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Maitres écrivains

La corporation des maîtres-écrivains fut instituée en 1570 par lettres patentes du roi Charles IX. Le secrétaire particulier du roi, Adam Charles, lui avait représenté l'utilité qu'il y aurait de former une compagnie d'hommes experts dans l'art d'écrire, à la science desquels on pût faire appel pour la vérification des écritures, signatures, comptes et calculs contestés en justice! En conséquence, huit des plus habiles parmi les maîtres d'écriture furent choisis pour constituer ce corps d'experts vérificateurs ; et la communauté ainsi créée reçut en même temps le privilège exclusif « d'enseigner les enfants tant à l'écriture qu'au jet et calcul, à Paris et par tout le royaume ».

Le nombre des membres de la corporation s'accrut bientôt ; on compta parmi eux, aux seizième et dix-septième siècles, des artistes qui acquirent de la célébrité en leur genre : citons entre autres Jean de Beauchêne, auteur d'une méthode d'écriture qui parut en 1580 ; Guillaume le Gangneur, d'Angers, qui publia en 1590 de remarquables modèles d'écriture française, italienne et grecque, gravés par Frisius ; Jean de Beau-grand, qui fut choisi pour enseigner l'écriture à Louis XIII et composa pour lui un livre gravé par Firens ; de Beaulieu, de Montpellier, auteur d'un ouvrage gravé par Mathieu Greuter et publié en 1624 ; Desperrois, qui fit paraître un ouvrage du même genre en 1628. Sous Louis XIII, le Parlement de Paris, qui s'intéressait aux progrès de l'écriture et désirait bannir les défauts qui rendaient beaucoup d'écritures cursives difficiles et fatigantes à lire, ordonna aux maîtres-écrivains de s'assembler et de travailler à fixer les principes d'une écriture correcte. Deux de ceux-ci furent chargés par leurs collègues de présenter au Parlement des modèles : Louis Barbedor exécuta un exemplaire de lettres françaises ou rondes, et Le Bé un exemplaire de lettres italiennes ou bâtardes. Le Parlement, après avoir examiné ces modèles, décida par un arrêt du 26 février 1633 « qu'à l'avenir on ne suivrait point d'autres alphabets, caractères, lettres et forme d'écrire, que ceux qui étaient figurés et expliqués dans ces deux exemplaires ».

Le privilège accordé aux maîtres-écrivains d'enseigner seuls l'écriture et le calcul ne pouvait manquer de susciter des réclamations de la part des maîtres d'école. En effet, ceux-ci se voyaient contester un droit dont ils avaient joui jusque-là moyennant l'autorisation du grand-chantre, pour les écoles épiscopales, ou celle des curés, pour les écoles de charité des paroisses. A Paris, la question fut portée, presque aussitôt après la fondation de la corporation, devant les autorités judiciaires. Le Châtelet rendit, le 25 juin 1598, une sentence favorable aux maîtres écrivains, par laquelle il était ordonné que les maîtres d'école « ne pourraient bailler à leurs écoliers aucuns exemples que de monosyllabes ». Mais les maîtres d'école firent appel de ce jugement le 22 avril 1600 le Parlement de Paris leur donna raison, en décidant que, « suivant les arrêts des 15 janvier 1580 et 5 septembre 1584, les maîtres d'école de la ville et faubourgs de Paris pourront enseigner leurs écoliers à former les lettres et écrire, et outre leur bailler exemples en lignes, sans pouvoir tenir école d'écriture ni montrer l'art d'icelle séparément ». Le droit des maîtres d'école à « bailler exemples en lignes » ayant été reconnu, on se querella ensuite pendant un demi-siècle à propos du nombre de lignes dont les exemples d'écriture pourraient être formés. Un arrêt du 2 juillet 1661 régla ce point important, et défendit aux maîtres d'école « de mettre plus de trois lignes dans les exemples qu'ils donneront à leurs écoliers » ; mais ce même arrêt leur reconnut le droit exclusif de montrer à lire, et défendit aux maîtres-écrivains d'empiéter sur ce terrain réservé, en concédant toutefois à ceux-ci le droit d'enseigner l'orthographe : les maîtres-écrivains, dit le Parlement, « pourront avoir des écrits ou des livres imprimés pour montrer l'orthographe, sans que pour ce ils puissent aucunement montrer à lire ».

