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Liberté de l’enseignement

 Ce sujet exige quelque développement, en raison de son importance d'abord, mais surtout à cause des débats passionnés et confus auxquels il a donné lieu. Pour la clarté des recherches, nous divisons l'article en deux parties, l'une de théorie où nous discuterons les principes, l'autre historique et législative.

I. Définition de la liberté de l'enseignement : usage et abus du mot. — Il faut tout d'abord distinguer soigneusement les divers sens qu'on a donnés à cette formule Liberté de l'enseignement, et écarter ceux qui ne reposent que sur une confusion de termes.

La liberté pour les familles d'assurer ou non l'enseignement élémentaire aux enfants, la prétendue « liberté du père de famille » de refuser pour ses enfants le degré d'instruction que la société leur offre parce qu'elle le juge indispensable, c'est un premier abus de mots que nous ne saurions prendre au sérieux même pour le réfuter (Voir Obligation).

Dès lors que nous ne pouvons songer à reconnaître pour un futur membre de la société la liberté de se passer d'enseignement, ni pour ses parents celle de l'en priver, nous ne songerons pas davantage à une sorte de liberté d'indifférence de la part de la commune et de l'Etat en ce qui concerne la distribution ou la non-distribution de cet enseignement. Il y a, nous semble-t-il, un droit et un devoir qui sont au-dessus de toutes les libertés ; c'est le droit et le devoir de l'instruction qui s'imposent au nom d'une nécessité sociale. Et, il importe de ne pas le perdre de vue, celte nécessité de l'instruction est en quelque sorte la notion supérieure qui devra servir de boussole à travers toutes les subtilités théoriques qui peuvent obscurcir le débat.

Qu'est-ce donc que la liberté de l'enseignement, et comment peut-elle se concilier avec l'intérêt social qui commande que tout enfant soit instruit pour que tout citoyen soit en état d'exercer ses droits?

La liberté de l'enseignement, dans un pays qui a proclamé l'enseignement obligatoire, c'est le droit égal pour tous de donner cet enseignement, c'est l'interdiction de tout monopole qui mettrait cet enseignement dans les mains soit d'individus privilégiés, soit de corporations, soit même de l'Etat à l'exclusion de tout autre enseignant. Mais de ce que nul citoyen, dans un pays libre, ne peut être arbitrairement privé du pouvoir d'enseigner, s'ensuit-il que ce pouvoir soit en quelque sorte un droit de nature, illimité, inconditionnel, et dont l'exercice ne soit subordonné à aucune règle, à aucun contrôle? Pour répondre à cette question, il suffit de se demander s'il s'agit là d'un droit dont l'exercice intéresse l'individu seul. N'est-ce pas évidemment au contraire un droit qui s'exerce à l'égard de mineurs, c'est-à-dire de personnes dont l'Etal est le protecteur naturel? On peut comprendre l'Etat n'intervenant pas dans les transactions entre adultes quand il ne s'agit que d'eux-mêmes et de leurs seuls intérêts. Mais peut-on admettre d'une part que la société ait posé le principe de la nécessité de l'enseignement, qu'elle impose même à tous un certain degré d'instruction élémentaire, et qu'en même temps elle concède au premier venu le droit de disposer comme il l'entendra des enfants qu'il lui aura plu de réunir sous prétexte d'enseignement? Ne serait-ce pas une puérilité ou plutôt un pur non-sens que ce prétendu respect d'une liberté qui serait celle de se moquer de la loi d'abord, et ensuite d'abuser impunément de la faiblesse de l'enfance? Et quelle pire ironie que le nom de liberté donné à cet abus de la force de la part de l'intéressé, à cette abdication de la part de la société qui se résignerait à y assister les bras croisés?

Il n'y a pas à hésiter : le seul sens raisonnable du mot de liberté, ici comme en tout autre domaine, c'est l'exercice d'un droit qui a pour limite le droit d'autrui, la société restant le juge et le garant du respect réciproque de celte limite de part et d'autre. Il est donc non seulement légitime, mais nécessaire que l'Etat intervienne pour s'assurer que celui qui réclame la liberté d'enseigner n'a pas tout simplement l'intention d'exploiter l'enfant avec le concours de l'indifférence ou de l'ignorance des familles. Chacun est libre d'enseigner, mais à condition de remplir les obligations, de fournir les garanties, les preuves de capacité et de moralité que la société considère comme le minimum des précautions à exiger, sous peine de livrer l'enfance ou la jeunesse à des imposteurs. Il appartient évidemment à la loi de chaque pays de déterminer les diverses conditions d'exercice de la liberté de l'enseignement. Elles ne constituent ni des contradictions au principe même de cette liberté ni des restrictions à. son application, mais de simples moyens de défense contre les abus qui pourraient se produire sous le nom de la liberté même qu'ils violeraient. Les règlements de police ou de salubrité publique, qui interdisent certains actes dangereux pour la communauté ou qui les subordonnent à diverses garanties de sécurité, n'ont jamais été réputés une atteinte a la liberté individuelle. De même l'obligation de justifier d'une capacité spéciale correspondant à une profession spéciale n'est autre chose qu'une mesure d'ordre public qui doit passer avant l'intérêt privé, et contre laquelle on serait mal venu à protester au nom d'une liberté supérieure qui se définirait la liberté de nuire à autrui sans être gêné par personne.

