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Matter

Jacques Matter, né le 31 mai 1791 à Alt-Eckendorf, près de Saverne (Alsace), mort en juin 1864, était le fils d'un cultivateur aisé ; il apprit à lire et à écrire chez l'instituteur de son village, dont il tint lui-même l'école à onze ans ; son père, qui le destinait au notariat, le plaça ensuite sous la direction d'un pasteur protestant ; il y fit de tels progrès qu'il put en fort peu de temps suivre les hautes classes du lycée de Strasbourg. Il compléta son éducation en Allemagne, à l'université de Goettingue, et, quelques mois après les Cent-Jours (1815), il vint à Paris, où il suivit les cours de Boissonnade, de Lacretellé, d'Andrieux et de Millin.

Couronné en 1816 pour un savant mémoire sur l'école philosophique d'Alexandrie, il fut chargé en 1818 du cours d'histoire au collège royal de Strasbourg (l'ancien lycée où il avait fait ses études), et il cumula ensuite, à partir de 1820, les doubles fonctions de directeur du gymnase protestant de la même ville et de professeur d'histoire ecclésiastique dans cet établissement. Il fut nommé, en 1828, inspecteur de l'académie de Strasbourg, et il eut, dans ces fonctions, à s'occuper de l'instruction primaire et des écoles élémentaires, qu'il n'avait d'ailleurs jamais perdues de vue depuis sa jeunesse, quoique ses études l'eussent porté plus haut. Il fut un de ceux qui propagèrent avec le plus d'énergie le grand mouvement d'où est sortie la loi du 28 juin 1833.

En 1832, Guizot l'appela à Paris avec le titre d'inspecteur général des études, et un arrêté du 20 octobre de cette année le chargea, sous la surveillance du Conseil royal, de la rédaction du Manuel général de l'instruction primaire, que le ministre créait alors, avec un caractère officiel, pour « faire promptement arriver, sous les yeux des instituteurs, des administrateurs et des inspecteurs des écoles, les faits, les documents et les idées qui pouvaient les intéresser ou les éclairer » (Mémoires). Ses fonctions d'inspecteur général ne laissèrent guère, d'ailleurs, à Matter le temps de s'occuper de cette direction ; il y fut remplacé, provisoirement d'abord, le 24 mai 1833, et définitivement, le 7 janvier 1834, par Paul Lorain, professeur de rhétorique au collège royal de Louis-le-Grand, et l'un de ses collaborateurs dans ce qu'on a appelé « la grande enquête ».

En 1845, Matter devint inspecteur général des bibliothèques de France et conseiller ordinaire de l'Université.

Ses dernières années, à partir de 1848, se sont passées dans la retraite.

Les nombreuses et importantes publications de Matter sur la philosophie, l'histoire et l'histoire de la philosophie ne nous appartiennent pas. Tout au plus pouvons-nous citer un livre qu'il publia en 1832, et qui a pour titre : De l'influence des moeurs sur les lois et de l'influence des lois sur les moeurs (2e édition en 1843) ; l'Académie française décerna à cette étude un prix extraordinaire de 10000 francs, et deux traductions en ont été faites en langue allemande.

Mais Matter a publié trois livres spécialement destinés à l'enseignement primaire : le Visiteur des écoles (1re édition en 1830), l'Instituteur primaire (1re édition en 1832), et le Nouveau Manuel des écoles primaires, moyennes et normales (1re édition, 1836), qui ont été, pourrait-on dire, classiques dans leur temps.

Il faut lire le Visiteur des écoles dans le texte de la seconde édition (Hachette, in 8°, 1838), faite pour répondre aux modifications apportées dans l'instruction primaire par la loi de 1833. Le livre a pour but d'indiquer, à chacune des personnes que l'auteur comprend sous le titre de visiteurs, leurs droits, leurs devoirs, leurs attributions. Toute la partie technique du livre de Matter, naturellement, n'a plus aujourd'hui qu'un intérêt historique. Mais l'auteur ne se contente pas de citer et d'expliquer en légiste les textes de la loi ou des instructions ; il les interprète en y ajoutant des considérations pédagogiques et morales d'un très grand bon sens et d'une très grande autorité. Telle est cette page sur « les dispositions morales que les visiteurs doivent apporter à l'inspection des écoles » :

« Les lumières les plus étendues ne suffiraient pas pour faire d'un homme honorable un bon visiteur des écoles, et il est quelque chose de plus important que les connaissances qu'on doit apporter à l'accomplissement de cette mission : c'est un grand dévouement. Les dispositions morales, il est vrai, ne tiennent pas lieu de lumières, mais elles en font pardonner l'absence, tandis que, sans ces dispositions, eût-on toutes les lumières de la science, on ne saurait mettre utilement le pied dans une école.