Dans son Traité historique des écoles épiscopales (Paris, 1678), Claude Joly, chantre et écolâtre de l'église métropolitaine de Paris, s'élève avec vivacité contre cette décision du Parlement. « C'est une illusion, dit-il, que les maîtres-écrivains se veuillent mêler d'enseigner l'orthographe, ne la sachant pas eux-mêmes suffisamment pour l'enseigner, quoi qu'ils en puissent savoir quelque chose par routine, comme il arrive aux femmes dont les unes savent orthographier passablement, et les autres n'y savent rien du tout. Et c'est pourquoi dans l'avis que M. le lieutenant civil Miron donna en l'année 1570, sur lequel est fondée l'institution des écrivains jurés, il est bien dit que les écrivains seront expérimentés en l'art d'écriture tant sur la manière décrire que sur l'orthographe, mais il n'est pas dit qu'ils enseigneront l'orthographe. Aussi c'est une des principales causes pour quoi les maîtres d'école se sont pourvus par requête civile contre l'arrêt du 2 juillet 1661, qui portait que les écrivains pourront avoir des écrits et des livres imprimés pour montrer l'orthographe, sans que pour ce ils puissent aucunement montrer à lire ; car cette seule permission qui leur a été donnée est une destruction entière des petites écoles, parce qu'en même temps que l'arrêt leur défend de montrer à lire, il leur permet en effet de le faire en disant qu'ils pourront avoir des écrits et des livres imprimés pour montrer l'orthographe. Car de cette façon il n y a point d'écrivain qui faisant lire ses écoliers dans ces écrits et ces livres imprimés ne puisse dire que c'est pour l'orthographe, et non pour leur montrer à lire. »

En même temps, Claude Joly s'efforce de démontrer que « l'écriture dans sa perfection », ou, pour employer un terme moderne, la calligraphie, que les maîtres-écrivains faisaient profession d'enseigner, est chose fort différente de l'écriture courante, nette et lisible, que les maîtres d'école ont mission de montrer à leurs élèves, et il déclare hautement sa préférence pour cette dernière. « Ce beau prétexte d'enseigner l'écriture en perfection, dit-il, n'est bien souvent autre chose que d'apprendre à rendre une écriture belle à l'oeil accompagnée de traits de plume qui la parent, mais qui est souvent difficile à lire par l'inobservation de la propre figure des caractères tels qu'ils devraient être, et par la confusion des jambages et des liaisons des lettres mal conduites et mal ajustées dans les mots. »

Le pourvoi des maîtres d'école contre l'arrêt de 1661 était encore pendant en 1678, au moment de la publication du livre de Claude Joly, et nous croyons que les choses restèrent eu l'état par une trêve tacite entre les parties, jusqu'aux premières années du dix-huitième siècle.

Mais les maîtres-écrivains eurent à lutter contre d'autres adversaires encore. Lorsque J.-B. de La Salle eut fondé l'institut des Frères des écoles chrétiennes, ces derniers devinrent promptement des rivaux dangereux pour la corporation, qui leur intenta divers procès. Les maîtres-écrivains commencèrent par assaillir l'école des Frères située rue du Bac ; ils en enlevèrent le mobilier, qu'ils portèrent chez leur syndic, et prétendirent que les Frères n'avaient pas le droit de tenir école sans l'autorisation du grand-chantre. Celui-ci, saisi de l'affaire, ne manqua pas de profiter de cette occasion d'affirmer ses droits, et ordonna la fermeture de l'école ; mais le Parlement cassa le jugement de l'écolâtre. Sans se décourager, les maîtres-écrivains assaillirent une autre école, celle de la rue Saint-Placide, et intentèrent un nouveau procès, prétendant cette fois que l'école n'était pas gratuite comme devait l'être une école de charité. L'école resta fermée durant trois mois ; mais les Frères obtinrent encore une fois gain de cause. Quelques années plus tard enfin, en 1704, le syndic des maîtres-écrivains assigna J.-B. de La Salle devant le lieutenant de police, tandis que les maîtres des petites écoles, devenus en cette circonstance les alliés de leurs anciens ennemis les maîtres-écrivains, intentaient un procès au supérieur des Frères devant le grand-chantre. Le lieutenant de police défendit aux Frères d'enseigner à leurs élèves autre chose que la lecture du psautier et un peu de calcul, et leur interdit de demeurer ensemble et de faire aucun corps de société jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu des lettres patentes du roi. J.-B. de La Salle interjeta appel de cette sentence devant le Parlement ; mais cette fois son appel fut mis à néant (arrêt du 5 février 1706). Néanmoins, grâce à l'intervention du curé de Saint-Sulpice, une transaction put avoir lieu : les maîtres-écrivains consentirent à laisser rouvrir les écoles des Frères, à la condition que tous les élèves qui y seraient admis recevraient de la main du curé un certificat d'indigence.