En conséquence, nous estimons qu'il n'y a pas même lieu de discuter la thèse, insoutenable dès qu'elle est énoncée, d'une liberté d'enseignement primordiale, absolue, imprescriptible et illimitée. Il reste à examiner la seule forme de la liberté de l'enseignement qui soit compatible avec le régime des institutions démocratiques, la liberté d'enseigner sous certaines conditions légales communes pour tous. C'est le système qui prévaut aujourd'hui dans presque tous les pays civilisés. Les différences consistent dans la nature des garanties exigées et des moyens de contrôle institués par la loi, à l'égard des divers degrés d'enseignement : enseignement primaire, enseignement secondaire, enseignement supérieur, enseignement professionnel ou technique.

Si l'Etat n'enseigne point lui-même, la question se borne pour lui à maintenir l'égalité entre les citoyens qui, à leurs risques et périls, sous le contrôle des lois, se chargent de l'enseignement : on ne peut lui demander que de ne point créer de monopole, de n'exclure arbitrairement personne.

Si l'Etat enseigne et se trouve seulement en présence d'individus et d'associations libres qui se partagent avec lui le vaste champ de l'enseignement, c'est un devoir de stricte et facile équité d'assurer a tous les établissements libres ou publics, à tous les professeurs, à tous les élèves l'égalité devant la loi. Dans les examens qui donnent droit à des grades ou qui ouvrent l'accès des carrières, aucun privilège ne doit être réservé aux établissements de l'Etat ou à leurs élèves. La concurrence doit être libre et loyale. Gouvernement, sociétés, individus, tous ceux qui entreprennent d'enseigner doivent, sans distinction d'origine, de culte ou d'opinion, se soumettre pour la vérification des résultats obtenus à un même critérium, dans les conditions d'impartialité les plus complètes.

Reste un troisième cas : c'est le plus difficile ou plutôt c'est celui qui fait à lui seul toute la difficulté du problème de la liberté d'enseignement. C'est la situation des pays où jusqu'à nos jours l'enseignement était le privilège exclusif de l'Eglise ou de corporations issues de l'Eglise ; une révolution est survenue qui a plus ou moins complètement brisé ce monopole, soit en y substituant le monopole de l'Etat, soit ensuite en supprimant tout monopole. Dans ces pays, par un étrange renversement des termes qui pourtant s'explique assez aisément comme tactique de parti, la liberté de l'enseignement a été revendiquée par ceux-là même dont le monopole était ou détruit ou menacé. Sous les apparences de la liberté, il s'agissait essentiellement du pouvoir ; et ce qu'on se disputait de part et d'autre, ce n'était pas le droit abstrait d'enseigner, c'était une forte organisation permettant de s'emparer à peu près entièrement de l'instruction de la jeunesse à tous les degrés. La liberté si impérieusement et parfois si éloquemment réclamée par les adversaires avoués de toutes les libertés, c'était celle de traiter d'égal à égal avec l'Etat, bien plus, de se substituer à l'Etat, de maintenir sous le nom d'équivalences de véritables immunités, de perpétuer, sous prétexte de droits acquis, les antiques prérogatives de l'Eglise. De là l'extrême complication des débats où les mots signifiaient souvent presque le contraire des choses.

Pour avoir raison des sophismes qui se cachaient sous cette revendication de liberté, il fallait commencer par faire disparaître jusqu'au dernier vestige de monopole au profit de l'Etat ; c'était le seul moyen de pouvoir attaquer de front celui de l'Eglise, . Tel a été le résultat en France des lois de 1833 pour l'enseignement primaire, de 1850 pour l'enseignement secondaire et de 1880 pour l'enseignement supérieur. Elles ont posé le principe de la liberté de l'enseignement, celle de 1850 avait même, sous ce nom, consacré quelques-unes des prétentions excessives de l'Eglise. Quelles que fussent leurs imperfections de détail, ces lois, en abolissant tous les privilèges des établissements d'Etat, ont permis en somme de dégager et d'affirmer une notion tout à fait différente, celle du droit de contrôle de l'Etat. Ce droit de contrôle avait été jusque-là intentionnellement confondu avec les anciens privilèges de l'Université, de l'Etat. La distinction est clairement apparue à tous les yeux aussitôt que l'Etat eut soumis franchement ses maîtres et ses élèves au droit commun. Il a été aussitôt manifeste qu'il pouvait y soumettre de même tous ceux des établissements rivaux. Et du même coup a éclaté à tous les yeux le véritable objet de la querelle et le véritable dessein des prétendus champions de la liberté d'enseignement : ce qu'ils demandaient, ce qu'ils avaient obtenu, et ce qu'il a fallu leur reprendre par des lois spéciales, c'était l'exemption pour leur personnel des garanties exigées pour tous, c'était le privilège d'enseigner comme instituteur primaire sans avoir le brevet d'instituteur primaire, c'était le privilège d'ouvrir un établissement secondaire sans être tenu aux justifications exigées de tout chef d'établissement secondaire, c'était le privilège de soustraire leurs écoles aux conditions ordinaires de l'inspection et de la surveillance imposées à toutes les autres, c'était le privilège de conférer des grades auxquels l'Etat eût été obligé de reconnaître la même valeur qu'à ceux de ses propres facultés, en se contentant d'être admis au jugement pour moitié et de pair avec les représentants de l'enseignement libre ; c'était le privilège pour l'Eglise d'avoir dans tous les conseils de l'Université une place prépondérante et des représentants de droit qui missent dans ses mains ou la direction des affaires ou une résistance invincible à tout progrès suspect.