« Il est hors de doute qu'avec du talent et de l'instruction on peut faire des visites plus ou moins tolérables dans une école ; mais cela ne suffit pas pour exercer sur l'enseignement une surveillance profonde, efficace. S'il y a des inspections miles, il en est beaucoup d'inutiles ; et celles qui ne sont que de vaines démonstrations de zèle ou de simples visites de parade sont toutes de ce nombre. Elles dérangent les études et leur enlèvent un temps précieux ; elles démoralisent les mauvais maîtres et leur inspirent une déplorable sécurité: elles affligent tout le monde, en révélant l'infériorité de ceux qui sont les supérieurs dans la hiérarchie établie. Si votre position vous oblige à faire de ces apparitions de cérémonie ; si, pour votre malheur et celui de la jeunesse, vous n'êtes pas dès le début au niveau de votre mission, placez-vous haut au moins par votre dévouement. Sachez d'abord observer sérieusement et vous taire avec goût. Puis, à force d'amour pour la chose que vous ferez ainsi, vous parviendrez enfin à la faire avec intelligence et avec utilité.

« Toute chose au monde, pour être bien faite, demande à l'être avec des dispositions convenables. Pour réussir dans une oeuvre quelconque, il ne suffit pas qu'on soit capable d'y réussir, il faut le vouloir et s'y appliquer avec dévouement. Il y a plus : il faut veiller avec soin sur ce dévouement et en entretenir le feu sacré. On n'est tout à fait soi-même que dans des moments d'inspiration ; et, s'il est de ces moments qui nous viennent spontanément, il en est d'autres que nous avons besoin de nous ménager par le recueillement et la méditation la plus sérieuse.

« Visiteurs des écoles, vous seriez animés de la plus belle philanthropie, vous sentiriez le bien et vous voudriez le faire, que cela ne suffirait pas pour y réussir. S'il ne se joignait à vos desseins ce recueillement et cette méditation, qui font la véritable puissance de l'homme, vous échoueriez malgré toutes vos résolutions et votre capacité.

« D'ailleurs, on a des moments d'action et d'élan ; mais on en a de lassitude et d'indifférence, de sécheresse d'âme et de dégoût. Si jamais, dans une oeuvre quelconque, vous avez besoin des inspirations de votre bon génie (et il faut prendre ce mot dans son acception la plus élevée), c'est en allant voir les écoles. N'y allez jamais sans avoir médité sérieusement sur ce que vous y ferez.

« C’est alors, plus que jamais, le moment de vous pénétrer de l'importance de vos fonctions. Un sentiment consciencieux de votre tâche peut seul vous inspirer la force et la persévérance dont vous avez besoin. De plus, ce sentiment doit imprimer à vos visites la solennité qui leur convient, et vous donner à vous-même une tenue simple et grave, aussi éloignée de la morgue et du pédantisme que de la légèreté et de la distraction. Sans doute la douceur et l'aménité, auxquelles l'enfance a tant de droits, tempéreront toujours vos manières ; mais vous bannirez de vos discours, avec une attention égale, cette mollesse et cette indécision qui, dans l'école comme dans la vie, finissent toujours par rendre méprisables ceux qui affectent ou qui ont réellement ces habitudes.

« J'insiste à cet égard, parce que l'enfant observe d'ordinaire ceux qui l’interrogent avec une grande perspicacité. Les visiteurs doivent donc être sévères envers eux-mêmes, s'ils ne veulent pas que les écoles le soient. Elles le sont toujours à l'egard de ceux qui restent au-dessous de leur mission ; qui présentent des questions insignifiantes ou déplacées ; qui se répondent eux-mêmes au lieu d'écouter les réponses qu'ils ont provoquées ; qui examinent dans une école autre chose que les livres, les cahiers, le tableau, les exercices, la pensée et les progrès des élèves.

« En revanche, l'enthousiasme des enfants pour ceux qui s'intéressent sérieusement à leurs travaux est sincère et n'a presque pas de bornes ; leur reconnaissance est une espèce de culte, dont rien ne surpasse la pureté. »

