bannière

m

Maintenon (Mme de)

 Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon, naquit le 27 novembre 1635 dans la conciergerie de la prison de Niort, où son père, Constant d'Aubigné, avait été enfermé à la suite d'intrigues nouées avec le gouvernement anglais pour fonder un établissement à la Caroline. Quelques jours après sa naissance, sa tante, Mme de Villette, émue de son dénûment, la transporta au château de Murçay, où elle la fit allaiter par la même nourrice que sa propre fille. Commencée sous ces auspices, l'enfance de Françoise d'Aubigné fut pénible, presque misérable. Au sortir de prison, son père, criblé de dettes, résolut d'aller chercher la fortune à la Martinique. Françoise avait dix-huit mois à peine. « Au cours de la traversée, raconte Mlle d'Aumale, elle fut si mal qu'on la crut morte. Mme d'Aubigné, par un mouvement de tendresse naturelle, la voulut voir avant qu’on la jetât. Elle sentit quelque artère qui battait encore et dit : Ma fille n'est pas morte. Ce qui la sauva On doutait si peu de sa mort que le canon était prêt à tirer pour quand on la jetterait à la mer. -Dix ans après, au retour, « le vaisseau dans lequel elle était pensa être pris par des corsaires ». Mme de Maintenon racontant dans la suite ces aventures, un courtisan, M. l'évêque de Metz, qui était présent, dit : « Madame, on ne revient pas de là pour rien ».

Constant d'Aubigné, après s'être ruiné à la Martinique, avait fini par y succomber. En rentrant en France, sa femme était dans une détresse si absolue que, pendant quelques jours, elle dut aller demander la charité à la porte d'un couvent de la Rochelle, Mme de Villette lui offrit un asile à Murçay, à elle et à ses trois enfants. Françoise y était à peine qu'elle vit son frère aîné, âgé de seize à dix-sept ans, sur qui l'on faisait fond comme soutien de la famille, se noyer dans un étang. Elle avait du moins retrouvé celle qu'elle appelait sa vraie mère. Mme d'Aubigné, obligée d'aller à Paris pour solliciter quelque pension, l'avait laissée entre ses mains. « Je crains, lui disait-elle, que cette pauvre petite galeuse ne vous donne bien de la peine : ce sont des effets de votre bonté de l'avoir bien voulu prendre : Dieu lui fasse la grâce de pouvoir s'en revancher. »

Mais Mme de Villette était protestante. Une parente de Mme d'Aubigné, ardente catholique comme elle, — Mme de Neuillant, — demanda un ordre à la reine-mère, croyant faire sa cour, pour mettre fin à ce dangereux patronage. Mme de Neuillant était l'avarice même. Au témoignage de Saint-Simon, « elle ne put se résoudre à donner du pain à l'enfant qu'elle avait réclamée, sans en tirer quelques services ; elle la chargea donc de la clef de son grenier pour donner le foin et l'avoine par compte et l'aller voir manger à ses chevaux ». Elle voulait aussi, par les mauvais traitements et les humiliations, réduire la jeune fille à renoncer à la religion où Mme de Villette l'avait élevée. Aucun moyen ne venant à bout de son obstination et mécontente de s'être chargée d'une demoiselle sans biens, elle chercha bientôt à s'en défaire à quelque prix que ce fût. Françoise fut reléguée au couvent des Ursulines de Niort ; puis bientôt, Mme de Neuillant se refusant à payer pour elle aucune pension, renvoyée à Paris près de sa mère, qui la plaça, comme elle put, chez les Ursulines de la rue Saint-Jacques. C'est la qu'on obtint son abjuration, non sans de nouvelles luttes. Elle « fatiguait les prêtres, la bible à la main ». — « Je me souviens, dit Mme de Caylus, qu'étant convaincue sur les articles principaux de la religion, elle résistait encore et ne voulait se rendre qu'à la condition qu'on ne l'obligeât pas de croire que sa tante, Mme de Villette, qui était morte et qu'elle avait vu vivre comme une sainte, fût damnée. »

Sortie du couvent, elle vint rejoindre, dans une petite chambre de la rue des Tournelles, sa mère, qui vivait du travail de ses mains et d'une rente de 200 livres. Dès ce moment, elle avait un véritable renom de beauté, d'esprit et de raison. On l'appelait la jeune Indienne, à cause de son voyage à la Martinique, et ce nom avait fait fortune dans le monde qui fréquentait l'hôtel de Scarron. Mme de Neuillant voulut la présenter au vieux poète. Elle apparut dans le salon rempli, comme de coutume, « avec une robe si courte et une toilette si pauvre qu'elle en rougit et se mit à pleurer ». Informé de sa situation, Scarron lui fit remettre une somme d'argent qu'elle refusa avec hauteur. Mais, quelques mois après, Mme d'Aubigné, pressée par la misère, était forcée de quitter Paris et de se retirer à Niort, où elle mourait de chagrin presque en arrivant. Il ne restait plus à Mlle d'Aubigné que l'appui de Mme de Neuillant. Celle-ci résolut, s'il faut en croire Languet, de la faire épouser par Scarron. Le « pauvre estropié » perclus et difforme lui offrit en effet de la prendre pour femme ou de payer sa dot dans un couvent. Le mariage se fit au mois de mai 1652. Françoise d'Aubigné avait seize ans et demi.

