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Littré

Emile Littré, né à Paris le 1" février 1801, mort à Paris le 2 juin 1881, est un des savants les plus éminents du dix-neuvième siècle. Il fut membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, de l'Académie de médecine, et enfin de l'Académie française. Disciple d'Auguste Comte en philosophie, il a beaucoup contribué à vulgariser en France la doctrine connue sous le nom de positivisme. Esprit encyclopédique, il embrassa les divers champs de la science, et aurait voulu, à la fin de sa vie, ajouter à ses travaux si variés une revue de l'histoire universelle. C'était aussi un républicain simple, droit et intègre, et il se montra tel dès 1830. Nous ne le considèrerons ici que dans son oeuvre principale, le Dictionnaire dé la langue française. C'est le plus grand travail lexicographique entrepris jusqu'à présent sur notre langue, et il mérite de figurer à côté du Thesaurus de Robert Estienne pour la langue grecque, et des grands dictionnaires de Forcellini et de Freund pour la langue latine. On ne sait ce qu'on doit admirer le plus, dans Littré, de la sûreté de sa méthode, de la merveilleuse sagacité de ses jugements, ou de la patience de ses recherches, de son infatigable activité dans un âge avancé, au milieu des plus grandes angoisses patriotiques.

Le Dictionnaire de Littré contient plus de mots que le Dictionnaire de l'Académie, et il donne pour chacun d'eux « la prononciation et la spécification grammaticale, puis les sens actuels par des exemples d'auteurs classiques ou modernes, par des phrases courtes dont aucune ne fait double emploi. Ce n'est qu'après avoir épuisé ces sens et acceptions de l'usage présent que l'auteur passe à ['historique du mot depuis les onzième ou douzième siècles jusqu'au seizième, et là il procède également par une série d'exemples incontestables et triés, ne mettant que le nécessaire ; ce n'est pas lui qui ferait un pas de plus pour aller cueillir la fleurette. Il termine enfin par l'étymologie, partie dans laquelle il excelle, où il a sa méthode à lui, sa pierre de touche, et où il ne tâtonne pas comme on le faisait auparavant. Il est, par ce dernier point, incomparablement supérieur à l'Académie, qui aura désormais à profiter de son travail, sinon de sa méthode. » (Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, V, p. 246.)

C'est en 1841 que le chef de la maison Hachette, qui avait été le condisciple de Littré et était resté son ami, lui demanda d'entreprendre ce vaste travail dont il voulait faire un monument digne des lettres françaises. La proposition fut acceptée, mais elle ne reçut un commencement d'exécution que six ans après. La rédaction dura de 1847 à 1865, et l'impression, commencée le 27 septembre 1859, fut terminée en novembre 1872, après une interruption d'environ neuf mois en 1870-1871. On peut se rendre compte du travail qu'exigea le Dictionnaire par les chiffres suivants : « La copie (sans le Supplément) comptait 415636 feuillets. Il y a eu 2242 placards de composition. Les additions faites sur les placards ont produit 292 pages en trois colonnes. Si le Dictionnaire (toujours sans le Supplément) était composé sur une seule colonne, cette colonne aurait 37 525m, 28. » (Littré, Etudes et Glanures, p. 411.)

On a peine à comprendre qu'un homme ait pu suffire à une pareille tâche, et l'on se prend d'une admiration profonde pour l'illustre savant quand on lit le récit aussi simple que touchant de ses veilles, puis de ses angoisses, récit écrit dans la dernière année de sa vie (1er mars 1880) :