Ajoutons qu'en dehors de cette doctrine si élevée et si saine, on trouvera dans le Visiteur des écoles des renseignements fort intéressants sur les avantages respectifs des écoles d'enseignement mutuel et d'enseignement simultané telles qu'on les entendait en 1833, sur les écoles normales, leur programme et leur discipline, sur les livres d'éducation et d'enseignement en usage dans les écoles primaires et dans les écoles normales, etc. Dans l'Instituteur primaire, sous le léger voile d'une fiction, où l'on pourrait, au moins en certains points, retrouver la trace d'une autobiographie, Matter raconte l'histoire d'un Alsacien qui, au sortir de l'école de son village, et après avoir reçu les instructions d'un excellent ecclésiastique, s'en va en Suisse et en Allemagne suivre les cours des écoles les plus renommées, celles de Pestalozzi, d'Auguste Zeller, de Dinter, de Rochow, etc. ; revient de là à Paris, où il assiste aux séances de la Société pour l'instruction élémentaire, alors en pleine création des écoles d'enseignement mutuel ; puis passe successivement par les fonctions d'aide-instituteur, d'instituteur cantonal, de directeur d'école normale, et quitte enfin l'enseignement direct, sans s'éloigner d'ailleurs complètement de la vie scolaire, sa situation d'associé dans une usine lui permettant d'abord de créer divers établissements d'instruction pour les enfants, ensuite de consacrer ses loisirs à la visite gratuite des écoles de son canton. Ce cadre, on le comprend, permet à l'auteur de décrire et d'apprécier tout le système d'enseignement primaire de son temps, en France et à l'étranger. Il le fait avec beaucoup de compétence, d'impartialité et d'indépendance. C'est ainsi qu'après avoir rendu pleine justice aux méthodes allemandes, il fait dire à son personnage : « Je ne regrette pas d'avoir passé deux années de ma vie en pays étranger ; mais je suis aujourd'hui bien convaincu que, s'il faut beaucoup observer chez d'autres, il faut peu imiter. Le caractère et les moeurs des peuples diffèrent encore plus que leurs goûts et leur physionomie. Ce que l'on peut rapporter de mieux des pays étrangers, c'est l'émulation ; je dirai presque que c'est tout. » Pas plus que pour les méthodes importées de loin, Matter n'a d'engouement pour les méthodes nouvelles : mais il ne veut pas qu'on les repousse au préalable par esprit de routine ou de prévention : « Les méthodes nouvelles doivent être accueillies avec faveur, comme oeuvres de bonne foi et de dévouement. Elles ont le mérite d'attirer l'attention publique sur quelque point négligé dans les études, sur quelque moyen de plus d'obtenir des succès. Il peut y avoir exagération dans ce que l'on attaque et dans ce que l'on propose ; mais le débat qui s'établit redresse bientôt les torts, et se termine toujours au profit de la vérité. L'apparition de nouvelles méthodes est une manifestation de vitalité. On se plaint depuis quelque temps du grand nombre de méthodes, des changements perpétuels qu'on propose, qu'on tente et qu'on exécute. On ne veut plus de ces changements : c'est, dit-on, la ruine de l'enseignement, et les maîtres ne savent plus où ils en sont. Ceux qui débitent de pareilles phrases ne gavent ce qu'ils disent. Si vous avez des maîtres qui perdent la tête en étudiant et en comparant différentes méthodes, ces maîtres ont vraiment de bien pauvres têtes, et je suis loin de m'inquiéter de leur embarras. Le maître qui mérite ce titre s'instruit à étudier de nouveaux procédés, et il en recueille plus de lumières, de certitude et de moyens de succès. Quant aux changements, ils sont un mal toutes les fois qu'ils ne sont que des changements ; ils sont un grand bien toutes les fois qu'ils sont des améliorations. C'est à vous, maîtres de la jeunesse, qu'il appartient d'en juger. Apprenez à choisir, à inventer, à établir, à pratiquer par vous-mêmes, non pas la meilleure des méthodes pour l'univers entier, mais une méthode qui soit bonne pour votre école du hameau, de la ville ou du bourg. »

La partie la plus importante du livre est celle qui concerne les écoles normales. Il y a là, sur l'enseignement, le régime intérieur, l'esprit qui doit inspirer les élèves-maîtres, toute une série de chapitres du même ton et de la même portée que celui que nous avons emprunté au Visiteur des écoles.

Le titre complet du troisième des ouvrages que nous analysons est : « Nouveau Manuel des écoles primaires, moyennes et normales, ou guide complet des instituteurs et des institutrices, contenant : 1° l'exposé des principes et des méthodes d'instruction et d'éducation populaire de tous les degrés ; 2° des catalogues pour la composition des bibliothèques populaires ; 3° les lois, circulaires et règlements de l'autorité sur l'enseignement primaire ; 4° des plans pour la construction des maisons d'école et la distribution des salles de classes, par un membre de l'Université, et revu par M. Matter, inspecteur général des études » 1 vol. in-18, Paris, à la librairie encyclopédique de Roret, 1836). Malgré ce libellé, le Nouveau Manuel est de Matter lui-même, il s'en déclare l'auteur dans la seconde édition du Visiteur des écoles. C'est un « manuel » contenant tout ce qu'il pouvait paraître utile de savoir sur la pédagogie, la législation et l'organisation de l'instruction primaire en 1836, c'est-à-dire trois ans après la loi Guizot. Matter s'y retrouve tout entier, avec sa grande compétence et la liberté de son ferme esprit. L'originalité même ne manque point dans ce manuel qu'on pourrait croire de seconde main. Ainsi, nous y lisons, en tête du chapitre intitulé « De l'écriture et de la lecture » : « On sépare ordinairement ces deux études, et c'est par la lecture qu'on commence ; l'écriture vient plus tard. Nous croyons que, sous ce rapport, il convient de faire un changement. Quelqu'un a écrit avant qu'un autre ait lu ; on doit faire écrire avant de faire lire ; c'est là l'ordre naturel et c'est l'ordre le plus avantageux. » Et Matter part de cette théorie (qui se trouve déjà, d'ailleurs, dans l'Instituteur) pour tracer le plan d'une méthode d'écriture-lecture comme celles que nos maîtres préconisent aujourd'hui, quelques-uns croyant peut-être avoir été les premiers à y songer.

Citons encore, parmi les ouvrages de Matter se rapportant à l'enseignement primaire, une Notice sur la vie et les ouvrages de M. H.-A. Dupont, instituteur (Paris, Paul Ducrocq, in-8° de 13 pages, 1855).

Charles Defodon