Sa vie en fut peu changée. Habituée à l'austérité, elle s'y maintint au milieu du monde frivole et hardi où Scarron l'avait introduite. « Elle passait, ses carêmes, raconte Mme de Caylus, à manger un hareng au bout de la table et se relirait aussitôt dans sa chambre, parce qu'elle avait compris qu'une conduite moins exacte, à l'âge où elle était, ferait que la licence de cette jeunesse n'aurait plus de frein et deviendrait préjudiciable à sa bonne réputation. » Scarron mort (16(30), ce fut cette bonne réputation qui fit arriver son nom jusqu'à la reine-mère. Touchée de la vertu et du malheur d'une fille de condition réduite à une si grande pauvreté, Anne d'Autriche lui assura une pension de '2000 livres avec laquelle elle se mit au couvent des Ursulines du faubourg Saint-Jacques. Jamais peut-être elle ne fut plus heureuse. Mme de Caylus, à qui il faut toujours en revenir pour les incidents les plus intimes de sa biographie, a merveilleusement saisi et fixé cette riante éclaircie de la première partie de sa vie. « Avec cette modique pension, dit-elle, on la vit toujours honnêtement et simplement vêtue. Ses habits n'étaient que d'étamine de Lude, du linge uni, mais bien chaussée et de beaux jupons ; et sa pension avec celle de sa femme de chambre et ses gages suffisaient à sa dépense ; elle avait même encore de l'argent de reste et n'a jamais passé de temps si heureux. Elle ne comprenait pas, répétait-elle alors, qu'on pût appeler celle vie une vallée de larmes. »

La mort de la reine-mère (1666) la rejeta dans la détresse. Privée de toute ressource, elle conçut le dessein d'aller chercher une condition à la cour de Portugal auprès de la reine, qui voulait l'emmener. Après de longues et douloureuses hésitations, « son étoile l'emporta ». Mme de Montespan, à qui elle avait fini par s'adresser comme tout le monde, lui fit rendre sa pension. « Je lui peignis ma misère, disait-elle, mais sans me ravaler. » Trois ans après, Mme de Montespan lui fit proposer d'élever en secret ses enfants. Elle n'y consentit pas sans grande résistance. « Si ces enfants sont du roi, répondait-elle, je le veux bien ; je ne me chargerais pas sans scrupule d'élever ceux de Mme de Montespan. Ainsi il faut que le roi me l'ordonne : voilà mon dernier mot. » Le roi ordonna.

Elle était admirablement préparée à ce rôle de gouvernante, et la vie de la cour n'était point pour l'étonner. Sa première éducation avait été conduite sans grande méthode et avec quelque sécheresse. Mme d'Aubigné, qui avait dans l’esprit plus de sérieux que de grâce et que le malheur avait encore assombrie, avait élevé ses enfants sans effusion, surtout sa fille, qui ne la regardait qu'en tremblant. Elle leur apprenait à lire dans Plutarque et leur interdisait de parler entre eux d'autre chose que de ce qu'ils avaient lu ensemble. Les soins de Mme de Neuillant n'avaient été ni plus intelligents ni plus tendres. Françoise d'Aubigné passait une partie du jour avec sa cousine à garder les dindons. « On nous plaquait un masque sur notre nez, racontait-elle plus tard gaîment, car on avait peur que nous ne nous hâlassions ; on nous mettait au bras un petit panier où était notre déjeuner, avec un petit livret des quatrains de Pibrac, dont on nous donnait quelques pages à apprendre ; avec cela on nous mettait une grande gaule dans la main, et on nous chargeait d'empêcher que les dindons n'allassent où ils ne devaient point aller. » Le couvent avait ajouté peu de chose à ces connaissances. C'est dans le commerce de la société de Scarron, et grâce aux heures de retraite qu'elle avait su s'y réserver, que son instruction se compléta et s'affina. Elle ne possédait pas le grec comme Mme de Rochechouart ou Mme de Castries ; mais elle lisait le latin comme Mme de Sévigné ; l'italien et l'espagnol lui étaient familiers. Elle avait, en outre, le goût et le don de communiquer ce qu'elle savait. Au couvent des Ursulines de Niort, son plus grand plaisir était de « se sacrifier pour le plaisir d'une maîtresse qu'elle aimait entre toutes, de faire à sa place lire, écrire, compter et jouer tout son petit monde, de façon à ménager à sa bonne amie la surprise d'une classe conduite en son absence ». Exercée par sa mère et sa tante, Mme de Villette, à rendre compte de ses moindres lectures, elle excellait à discipliner l'application des autres : son élève préférée, Mme de Caylus, n'allait pas entendre un sermon qu'il ne fallût en rapporter l'analyse. La vie intérieure, qui avait été si longtemps pour elle une nécessité au milieu de toutes ses disgrâces, qui l'obligeait à se replier, à chercher en elle-même sa force et ses ressources, lui était devenue une douce et chère habitude. De bonne heure elle s'était imposé une règle froide, sévère, rigide, où tout était comme tendu par une préoccupation de respectabilité et de dignité. » Je voulais — disait-elle à ses élèves de Saint-Cyr dans une de ces confidences qui étaient un de ses moyens d'action les plus puissants — faire prononcer mon nom avec admiration, jouer un beau personnage : c'était mon idole. Il n'y a rien que je n'eusse été capable de faire et de souffrir pour faire dire du bien de moi Je me contraignais beaucoup ; mais cela ne me coûtait rien, pourvu que j'eusse une belle réputation. Je ne me souciais pas des richesses : j'étais élevée de cent pieds au-dessus de l'intérêt ; je voulais de l'honneur. » Un tel souci poussé jusqu'à la « folie » — c'est le mot qu'elle s'applique à elle-même — pouvait être un danger. Mais à ce soin jaloux de sa considération Mme Scarron savait unir toutes les grâces d'un esprit qui, sans cesser de s'appartenir, n'était pas moins capable de se divertir que de s'ennuyer où il le fallait, et avait dû pendant vingt ans complaire à tous ceux dont le soutien lui était nécessaire. Un de ses contemporains, juge délicat et difficile, le chevalier de Méré, la représente à cette époque, non seulement comme belle, et de cette beauté qui plaît toujours, mais comme reconnaissante, secrète, douce, fidèle à l'amitié, et ne faisant usage des dons qu'elle avait en partage que pour amuser les autres.

