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Mann (Horace)

Jurisconsulte et homme d'Etat, Horace Mann est surtout connu comme promoteur de l'éducation populaire aux Etats-Unis d'Amérique. Son influence à cet égard a été considérable, et sa réputation s'est répandue dans tous les pays où l'instruction primaire est appréciée. Il naquit le 4 mai 1796 à Franklin (Massachusetts), d'un père qui cultivait de ses mains un mince patrimoine et d'une mère qui joignait à un grand sens un caractère moral distingué. Il prit d'eux, avec une haute estime pour le savoir et les livres, un ardent désir de se rendre utile. Privé de son père à l'âge de treize ans, il eut souvent à labourer de ses mains pour soutenir sa mère et sa soeur. Leur pauvreté était si grande que, pour acheter ses livres de classe, quand il était libre d'aller à l'école, il avait à s'imposer des tâches supplémentaires. Il travaillait tout le jour et ne pouvait prendre que sur son sommeil le temps de lire les quelques ouvrages de théologie et d'histoire qui composaient la bibliothèque municipale de sa petite ville.

Un heureux hasard donna satisfaction à son voeu le plus cher, qui était d'apprendre le latin. Un professeur ambulant et fantasque, mais très instruit, lui fit lire en quelques mois les écrivains de cette langue qui demandent plusieurs années dans les écoles classiques. A force de travail et d'économie, il parvint à entrer à l'université de la ville de Providence. Il s'y distingua et y prit ses degrés ; il avait choisi pour sujet de sa thèse : le Caractère progressif de la race humaine. Il devait montrer que ce n'était pas là pour lui un simple thème de déclamation.

Bientôt il fut professeur, et professeur éminent, dans la même université. Il eut à expliquer à son tour ces auteurs classiques qu'il avait goûtés, et, par la précision et l'exactitude des traductions qu'il en donnait, par les remarques philologiques et techniques qu'il avait soin d'y ajouter, par la rare élégance du style dans lequel il rendait en anglais leur pensée, il sut faire ses leçons attrayantes. Il insistait particulièrement sur cette partie littéraire de l'enseignement que nous employons en France à former le goût des élèves, et c'est à ce soin que ses compatriotes attribuent les remarquables qualités de style qui le distinguèrent plus tard. En 1821 il quitta le professorat pour étudier le droit, et deux ans après il était avocat, d'abord à Norfolk, puis à Boston. Son cabinet ne tarda pas à devenir le plus important de la ville, succès qu'il faut attribuer non seulement à ses talents exceptionnels, mais à l'intégrité de son caractère. Il s'était fait une règle absolue de n'accepter que des causes justes et dont la défense à ses yeux était ce qu'il appelait une lutte pour la vérité.

Cette droiture et ses hautes facultés devaient le conduire plus loin. En 1827, il fut nommé député à la législature du Massachusetts, où il siégea six ans ; puis il fut élu membre du sénat de cet Etat, et, en 1836, président de cette assemblée.

Il rendit de grands services à son pays dans le cours de sa carrière politique. Son premier discours fut en faveur de la liberté religieuse. Il en prononça un autre en faveur des chemins de fer, alors dans l'enfance : il fit interdire la loterie ; il prit une part active à la loi contre l'ivrognerie connue sous le nom de Bill des quinze gallons ; il prépara, proposa et fit aboutir la création d'un hôpital de fous, le premier dans l'Union qui ait été élevé aux frais de l'Etat, et il déploya dans toute la série des études préliminaires et plus tard dans tous les détails de l'exécution, dont il fut chargé, les qualités les plus éminentes de sagesse, d'énergie et d'habile administration. Par-dessus tout, il fut l'avocat, le patron, l'apôtre de l'éducation publique dans le sénat et au dehors.

Tout à coup, à l'apogée de son talent et de sa fortune, au moment où ses concitoyens venaient de le charger de reviser et de codifier les lois du Massachusetts, il donna sa démission du poste éminent qu'il occupait, ferma son cabinet d'avocat, se retira de toutes les sociétés d'études et de philanthropie dont il était membre, pour se consacrer uniquement à la tâche de développer l'instruction publique dans son pays. Il venait d'accepter les fonctions de secrétaire du Bureau d'éducation de l'Etat de Massachusetts, création récente et encore mal définie. Le gouverneur de l'Etat, Edouard Everett, lui avait demandé ce sacrifice à une cause qu'il lui savait chère, et Horace Mann ne crut pas déchoir en déférant à ce voeu. Le célèbre pasteur unitaire Channing, qui était aussi un citoyen du Massachusetts, lui adressa aussitôt une lettre de félicitations où il disait : « J'apprends que vous vous êtes consacré à la cause de l'éducation dans notre République ; je m'en réjouis. Rien ne pouvait me causer plus de plaisir, car je souhaite depuis longtemps que cette oeuvre soit entreprise par quelque personne réunissant vos qualités. Vous ne sauriez trouver un poste plus honorable ; le gouvernement n'en a pas de plus noble à offrir. Si nous pouvions diriger dans la bonne voie l'étonnante énergie de ce peuple, nous verrions s'accomplir la promesse de nouveaux cieux et d'une nouvelle terre. » Mais l'abnégation de Mann fut peu comprise dans le public ; elle ne lui rapporta guère que des attaques et des critiques, maigre compensation à la modestie de son traitement, qui n'était que de 1000 dollars. Il s'en consola en travaillant désormais quinze heures par jour, sans que le Bureau mît à sa disposition ni un local ni un aide.

