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Marcel

Claude Marcel, né à Paris en 1793, mort dans la même ville le 17 janvier 1876, fut d'abord militaire et prit part, en 1814, au siège d'Anvers, où il reçut une balle dans l'épaule. A la chute de l'Empire, il quitta le service et entra dans la carrière administrative. Vers 1825, il partit pour Cork (Irlande), en qualité de chancelier du consulat de France. Là, il occupa le temps libre que lui laissaient ses fonctions officielles à donner des leçons de français. Nommé consul de France à Cork en 1848, il resta dans cette ville jusqu'en 1863, élevant honorablement une famille de neuf enfants, qui n'eurent jamais d'autre maître que lui.

Après quarante années de séjour en Irlande, il prit sa retraite et vint vivre à Paris, où l'auteur de cet article a connu sa verte vieillesse, pleine d'entrain et de conviction, toujours prête à se mettre au service des bonnes volontés. Il était membre de la Société pour l'instruction élémentaire ; comme l'a rappelé justement un des secrétaires généraux de cette association, M. Rémoiville, en rendant hommage à sa mémoire, Marcel a largement contribué aux efforts de la Société pour répandre dans l'enseignement primaire élémentaire le goût des langues étrangères, « par l'affirmation de ses principes, par ses vives discussions et ses conférences originales, par ses ouvrages, et par le cours d'anglais qu'il a fait pendant plusieurs années aux élèves des cours normaux de la Société ».

En 1853, Marcel avait publié, en langue anglaise, un ouvrage qui a pour titre : Language as a means of mental culture and international communication, a Manual of the teacher and the learner of languages (Chapman and Hall, Londres, 2 vol. petit in-8°), c'est-à-dire : Le langage comme moyen de culture intellectuelle et de communication internationale, Manuel du maître et de l'élève dans l'élude des langues. Cet ouvrage est fort estimé en Angleterre ; Herbert Spencer le cite plusieurs fois et s'appuie à différentes reprises sur les doctrines et l'autorité de l'auteur. Marcel en tira, en 1855, un ouvrage français, les Premiers principes d'éducation avec leur application spéciale à l'étude des tangues (in-12 de 455 pages, Paris, Borrani et Droz), qui renferme l'ensemble de ses idées pédagogiques. Il a ensuite publié, en 1867, un autre livre qu'on peut considérer comme un complément du premier : L'Etude des langues ramenée à ses véritables principes, ou l'art de penser dans une langue étrangère (in-12, Paris, Borrani). Enfin, il a donné une sorte de résumé de ce second ouvrage et une critique de l'enseignement des langues, tel que l'entendaient les lycées et les collèges, dans une brochure publiée en 1873 : La raison contre la routine dans l'enseignement des langues (Paris, in-8° de 34 pages, Aug. Boyer et Cie).

Les Premiers principes d'éducation de Claude Marcel forment tout un traité de pédagogie.

L'auteur s'attache d'abord à chercher quelles sont les bases fondamentales de l'éducation, et il les trouve dans la physiologie, dans la philosophie morale, et dans ce qu'il appelle, avec Destutt de Tracy, l'idéologie, c'est-à-dire la psychologie de l'intelligence. Trois éducations ou plutôt trois éléments d'éducation sont nécessaires à l'homme : l'éducation physique, l'éducation morale, l'éducation intellectuelle. Quel sera l'instrument de cette triple éducation? Ce sera cette grande fonction humaine et exclusivement humaine, qui fait que, seuls de tous les êtres vivants, nous sommes éducables et, dans toute la rigueur du mot, sociables : le langage.

Marcel étudie alors les lois générales du langage ; il distingue les signes naturels, le langage d'action, des signes artificiels ou conventionnels, parlés ou écrits ; il étudie les caractères respectifs des langues anciennes et des langues modernes, au point de vue spécial du rôle qu'elles doivent jouer dans l'éducation ; il voit dans la langue française un instrument universel de communication entre les divers peuples.