Ce goût naturel des choses de l'éducation, cette précoce expérience de la vie, cette tenue d'esprit et cette conduite, devaient assurer le succès de la fonction à laquelle elle avait décidé de se prêter, fonction qui était traitée de faveur par ses contemporains, qu'elle ne laissait pas de considérer elle-même « comme un honneur fort singulier ». Le premier enfant de Mme de Montespan, une fille née en 1669, vécut trois ans à peine ; le second fut le duc du Maine (1670), maladif et infirme, dont la santé exigeait les soins les plus délicats ; puis vinrent le comte du Vexin (1672) et Mlle de Nantes (1673). Pour se mieux consacrer à sa tâche, Mme Scarron s'était retirée rue de Vaugirard, dans une maison isolée. Aucun sacrifice ne lui répugnait. Elle avait pris maternellement son rôle de mère, et il semble que le mystère même dans lequel elle était tenue de l'envelopper y ajoutait une sorte d'attrait. « Je montais à l'échelle, écrivait-elle, pour faire l'ouvrage des tapissiers et ouvriers, parce qu'il ne fallait pas qu'ils entrassent dans la chambre ; les nourrices ne mettaient la main à rien, de peur d'être fatiguées et que leur lait ne fût moins bon. J'allais souvent à pied de nourrice en nourrice, déguisée, portant sous mon bras du linge, de la viande ; je passais quelquefois la nuit entière chez l'un de ces enfants qui était malade, dans une petite maison hors de Paris. Je rentrais le matin par une petite porte de derrière, et, après m'être habillée, je montais en carrosse par celle de devant pour aller à l'hôtel d'Albret ou de Richelieu, afin que ma société ordinaire ne soupçonnât pas seulement que j'avais un secret à garder. Quelques-uns s'en doutaient : de peur qu'on ne me pénétrât, je me faisais saigner pour m'empêcher de rougir. » Cette vie agitée, inquiète, ne l'empêchait pas d'ailleurs d'être fêtée dans les salons et les ruelles. C'est le moment où Mme de Sévigné écrivait à sa fille (1673) : « Nous soupâmes hier avec Mme Scarron ; elle a l'esprit merveilleusement droit. Nous trouvâmes plaisant de l'aller ramener à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne : une grande et belle maison, où l'on n'entre point ; il y a un grand jardin, de beaux et grands appartements : elle a un carrosse, des gens et des chevaux. Elle est habillée modestement et magnifiquement ; elle est aimable, belle, bonne et négligée. On cause fort bien avec elle. »

Louis XIV semblait le seul qui jusque-là eût résisté à ces graves et engageantes séductions. Il se déliait « de ce bel esprit à qui il fallait des choses sublimes et qui paraissait, à tous égards, si difficile à contenter ». L'affection qu'il portait aux enfants de Mme de Montespan ne pouvait manquer cependant de le rapprocher peu à peu de celle qui avait consenti à les élever, et, insensiblement, il avait pris du goût pour cette femme d'une humeur toujours égale, maîtresse d'elle-même, modeste, raisonnable, qui joignait à des qualités si rares les agréments de l'esprit, et dont l'air de satisfaction intérieure, le calme parfait, témoignait si souverainement d'une vie sans reproche. Dès ce moment peut-être aussi n'était-il pas insensible à d'autres charmes. « Mme de Maintenon, disent les dames de Saint-Cyr, avait le son de voix le plus agréable, un ton affectueux, un front ouvert et riant, le geste naturel de la plus belle main, des yeux de feu, les mouvements d'une taille libre si affectueuse (sic) et si régulière qu'elle effaçait les plus belles de la cour. Le premier coup d'oeil était imposant et comme voilé de sévérité : le sourire et la voix ouvraient le nuage. » A la fin de 1673, le roi reconnut ses enfants ; Mme Scarron dut s'installer à la cour ; l'année suivante, ayant reçu une partie de la somme qui lui avait été promise pour ses soins, elle acheta la terre de Maintenon, dont elle prit le nom en 1675.