Le législateur a pu faire justice de toutes ces prétentions dès qu'il a pu les mettre en pleine lumière et faire voir combien elles diffèrent de la véritable liberté de l'enseignement. Tout Français est libre d'enseigner, mais tout Français est tenu de prouver, devant les mêmes juges et de la même manière, qu'il est capable d'enseigner ; tout Français est libre d'enseigner, mais il n'est pas libre de réclamer pour son enseignement le privilège d'être clandestin, d'échapper à tous les regards, de produire tels résultats que bon lui semble, et de se refuser à les laisser constater dans les formes que fixe la loi elle-même ; tout Français est libre d'enseigner, mais à la condition de ne pas s'être volontairement placé dans une condition qui le frappe d'incapacité légale.

Tel est l'état de choses qu'a établi le législateur français ; il nous semble répondre à la double nécessité que nous avons tâché de mettre en évidence : nécessité sociale de l'instruction avec des garanties assez sérieuses pour que l'instruction ne soit pas ou un vain mot ou le rebours même de l'instruction, et nécessité, d'autre part, dans un pays libre, d'assurer à tous un droit égal a l'enseignement, sous le contrôle des lois, comme on leur assure, sous le même contrôle, l'exercice de tous leurs droits de citoyen.

II. Historique et législation. — Quelle idée les hommes de la Révolution française se sont-ils formée de la liberté de l'enseignement? Pour le bien comprendre, il faut se représenter clairement ce qu'était. en matière d'instruction, l'ancien régime qu'ils voulaient détruire, et ce que devait être le régime nouveau qu'ils voulaient fonder.

Sous l'ancien régime, l'éducation des masses était livrée aux mains du clergé. Les collèges, dirigés par un personnel exclusivement ecclésiastique, avaient été « institués dans la vue, non de former des citoyens, mais de faire des prêtres » (Lavoisier) ; ils « usaient la première jeunesse dans un pénible apprentissage de mots », et « la raison y était insultée avec les formes du raisonnement » (Daunou). Quant aux établissements supérieurs, académies, sociétés savantes, lycées, si la science, malgré les entraves qui pesaient sur elle, y avait fait quelques progrès, le gouvernement les surveillait d'un oeil défiant. « Comme si le despotisme eût voulu se venger de l'audace de la pensée et de la révolte des lumières, il s'étudiait sans cesse à les arrêter, à les entraver dans leur cours. Tout était disposé pour que, dans les établissements du second ordre, on ne retrouvât presque plus rien de la physionomie et du caractère des premiers. » (Daunou.)

Le but des hommes de la Révolution fut donc, avant tout, d'émanciper la science, de garantir les droits de la libre recherche ; et tout en soustrayant la jeunesse à l'éducation que lui donnait l'Eglise, d'assurer à l'universalité des citoyens l'accès des connaissances indispensables à l'homme. D'une part, ils voulurent prendre des précautions contre les abus de pouvoir d'un gouvernement qui s'était toujours montré hostile à la libre pensée (il ne faut pas oublier qu'au moment où Talleyrand, puis Condorcet ; présentèrent leurs plans, la royauté était encore debout) ; d'autre part, à l'encontre de la vieille doctrine qui vouait le peuple à l'ignorance, ils proclamèrent le devoir pour la société de créer une instruction publique, commune à tous les citoyens.

C'est à ce point de vue qu'il faut se replacer pour bien saisir la véritable portée des projets qui furent soumis à la Constituante et à la Législative. Ce qui importe à Talleyrand et à Condorcet, c'est d'abord d'organiser, sous la forme d'un service public, un système national d'enseignement dont tous puissent profiter ; c'est, en second lieu, de protéger la science contre l'Eglise et la royauté, et d'empêcher qu'un pouvoir despotique n'essaie d'arrêter le développement des vérités nouvelles et d'interdire l'enseignement de théories qu'il jugerait contraires à sa politique et à ses intérêts. La liberté de l'enseignement, pour eux, c'est la revendication de la liberté philosophique et scientifique contre l'autorité ecclésiastique ou séculière.

Les textes ne laissent aucun doute sur les véritables intentions des législateurs de 1791 et de 1792.

La constitution de 1791 dit, au titre Ier :

« Il sera créé et organisé une instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes, et dont les établissements seront distribués graduellement, dans un rapport combiné avec la division du royaume. »

Talleyrand, présentant à ses collègues un plan pour l'exécution de cet article constitutionnel, s'applique bien moins à rechercher les moyens de sauvegarder ce qu'on a appelé depuis « la liberté du père de famille », qu'à fonder un système dans lequel nul enfant ne sera exclus du bénéfice de l'enseignement national ; l'instruction a été jadis le privilège de quelques-uns, elle doit devenir le patrimoine de tous ; la liberté, en ce domaine, c'est la liberté de participer à l'instruction ; l'école doit être « libre » au sens anglais (on sait que, chez les Anglais et les Américains, a free school signifie « une école gratuite », une école où tous ont libre accès) : « L'instruction doit exister pour tous ; car puisqu'elle est un des résultats, aussi bien qu'un des avantages de l'association, on doit conclure qu'elle est un bien commun des associés ; nul ne peut donc en être légitimement exclus ; et celui-là qui a le moins de propriétés privées semble même avoir un droit de plus pour participer à cette propriété commune ». Talleyrand se préoccupe aussi de l'abolition d'un autre privilège, celui qui faisait des fonctions de l'enseignement le monopole des ecclésiastiques : il veut que ces fonctions deviennent accessibles à tous ceux qui en seront dignes et que leur mérite désignera à la confiance des autorités chargées de la nomination. « Si chacun a le droit de recevoir les bienfaits de l'instruction, dit-il, chacun a le droit de concourir à les répandre : car c'est du concours et de la rivalité des efforts individuels que naîtra toujours le plus grand bien. La confiance doit seule déterminer les choix pour les fonctions instructives, mais tous les talents sont appelés de droit à disputer ce prix de l'estime publique. Tout privilège est, par sa nature, odieux ; un privilège, en matière d'instruction, serait plus odieux et plus absurde encore. » Et plus loin : « Nous nous garderons de chercher à venger ici les ministres de l'instruction de ce dédain superbe et protecteur dont ils furent si longtemps outragés ; une semblable réparation serait elle-même un outrage. ; mais, pour qu'ils soient ce qu'ils doivent être, il faut qu'ils parviennent à ces fonctions par un choix libre et sévère. Il convient donc qu'ils soient nommés par ceux-là même à qui le peuple a remis la surveillance de ses intérêts domestiques les plus chers, et que leurs relations journalières mettent plus à la portée de connaître et d'apprécier les hommes dans leurs moeurs et dans leurs talents (il veut parler des directoires de district). Il faut que ce choix ne puisse jamais s'égarer : il importe donc qu'il soit dirigé d'avance par des règles qui, en circonscrivant le champ de l'éligibilité, rendent l'élection toujours bonne, toujours rassurante, et presque inévitablement la meilleure. »