Arrivé à ce point, l'auteur s'adresse à ceux que la nature et la société ont chargés de l'éducation des enfants, aux parents et aux instituteurs, se demandant si les uns et les autres possèdent toutes les qualités nécessaires pour remplir dignement leur mission, et cherchant avec eux les conditions d'une bonne méthode éducative, qu'il résume en vingt axiomes logiques, lesquels forment la conclusion de ce qu'on pourrait appeler la partie théorique du livre.

Le reste de l'ouvrage est une étude moitié dogmatique, moitié critique, des procédés à employer pour appliquer pratiquement les principes indiqués. C'est là peut-être la partie la plus neuve et la plus originale des Principes d'éducation. Marcel ne se borne pas à indiquer ce qui lui paraît être bon, il attaque ce qu'il trouve mauvais, réclamant hautement, par exemple, ce qu'il appelle l'observation des « prescriptions de la nature à l'égard de la première instruction », et s'élèvant contre le travail intellectuel forcé auquel nos méthodes ordinaires soumettent les enfants. On jugera par quelques titres de chapitres de l'importance des questions franchement et nettement, abordées dans cette partie du livre : « A quel âge peut-on faire commencer à un enfant les éludes classiques? — A quel âge doit-on apprendre à lire? — De l'écriture apprise avant la lecture. — De la nécessité de diriger de bonne heure l'attention des enfants sur le sens des mots, » etc.

Contrairement à l'opinion de beaucoup de personnes, Marcel ne pense pas qu'il faille commencer de bonne heure l'étude des langues étrangères. Suivant lui, c'est se tromper étrangement que de croire que la grande facilité avec laquelle l'enfant apprend sa propre langue, et l'heureuse mémoire dont il est doué, soient l'indice de son aptitude à apprendre les langues en général, et que, par conséquent, cette étude soit celle qui lui convienne le mieux. L'enfant apprend sa langue par la méthode naturelle, s'aidant beaucoup du langage d'action, se préoccupant moins des mots que des choses, et n'arrivant aux mots que parce qu'ils sont pour lui les signes des choses, surtout des choses dont il a besoin. Quant à l'étude d'une langue étrangère, elle ne peut se faire que par la méthode comparative, qui exige le concours de forces intellectuelles bien au-dessus du pouvoir des enfants. Mais, si vous n'occupez pas l'enfant, comme on le fait dans les lycées et les collèges, à l'étude des langues étrangères, à quoi donc l'occuperez-vous ? Marcel répond à cela par l'énumération de tout un système d'exercices destinés à faire entrer dans l'esprit de l'enfant, non des mots, mais des choses ; non des signes d'idées qu'il n'a pas, mais les idées elles-mêmes : exercices de perception, exercices d'observation, exercices de réflexion, etc. ; tout cet ensemble constitue pour lui un « cours pratique de langue maternelle ». Nos maîtres y trouveraient un grand nombre d'utiles observations.

Le second ouvrage de Marcel, L'Etude des langues ramenée à ses véritables principes, est, à ce point de vue spécial de l'étude des langues étrangères, l'application des principes de pédagogie générale posés par lui dans ses Principes d'éducation. L'étude d'une langue étrangère n'est pas à ses yeux — le titre même de son livre l'indique bien clairement — une pure étude de mots ; ce qu'il se propose de faire acquérir dans l'étude d'une langue étrangère, c'est l'art de penser dans cette langue. Mais, pour pouvoir penser dans une langue étrangère, il faut déjà être capable de penser dans la sienne.

Que se propose-t-on, dit-il, quand on veut apprendre une langue étrangère ? Quatre choses : comprendre la langue parlée ; parler ; comprendre la langue écrite ; écrire. D'où quatre études différentes, quatre arts différents à conquérir : l'art de lire, l'art d'entendre, l'art de parler, l'art d'écrire ; d'où aussi quatre chapitres principaux dans le livre, indiquant les procédés à suivre pour parvenir par degrés à ce quadruple but.

