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Martin (le général major)

Claude Martin, fondateur de trois établissements qui portent le nom de Martinière, est né à Lyon, le 4 janvier 1735, et mort le 13 septembre 1800, à Lucknow (Inde anglaise).

Enrôlé au service de la Compagnie française des Indes orientales, il s'embarqua à Lorient, le 18 septembre 1751, et servit sous Bussy. Après la conclusion du traité de Paris, il entra au service de la Compagnie anglaise des Indes et prit part, dès 1764, avec le grade d'enseigne, à la campagne contre Mir-Kasim, reçut sa nomination de lieutenant et fut attaché au service topographique de Calcutta ; on lui attribue un plan de cette ville, dressé en 1764. Chargé du relevé et de l'entretien des routes dans la province de Behar, nommé capitaine en 1766, destitué en 1767, puis réintégré dans son grade en 1769, il servit dans les troupes cipayes et fut ensuite attaché au service topographique du génie. En 1774, mis en rapports, à Lucknow, avec le nabab-vizir d'Aoude et son fils Asafud-Daulah (qui lui succéda en 1775), Martin ne tarda pas à gagner leur confiance ; il fut nommé, en 1776, directeur de l'arsenal du nabab. Sans abandonner son service à la Compagnie, où il conserva son grade, il fut depuis lors un agent officieux très influent du gouverneur général à la cour de Lucknow, « comme le principal conseiller militaire de Son Altesse, ainsi que son conseiller dans les questions politiques ». En 1779, Martin fut promu au grade de commandant ; il obtint de rester à Lucknow avec l'emploi qu'il y occupait, mais reprit cependant bientôt du service dans la campagne contre le rajah Chait-Singh, de Bénarès, et reçut le grade de lieutenant-colonel. Martin fut, à cette époque, l'ami du général de Boigne et du gouverneur général Warren Hastings, qui le cite comme « un officier brave et expérimenté, un homme très strict au point de vue de l'honneur ». En 1791, à la suite de la campagne contre le sultan Tippou, le grade de colonel fut conféré à Martin « pour récompenser le zèle et les efforts prodigués par cet officier dans la dernière guerre ». Quatre ans après, en 1795, il était nommé général-major, bien qu'il eût refusé de se faire naturaliser Anglais. « Né Français, je veux mourir Français », disait-il. Le général Martin passa les dernières années de sa vie à la construction, à Lackperra, dans les environs de Lucknow, d'une sorte de palais-tombeau auquel il donna le nom de Constantia. « C'est un palais construit sur une échelle très grande, mais dans l'architecture et la disposition duquel se montre très bien la singularité de goût du général. Sous l'appartement principal se trouvent des chambres souterraines qui doivent être utilisées dans la saison chaude. Au milieu de la plus vaste de ces sombres chambres, il avait déjà érigé son tombeau ; et le nombre des lumières qui devaient être allumées là, nuit et jour, et perpétuellement, ainsi que la somme destinée à cet usage, tout était déjà mentionné ; mais on ne disait pas quelle devait être la destination de l'immense édifice au-dessus, lorsque son excentrique créateur occuperait la chambre au-dessous. » Ce palais est aujourd'hui la Martinière de Lucknow. Le général y fut inhumé, et le nabab Sadat-Ali, qui avait exprimée pour cette somptueuse demeure une admiration excessive, dût renoncer à s'en emparer. Les cendres du mort furent dispersées en 1857 par les cipayes, et le tombeau ne renferme plus que quelques ossements qui y furent replacés plus tard par les soins du major Abboth, commissaire de Lucknow.