Une note, placée par Talleyrand à la fin de son rapport, témoigne de ses défiances à l'égard du pouvoir exécutif, c'est-à-dire du pouvoir royal, au point de vue de la liberté qu'il voudrait assurer à l'enseignement national : « Il nous eût semblé possible et conforme aux principes, dit-il, d'attacher davantage l'instruction publique au corps législatif ; mais un décret ayant déjà placé cet objet sous la surveillance active d'un des départements du pouvoir exécutif, nous avons dû nous conformer à cette disposition ; nous avons seulement recherché des moyens pour que l'administration nouvelle à qui l'instruction sera spécialement confiée, contenue par l'opinion autant que par sa responsabilité, ne s'écartât point de son but, et favorisât la plus entière et la plus libre propagation des lumières. »

Condorcet est bien plus explicite encore. H veut donner à l'instruction publique une organisation qui la rende indépendante du gouvernement ; il constitue le corps enseignant national en une corporation autonome : « C'est que Condorcet, l'ennemi des rois, voulait ajouter dans la balance des pouvoirs publics un contre-poids de plus au pouvoir royal » (Daunou). On sent en lui le philosophe soucieux avant tout d'émanciper la raison humaine, de répandre partout les lumières de la science, et qui redoute un retour offensif des puissances ennemies, que la Révolution n'a pas achevé de vaincre.

« L'indépendance de l'instruction, écrit-il, fait en quelque sorte partie des droits de l'espèce humaine. Puisque l'homme a reçu de la nature une perfectibilité dont les bornes inconnues s étendent, si même elles existent, bien au delà de ce que nous pouvons concevoir encore, puisque la connaissance de vérités nouvelles est pour lui le seul moyen de développer cette heureuse faculté, source de son bonheur et de sa gloire, quelle puissance pourrait avoir le droit de lui dire : Voilà ce qu'il faut que vous sachiez, voilà le terme où vous devez vous arrêter?

« S'il fallait prouver par des exemples le danger de soumettre l'enseignement à l'autorité, nous citerions l'exemple de ces peuples, nos premiers maîtres dans toutes les sciences, de ces Indiens, de ces Egyptiens, dont les antiques connaissances nous étonnent encore, chez qui l'esprit humain fit tant de progrès, dans des temps dont nous ne pouvons même fixer l'époque, et qui retombèrent dans l'abrutissement de la plus honteuse ignorance, au moment où la puissance religieuse s'empara du droit d'instruire les hommes. Nous citerions la Chine, qui nous a prévenus dans les sciences et dans les arts, et chez qui le gouvernement en a subitement arrêté tous les progrès, depuis des milliers d'années, en faisant de l'instruction publique une partie de ses fonctions. Nous citerions cette décadence où tombèrent tout à coup la raison et le génie chez les Romains et chez les Grecs après s'être élevés au plus haut degré de gloire, lorsque l'enseignement passa des mains des philosophes à celles des prêtres. Craignons, d'après ces exemples, tout ce qui peut entraver la marche libre de l'esprit humain. »

C'est dans la partie supérieure de l'enseignement que doit exister cette liberté réclamée par Condorcet. Quant à l'enseignement élémentaire, c'est-à-dire aux trois premiers degrés (écoles primaires, écoles secondaires, instituts), son rôle étant, non d'accroître la somme des vérités connues, mais de vulgariser des notions déjà vérifiées, il suffit qu'il se fasse l'organe fidèle de la transmission de ces vérités. Donc « indépendance absolue des opinions dans tout ce qui s'élève au-dessus de l'instruction élémentaire » ; et, dans l'enseignement élémentaire, obligation pour les maîtres de conformer leur enseignement aux livres choisis par la puissance publique : « Dans les trois premiers degrés d'enseignement, il faut que la puissance publique indique les livres qu'il convient d'enseigner ; mais dans les lycées (les établissements supérieurs d'instruction), où la science doit s'enseigner tout entière, c'est au professeur de choisir les méthodes. Il en résulte un avantage inappréciable : c'est d'être sûr que si, par une combinaison de circonstances politiques, les livres élémentaires ont été infectés de doctrines dangereuses, l'enseignement libre des lycées empêchera les effets de cette corruption ; c'est de n'avoir pas à craindre que jamais le langage de la vérité puisse être étouffé. »

Il n'y a rien, dans tout ce qu'on vient de lire, qui ressemble à la doctrine inventée de nos jours par le parti catholique sous le nom de liberté de l'enseignement.