Pour savoir lire, c'est-à-dire pour devenir capable de suivre sur la page les idées qu'un écrivain y a jetées, de se les approprier, ainsi que les formes sous lesquelles il les présente, la traduction, « qui interprète le texte étranger, non la condition grammaticale des mots », est le meilleur moyen à employer. Par conséquent, point de grammaire dès le début : la grammaire, dit-il, — et c'est une pensée que Herbert Spencer aime à lui emprunter, — n'est pas le point de départ, mais l'instrument de perfectionnement ; point de dictionnaire non plus ; tout au plus l'élude préalable des articles, des pronoms, des prépositions, des adverbes, des conjonctions, parce que ces mots, bien que d'une importance secondaire en apparence, modifient nécessairement le sens des phrases, d'où la nécessité d'en bien connaître la fonction. L'élève prendra un livre écrit dans la langue étrangère qu'il veut étudier, un livre dont le fond sera aussi simple que possible, bien à la portée de son intelligence, et il mettra en regard la traduction en sa langue, non la traduction mot à mot, juxtalinéaire ou interlinéaire, mais la traduction courante, littérale si faire se peut, du texte étranger. Il lira les deux textes, et, par voie de comparaison, d'induction et d'analogie, le temps et l'habitude aidant, il viendra à bout de se rendre compte des formes du texte étranger par les mots plus ou moins ressemblants de l'autre (il va sans dire qu'il s'agit ici de l'étude de langues d'un même groupe : allemand, anglais, italien, espagnol, etc.). Peu à peu, il se passera de toute traduction, et Marcel estime qu'après la lecture de quelques volumes, l'élève aura complètement acquis ce qu'il appelle l'art de lire.

Voilà le premier point. Mais, pour que l'élève apprenne à entendre et à parler, l'intervention du maître est absolument nécessaire. Marcel indique les moyens que doit employer le maître, d'abord pour que l'élève entende et comprenne les mots que le maître prononce, puis pour qu'il les prononce lui-même, une fois compris, comme il les a entendus.

Reste l'art d'écrire. « Plus on aura fait de progrès, dit judicieusement Marcel, dans les arts de lire, d'entendre et de parler, mieux on réussira dans les exercices qui ont pour but la composition. Ecrire dans une langue avant d'avoir beaucoup lu, c'est vouloir récolter avant d'avoir semé, c'est prétendre connaître sans avoir appris. » Pour enseigner la composition, Marcel indique divers moyens : l'étude et l'imitation des bons écrivains, la double traduction, consistant à traduire le texte étranger dans l'idiome national, et à tâcher de reproduire ce texte en retraduisant cette version en texte étranger ; le procédé qui consiste à prendre une page traduite d'un bon auteur, soit dans la langue qu'on parle habituellement ou dans quelque autre qu'on sache, à rendre ensuite cette page traduite dans la langue de l'auteur, et à comparer la traduction qu'on a faite avec le texte original, etc., etc. Arrivé là enfin, Marcel ne repousse ni l'étude syntaxique de la langue, ni l'étude des divers sens d'un même mot par le moyen du dictionnaire.

La méthode de Marcel pour apprendre les langues a été appliquée à l'étude de l'anglais, de l'allemand, de l'italien et du latin. Lui-même a composé les livres pratiques destinés à l'étude de l'anglais ; il y en a trois (Premier, Deuxième et Troisième livre), dont un, le troisième, est une Histoire anecdotique de L'Angleterre, plus des Tableaux synoptiques. M. Jean Damiani a adapté la méthode à l'italien, et M. G. Théodore à l'allemand et au latin (la librairie Aug. Boyer et Cie est l'éditeur de tous ces livres).

L'Etude des langues a été traduite en anglais aux Etats-Unis (in-12, New York, 1869). Le Premier livre pour l'étude de l'anglais, que les Américains se sont approprié, est employé à New York en vue de l'étude du français.

Charles Defodon