Mais, à mesure que le goût de l'instruction se répandait, il devenait de plus en plus difficile aux écrivains de maintenir intacts leurs privilèges et de donner la chasse aux maîtres étrangers à la corporation, qu'ils appelaient les « buissonniers ». Paillaisson, expert écrivain juré, auteur de l'article Maîtres-écrivains dans l'Encyclopédie, se plaint amèrement que de son temps sa corporation « est ignorée », et que « les maîtres qui la composent sont confondus avec des gens qui n'ayant aucune qualité, et souvent aucun mérite, s'ingèrent d'enseigner en ville, et quelquefois chez eux, l'art d'écrire et l'arithmétique. Ces buissonniers, ajoute-t-il, par leur grand nombre, font aux maîtres-écrivains un dommage qu'on ne peut exprimer. »

Nous avons nommé plus haut les principaux écrivains jurés qui s'étaient distingués au seizième siècle et dans la première moitié du dix-septième ; nous y ajouterons, d'après Paillasson, la liste de ceux qui continuèrent, sous Louis XIV et Louis XV, à soutenir la réputation du corps auquel ils appartenaient. Ce sont Senault, « homme habile non seulement dans l'écriture, mais dans l'art de la graver, et qui a donné au public beaucoup d'ouvrages où la fécondité du génie et l'adresse de la main paraissaient avec éclat » ; Laurent Fontaine, qui publia en 1667 son Art d'écrire expliqué en trois tables, et gravé par Senault ; J.-B. Allais de Beaulieu, de Bennes, qui fit paraître en 1680 un ouvrage gravé aussi par Senault : ce fut « le plus grand maître en écriture du dix-septième siècle » ; Nicolas Lesgret, de Reims, secrétaire ordinaire de la chambre du roi, auteur d'un ouvrage gravé par Berez et publié en 1694: Olivier Sauvage, neveu d'Allais, qui « possédait le beau de l'art, et avait un feu dans l'exécution qui le distinguera toujours » ; Louis Rossignol, élève de Sauvage, « qui a été le peintre de l'écriture ; on peut dire de cet habile maître ce que M. Lépicié dit de Raphael, fameux peintre, que son nom seul emporte avec lui l'idée de la perfection » ; enfin Pierre Adrien, de Rouen, « que son goût portait à faire des traits artistement travaillés et à écrire extrêmement fin ; tout Paris a vu avec surprise de ses ouvrages, surtout les portraits du roi et de la reine ressemblants : à l'aspect de ces deux tableaux on croyait voir une belle gravure : mais examinés de plus près, ce que l'on avait cru l'effet du burin n'était autre chose que de l'écriture d'une finesse surprenante ; cette écriture exprimait tous les passages de l'Ecriture sainte qui avaient rapport à la soumission et au respect que l'on doit aux souverains. » Citons encore, pour achever cette nomenclature, d'Autrepe, syndic des experts jurés écrivains, auteur d'un Traité sur les principes de l'art d'écrire publié en 1759.

Les statuts que les maîtres-écrivains s'étaient donnés lors de la fondation de leur corporation furent modifiés en 1658, et ces statuts réformés furent remplacés à leur tour par de nouveaux statuts rédigés en 1727. Voici les principales dispositions de ce règlement :

Pour pouvoir faire partie de la communauté, il fallait, outre la capacité, être de la religion catholique, apostolique et romaine, et de bonne vie et moeurs. — Pour être reçu, il fallait avoir au moins vingt ans, et subir trois examens, dans trois jours différents, sur tout ce qui concerne l'écriture, l'orthographe, l'arithmétique universelle, les comptes à parties simples et doubles, et changes étrangers. Les fils de maîtres nés dans la maîtrise de leur père étaient reçus à dix-huit ans, sans examen, à la condition de faire une légère expérience par écrit de leur capacité ; ils étaient reçus gratis, en payant les deux tiers du droit royal, le coût de la lettre de maîtrise, et autres petits droits, — Les fils de maîtres nés avant la réception de leur père, ainsi que ceux qui épousaient des filles de maîtres, subissaient les examens ordinaires et payaient la moitié des droits, plus les deux tiers du droit royal, le coût de la lettre de maîtrise ou autres. — Chaque maître pouvait mettre au devant de sa maison un ou deux tableaux ornés de plumes d'or, traits, cadeaux, et autres ornements, dans lesquels il indiquait ses qualités. — La communauté était administrée par un syndic, un greffier, un doyen, et vingt-quatre anciens.

James Guillaume