Le testament du général Martin, écrit en entier de sa main, fut signé par lui le 1er janvier 1800. C'est un document volumineux et fort curieux. L'original, en langue anglaise, fut traduit en français et imprimé dans les deux langues, en vertu d'un arrêté du préfet du Rhône, en date du 28 brumaire an XI, qui stipule que « un exemplaire sera adressé au gouvernement, avec invitation instante d'autoriser la commune de Lyon à accepter le legs mentionné au dit testament ». Cette publication, intitulée « Dernière volonté et Testament du major général Cl. Martin », fut éditée par Ballanche père et fils à Lyon ; elle est datée an XI-1803, et forme un volume in-4° d'environ 150 pages. Le testament est divisé en 34 articles ; il est suivi d'un « Extrait » qui résume les dons, s'élevant à environ 5 millions de francs, et de quatre balances du grand-livre, dont la dernière permet d'évaluer approximativement la fortune mobilière et immobilière du général, au moment de sa mort, à une dizaine de millions. Par l'article 1er il donne la liberté à toutes « les femmes, domestiques mâles et femelles, eunuques et autres » qui lui appartiennent, et les 19 premiers articles sont consacrés à énumérer avec minutie les dons qu'il fait à chacun d'eux et auxquels viendront s'ajouter encore ceux mentionnés par les tout derniers articles. L'article 20 est consacré aux sommes léguées par le général Martin aux différents membres de sa famille à Lyon. Enfin les articles 23-28 sont relatifs aux institutions de bienfaisance et aux fondations. De grosses sommes sont léguées au profit des pauvres de Lucknow, Calcutta et Chandernagor et pour la libération de prisonniers à Lyon, de débiteurs pauvres, notamment de soldats. Les legs principaux sont consacrés à la fondation de trois établissements à Lucknow, Calcutta et Lyon. Voici les termes mêmes du testament : « ART. 24. Je donne et lègue la somme de 200000 sika rupees (environ 500 000 fr.) à la ville de Calcutta. afin de pouvoir désigner l'institution la plus convenable pour le bien public. ou établir une école pour instruire un certain nombre d'enfants des deux sexes jusqu'à un certain âge, les mettre en apprentissage lors de leur sortie de l'école et de les marier lorsqu'ils seront d'âge. Afin que l'intérêt annuel supporte l'institution, je donne et lègue pour ce 150 000 sika rupees de plus. ? ART. 25. Je donne et lègue la somme de 200 000 sika rupees pour être déposée dans les fonds à intérêts les plus sûrs de la ville de Lyon en France, et régie par les magistrats de cette ville, sous leur protection et contrôle. Cet intérêt doit servir à établir une institution pour le bien public de cette ville, et les académiciens de Lyon doivent désigner la meilleure institution qui puisse être constamment supportée par l'intérêt de la somme susnommée, et, s'il n'y en a pas de meilleure, de suivre celle désignée dans l'article 24. L'institution doit avoir, comme à Lucknow, le nom de Martinière., portant le même titre que celle de Calcutta. J'espère que le magistrat de la ville protégera l'institution. Dans le cas que la somme ci-dessus donnée. ne soit pas suffisante, alors je donne et lègue une somme additionnelle de 50 000 sika rupees. ? ART. 27. Ma maison Constantia à Lackperra ne doit jamais être vendue, devant servir de monument ou tombeau pour y déposer mon corps, et elle doit servir de collège pour y instruire les enfants et y tenir des hommes pour enseigner la langue anglaise et la religion à ceux qui désireraient d'être faits chrétiens. Une forte somme sur l'établissement sera désignée. dans ce testament pour tenir le monument en bon ordre, et un nombre suffisant de personnes. pour instruire les enfants. «Enfin l'article 33 stipule le partage entre les villes de Calcutta, de Lucknow et de Lyon, pour augmenter leurs établissements, « afin qu'ils soient permanents et qu'ils existent pour toujours », d'une somme de 2 500 000 fr. si ce fonds reste disponible « après que les comptes seront arrêtés et les sommes assurées pour l'intérêt qui doit servir pour le paiement des différentes pensions par mois, et des différents dons et autres ».

Les intentions du général Martin ont été admirablement réalisées : en France et dans l'Inde anglaise ses libéralités ont produit des résultats durables. Il avait voulu que le nom du donateur pût être connu de tous après sa mort, et avait pris à cet effet des précautions spéciales. Dès le début du testament il en donne les raisons : « Quoique j'aie tâché de ne jamais être conduit, en faisant une bonne action, par la vanité de la faire, encore souvent je n'ai pu m'empêcher d'être sensible au plaisir de ce que je faisais, et comme j'ai souvent encouragé les autres dans leurs vanités, pourvu que la bonne action fût faite, j'espère qu'on m'accordera la même indulgence, n'ayant jamais eu à coeur d'augmenter ma fortune que pour l'ambition de faire le bien aux autres ». L'article 22, qui est une véritable profession de foi, se termine ainsi : « J'espère que le Tout-Puissant me pardonnera et sera miséricordieux envers moi, pour ne pas avoir suivi toutes les cérémonies recommandées dans cette religion (la religion chrétienne), ayant eu pour principes de prier et d'adorer Dieu, le Créateur de tous, et d'agir avec les autres créatures comme j'aurais souhaité qu'on eût agi avec moi ».

Au physique, Claude Martin était grand, avec une noble prestance, une figure très fine et des yeux vils. Son intelligence déliée suppléait à une instruction très incomplète. Son activité merveilleuse, son énergie, sa persévérance, lui permirent, sans abandonner les devoirs de sa charge militaire et les soins de ses fonctions diplomatiques, de mener de front de nombreuses affaires industrielles et commerciales ; il était à la fois architecte, ingénieur, fabricant de canons, négociant, agriculteur, industriel, banquier, et même médecin. Il imagina et mit en pratique un procédé nouveau pour l'extraction de l'indigo et le publia dans les Annales de la Société asiatique en 1791. Ce fut lui qui en 1785, deux ans à peine après les expériences des frères Montgolfier, lança à Lucknow les premiers aérostats qu'on eût vus aux Indes. On dit aussi qu'il inventa et expérimenta sur lui-même une sonde pour l'opération de la lithotritie.

Le conseil municipal de Lyon accepta, au nom de la ville, le legs du général Martin, et exprima sa reconnaissance par une délibération du 7 germinal an XI (28 mars 1803) ; il décida en même temps qu'une statue serait élevée au donateur. Cette statue, achevée en 1842 par Foyatier, ne fut érigée qu'en 1862, dans la cour de la Martinière.

Paul Wiernsberger