C'est alors que commença entre Mme de Montespan et celle que, d'après La Fare, elle n'avait jamais cessé de regarder comme une soubrette, la lutte qui devait se terminer par la disgrâce de la favorite : lutte tour à tour ouverte et sourde où « Laitière Vasthi » s'abandonnait à tous les emportements d'une passion hautaine, sans dignité ni pudeur, tandis que Mme de Maintenon (qui refusa d'élever les deux derniers enfants de Mme de Montespan, Mlle de Blois et le comte de Toulouse, nés en 1677 et 1678), soutenue par les conseils de l'abbé Gobelin, ne répondait au redoublement des attaques que par un redoublement de patience, de sagesse, de manège consommé, « faisant connaître au roi un pays tout nouveau », suivant le mot de Mme de Sévigné, et prouvant une fois de plus, par une prise de possession chaque jour plus sensible de son estime et de ses bonnes grâces, « que rien n'est plus habile qu'une conduite irréprochable ». — « Lieu a suscité Mme de Maintenon pour me rendre le coeur du roi », disait la reine ; et Mme de Maintenon n'avait en effet usé de sa faveur croissante que pour lui ramener Louis XIV. La reine ne devait pas jouir longtemps de ce bonheur ; le 30 juillet 1683, elle mourait. Aussitôt après les funérailles, la cour se retira à Fontainebleau. Sur ce point décisif de la vie de Mme de Maintenon, il faut entendre directement le témoignage de Mme de Caylus. « Pendant le voyage de Fontainebleau qui suivit la mort de la reine, écrit-elle, je vis tant d'agitation dans l'esprit de Mme de Maintenon que j'ai jugé depuis, en la rappelant à ma mémoire, qu'elle était causée par une incertitude violente de son état, de ses pensées, de ses craintes et de ses espérances ; en un mot, son coeur n'était pas libre et son esprit était fort agité. Pour cacher ses divers mouvements et pour justifier les larmes que son domestique et moi lui voyions quelquefois répandre, elle se plaignait de vapeurs, et elle allait, disait-elle, chercher à respirer dans la forêt de Fontainebleau avec la seule Mme de Mont-chevreuil. Elle y allait même quelquefois à des heures indues. Enfin, les vapeurs passèrent ; le calme succéda à l'agitation, et ce fut à la fin de ce même voyage. Je me garderai bien de pénétrer un mystère respectable pour moi par tant de raisons ; je nommerai seulement ceux qui, vraisemblablement, ont été dans le secret ; ce sont M. de Harlay, en ce temps-là archevêque de Paris, M. et Mme de Montchevreuil, Bontemps et une femme de Mme de Maintenon, fille aussi capable que qui que ce soit de garder un secret et dont les sentiments étaient fort au-dessus de son état. » Le mystère ne fut jamais complètement éclairci. Mme de Maintenon se prêta à être une « énigme pour le monde », et ne fit aucune tentative pour que son mariage fût déclaré : c'est dans les derniers mois de 1684 que, suivant toutes les vraisemblances, il s'accomplit.

« La place de Mme de Maintenon est unique, — écrivait, quelques mois avant l'événement, Mme de Sévigné si attentive à suivre tous les mouvements de la cour, — il n'y en a point, il n'y en aura jamais de semblable. » La place est restée en effet unique dans l'histoire. Reine sans le paraître, Mme de Maintenon concentra entre ses mains toutes les prérogatives, toutes les faveurs. Le dauphin, les princes de la famille royale la consultaient avec respect : « des parlements, des provinces, des villes, des régiments s'adressaient à elle dans tout ce qui devait aller au roi ; tous les grands du royaume, les cardinaux, les évêques, ne connaissaient pas d'autre route ». Mais, en public, elle n'acceptait aucun hommage et s'étudiait à se perdre dans la foule. « Je l'ai vue à Fontainebleau, dit Saint-Simon, en grand habit chez la reine d'Angleterre, cédant absolument sa place et se reculant partout pour les femmes titrées, pour les femmes même d'une qualité distinguée, polie, affable, parlant comme une personne qui ne prétend rien, qui ne montre rien, mais qui imposait beaucoup. » Elle ne se distinguait que par sa simplicité. Suivant Languet, qui l'a connue pendant les vingt dernières années de sa vie, « une marchande de Paris était ordinairement plus richement vêtue ». Au fond, quelle était son action? Il n'est pas de question historique peut-être qui ait été plus controversée. L'accord n'existe même pas dans les témoignages de ses contemporains. Quelques-uns, parmi lesquels Saint-Simon, sont bien près de l'accuser d'avoir tenu les rênes du royaume pendant les trente dernières années du règne de Louis XIV, et contribué à tous les malheurs de la France. A l'entendre elle-même et les dames de Saint-Cyr, elle n'était pas née pour la politique : « la droiture de son coeur et la justesse de son esprit l'éloignaient des intrigues » ; pendant toute sa vie, elle n'assista que deux fois au conseil. Le roi s'adressait à elle volontiers : « Consultons la Raison, disait-il. Qu'en pense Votre Solidité? » Mais il restait le maître. Voltaire, qui ne se trompe d'ordinaire que lorsqu'il se laisse égarer par la passion, nous semble avoir établi la vérité dans sa mesure, lorsque, résumant en quelques traits expressifs le rôle de Mme de Maintenon, il la représente « ne s'empressant jamais de parler d'affaires d'Etat, paraissant souvent les ignorer, rejetant bien loin tout ce qui avait la plus légère apparence d'intrigue et de cabale, beaucoup plus occupée de complaire à celui qui gouvernail que de gouverner, ménageant son crédit et ne l'employant qu'avec une circonspection extrême ». Les questions religieuses sont les seules qu'elle eût vraiment à coeur. Nul doute que, sur ce point, elle ait eu et tenu à avoir une influence. Autant elle manquait de goût pour l'administration du royaume, autant elle mettait de passion, passion froide mais persévérante, à administrer la conscience du roi. Cette intervention dans les choses de l'Eglise lui a fait attribuer une part considérable dans la révocation de l'Edit de Nantes. Voltaire semble, sur ce point particulièrement, la décharger de toute responsabilité: «Mme de Maintenon toléra cette persécution, dit-il, comme elle toléra celle du cardinal de Noailles, celle de Racine ; mais elle n'y participa pas ; c'est un fait certain ». Tel est aussi le sentiment d'un étranger, Ezéchiel Spanheim, envoyé extraordinaire de Brandebourg, qui, sous le coup de l'événement, et témoin désintéressé, écrivait en 1690 : « On ne saurait rien dire sinon qu'elle a tout sacrifié au penchant du roi et à la résolution qu'il avait prise depuis longue main ; qu'elle a voulu s'en faire un mérite auprès de lui ; qu'elle a pu même se flatter quelque temps qu'on viendrait à bout de ce grand dessein sans y employer des moyens aussi extraordinaires et aussi violents que ceux dont on s'y est servi dans la suite ; qu'elle n'a pas eu alors ou le pouvoir ou la volonté de l'en détourner, et que la bigoterie est venue au secours de la prévention et d'ailleurs de son entière résignation aux volontés de l'engagement du roi ». A la distance où nous sommes aujourd'hui des faits, il semble bien difficile de croire que Mme de Maintenon n'ait pas vu avec satisfaction une entreprise qui avait pour objet de convertir les hérétiques. Elle était aussi enracinée dans sa foi nouvelle qu'elle avait eu de peine à se détacher de l'ancienne ; mais il serait injuste de mettre à sa charge les rigueurs qui suivirent l'acte de 1685. « Je gémis, écrivait-elle à Fénelon, des vexations qu'on fait ; mais, pour peu que j'ouvrisse la bouche pour m'en plaindre, mes ennemis m'accuseraient encore d'être protestante, et tout le bien que je pourrais faire serait anéanti. » Si cette plainte était beaucoup trop discrète, la petite-fille d'Agrippa d'Aubigné étant assez sûre de son crédit pour qu'elle pût avoir le courage de protester plus hautement, on ne peut méconnaître, au moins, qu'elle avait mis du côté de l'humanité son coeur et sa raison.