« Je me levais, dit-il, à huit heures du matin. C'est bien tard, dira-t-on, pour un homme si pressé. Attendez. Pendant qu'on faisait ma chambre à coucher, qui était en même temps mon cabinet de travail, je descendais au rez-de-chaussée, emportant quelque travail ; c'est ainsi que, entre autres, je fis la préface de mon dictionnaire. Le chancelier d'Aguesseau m'avait appris à ne pas dédaigner des moments qui paraissent sans emploi, lui que sa femme inexacte faisait toujours attendre pour le dîner, et qui, lui présentant un livre, lui dit : « Voilà l'oeuvre des avant-dîners ». A neuf heures, je remontais et corrigeais les épreuves venues dans l'intervalle jusqu'au déjeuner. A une heure, je reprenais place à mon bureau, et là, jusqu'à trois heures de l'après-midi, je me mettais en règle avec le Journal des Savants, qui m'avait élu en 1855, et à qui j'avais à coeur d'apporter régulièrement ma contribution. De trois à six heures, je prenais le dictionnaire. A six heures, je descendais pour le dîner, toujours prêt ; car ma femme ne faisait pas comme Mme d'Aguesseau. Une heure y suffisait environ. On recommande en précepte hygiénique de ne pas se mettre à l'ouvrage de cabinet immédiatement après le repas. J'ai constamment enfreint ce précepte, après expérience faite que je ne souffrais pas de l'infraction. C'était autant de gagné, autant d'arraché aux nécessités corporelles. Remonté vers sept heures du soir, je reprenais le dictionnaire et ne le lâchais 'plus. Un premier relais me menai à minuit où l'on me quittait. Le second me conduisait à trois heures du matin. D'ordinaire, ma tâche quotidienne était finie. Si elle ne l'était pas, je prolongeais la veille, et plus d'une fois, durant les longs jours, j'ai éteint ma lampe et continué à la lueur de l'aube qui se levait. À la ville, le temps était moins réglé. La journée avait des allants et des venants et des dérangements imprévus. Mais, le soir, je redevenais mon maître complètement ; ma nuit m'appartenait, et je l'employais exactement comme à Mesnil-le-Roi. »

Voilà le travail ; voici maintenant les angoisses. Les matériaux du dictionnaire, formant 240 paquets de chacun 1000 feuillets, avaient été renfermés dans 8 caisses en bois blanc. Ces caisses étaient déposées dans la cave à Mesnil-le-Roi, et on les en tirait au fur et à mesure de l'impression. Au mois d'août 1870, en prévision d'opérations militaires aux environs de Paris, Littré fit transporter à Paris les caisses qui restaient, et les plaça dans le sous-sol de la maison Hachette pour les mettre hors de la portée des obus. Mais si elles ne coururent aucun danger pendant le siège, elles faillirent, à la fin de l'insurrection de la Commune, être brûlées avec les librairies Hachette et J.-R. Baillière, que menaçaient les insurgés. Enfin le travail put être repris après neuf mois d'interruption.

« Ces derniers dix-huit mois (1871-1872) furent pour moi, dit Littré, des mois chargés outre mesure et difficiles. Tous les arrangements de ma vie pour me procurer la plus grande somme de temps disponible étaient bouleversés. Membre de l'Assemblée nationale, j'assistais régulièrement à ses séances. N'ayant pu prendre résidence à Versailles à cause de mes livres et de tout ce qu'à Paris j'avais sous la main, j'étais obligé de faire chaque jour le voyage dont on s'est tant plaint et qui vient seulement de cesser. De la sorte, le milieu des journées m'était enlevé tout entier ; il ne me restait que les matinées, les nuits, les dimanches et les vacances de l'assemblée. Ces heures dérobées aux devoirs publics, on imaginera sans peine avec quel soin jaloux je les employai, et combien je me réjouis quand je vis qu'elles suffisaient. »

Nous n'avons pas craint d'allonger ces citations parce qu'elles nous paraissent contenir un enseignement moral par la haute idée qu'elles font concevoir du prix du temps.

Le Dictionnaire de Littré doit entrer dans la bibliothèque de toute école normale, et le professeur de langue française doit l'avoir constamment sous la main pour préparer ses leçons, éclairer ses explications. Il y apprendra à voir dans la langue un produit organique des forces les plus spontanées de l'esprit humain un fait historique dont l'état présent s'explique par l'état passé, et non point une invention ingénieuse appuyée sur une raison générale et abs traite, dont les lois sont toujours rigides et quelque peu arbitraires. Il importe surtout que Littré soit consulté dans l'explication de nos grands auteurs du dix-septième siècle dont la langue, sur bien des points, diffère de celle de notre époque. Avec lui, on aime a prêter l'oreille aux souvenirs qu'éveille cette étude des mots, aux comparaisons qu'elle suscite, aux échos qu'elle fait parler.

Louis Berger