Est-ce à dire, cependant, que la Constituante et la Législative aient prétendu n'accorder qu'aux seuls maîtres des écoles publiques la faculté d'enseigner ? Loin de là. Talleyrand a placé à la fin de son rapport un projet de décret spécial ainsi conçu : « Il sera libre à tous particuliers, en se soumettant aux lois générales sur l'enseignement public, de former des établissements d'instruction ; ils seront tenus d'en instruire la municipalité et de publier leurs règlements ». Condorcet admet également que « tout citoyen pourra former librement des établissements d'instruction ». Ils ne paraissent pas d'ailleurs avoir attaché d'importance à l'usage qu'on ferait de ce droit ; bien peu nombreux, semblait-il, seraient les citoyens qui, à côté de l'école nationale, objet de la sollicitude de tous, pourraient être tentés d'ouvrir une modeste école privée. Qui eût pu deviner, à ce moment où l'Eglise venait de se voir enlever l'éducation de la jeunesse aux applaudissements de la nation, qu'elle tenterait un jour de restaurer, sous le nom d'enseignement libre, le système que la Révolution avait détruit? El cependant Condorcet avait écrit ces paroles prophétiques : « A quelque point que l'esprit humain soit parvenu, si un pouvoir quelconque en suspend le progrès, rien ne peut garantir même du retour des plus grossières erreurs ; il ne peut s'arrêter sans retourner en arrière ; et du moment où on lui marque des objets qu'il ne pourra ni examiner ni juger, ce premier terme mis à sa liberté doit faire craindre que bientôt il n'en reste plus à sa servitude ».

Le décret du 18 août 1792 supprima les congrégations enseignantes, dont l'existence, disait le rapporteur Gaudin, « répugne essentiellement à la constitution d'un peuple libre ».

La Convention parut d'abord vouloir voter le plan de Condorcet, adopté par le premier Comité d'instruction publique, dont Chénier, Lanthenas, Arbogast et Romme furent les rapporteurs. Mais, en juin 1793, un nouveau Comité, où Sieyès, Daunou et Lakanal avaient pris l'influence prépondérante, présenta un plan nouveau. Il s'agissait, cette fois, d'éliminer du système de l'instruction publique les degrés supérieurs d'enseignement, et de n'instituer aux frais de la nation que des écoles primaires, auxquelles on enlevait ce nom, qui en effet n'eût plus eu de sens, pour les appeler « écoles nationales ». Les maîtres de ces écoles devaient être nommés par les directoires de district, assistés d'un bureau d'inspection. Quant à la création des établissements où le> élèves pourraient aller chercher des connaissances plus complètes, Sieyès disait : « On peut s'en rapporter sur cela à l'industrie particulière». Et Daunou expliquait que le plan de Condorcet avait l'inconvénient de placer renseignement public entre les mains d'une corporation de professeurs, d'une « vaste agrégation de lettrés », qui disposerait d'une influence dangereuse. Pour éviter ce péril, l'enseignement, dès qu'il ne s'agit plus du premier degré, doit rester entre les mains de l'industrie privée. (Voir à l'article Convention, p. 382, l'exposé du plan de Sieyès et Daunou.) Lorsque le projet fut lu à la tribune, le 26 juin 1793, par Lakanal, la Convention lui fit mauvais accueil. Les écoles nationales devaient être dirigées par une Commission centrale à la nomination du pouvoir exécutif, et composée de douze membres renouvelés par tiers tous les ans: Hassenfratz dénonça une semblable organisation aux Jacobins comme aristocratique : « Dix-huit ou vingt membres rouleront perpétuellement sur eux-mêmes, ils pourront désigner ceux qui leur plairont, et ils formeront ainsi une coterie particulière, de manière que l'arme la plus redoutable sera dans les mains d'une corporation qui dirigera la République. » Le projet fut rejeté le 3 juillet.

Quelques mois plus tard, une objection du même genre fut élevée contre le plan de Romme, renouvelé de celui de Condorcet. « C'est un gouvernement pédagogique, disait Thibaudeau, que l'on veut ainsi fonder dans le gouvernement républicain, une nouvelle espèce de clergé. Ce système n'est-il pas effrayant pour la liberté ? La Révolution vient de détruire toutes les corporation», et on voudrait en établir une monstrueuse ! une de 172 750 individus qui, embrassant, par une hiérarchie habilement combinée, tous les âges, tous les sexes, toutes les parties de la République ; deviendraient infailliblement les régulateurs plénipotentiaires des moeurs, des goûts, des usages, et parviendraient facilement par leur influence à se rendre les arbitres de la liberté et des destinées de la nation. » La liberté absolue de l'enseignement, tel était le principe que Thibaudeau déclarait seul compatible avec les institutions républicaines. « Abandonnez tout à l'influence salutaire de la liberté, s'écriait-il, à l'émulation et à la concurrence ; craignez d'étouffer l'essor du génie par des règlements, ou d'en ralentir les progrès, en le mettant en tutelle sous la férule d'une corporation de pédagogues, à qui vous auriez donné pour ainsi dire te privilège exclusif de la pensée, la régie des progrès de l'esprit humain, l'entreprise du perfectionnement de la raison nationale. » Et Fourcroy ajoutait : « Si l'on adoptait les plans d'instituts et de lycées, qui ont été tant de fois reproduits sous différentes formes, on aurait toujours à craindre l'élévation d'une espèce de sacerdoce plus redoutable peut-être que celui que la raison du peuple vient de renverser. Ici, comme dans toutes les autres parties des établissements républicains, la liberté est le premier et le plus sûr modèle des grandes choses. » La majorité de la Convention se rangea à cet avis ; et le décret du 29 frimaire an II fit dans son article 1er cette déclaration laconique : « L'enseignement est libre ». L'article 2 ajoutait : « Il sera fait publiquement » ; c'est-à-dire que la Convention, en proclamant que l'enseignement serait libre, n'entendait pas l'assimiler simplement à une industrie privée et lui conservait le caractère d'un service public. Les parents pouvaient choisir librement l'école à laquelle \s accordaient la préférence, mais, ce choix fait, la loi les obligeait à y envoyer régulièrement leurs enfants ; et c'était la République qui se chargeait de salarier les instituteurs, a raison du nombre des élèves qui fréquenteraient leurs écoles.