Il conserva douze ans ces fonctions, de 1837 à 1848. Elles consistaient surtout à recueillir et à répandre les renseignements qui pouvaient intéresser l'instruction primaire : rapports des instituteurs et des comités scolaires, d'une part ; écrits techniques sur les questions pédagogiques, de l'autre. Faire connaître au public et aux maîtres de la jeunesse les meilleures méthodes d'enseignement ; signaler les lacunes et les défauts du système en vigueur ; visiter les écoles, moins au point de vue de l'autorité à y exercer que des indications de tout ordre à y puiser et à y laisser ; obtenir enfin de l'opinion, éveillée et éclairée, une pression énergique sur le corps enseignant, sur les municipalités dont il dépend en Amérique et sur les assemblées législatives : telle était l'oeuvre laborieuse à laquelle Horace Mann avait à se vouer.

Pour s'en acquitter, il eut recours à trois sortes de moyens conférences aux instituteurs et aux amis de l'éducation ; publication mensuelle d'un journal pédagogique ; rapports annuels au Board dont il était le secrétaire sur les résultats obtenus dans chaque exercice.

Ces moyens, mis en oeuvre avec une intelligence et une énergie extraordinaires, en rapport d'ailleurs avec les moeurs américaines, eurent un plein succès. Nous pouvons nous faire une idée des conférences d'Horace Mann. Il a publié en 1840 un volume qui en contient sept, traitant des principaux sujets dont il avait à saisir l'opinion publique : Moyens et but de l'école populaire ; Préparation professionnelle des maîtres ; Nécessité de l'éducation dans une République ; Ce que Dieu fait et ce qu'il nous laisse faire dans l'éducation ; Coup d'oeil historique sur l'éducation, ou sa dignité et sa dégradation ; Les bibliothèques scolaires de district: Les punitions à l'école. Mais ces titres, tout significatifs qu'ils sont, ne peuvent donner l'idée des vives lumières que l'orateur jette sur ces sujets, ni de l'éloquence entraînante et persuasive de sa parole. Une de ces conférences, la troisième, a été traduite en français (librairie Lechevalier, 1873). « On nous a souvent prévenus, y lisons-nous, que si nous ne prenions pas l'intelligence et la vertu pour guides, pour boussoles, dans notre voyage de découvertes politiques, nous serions emportés par la première rafale. J'ose ajouter que, sans ces conditions, nous ne tiendrions pas jusqu'à la tempête ; le calme même nous serait fatal. La mer fût-elle unie comme une glace, nous sombrerions, car nous sommes embarqués sur un vaisseau de pierre. Si ces conditions, dis-je, ne se rencontrent pas dans tous les cerveaux et dans tous les coeurs, non seulement il nous faudra renoncer aux institutions républicaines, mais la prospérité et le bonheur ne seront pour nous que de vains mots. » Et il développe cette thèse, qui est celle de tous les hommes clairvoyants en Amérique, en montrant, par des raisons et des images saisissantes, que les instincts inférieurs de notre nature, nourris et surexcités par tous les moyens que leur offre la civilisation moderne, menacent la société des plus affreuses catastrophes, si le savoir et l'éducation ne réussissent à les charmer et à les dompter. Il termine ainsi : « Dans notre pays et de nos jours, nul n'est digne du titre honoré d'homme d'Etat, si l'éducation pratique du peuple n'a pas la première place dans son programme d'administration. Un homme peut être éloquent, connaître à fond l'histoire, la diplomatie, la jurisprudence, et c'en serait assez dans beaucoup d'autres pays pour qu'il pût prétendre au rang élevé d'homme d'Etat ; mais si ses paroles, ses projets, ses efforts ne sont pas partout et toujours consacrés à l'éducation du peuple, il n'est pas, il ne saurait être un homme d'Etat américain. » Ces quelques traits nous expliquent non seulement l'influence des discours d'Horace Mann, mais la raison profonde de son dévouement à la cause des écoles, et la portée de son oeuvre.