On est aussi trop disposé peut-être à ne pas lui tenir assez de compte de l'action salutaire qu'elle a exercée sur les moeurs de la cour et du roi. Là aussi elle fit oeuvre d'éducation, d'éducation patiente et mesurée, mais saine. Louis XIV croyait volontiers expier ses fautes, quand il se montrait inexorable pour celles des autres. C'est Mme de Maintenon qui le dit ; et il disait lui-même au prédicateur qui lui avait fait entendre quelques vérités utiles : « Monsieur l'abbé, j'aime à prendre ma part dans les sermons ; mais je ne veux point qu'on me la fasse ». Mme de Maintenon le ramena à un sentiment plus juste de ses devoirs. Elle ne pouvait lui inspirer des idées plus larges, plus élevées que celles suivant lesquelles elle s'était elle-même toujours dirigée ; mais elle avait le souci profond de ce que lui imposaient sa gloire et sa grandeur. Th. Lavallée nous paraît avoir jugé son action générale avec exactitude, sans emportement d'enthousiasme comme sans esprit de dénigrement, lorsqu'il dit : « Elle borna trop sa pensée et sa mission au salut de l'homme et aux affaires de la religion ; l'on peut même dire qu'en beaucoup de circonstances elle rapetissa le grand roi ; mais elle ne lui donna que des conseils désintéressés, utiles à l'Etat et au soulagement du peuple ; et, en définitive, elle a fait à la France un bien réel, en réformant la vie d'un homme dont les passions avaient été divinisées, en arrachant à une vieillesse licencieuse un monarque qui, selon Leibnitz, faisait seul le destin de son siècle ; enfin, en le rendant capable de soutenir avec un visage toujours égal et véritablement chrétien les désastres de la fin de son règne ».

La seule affaire où Mme de Maintenon ne ménagea, ne réserva véritablement rien d'elle-même, qui l’absorba et qui la révéla tout entière, c'est la création de Saint-Cyr. Après sa vie, qui, depuis le jour où elle put la conduire, fut un chef-d'oeuvre d'habileté et de sagesse, Saint-Cyr a été son oeuvre maîtresse. Là cependant, comme en toutes choses, elle n'est arrivée à son but que par degrés. Jamais elle n'avait perdu le souvenir des misères et des difficultés de toute sorte qu'elle avait eu à traverser et auxquelles aurait succombé une âme moins bien trempée que la sienne ; et, dès qu'elle put disposer des faveurs du roi, elle nourrit le dessein d'épargner aux jeunes filles pauvres ce dont sa propre jeunesse avait tant souffert. « Je voudrais, disait-elle, secourir la noblesse tout entière. » Elle avait commencé par payer la pension de quelques enfants à Montmorency (1680), puis à Rueil (1682) ; et dès ce moment on peut dire que son coeur s'était donné. Elle écrivait à Mme de Brinon, qu'elle avait successivement placée à la tête des deux établissements, tous les deux, d'ailleurs, fort modestes : « J'ai grande impatience de voir mes petites filles et de me trouver dans leur étable. J'en reviens toujours plus assotée. » — « Rueil, disait-elle à son frère, est un lieu admirable et où je me divertis fort. Dieu bénit tout ce qui s'y fait et le succès passe mon espérance. » Le succès était tel, en effet, qu'il fallut songer à une autre maison. Louis XIV venait d'acquérir, pour l'agrandissement du pare de Versailles, le château de Noisy ; on y transféra le pensionnat (3 février 1684). Il y fut bientôt en faveur. De toutes parts, on allait voir les filles de Mme de Maintenon. Le roi lui-même multipliait ses visites. Noisy devint à son tour insuffisant, et Saint-Cyr lut créé (1686). Mme de Maintenon n'avait d'abord songé « qu'à faire tout le bien possible pendant sa vie ». La pensée de le faire après sa mort ne lui était pas venue à l'esprit. « Dieu sait, disait-elle, que je n'ai jamais conçu une aussi grande fondation. » Elle en appréciait l'importance et l'avenir. « Quel avantage, s'écrie dans ses Souvenirs la plus fidèle des interprètes de sa pensée, pour une famille aussi pauvre que noble, et pour un vieux militaire criblé de coups, après s'être ruiné dans le service, de voir revenir chez lui une fille bien élevée, sans qu'il lui en ait rien coûté pendant treize années qu'elle a pu demeurer à Saint-Cyr, apportant même encore un millier d'écus, qui contribuent à la marier ou à la faire vivre en province! Mais ce n'est là que le moindre objet de cet établissement ; celui de l'éducation que cette demoiselle a reçue et qu'elle répand ensuite dans une famille nombreuse est vraiment digne des vues, des sentiments et de l'esprit de Mme de Maintenon. »