On a répété à satiété, dans des livres dont les auteurs ne sont pas tous des ennemis de la Révolution, que les jacobins ne voulurent pas de la liberté en éducation, qu'ils méconnurent les droits de l'individu, que leur idéal était le despotisme de l'Etat. Or c'est précisément le contraire qui est la vérité. En réalité, les jacobins de l'an II furent si jaloux de tout ce qui pouvait porter atteinte au libre exercice des droits du citoyen, qu'ils rejetèrent par ce motif le plan de Condorcet et de Romme ; ils ne trouvèrent pas suffisante la somme de liberté qui avait satisfait la Constituante et la Législative : au lieu d'une simple tolérance accordée à l'enseignement privé, ils ouvrirent toute grande la carrière à l'initiative individuelle, et voulurent que, moyennant une déclaration faite à la municipalité, tout citoyen et toute citoyenne pût exercer les fonctions d'instituteur et d'institutrice, en se conformant aux prescriptions de la loi.

Retenons donc ce trait distinctif du régime républicain de l'an II en matière d'instruction publique. D'une part, la constitution proclame le devoir de l'Etat : « L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens » (constitution du 24 juin 1793) ; d'autre part, la loi fait appel à la libre initiative des citoyens: « L'enseignement est libre ».

Le décret du 3 brumaire an IV, qui donna aux écoles de la République leur organisation définitive, fut conçu dans un esprit différent. Daunou, qui le rédigea, s'était, cette fois, inspiré en partie des idées de Condorcet ; il y eut de nouveau un corps enseignant officiel, dont les membres, instituteurs des écoles primaires et professeurs des écoles centrales, furent nommés par les administrations de département. Néanmoins, le droit des citoyens d'ouvrir des écoles particulières restait intact : « Nous nous sommes dit : liberté de l'éducation domestique, liberté des établissements particuliers d'instruction ; nous avons ajouté : liberté des méthodes intructives » (Rapport de Daunou). Ce droit était d'ailleurs garanti par la constitution de l'an III, qui disait: « Les citoyens ont le droit de former des établissements particuliers d'éducation et d'instruction, ainsi que des sociétés libres pour concourir aux progrès des sciences, des lettres et des arts ».

Dans les prévisions des théoriciens optimistes qui avaient fait la constitution de l'an III, l'usage de cette liberté ne devait avoir d'autre résultat que de faire naître une salutaire émulation entre les écoles publiques et les écoles particulières. Mais les adversaires de la République comprirent toute la puissance de l'arme qui leur était si généreusement offerte. Tandis que les écoles communales, dont les instituteurs n'avaient pour vivre que la rétribution de leurs élèves, languissaient dans l'abandon, et que les écoles centrales, sans cesse menacées de ruine, ne s'organisaient qu'avec une regrettable lenteur, les écoles particulières, royalistes et catholiques, soutenues par une clientèle de jour en jour plus nombreuse, arrivaient rapidement à un haut degré de prospérité. Il fallut bien reconnaître, au bout de deux ou trois ans d'expérience, que la liberté illimitée de l'enseignement pouvait avoir des dangers. Le Directoire résolut d'intervenir ; mais, pour établir son droit à la surveillance des écoles particulières, il n'avait d'autre texte à invoquer que l'article 356 de la constitution, qui disait en termes généraux : « La loi surveille particulièrement les professions qui intéressent les moeurs publiques, la sûreté et la santé des citoyens ». S'autorisant de cette disposition constitutionnelle, et « considérant que cette surveillance devenait plus nécessaire que jamais pour arrêter les progrès des principes funestes qu'une foule d'instituteurs privés s'efforcent d'inspirer a leurs élèves », le Directoire prit, le 17 pluviôse an VI, un arrêté ordonnant aux administrations municipales de visiter une fois par mois, et à des époques imprévues, les écoles particulières, afin de s'assurer « si les maîtres ont soin de mettre entre les mains de leurs élèves, comme base de la première instruction, les droits de l'homme, la constitution et les livres élémentaires qui ont été adoptés par la Convention » ; dans le cas d'abus constatés, les administrations municipales pourraient ordonner la suspension et la fermeture des écoles. Il ne semble pas que celte mesure ait eu des résultats bien efficaces, car l'année suivante Bonnaire se plaignait au Conseil des Cinq-Cents de voir « les écoles de la monarchie se nourrir et s'engraisser de la perte et de la ruine des écoles nationales », et Duplantier proposait, comme remède, qu'une loi interdit aux établissements particuliers d'instruction de recevoir des élèves avant l'âge de douze ans. Mais une telle loi eût été inconstitutionnelle, ainsi que Heurtault-Lamerville le fit observer à l'auteur de la proposition.

