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Locke

Locke est avant tout un philosophe, un maître accompli dans l'art d'analyser les éléments de l'esprit. Mais de la psychologie à la pédagogie la transition est aisée, et Locke n'a pas eu un grand effort à faire pour appliquer à la direction et à l'éducation des esprits sa science consommée de la nature humaine.

Lorsqu'il publia en 1693 ses Pensées sur l'éducation (Thoughts on Education), il était d'ailleurs prépare à ce travail par une longue expérience des choses de l'enseignement. Ecolier studieux au collège de Westminster, il conçut dès son jeune âge, comme Descartes au collège de la Flèche, un vif sentiment de répugnance pour l'enseignement classique de pure forme et les études verbales, où il s'était pourtant distingué. Etudiant modèle à l'université d'Oxford, il y devint un parfait humaniste, malgré les tendances de son esprit pratique et positif que sollicitaient déjà les sciences naturelles et les recherches de physique ou de médecine. Reçu bachelier ès arts en 1656, maître ès arts en 1658, il passa sans transition des bancs de l'élève à la chaire du professeur ; il fut successivement lecteur ou répétiteur de grec, — ce qui ne devait pas l'empêcher plus tard d'éliminer presque complètement l'hellénisme de son plan d'éducation libérale, — censeur de rhétorique, enfin censeur de philosophie morale. Lorsqu'en 1666 il rompit avec sa vie scolaire pour se mêler d'affaires politiques et diplomatiques, il emporta du moins de son studieux séjour à Oxford le germe de la plupart de ses idées pédagogiques. Il rechercha l'occasion de les appliquer dans des éducations particulières dont il fut l'inspirateur et le conseiller, sinon le directeur officiel. Dans les familles amies et hospitalières qu'il fréquentait, par exemple celle des Shaftesbury, il observa de près les enfants ; et c'est en les étudiant, en suivant d'un oeil sagace les progrès de leur tempérament et de leur âme, qu'il acheva d'acquérir cette expérience pédagogique dont les Pensées sur l'éducation portent la trace à chaque page. C'est d'une de ces collaborations de Locke à l'éducation des enfants de ses amis qu'est sorti le livre des Pensées. Vers 1684 et 1685 il adressa à son ami Clarke une série de lettres qui, retouchées et légèrement modifiées, sont devenues en 1693 l'ouvrage que nous avons à faire connaître.

Sans entrer dans l'analyse du livre des Pensées, nous essaierons de caractériser brièvement les tendances générales de Locke et de mettre en relief les principes essentiels de sa pédagogie.

Ecrit pour des gentlemen, c'est-à-dire pour des enfants de la bourgeoisie ou de la noblesse, le livre du pédagogue anglais ne se rapporte qu'indirectement à l'enseignement primaire. Mais les lois fondamentales de la pédagogie étant les mêmes à tous les degrés de l'instruction, les maîtres de nos écoles primaires peuvent en partie s'inspirer des leçons que Locke destinait surtout aux professeurs de l'enseignement secondaire.

Trois caractères frapperont surtout un lecteur attentif des Pensées ; trois principes se dégagent de l'ouvrage entier: l° dans l'éducation physique, le principe de l'endurcissement ; 2° dans l'éducation intellectuelle, l'idée de l'utilité pratique ; 3° dans l'éducation morale, le principe de l'honneur, institué comme règle du gouvernement libre de l'homme par lui-même.

