qu'à un des objets de l'enseignement, à la science. Les idées de Michelet sur l'éducation ne se bornent pas à l'enfance et à la jeunesse, elles s'étendent à la nation entière, au peuple surtout qui, à tant d'égards, reste enfant et enfant négligé. Il voudrait que les jeunes gens de la bourgeoisie se fissent les apôtres de l'union entre les classes en s'occupant de l'instruction populaire ; que les écoles, devenues écoles libres, dépendant seulement des communes, fussent à tous les degrés de l'enseignement accessibles à tous les jeunes gens sans distinction de fortune d'après le mérite seul ; enfin, que la commune jouât dans la vie nationale un rôle beaucoup plus grand qu'aujourd'hui, que chacun consacrât à l'association communale le meilleur de ses forces. Il faisait à cet égard de beaux rêves. Il imaginait une société où l'enseignement serait la fonction de tous ou presque tous, « où l'on profiterait de l'élan du jeune homme, du recueillement du vieillard, de la flamme de l'un, de la lumière de l'autre ». Il désirait surtout que l'on créât des fêtes populaires, des fêtes nationales, même des fêles internationales, des fêtes « qui dilatent le coeur », qui enseignent le patriotisme, la fraternité, des fêtes semblables à celles de la Grèce. Comme il avait été le premier à retrouver et à raconter ce qu'avaient été les fédérations en 1790, il gardait l'espoir de voir un jour jaillir du coeur des peuples des fêtes exerçant une action morale sur ceux qui y prendraient part. Théâtres, concerts, banquets, il voulait de grandes manifestations de la vie collective unissant les classes et les moralisant toutes. Il a tracé à la fin du Banquet un admirable programme de ces pia vota si différents de la réalité. Il demandait aussi que l'on fit pour le peuple des livres qui lui donnassent sous une forme très simple, mais élevée et belle, non enfantine, une nourriture intellectuelle solide et saine, des livres d'action, des bibles du travail (récits de voyage, biographies des grands inventeurs, etc.), des livres de morale, et surtout la Bible de la France. Lui-même avait écrit le Peuple et la Bible de l'humanité, mais il sentait que sa langue n'était pas accessible au peuple et il en souffrait.

Michelet a pourtant écrit une de ces Bibles populaires, c'est sa Jeanne d'Arc. Tous peuvent la lire et la comprendre. Les livres tels qu'il les désirait commencent à naître, et il aura contribué à leur éclosion. Si ce grand écrivain était trop original pour avoir à proprement parler des disciples, il aura exercé néanmoins une puissante et durable influence, dans la science, dans la politique, dans l'éducation, dans les moeurs publiques : il aura été un éducateur. Nul ne l'aura lu et goûté sans s'être senti plus pénétré de ses devoirs envers l'enfance, envers le peuple, envers la patrie, sans aimer davantage l'humanité et la justice. La France compte peu d'écrivains qui aient eu au même degré que Michelet une influence éducatrice sur leur pays.

Gabriel Monod