Le Journal des écoles publiques (Common School Journal), qu'il publia durant dix ans, traitait spécialement les sujets scolaires au point de vue des maîtres. Il leur apportait tous les mois des indications, des conseils, des discussions approfondies, des exemples. Les dix volumes de cette collection sont un répertoire de pédagogie pratique des plus riches et des plus variés.

Mais le monument qui a surtout consacré sa réputation, ce sont ses douze Rapports annuels au Bureau d'éducation. Plusieurs de ces documents sont de vrais volumes ; il y en a un de trois cents pages. La collection présente un réel intérêt historique. Le premier rapport, en constatant l'état où Horace Mann trouvait l'éducation dans le Massachusetts, rappelle les phases diverses de la prospérité relative des écoles au début et de leur décadence ultérieure, malgré de bonnes lois, par suite de l'indifférence de l'opinion. A ces renseignements, le secrétaire ajouta plus tard, dans son septième rapport, ceux qu'il avait recueillis sur les écoles d'Europe dans un voyage fait, en 1843, dans les pays les plus avancés sous le rapport scolaire. Tous ces comptes-rendus s'ouvrent régulièrement par l'indication des progrès accomplis dans les diverses localités du pays depuis l'année précédente, et il résulte de l'ensemble de ces renseignements que le changement opéré durant les douze années du secrétariat de Mann était immense : tout était renouvelé, bâtiments scolaires, programmes, personnel, législation et opinion.

L'intérêt pédagogique des rapports ne le cède pas à l'intérêt historique. Ils sont remplis de discussions approfondies sur les diverses questions indiquées ci-dessus à l'occasion des conférences, et sur une foule d'autres. Toutefois les vues d'Horace Mann ne présentent pas au point de vue technique une grande originalité ; elles sont plutôt conformes à la moyenne des opinions courantes dans son pays. Il nous suffit donc, pour achever de faire connaître le contenu de ses rapports, d'indiquer les questions sur lesquelles il a le plus souvent et le plus efficacement insisté.

Mentionnons d'abord l'architecture scolaire, à laquelle il avait consacré en 1838 un écrit spécial ; ensuite les bibliothèques scolaires de district, à l'usage des élèves et de leurs familles, bibliothèques rares d'abord, peu fréquentées et mal pourvues de livres ; Mann en fit sentir l'importance, les multiplia, indiqua les catégories d'ouvrages qui devaient y trouver place. Au point de vue des programmes et des procédés scolaires, il faut signaler encore : la méthode de lecture recommandée, antérieurement par Gallaudet, éducateur américain descendu de réfugiés français ; cette méthode, qui consiste à faire commencer l'enfant par les mots et non par les lettres, s'est propagée et perfectionnée depuis en Amérique ; — l'introduction dans les écoles de l'étude de l'hygiène avec notions de physiologie, et de la pratique du chant avec notions élémentaires de musique ; — la réforme destinée à amener l'uniformité des livres scolaires, réforme difficile à accomplir dans un pays amoureux avant tout de la liberté et de l'initiative personnelle, mais nécessaire au point de vue du bon choix des livres, de la surveillance à exercer, de l'impulsion générale à donner, de l'intérêt des enfants obligés à changer d'école.

Deux autres points préoccupaient au plus haut degré le secrétaire du Bureau d'éducation, la préparation professionnelle des maîtres dans des écoles normales, et l'admission des femmes comme institutrices dans les écoles de garçons aussi bien que dans celles des filles. Grâce à lui, la première école normale d'Amérique s'ouvrit à Lexington dans le Massachusetts en 1839, et s'ouvrit pour les filles. Un généreux citoyen avait donné à cette intention 5000 dollars, à la condition que la Législature volât le reste de la dépense. Elle y consentit ; mais le projet ne se réalisa point sans difficultés. On a peine à s'imaginer qu'une fondation aussi utile et aussi inoffensive ait pu provoquer de la résistance. Elle en suscita dans les « académies », qui voulaient garder le privilège de former les maîtres de la jeunesse, et chez quelques instituteurs en exercice, inquiets de la préférence qui pourrait être donnée à de jeunes collègues sortis des écoles normales. Des ennemis de l'instruction publique, ou plutôt de l'accroissement de dépenses qu'elle entraînait, mettant à profit ces méfiances, s'entendirent dans la législature pour demander la suppression de l'école de Lexington, celle du Bureau d'éducation et le retour à l'état de choses d'avant 1837. Mann, averti, mit au courant de l'intrigue ses amis de la législature, provoqua un contre-rapport et sauva l'éducation publique dans le Massachusetts. D'autres écoles normales se fondèrent, les vieux maîtres furent peu à peu remplacés par des maîtres plus instruits, et le nombre des femmes à la tête des écoles de garçons se multiplia considérablement au grand profit de leurs élèves.