1° Il serait intéressant de comparer entre elles les vues de Locke et celles de Rousseau relativement à l'éducation du corps. Locke avait sur ce sujet, par sa compétence de médecin, une supériorité propre. Il est le premier pédagogue qui ait disserté avec suite et avec méthode sur la nourriture, sur les vêtements, sur le sommeil de l'enfant. Rousseau a beaucoup profité de ses « préceptes mâles et sévères » ; il lui a aussi emprunté quelques paradoxes, en les aggravant. C'est Locke qui a posé ce principe : « Laissons à la nature le soin de former le corps comme elle croit devoir le faire ».Par suite, pas de vêtements étroits ; la vie en plein air, au soleil ; des enfants élevés comme des paysans, aguerris au chaud et au froid, jouant tête nue, pieds nus. Dans l'alimentation, Locke interdit le sucre, le vin, les épices, la viande, jusqu'à trois ou quatre ans. Quant aux fruits, que les enfants aiment souvent d'un amour désordonné, — ce qui ne doit pas surprendre, dit-il, puisque « c'est pour un fruit que nos premiers parents ont perdu le paradis », — il fait un choix singulier: il autorise les fraises, les groseilles, les pommes et les poires ; il interdit les pèches, les prunes, les raisins. Il faut, pour excuser ces préjugés de Locke contre certains fruits, se rappeler qu'il vivait en Angleterre, dans un pays dont un Italien disait plaisamment : « Le seul fruit mûr que j'aie vu en Angleterre, ce sont des pommes cuites au four ». Quelques-unes des recommandations de Locke, je l'avoue, sont tout à fait paradoxales : lorsqu'il conseille, par exemple, de donner à l'enfant des chaussures si minces « qu'elles laissent passer l'eau, quand les pieds seront en contact avec elle ». On peut rire de ces fantaisies hygiéniques ; on peut se plaindre aussi de la rudesse excessive d'un système qui certainement abuse de l'endurcissement physique. Je ne sais pas si les conséquences d'un pareil régime, appliqué à la lettre, ne seraient pas désastreuses ; beaucoup d'enfants n'en réchapperaient pas, surtout s'ils étaient aussi délicats et aussi souffreteux que Locke l'était lui-même. Mme de Sévigné était dans le vrai quand elle disait : « Si votre fils est bien fort, l'éducation rustaude est bonne ; mais, s'il est délicat, je pense qu'en voulant le faire robuste on le fait mort ». Mais ce qui défie toute critique, c'est l'esprit général d'une éducation physique qui tend à se rapprocher de la nature, qui élimine les conventions de la mode, qui condamne les raffinements de la mollesse, et où se reflètent enfin les moeurs viriles de l'Angleterre.

2° En ce qui touche l'éducation intellectuelle, Locke appartient manifestement à la famille, rare de son temps, mais de plus en plus nombreuse aujourd'hui, des pédagogues utilitaires. Il veut former, non des hommes de lettres ou de science, mais des hommes pratiques, armés pour le combat de la vie, pourvus de toutes les connaissances dont ils auront besoin pour régler leurs comptes, pour diriger leur fortune, pour satisfaire aux exigences de leur profession, enfin pour remplir leurs devoirs d'hommes et de citoyens.

Un mérite incontestable de Locke, c'est d'avoir réagi contre l'instruction de pure forme, qui substitue à l'acquisition d'un savoir positif et réel une culture de luxe, pour ainsi dire, l'apprentissage d'une rhétorique superficielle et d'un verbiage élégant. Locke dédaigne et condamne les études qui ne tendent pas directement à la préparation de la vie. Sans doute il est allé un peu loin dans sa réaction contre le formalisme alors à la mode et dans sa prédilection pour le réalisme. Il oublie trop que les vieilles études classiques, si elles ne sont pas utiles au sens positif du mot, si elles ne satisfont pas aux besoins ordinaires de l'existence, ont cependant une utilité plus haute, en ce sens qu'elles peuvent devenir, entre des mains habiles et discrètes, un excellent instrument de discipline intellectuelle et les éducatrices de l'esprit. Mais Locke parlait à des fanatiques et à des pédants, pour qui le latin et le grec étaient le tout de l'instruction, et qui, détournant les lettres de leur vraie destination, faisaient à tort de la connaissance des langues mortes le but unique, et non, comme il convient, un des moyens de l'instruction. Ce n'est pas que Locke soit un utilitaire aveugle, un positiviste brutal qui songe à éliminer absolument les études désintéressées. Seulement, il veut qu'on les mette à leur rang, qu'on ne leur sacrifie pas, en les investissant d'une sorte de privilège exclusif, d'autres enseignements plus essentiels, plus immédiatement utiles. Il combat, non le latin, mais l'abus du latin ; non le fonds de l'instruction classique, mais la façon dont elle est donnée ; non les écoles de grammaire elles-mêmes, mais la mode, l'enseignement qui y précipite une multitude d'enfants que leur condition et leur disposition d'esprit destineraient plutôt à d'autres études.