Ces vues n'ont pas toujours été les mêmes. L'histoire de Saint-Cyr peut être partagée en deux périodes : la période avant et la période après les représentations d'Esther. Dans la première, c'est l'esprit de Fénelon qui domine, l'esprit large et souple du traité de l'Education des filles. Effrayée ensuite du danger des exercices qui mêlaient ses élèves à la vie du siècle, Mme de Maintenon replie son essor, et les règles de la maison deviennent plus étroites, presque austères. « Nos filles ont été trop considérées, trop caressées, trop ménagées, écrit-elle. Il faut renoncer à ce goût de l'esprit, à cette délicatesse, à cette liberté de parler, à ces murmures, à ces manières de railleries toutes mondaines, enfin à la plupart des choses que nous faisions. » Mais après comme avant les réformes de 1691, toute sa pensée est à ses chères filles et les enveloppe : « Puisse cet établissement durer autant que la France, s'écriait-elle dans un généreux élan d'ambition, et la France autant que le monde! Il y a de quoi renouveler dans tout le royaume la perfection du christianisme. Je m'offre avec tous mes gens pour servir ces chers enfants et je n'aurai nulle peine à être leur servante, pourvu que mes soins leur apprennent à s'en passer. Voilà où je tends ; voilà ma passion, voilà mon coeur. » Elle est la première institutrice de la maison. C'est le seul privilège qu'elle s'arroge ; c'est-la seule qualité qui lui soit donnée, suivant son voeu, dans son acte de décès (15 avril 1719).

Pour juger son oeuvre d'éducation, il faut, d'une part, la comparer à celle de ses contemporains ; il faut, d'autre part, la suivre elle-même dans les soins infinis auxquels pendant près de trente ans elle a voué sa vie. Qu'on nous permette de rappeler ici les pages où] nous avons résumé notre jugement (De l'enseignement secondaire des filles, 1883) :

« Jamais le couvent n'a été plus en honneur qu'au dix-septième siècle. Il était le premier et le dernier asile : c'est là qu'on commençait à vivre et qu'on s'exerçait à mourir. Jamais aussi peut-être les dangers qu'il présente au point de vue de l'éducation n'ont été signalés avec plus de hardiesse. Hors de la famille, les ressources locales d'instruction manquaient. La nécessité, comme l'habitude, faisait un devoir d'envoyer la fille au couvent. On ne regardait pas à l'âge. Un deuil de famille, un départ, les circonstances en décidaient. Mme Guyon était entrée à deux ans et demi aux Ursulines de Montargis ; Marie-Blanche de Grignan, les « petites entrailles » de Mme de Sévigné, à cinq ans et demi à Sainte-Marie de la Visitation d'Aix. Or, veut-on savoir ce qu'était l'éducation du couvent dans l'idéal conçu par Port-Royal? Il suffit d'ouvrir le Règlement de soeur Sainte-Euphémie, Jacqueline Pascal. L'étrange émotion que cause, même à des siècles de distance, le spectacle de ces enfants observant le silence ou parlant bas du lever au coucher, ne marchant jamais qu'entre deux religieuses, l'une devant, l'autre derrière, pour empêcher que, « ralentissant le pas sous le prétexte d'une incommodité, elles aient entre elles quelque communication » ; passant d'une méditation à une oraison, d'une oraison à une instruction, n'apprenant, en dehors du catéchisme, que la lecture, l'écriture, et, le dimanche, « un peu d'arithmétique, les grandes d'une heure jusqu'à deux, les petites de deux heures à deux heures et demie » ; les mains toujours occupées pour empêcher l'esprit de s'égarer, mais sans pouvoir s'attacher à leur ouvrage, « qui devait plaire d'autant plus à Dieu qu'elles s'y plairaient moins elles-mêmes » ; combattant toutes leurs inclinations naturelles, méprisant les soins d'un corps « destiné à servir aux vers de pâture » ; ne faisant rien, en un mot, que dans un esprit de mortification. Qu'on se représente ces journées de quatorze ou de seize heures, se succédant et s'appesantissant sur la tête des petites soeurs, pendant six ou huit ans, dans une solitude morne, sans que rien y apportât le mouvement de la vie, rien que le son de la cloche annonçant le changement d'exercice ou de pénitence, et l'on comprendra le sentiment d'inquiétude et de tristesse dont était pénétré Fénelon, lorsqu'il parle des ténèbres de la caverne profonde où le couvent tenait comme enfermée la jeunesse des filles. Sans doute, il ne faut pas perdre de vue que cet idéal janséniste, approprié aux inclinations de certaines âmes, a formé des femmes qui ravissaient l'admiration de Racine et le respect de Boileau ; mais, en le proposant pour règle de l'éducation commune, Jacqueline Pascal n'oubliait-elle pas que, si les vers, les billets, les jolies choses de toutes sortes qu'elle composait à huit ans lui avaient fait connaître et goûter, trop tôt peut-être, les enivrements du monde, son enfance s'était écoulée doucement au sein de la famille, et qu'à près de quinze ans son frère, qui était chargé de l'élever, ne pouvait la détacher de ses poupées? Sans doute aussi, tous les couvents ne poussaient pas au même degré l'esprit de renoncement, et, d'ailleurs, quand les institutions sont si sévères, on risquerait de s'abuser à ne point faire la part de celles qui ne s'appliquaient pas : la nature humaine est plus forte que toutes les règles ; que de rigueurs s'adoucissent devant le regard d'un enfant! On le sentait, même à Port-Royal. Les mères cependant ne laissaient pas de s'en émouvoir. A la pensée du sort qui attend sa pauvre petite Marie-Blanche, Mme de Sévigné ne peut se retenir. Son imagination, qui lui peint les choses, entre en révolte ; son coeur saigne: elle n'a plus ni joie ni repos ; elle en rêve.

