bannière

m

Martin (Henri)

 En mars 1848, Henri Martin, alors âgé de trente-huit ans, et qui avait commencé en 1837 la publication de sa grande Histoire de France (achevée en 1854), répondit à l'appel adressé par Hippolyle Carnot aux écrivains républicains (Voir p. 217) en rédigeant, comme le ministre l'avait demandé, « un manuel par demandes et par réponses sur les droits et les devoirs des citoyens ». Voici le titre de l'ouvrage : « Manuel de l'instituteur pour les élections, par Henri MARTIN. Publié sous les auspices du ministre provisoire de l'instruction publique et des cultes. Prix : 15 centimes. Paris, Pagnerre, éditeur, rue de Seine, 14 bis, 1848. » Petit in-32 de 32 pages.

Cet opuscule s'ouvre par une dédicace à Béranger, que voici : « A Béranger. Cher maître, permettez-moi de vous dédier ce petit livre. L'hommage vous en est bien légitimement dû. Vos paroles ont bien souvent porté la lumière dans l'esprit de l'auteur, et vous reconnaîtrez, je l'espère, dans ces pages, quelque faible reflet de vos patriotiques pensées. — Henri MARTIN. »

Le Manuel, écrit sous la forme d'un dialogue entre un citoyen et un instituteur, est composé de cinq chapitres, que nous allons brièvement analyser, en en citant textuellement les passages les plus saillants:

CHAPITRE 1er. Des anciens gouvernements de France. — Le dialogue commence ainsi : « Le citoyen. Quels sont les principes sur lesquels doit être établi un bon gouvernement ? — L'instituteur. Ces principes sont : la justice, la fraternité, et la souveraineté du peuple. — Le citoyen. La France a-t-elle déjà été gouvernée d'après ces principes ? — L'instituteur. Elle ne l'a pas encore été. Cependant elle s'est approchée peu à peu de ce but, à travers bien des maux et des révolutions. » Suit un résumé de l'histoire de France depuis l'époque des Gaulois. L'instituteur explique comment, dans chaque tribu, le sol était à l'origine propriété commune, et comment, plus tard, on procéda à un partage des terres : « Ce partage fut nécessaire pour augmenter l'activité des travailleurs et la quantité des subsistances ; mais il augmenta l'inégalité qui existait déjà entre les possesseurs d'armes, d'effets et de troupeaux ». Il parle ensuite du « régime seigneurial ou féodal, dont le nom est resté si détesté dans nos campagnes». Il dit comment « les travailleurs des villes s'affranchirent de la tyrannie des seigneurs par des associations fraternelles qu'ils appelèrent communes » ; comment s'établit le pouvoir royal. « Mais l'esprit d'orgueil s'empara bientôt des rois. Ils prétendirent régner par le droit divin. » Et après que l'instituteur a retracé les abus du despotisme, le citoyen dit qu'il a entendu parler de la révolution qui, à la fin du dix-huitième siècle, a renversé « cette orgueilleuse monarchie » et l'a remplacée par la République : « mais, demande-t-il, comment la France a-t-elle pu quitter la République pour retourner à la monarchie ?» A cette question, ['instituteur fait la réponse suivante, qui termine le premier chapitre:

« La France n'avait pas été assez préparée à passer de la servitude à une complète liberté. Les terribles efforts qu'il fallut faire la fatiguèrent ; le sang qui fut versé dans les grandes querelles de 1793 attrista son coeur et effraya son esprit ; elle sacrifia tout à l'ordre, à la paix intérieure, et à la gloire que lui donna Napoléon. Malheureusement pour elle et pour lui, ce grand homme se trompa. Au lieu d'organiser la République, il rétablit la monarchie, et les conquêtes qu'il fit dans toute l'Europe finirent par réunir contre nous les autres peuples, qui avaient d'abord aimé et admiré notre Révolution. Il tomba. Après lui, les vieux rois revinrent avec la vieille noblesse et les jésuites. Le peuple chassa les anciens rois encore une fois et pour toujours, en juillet 1830 ; niais le peuple ne comprenait pas encore bien ses droits et ses intérêts : il laissa la riche bourgeoisie établir un autre roi, Louis-Philippe, à la place de Charles X, et garder pour elle seule le droit de choisir les députés qui faisaient les lois et gouvernaient la France. Louis-Philippe et les députés ont très mal gouverné ; ils n'ont songé qu'à leurs intérêts personnels ; ils n'ont pas su conserver l'honneur de la France dans leurs rapports avec les étrangers ; ils ont attenté à la liberté et dilapidé honteusement les finances. Le peuple de Paris les a enfin chassés à leur tour, au moment où ils s'alliaient avec les Autrichiens, nos anciens ennemis, et allaient faire faire banqueroute à l'Etat. La République a été rétablie ; la royauté et l'aristocratie ont disparu, et toutes les anciennes institutions politiques ont été balayées. Il n'en reste plus rien. »

CHAP. II. De la Constituante. — Dans ce chapitre, l'instituteur explique le rôle d'une Constituante, puis ce que sont les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire. Il ajoute qu'il y a « un dernier pouvoir très essentiel, le pouvoir éducateur. Le pouvoir éducateur, corps qui donne l'enseignement, doit se proposer de former les citoyens au bien.»

CHAP. III. Du décret électoral. — Ce chapitre contient le texte du décret qui a convoqué les électeurs, fixant les élections au 9 avril et la réunion de l'assemblée au 20 avril. L'instituteur explique minutieusement les dispositions de ce décret.