Passons en revue le programme d'études que Locke a dressé pour ses élèves. Dès que l'enfant sait lire et écrire, il faut lui apprendre à dessiner. Très dédaigneux de la peinture et des arts en général, dont son esprit peu poétique ne comprenait pas assez la douce et profonde influence sur l'âme des enfants, Locke en revanche recommande le dessin, parce que le dessin peut être pratiquement utile, et il le met presque sur le même rang que la lecture et l'écriture. Une fois ces éléments acquis, l'élève doit être exercé dans sa langue maternelle, d'abord par des lectures, ensuite par des exercices familiers de composition. L'étude d'une langue vivante (c'est le français que Locke propose à ses compatriotes) doit suivre immédiatement : et c'est seulement quand l'enfant la possédera qu'on le mettra au latin. Le latin sera appris par l'usage, si on le peut, sinon par la lecture des auteurs. Le moins possible de grammaire, pas de récitation, pas de compositions latines, mais, le plus tôt qu'on le pourra, des lectures dans des textes latins faciles, voilà les recommandations trop peu écoutées de Locke. Il ne s'agit plus d'apprendre le latin pour l'écrire en perfection : le seul but vraiment désirable est de comprendre les auteurs qui ont écrit dans cette langue. Les partisans obstinés des vers et des discours latins ne liront pas sans chagrin les vives protestations de Locke contre des exercices dont on abuse, et qui imposent à l'enfant le supplice d'écrire dans une langue qu'il manie difficilement, sur des sujets qu'il connaît à peine. Quant au grec, Locke le proscrit absolument : non qu'il méconnaisse la beauté d'une langue dont les chefs-d'oeuvre sont, dit-il, la source originelle de notre littérature et de notre science ; mais il en réserve la connaissance aux érudits, aux lettrés, aux savants de profession, et il l'exclut de l'enseignement secondaire, qui ne doit être que l'école de la vie. Ainsi allégée, l'instruction classique pourra plus aisément accueillir les éludes vraiment utiles et d'une portée pratique : la géographie, que Locke met au premier rang parce qu'elle est un « exercice de la mémoire et des yeux » ; l'arithmétique ; puis ce qu'il appelle un peu ambitieusement l'astronomie, et qui n'est au fond que la cosmographie élémentaire ; les parties de la géométrie qui sont nécessaires pour un « homme d'affaires » ; la chronologie et l'histoire, « la plus agréable et la plus instructive des études » ; la morale, le droit et la législation usuelle ; enfin la philosophie naturelle, c'est-à-dire les sciences physiques ; et, pour couronner le tout, un métier manuel et la tenue des livres.

3° Locke a traité avec un soin particulier le sujet de l'éducation morale. L'instruction à ses yeux n'est pas la chose essentielle. « Ce qu'un gentleman, dit-il, doit souhaiter à son fils, outre la fortune qu'il lui laisse, c'est : 1° la vertu ; 2° la prudence ; 3° les bonnes manières ; 4° l'instruction. » On voit que l'instruction vient seulement au dernier rang, après la politesse, après la prudence, après la vertu aussi.

Mais quel est le principe que Locke a choisi pour en faire le ressort de l'éducation morale? Ce n'est pas l'intérêt, comme on pourrait le croire, étant donnés ses instincts utilitaires. Ce ne sont pas non plus des sentiments tendres et affectueux, l'amour des parents. C'est encore moins la crainte des punitions et le sentiment servile de la terreur. Locke, qui peut-être a le tort de traiter trop tôt l'enfant en homme et qui ne se rend pas compte suffisamment de tout ce qu'il y a de faiblesse dans la nature enfantine, Locke fait appel dès le début au sentiment de l'honneur et à la crainte de la honte, c'est-à-dire à des émotions qui, je le crains, par leur noblesse même sont un peu au-dessus des facultés de l'enfant. L'honneur, qui n'est à vrai dire qu'un autre mot pour dire le devoir et comme la traduction mondaine de la vertu, l'honneur peut être assurément le guide d'une conscience adulte et déjà formée. Mais n'est-il pas chimérique d'espérer que l'enfant dès ses premières années sera sensible à l'estime et au mépris de ceux qui l'entourent? S'il était possible d'inspirer à l'enfant le souci de sa réputation, je reconnais avec Locke que l'on pourrai) désormais « faire de lui tout ce qu'on voudrait et lui apprendre à aimer toutes les formes de la vertu ». Mais la question est de savoir si l'on peut y réussir ; et j'en doute, malgré les assurances de Locke. H est dupe de la même illusion, et quand il attend de l'enfant assez d'énergie morale pour que le sentiment de l'honneur suffise à le gouverner, et quand il compte sur ses forces intellectuelles au point de vouloir raisonner avec: lui dès qu'il sait parler. Pour former de bonnes habitudes chez l'enfant cl le préparer à la vertu, ce n'est pas trop de toutes les ressources que la nature et l'art mettent à la disposition de l'éducateur : la sensibilité, sous ses diverses formes, les calculs de l'intérêt, les lumières de l'intelligence. C'est peu à peu seulement, et avec le progrès de l'âge, qu'un principe élevé comme le sentiment de l'honneur ou le sentiment du devoir pourra émerger du milieu des volontés mobiles de l'enfant et s'imposer à ses actions comme la loi souveraine. La pédagogie morale de Locke est certainement fautive en ce qu'elle ne s'adresse pas assez au coeur, à la puissance d'aimer qui est déjà si grande chez l'enfant. J'ajoute que, dans sa hâte d'émanciper l'enfant, de le traiter en créature raisonnable, de développer en lui les principes du self government, Locke a eu tort de proscrire presque absolument la peur du châtiment. Il est bon de respecter la liberté et la dignité de l'homme dans l'enfant, mais il ne faut pas que ce respect dégénère en superstition, et il n'est pas sûr que, pour préparer des volontés fermes et robustes, il soit nécessaire de les avoir affranchies de bonne heure de toute crainte et de toute contrainte.