« C'est l'austérité de ces règles qui donne aux premières constitutions de la maison de Saint-Cyr une originalité presque riante. Les arguments ne manqueront jamais à ceux qui n'aiment pas la politique et la personne de Mme de Maintenon. Son oeuvre pédagogique elle-même est loin d'être irréprochable ; mais, quoi qu'on en ait, il faut s'incliner, c'est un maître. Mlle de Scudéry, qui se plaisait à faire le magister, suivant le mot de Tallemant, et qui ne maniait pas toujours légèrement la férule ; Mme de Genlis qui, dès l'âge de sept ans, s'amusait à enseigner à de petits paysans, du haut de la terrasse du château de Saint-Aubin, ce qu'on venait de lui apprendre, et qui, trente ans plus tard, faisait sonner si haut son litre de « Gouverneur » des enfants d'Orléans », n'ont échappé ni l'une ni l'autre au ridicule du rôle qu'elles prenaient. On peut critiquer la conduite pédagogique de Mme de Maintenon ; elle ne prête point à rire : tant il est manifeste qu'elle a l'amour sincère de l'enfance et le sens profond de l'éducation ! Elle était née institutrice. De bonne heure elle s'essaie à sa vocation ; à Saint-Cyr, elle la remplit pleinement. La conception seule d'un établissement de cette nature, l'idée de faire payer par la France la dette de la France, en élevant les enfants de ceux qui lui avaient donné leur sang, procède d'un sentiment inconnu jusque-là. Mais c'est dans le détail de ses instructions qu'il faut la suivre pour apprécier la direction nouvelle qu'elle imprime à l'éducation de son temps. Rien de ce qui touche à ces enfants ne lui est indifférent. Elle se préoccupe du menu de leurs repas comme du programme de leurs études, du développement de leur taille comme du tour de leur caractère. Elle est au dortoir à l'heure où l'on se lève : elle arrive dans la classe au moment où on l'attend le moins, et, à peine entrée, elle prend la direction de la leçon. Elle se plaît à ces instructions communes ; elle en a laissé des modèles. Elle ne recherche pas moins les entretiens particuliers ; elle connaît le passé de chaque élève, son esprit, ses idées, et ce qu'elle dit porte juste sur le point qui appelle le conseil. Les qualités ne sont pas toujours ce qui l'attire le plus. Elle aime tout en ses chères filles: vertus et défauts, efforts et défaillances, leurs travaux, leurs ébats, tout, «jusqu'à leur poussière ». En passant le seuil de Saint-Cyr, elle est décidée à y faire pénétrer avec elle un rayon de bonne humeur. « Il faut égayer l'éducation des enfants », disait-elle ; c'est un des principes de sa pédagogie. Après la réforme qui assombrit la maison, elle éprouve comme le besoin de se rassurer. « Je ne crois pourtant pas », écrit-elle, « qu'il y ait de jeunesse ensemble qui se divertisse plus » que la nôtre, ni d'éducation plus gaie. » Elle se rencontre sur ce point, jusque dans l'expression, avec l'Ariste de Molière, qui

Tient sans cesse

Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse.

« Toute cette passion, sans doute, est plus ferme que tendre. Dans le règlement de Port-Royal, sous la rigueur des prescriptions monacales, on trouve çà et là, dans un mot, dans un trait, une préoccupation douce. Soeur Sainte-Euphémie recommandera, par exemple, qu'on s'assure, en hiver, quand les pauvres enfants, ses petites colombes, sont déjà endormies, et, sans qu'elles le voient, si elles sont bien couvertes ». Il y a là comme un touchant souvenir de la vie de famille dont le coeur de Jacqueline a été traversé. Rien de semblable chez Mme de Maintenon, qui a connu à peine sa mère, et qui ne se rappelle avoir été embrassée par elle que deux fois, au front, après une absence. Ayant toute sa vie vécu de contrainte, habituée à veiller sur ses moindres paroles, sur ses gestes, sur ses regards, même à Saint-Cyr où elle anime tout autour d'elle, même avec Mine de Glapion et Mlle de Maisonfort, qu'elle tient en si grande estime, elle reste froide et maîtresse d'elle-même. S'il serait rigoureux de dire que la grâce manque à ses attachements, ce qui assurément y domine c'est la solidité. En assumant, à l'égard de ses filles, tous les devoirs d'une tutelle dévouée, elle s'en est arrogé les droits absolus : elle s'est chargée de les marier, et elle fournit ensemble la dot, le trousseau et le mari. Elle travaille à leur bonheur en dehors d'elles ; elle est décidée à le faire sans elles. Mais elle le fait pour elles. Aucune résolution, aucun sacrifice — même celui de ses idées personnelles — ne lui coûte pour l'assurer. Ces enfants, qu'elle a tirées de la médiocrité, couraient le danger de laisser entier leurs espérances. Les représentations d'Esther et d'Athalie avaient ouvert la porte aux ambitions hautaines ; elle la referme brusquement. Si, dans ce retour en arrière, elle dépasse la mesure, il se mêle à ses timidités ou à ses erreurs de jugement une large part de prévoyance. Nul peut-être n'a eu un sentiment plus vif du péril qui pouvait résulter de la disproportion entre l'éducation d'une jeune fille et la destinée qui lui était réservée dans une société où la naissance et la fortune décidaient de tout. « Ce qui attend nos filles, écrit-elle, c'est la vie en province, une vie de ménage, modeste et retirée, toute au devoir, entre un mari à aider dans l'administration de sa petite fortune, des enfants à élever, des serviteurs à diriger. » Tel est l'objet d'un grand nombre de ses propres entretiens. Elle s'attache à faire envisager cet avenir à ses élèves avec sérénité ; elle leur en découvre tour à tour les aspects sévères et gracieux, elle y intéresse à la fois leur coeur et leur raison ; elle veut qu'on les reconnaisse entre toutes à cette marque de simplicité aimable et forte. Et sans parler de Mme de Caylus et de Mlle d'Aumale, quelle physionomie plus sérieuse tout ensemble et plus charmante que celle de « la petite Pincré » et de tant d'autres ! Même dans la piété, qu'elle donne pour fondement à la vertu, elle écarte les raffinements, les scrupules, les fausses délicatesses, les ragoûts d'oraison. Elle a en vue la terre, non le ciel. « L'institut », disait-elle, « n'est pas fait pour la » prière, mais pour l'action. » L'habit monastique y était interdit. Elle l'appelait elle-même « une manière de collège ». Certes, nous concevons aujourd'hui un idéal d'éducation plus large dans ses programmes et plus libre dans son esprit. Mais cet effort de préparation à la vie, poursuivi, au début surtout, avec le sentiment exact des besoins de l'enfance, place, à certains égards, Mme de Maintenon au nombre de ceux qui ont affranchi l'éducation des femmes. Elle a été, comme on l'a dit, la première institutrice laïque ; et aujourd'hui encore, malgré les différences profondes de moeurs et d'intérêts qui séparent les temps, ce n'est pas sans profit que, dans le détail des préceptes au moins, on prendrait conseil de son expérience et de sa raison. »