CHAP. IV. Devoirs du citoyen dans les élections. — Henri Martin a voulu donner aux citoyens la plus haute idée possible de ce droit électoral que la plupart d'entre eux sont appelés à exercer pour la première fois. « Le citoyen. Dans quelles dispositions le citoyen doit-il se présenter aux élections ? — L'instituteur. Dans les mêmes dispositions où il devrait se présenter devant Dieu: avec un coeur sincère, une volonté droite, purifié de toute haine et de tout intérêt personnel. » La fin du chapitre est consacrée à l'énumération des qualités que l'électeur doit rechercher dans l'élu : « Le citoyen. Quels représentants faut-il envoyer à la Constituante? Sont-ce les plus spirituels ou les plus riches? Ceux qui ont le plus de savoir ou ceux qui ont le plus d'éloquence? — L'instituteur. L'esprit est bon ; la science et l'éloquence sont bonnes ; la richesse n'est pas mauvaise quand on en use bien: mais il y a quelque chose de mieux. Louis-Philippe et ses partisans ont eu tout cela, et ils sont tombés ! et ils ont mérité leur chute ! Il y a quelque chose qui est au-dessus de l'esprit, de la science et de la richesse, c'est le sens droit et le bon coeur. La République doit être le règne des braves gens et des hommes de bonne volonté. Il faut au représentant du peuple des moeurs simples et une probité sans tache, pour être à l'abri de toutes les séductions ; de la bonté, pour se dévouer à l'amélioration du sort de ceux qui souffrent ; du courage, pour combattre les dangers qui peuvent menacer la République ; un bon jugement, pour démêler les meilleurs moyens d'écarter ces dangers et de constituer l'Etat. S'il a d'autres qualités encore, tant mieux. Mais c'est assez s'il a ces qualités, et qu'il ait donné ou qu'il donne, par ses actions, par ses paroles ou par ses écrits, des gages suffisants à la cause de la République, c'est-à-dire du peuple ; car désormais, sachez-le bien, si la République pouvait cesser d'être, la France mourrait avec elle. Nous tous cesserions d'être Français, et tomberions au-dessous des derniers esclaves russes. Napoléon a prophétisé, en mourant, que l'Europe, avant cinquante ans, serait républicaine ou cosaque. — Le citoyen. Elle ne sera pas cosaque, j'en jure par mon coeur et par le grand coeur de la France ! »

CHAP. V. Des avantages à attendre de la Constituante. — Ce dernier chapitre, très court, nous met sous les yeux le programme extraordinairement modeste d'un républicain de 1848. Nous le reproduisons intégralement : « Le citoyen. Nous saurons supporter non seulement les dangers qui pourraient survenir, mais la peine et le travail, qui sont de tous les jours, pour que la France soit prospère. Vous m'avez dit que, si la France était heureuse, tous les Français seraient heureux finalement — L'instituteur. Oui, mais nous manquerions ce bonheur, si nous voulions le saisir avec trop d'impatience ; ce serait comme un épi coupé avant d'être mûr. Les choses même les plus justes, que nous demandons, ne les exigeons pas trop vite, et laissons à nos représentants le loisir d'étudier l'ensemble des besoins et des ressources de la France, et de préparer l'ensemble des réformes nécessaires. — Le citoyen. Quelles sont ces réformes? — L'instituteur. Il ne m'appartient pas de devancer la Constituante, qui sera chargée des voeux et des pouvoirs de toute la France. Cependant personne ne peut douter que les lois, qui avaient été faites jusqu'à présent dans l'intérêt des riches, pour les rendre plus riches encore, ne soient faites aujourd'hui dans l'intérêt de tous. Le pauvre sera certainement soulagé des impôts qui surchargent le plus durement sa subsistance, et ceux qui portent sur le revenu des riches seront augmentés. Nos pays vignobles seront dégrevés au moins d'une bonne partie de leur accablant fardeau. Il n'y aura plus sur le sel un impôt exagéré qui empêche l'homme des campagnes de saler sa nourriture et celle de ses bestiaux. Les pauvres gens ne seront plus privés, par la cherté du port des lettres, d'avoir des nouvelles de leurs enfants, partis pour l'armée ou pour le tour de France. L'Assemblée avisera sans doute à ce que les laboureurs qui perdent leur récolte par la grêle, par l'inondation, par le feu du ciel, ou leurs bestiaux par les maladies, soient indemnisés par la nation ; et qu'en cas de disette, ils obtiennent des avances de semailles. L'Assemblée avisera aux moyens de donner du crédit aux travailleurs qui ont de bons bras, de bonnes têtes et pas de capital. Elle encouragera les ouvriers à associer leurs bras et leurs coeurs. Elle tâchera d'empêcher les chômages, qui font le désespoir de l'homme laborieux. Elle aidera les travailleurs à s'assurer une retraite pour leurs vieux jours. Elle prendra un soin paternel de l'éducation de leurs enfants. Les moyens de faire tout cela, ce n'est pas à moi de les indiquer : l'Assemblée en saura plus que moi, et fera sans doute bien d'autres choses encore. Ayons patience et bon espoir ; ne nous décourageons pas ; ne nous irritons pas pour quelques mauvais jours ; nous n'avons plus des souverains égoïstes. Comme je vous l'ai dit, choisissons de bons représentants : tout est là ; notre sort ne dépend plus que de nous-mêmes. »

Henri Martin fut l'un des membres désignés par Hippolyte Carnot pour former la Haute Commission des études scientifiques et littéraires, qui siégea au ministère de l'instruction publique sous la présidence de Jean Reynaud. Il fut en outre chargé de faire un cours d'histoire moderne à la Sorbonne.

En 1870, pendant le siège de Paris, il fut nommé maire du seizième arrondissement. En 1871, le département de l'Aisne l'élut membre de l'Assemblée nationale, et en 1876 sénateur ; en 1878, il entra à l'Académie française. Il est mort en 1883.