Il est superflu de dire que le maintien du bon ordre dans les écoles était un des principaux soins de Mann. Il revenait souvent, dans ses conseils aux maîtres et dans ses écrits, sur les moyens de l'assurer, et spécialement sur la nature des punitions à infliger aux élèves. Il avait trouvé établi l'usage des châtiments corporels et il n'osait le condamner absolument, tant d'élèves de toutes provenances ne pouvant toujours céder aux moyens moraux, ni tant de maîtres de caractères si divers s'y astreindre sans défaillance. Mais il voulait que ces châtiments, assujettis en tous cas à un strict règlement, devinssent une exception toujours plus rare. L'école, ayant pour fin dernière la moralisation des enfants, ne devait recourir qu'à la dernière extrémité au mobile de la crainte qui n'améliore pas, et s'adresser de préférence aux sentiments naturels d'affection, de confiance, de respect, qui sont à la fois plus bienfaisants et plus dignes. Les vices scolaires, paresse, dissipation, désobéissance, mensonge, etc., ne trouvaient pas Horace Mann indulgent ; il en signalait la gravité et le danger au double point de vue de la morale et de l'avenir des enfants ; mais la sévérité de son jugement n'entraînait point à ses yeux la dureté de la répression.

Aux moyens moraux de discipline que l'expérience et l'amour des enfants suggèrent, il voulait avant tout qu'on ajoutât l'influence de la religion, du christianisme, mais entendu d'une façon indépendante de toute secte et de toute étroitesse. L'enseignement pratique des devoirs ne pouvait à ses yeux s'appuyer que sur cet ordre de principes. La lecture de la Bible, la prière, quelques explications morales à cette occasion, lui semblaient le moyen par excellence de cultiver les bons instincts des élèves. Les sectaires de son temps trouvaient ses idées très vagues et l'accusaient de déserter le véritable christianisme. Il leur répondit dans Trois lettres qu'il publia sur ce sujet et dont il résuma les arguments dans son dernier rapport. Il mit l'opinion de son côté, et resta, comme elle, persuadé que, sous cette discipline religieuse et morale, avec des maîtres bien préparés et dignes de leur mission, avec une inspection assez vigilante des écoles, et toutes les précautions que la sagesse conseille, l'instruction publique triompherait des mauvais instincts, et sauverait du vice la presque totalité des enfants du pays. Une enquête qu'il lit à ce sujet en 1847, en interrogeant l'expérience des maîtres et des maîtresses les plus estimés, les plus capables, et dont il donna le résultat dans son onzième rapport, l'affermit dans la conviction que, dans les conditions énoncées, un pour cent au plus des élèves échapperait à l'influence moralisatrice de l'éducation.

En 1848, la mort de John Quincy Adams ayant laissé un siège vacant au Congrès des Etats-Unis, Horace Marin fut désigné à une grande majorité pour l'occuper. Il donna sa démission de secrétaire du Bureau d'éducation. Ses amis regrettèrent sa décision et il la regretta lui-même ; mais il ne désertait pas le champ de bataille où il avait si vaillamment combattu. Il voulait généraliser les bienfaits de l'instruction en travaillant à la création d'un Bureau national d'éducation, et il n'y épargna pas ses efforts ; mais ce fut sans succès. La création qu'il souhaitait ne put s'accomplir que beaucoup plus tard, en 1867. En attendant, il combattit contre l'esclavage. En 1852, il fut proposé pour le poste de gouverneur de l'Etat de Massachusetts, mais il n'accepta qu'un poste plus modeste, le rectorat de l'école normale désignée sous le nom de Collège d'Antioche, à Yellow Spring (Ohio). Il croyait y trouver une sorte de retraite, avec des chrétiens non sectaires (ils en avaient bien la prétention, mais non la largeur), avec des jeunes gens qui se considéreraient comme des membres de la même famille. Les nobles âmes sont candides. Le rectorat du Collège d'Antioche fut malheureux ; les élèves arrivaient sans culture intellectuelle ou morale ; les collègues de Mann ne comprenaient rien à ses sentiments élevés et attaquaient ses idées ; des constructions trop onéreuses ayant obéré les finances de l'établissement, les créanciers se plaignirent plus amèrement encore que les sectaires. Il fallut vendre l'école. Mann ne survécut pas à cet insuccès. Averti qu'il n'avait plus que peu d'heures à vivre, il fit à ses élèves de touchants adieux et termina, le 2 août 1859, une des plus belles vies qui aient été consacrées au bien de l'humanité. Sa veuve, Mme Mary Mann, a écrit sa biographie et recueilli sa correspondance. Ses concitoyens lui ont élevé, en 1865, une statue à l'érection de laquelle ont contribué, chacun pour une somme minime, tous les maîtres et tous les élèves des écoles du Massachusetts ; son nom est un des plus populaires dans tous les Etats de l'Union, et c'est justice, car ils lui doivent tous pour une bonne part les merveilleux progrès de leur école.

Mathieu-Jules Gaufrès