Bonaparte, averti par cet exemple, se garda bien de laisser aux ennemis de son gouvernement la liberté d'enseigner. Déjà, sous le Consulat, la loi du 11 floréal an X substituait au régime de (a liberté illimitée celui de l'autorisation préalable, du moins pour les établissements secondaires : « Il ne pourra être établi d'écoles secondaires sans l'autorisation du gouvernement ». Sous l'Empire, le droit d'enseigner fut érigé en monopole au profit du pouvoir absolu et de l'Eglise catholique. La loi du 10 mai 1806 porte : « Il sera formé, sous le nom d'Université impériale, un corps chargé exclusivement de l'enseignement et de l'éducation publique dans tout l'empire ». Le décret du 17 mars 1808 ajoute : « L'enseignement public, dans tout l'empire, est confié exclusivement à l'Université. Aucune école, aucun établissement quelconque d'instruction, ne peut être formé hors de l'Université impériale, et sans l'autorisation de son chef. Nul ne peut ouvrir d'école, ni enseigner publiquement, sans être membre de l'Université impériale. » Une exception était faite en faveur des séminaires : « Néanmoins l'instruction dans les séminaires dépend des archevêques et évêques, chacun dans son diocèse ». Mais comme le clergé, se prévalant de cette disposition, prétendait soustraire à la juridiction de l'Université les « petits séminaires » ou « écoles secondaires ecclésiastiques », le décret du 9 avril 1809 déclara expressément que seuls les séminaires proprement dits ou écoles spéciales de théologie devaient bénéficier de l'immunité accordée par le décret de 1808 : les écoles secondaires ecclésiastiques furent soumises, comme toutes les autres écoles, au régime universitaire. Les congrégations enseignantes (frères des écoles chrétiennes), qui s'étaient reconstituées, furent affiliées à l'Université.

Quant à la nature de I enseignement, elle est déterminée par l'article 38 du décret de 1808 : « Toutes les écoles de l'Université impériale prendront pour base de leur enseignement : 1° les préceptes de la religion catholique ; 2° la fidélité à l'empereur, à la monarchie impériale, dépositaire du bonheur des peuples, et à la dynastie napoléonienne, conservatrice de l'unité de la France et de toutes les idées libérales proclamées par les constitutions ».

Les articles 2 et 3 du règlement de l'Université impériale (17 septembre 1808) contiennent l'arrêt de mort de tous les établissements libres : « A dater du 1er janvier 1809. l'enseignement public dans tout l'empire sera confie exclusivement à l'Université. Tout établissement quelconque d'instruction, qui, à l'époque ci-dessous, ne serait pas muni d'un diplôme exprès du grand-maître, cessera d'exister. » Le décret du 15 novembre 1811 imposa aux chefs d'institutions et [tensions l'obligation de conduire leurs élèves aux classes des lycées et collèges, et étendit ce régime même aux écoles secondaires ecclésiastiques ou petits séminaires. L'institution de la rétribution universitaire et du certificat d'études compléta le système : les établissements particuliers qui reçurent l'autorisation de continuer à enseigner sous le contrôle du grand-maître durent verser chaque année à la caisse de l'Université un impôt équivalant au vingtième de la rétribution de leurs élèves ; et nul ne put être admis à l'examen du baccalauréat qu'à la condition de justifier qu'il avait fait sa rhétorique et sa philosophie, soit dans un lycée, soit dans un établissement formellement autorisé à cet effet.

La Restauration reçut du gouvernement impérial la machine universitaire toute montée, et, après quelque hésitation, jugea qu'il était de son intérêt de la conserver. Royer-Collard se chargea de démontrer la légitimité du monopole transféré de la dynastie des Bonapartes à celle des Bourbons : « L'Université, disait-il à la Chambre des députés en 1817, a été élevée sur cette base fondamentale que l'instruction' et l'éducation publiques appartiennent à l'Etat, et sont sous la direction supérieure du roi. Il faut renverser cette maxime, ou en respecter les conséquences ; et, pour la renverser, il faut l'attaquer de front : il faut prouver que l'instruction publique, et avec elle les doctrines religieuses, philosophiques et politiques qui en sont l'âme, sont hors des intérêts généraux de la société ; qu'elles entrent naturellement dans le commerce, comme les intérêts privés ; qu'elles appartiennent à l'industrie, comme la fabrication des étoffes: ou bien peut-être qu'elles forment l'apanage de quelque puissance particulière, qui aurait le privilège de donner des lois à la puissance publique. L'Université a donc le monopole de l'éducation, à peu près comme les tribunaux ont le monopole de la justice ou l'armée celui de la force publique. »

La doctrine de Royer-Collard trouva des contradicteurs. D'un côté, c'était l'Eglise, cette « puissance particulière», qui, n'étant plus tenue en bride par la main despotique de l'empereur, revendiquait « le privilège de donner des lois à la puissance publique », et qui réclamait pour elle-même, sous le nom de liberté, le monopole que s'attribuait le gouvernement ; de l'autre, c'étaient quelques libéraux de l'école anglaise, dont Benjamin Constant se fit l'organe. « En éducation comme en tout, disait celui-ci, que le gouvernement veille et qu'il reste neutre ; qu'il écarte les obstacles, qu'il aplanisse les chemins, on peut s'en remettre aux individus pour marcher avec succès. En dirigeant l'éducation, le gouvernement s'arroge le droit et s'impose la tâche de maintenir un corps de doctrines. Ce mot seul indique les moyens dont il est alors obligé de se servir. »