Les oeuvres de Mme de Maintenon, dans l'édition la plus exacte et la plus complète qui en ait été faite jusqu'ici, celle de M. Th. Lavallée, comprennent : 1° Lettres sur l'éducation des filles, 1 volume ; 2° Entretiens sur l'éducation des filles, 1 volume ; 3° Lettres historiques et édifiantes, 2 volumes ; 4° Conseils aux demoiselles pour leur conduite dans le monde, 2 volumes ; 5° Correspondance générale, 4 volumes. On a sur elle, outre les Souvenirs de Mme de Caylus, des Mémoires (inédits) de Mlle d'Aumale, et un recueil (inédit) connu sous le nom de Mémoire des Dames de Saint-Cyr.

« Mme de Maintenon, dit Saint-Simon, avait un langage doux, juste en tout point et naturellement éloquent et court. » — « C'est le langage de la Sagesse qui parle par la bouche des Grâces, » disait de son côté Fénelon. A l'appui de ces jugements, on pourrait citer plus d'une belle page solide et agréable. Nous nous bornerons à donner comme spécimen un passage des Instructions, vraiment éloquent en effet, sur la noblesse, et quelques conseils expressifs et courts, sur la direction à suivre dans l'éducation des enfants :

« Ne comptez pour rien votre noblesse ; n'en parlez jamais. A quoi vous servirait-elle si vous n'aviez pas de vertu? N'est-ce pas elle qui fait la vraie noblesse? La vertu n'est-elle pas son origine ? Ayez des égards pour tout le monde, et même du respect pour les personnes d'un certain âge et d'un certain état, quand bien même elles n'auraient pas de naissance ; le monde est plein de ces sortes de personnes, et vous verrez, quand vous y serez, que l'on a avec elles les meilleures manières. Mettez-vous bien dans l'esprit, une fois pour toutes, que la noblesse n'est rien sans mérite, et que c'est au mérite que l'on doit l'honneur, l'estime et le respect, en qui que ce soit qu'il se trouve. » (Instructions aux demoiselles de la classe verte.)

« Je voudrais qu'on inspirât aux demoiselles une conscience droite, simple et ouverte ;

« Qu'il ne faut point être curieux et se borner à un petit nombre de livres ;

« Que toute piété consiste dans l'observance des commandements et la pratique des vertus ;

« Leur faire aimer le silence et le travail ;

« Chercher des inventions ou quelque intérêt pour leur donner le goût du travail ;

« Expliquer ce qu'on leur dit ;

« Les rendre simples à tout dire en ne les grondant jamais ;

« Réjouir leur éducation ;

» Diversifier leurs instructions ;

« Reprendre continuellement et doucement ;

« Regarder les classes comme le principal de la maison.

« Qu'on leur apprenne à parler français, mais simplement ; qu'elles écrivent de même ;

« Qu'on leur parle chrétiennement et toujours raisonnablement ;

« Qu'on les élève en séculières ; bonnes chrétiennes, sans exiger d'elles des pratiques religieuses, comme de n'oser lever les yeux ;

« Qu'on les aime toutes également. ». (Notes pour les maîtresses de Noisy.) [GREARD.]

Pour l'histoire de la maison de Saint-Cyr, voir Saint-Cyr.

A consulter : Madame de Maintenon, Extraits de ses Lettres, Avis, Entretiens, Conversations et Proverbes, précédés d'une Introduction, par Octave GREARD ; Hachette, 1884. — Madame de Maintenon, Education et Morale, Choix de Lettres, Entretiens et Instructions, par Félix CADET et le Dr Eugène DARIN ; Ch. Delagrave, 1884. — Madame de Maintenon, d'après le livre de M. Gréard, par Henri MARION ; Revue pédagogique, 15 décembre 1884.