Locke n'a donc pas assez élargi les bases de sa théorie de la discipline morale : mais s'il est resté incomplet dans la partie positive de sa tâche, s'il n'a pas conseillé tout ce qu'il faut faire, il a mieux réussi dans la partie négative, celle qui consiste à éliminer tout ce qu'il faut ne pas faire. Les chapitres consacrés aux châtiments eu général, et en particulier aux châtiments corporels, comptent parmi les meilleurs des Pensées. Rollin, Rousseau les ont souvent copiés. Il est vrai que Locke lui-même en a emprunté l'initiative à Montaigne : la « douceur sévère » qui est la règle pédagogique de l'auteur des Essais est aussi la règle de Locke. C'est d'après elle que Locke a porté sur le fouet le jugement définitif du bon sens : « Le fouet est une discipline servile qui rend le caractère servile ».

Pour entrer plus avant dans l'analyse de la pédagogie de Locke, il faudrait citer mainte autre vérité importante. Il nous suffira d'avoir signalé les trois principes essentiels qui dominent les longs développements du livre des Pensées.

Locke n'est pas resté complètement étranger aux questions d'instruction primaire. Dans un siècle où l'on songeait trop peu aux classes pauvres, il a témoigné de ses sentiments humanitaires par son projet d'établissement de « maisons de travail » (working houses) destinées à recueillir les enfants indigents. Dans le rapport remarquable qu'il adressa au gouvernement anglais en 1697, il se préoccupait surtout de remédier à la paressse et au vagabondage de l'enfant, d'alléger la surveillance de la mère absorbée par son travail, enfin de former, par des habitudes «l'ordre et de discipline, des hommes sobres, des ouvriers laborieux. Tous les enfants d'une certaine condition, de trois à quatorze ans, devaient être réunis dans des asiles et y trouver travail et nourriture, Par là on peut dire que Locke rejoint déjà Pestalozzi et l'oeuvre de régénération morale entreprise cent ans plus lard à Neuhol et à Stanz, de même que, par les Pensées sur l'éducation, il a devancé Rousseau et inspiré l'Emile.

C'est en 1693 que parurent les Pensées, trois ans après l'Essai sur l'entendement humain. Les applaudissements ne manquèrent pas dès l'origine à l'ouvrage de Locke, qui est devenu un des livres classiques de la pédagogie anglaise. Rien qu'elles datent de deux siècles, les Pensées n'ont point vieilli et méritent d'être lues.

Les Pensées sur l'éducation furent traduites en notre langue dès 1695, par Pierre Coste, protestant français qui s'était réfugié en Angleterre après la révocation de l'Edit de Nantes, et y était devenu l'ami de Locke. La traduction, d'ailleurs fort inexacte, de Coste arriva du vivant de son auteur à sa cinquième édition, en 1737. Le tort principal de celle traduction c'est, comme Coste l'avoue lui-même, qu'il a « refondu des pages entières », et qu'il s'est servi « de tous les adoucissements dont il a pu s'aviser pour corriger le désordre et les redites du texte original » Thurot a réédité en 1821 la traduction de Coste sans y rien changer. Enfin en 1882, M. Fochier (Paris, Delagrave) a repris la même traduction, en l'abrégeant et en la remaniant sur certains points. Une traduction nouvelle et complète du texte original a été publiée, également en 1882, chez Hachette, par l'auteur de cet article.

Gabriel Compayré