L'Eglise, qui se plaignait, avait cependant obtenu une importante concession : dès le 5 octobre 1814, une ordonnance royale avait soustrait les petits séminaires à la juridiction de l'Université. L'ordonnance du 17 février 1815, qui maintenait l'obligation imposée aux chefs d'institution et maîtres de pension, par le décret du 15 novembre 1811, d'envoyer leurs pensionnaires aux leçons des collèges royaux (lycées) ou des collèges communaux, en avait dispensé les écoles secondaires ecclésiastiques. Mais cela ne suffisait pas au clergé. Non content d'avoir fait placer un de ses membres, l'évêque d'Hermopolis, à la tête de l'Université, pour la dominer en attendant de pouvoir la détruire, il rappela en France les jésuites, avec le concours desquels il espérait arriver à s'emparer complètement de l'instruction. La France apprit bientôt que dans huit diocèses c'étaient les jésuites qui avaient la direction des petits séminaires, et Mgr Frayssinous dut en faire l'aveu à la tribune de la Chambre des députés en 1827. Le mouvement d'opinion que souleva cette révélation fut tel que, après la chute du ministère Villèle, le roi Charles X dut signer les célèbres ordonnances du 16 juin 1828, dont la première, rédigée par le garde des sceaux Portalis, retirait le droit d'enseigner aux membres des congrégations non autorisées et soumettait au régime de l'Université celles des écoles secondaires ecclésiastiques, au nombre de huit, qui étaient dirigées par des personnes appartenant à une congrégation religieuse non autorisée, La seconde ordonnance, contresignée par le ministre des affaires ecclésiastiques, Mgr Feutrier, réglait les conditions d'existence des petits séminaires, les ramenait à leur caractère primitif, limitait le nombre de leurs élèves et prescrivait à ceux-ci le port de l'habit ecclésiastique.

L'Eglise cria à la tyrannie ; les évêques publièrent un mémoire (1er août 1828) dans lequel ils déclaraient que leur conscience ne leur permettait pas d'obéir. Le gouvernement se borna à répondre par une fin de non-recevoir : les évêques, dit le Moniteur, n'ayant pas été convoqués par le roi, n'avaient pu délibérer ni signer un acte collectif ayant un caractère authentique, et le roi, en conséquence, n'avait pu accueillir une pièce dépourvue d'authenticité.

Mais le parti libéral ne se montrait pas moins hostile au monopole universitaire : la rétribution était qualifiée d'impôt illégal, le certificat d'études de mesure tyrannique ; et, dans une consultation célèbre (20 mai 1830), M. Dupin alla jusqu'à dire que les décrets impériaux qui avaient organisé l'Université étaient implicitement abrogés et ne pouvaient avoir force de foi sous la Charte,

La révolution de Juillet, en renversant le trône des Bourbons, semblait avoir du même coup ruiné les espérances du clergé et réduit l'Eglise à l'impuissance. Il n'en fut rien. La Charte de 1830 promit la liberté d'enseignement. Elle disait, à l'article 69 : « Il sera pourvu successivement, par des lois séparées et dans le plus court délai possible, aux objets qui suivent : . 8° L'instruction publique et la liberté de l'enseignement. » Cet article avait été rédigé par des hommes qui croyaient voir dans la liberté d'enseignement un moyen de combattre l'influence du clergé sur l'éducation ; mais le résultat fut tout autre qu'ils ne l'avaient pensé. Ce fut le parti catholique qui s'empara de cette promesse, et la liberté d'enseignement devint pour lui, pendant les dix-huit années de la monarchie de Juillet, la formule propice sous laquelle il put abriter ses plans de conquête. Dès 1831, se fondant sur le texte de la Charte, MM. de Montalembert, de Coux, et l'abbé Lacordaire déclarèrent que le monopole de l'Université avait cessé d'exister, et ouvrirent une école primaire sans autorisation préalable : ils furent traduits devant fa Cour des pairs, et condamnés à l'amende. (Voir Montalembert.) Toutefois, le gouvernement était disposé à faire des concessions, au moins sur le terrain de l'instruction primaire, et la loi du 28 juin 1833 réalisa dans une certaine mesure la promesse de la Charte. Elle permit à tout Français âgé de dix-huit ans d'être instituteur et de diriger une école primaire, à la condition de présenter un brevet de capacité et un certificat de moralité. Mais comme le brevet de capacité devait être délivré par l'Etat, le parti catholique prétendit que la liberté ainsi entendue était dérisoire, et que « l'Université retenait d'une main ce qu'elle semblait accorder de l'autre ».

C'était l'enseignement secondaire, surtout, dont l'Eglise désirait ardemment s'emparer ; et c'était celui-là que l'Université et ses partisans entendaient garder avec un soin jaloux contre les entreprises cléricales. La position du ministre de l'instruction publique, que la Charte obligeait à présenter une loi sur cette matière délicate, était bien difficile. Les sympathies de Guizot étaient pour l'Eglise, à laquelle il eût fait volontiers toutes les concessions qu'elle réclamait ; mais il n'osait se mettre directement en contradiction avec l'opinion qui avait la majorité au Parlement : aussi, dans le projet qu'il présenta en 1836, chercha-t-il à ménager les uns et les autres. Il s'en explique fort clairement dans ses Mémoires :

« Une seule solution était bonne, dit-il : renoncer complètement au principe de la souveraineté de l'Etat en matière d'instruction publique, et adopter franchement, avec toutes ses conséquences, celui de la libre concurrence entre l'Etat et ses rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corporations. Mais quiconque eût donné alors au gouvernement le conseil de renoncer absolument, en matière d'instruction publique, à la souveraineté de l'Etat, au régime de l'Université, aux entraves de l'Eglise et des congrégations religieuses, et d'encourir, sans précautions fortes, la libre concurrence de tant de rivaux, eût passé pour un jésuite secret, ou pour un lâche déserteur, ou pour un aveugle rêveur. Je concentrai sur trois points mon dessein et mon effort : maintenir l'Université, fonder à côté d'elle la liberté, ajourner les diverses questions dont l'état des partis et des esprits ne permettait pas une bonne et efficace solution. Je pris l'Université, son organisation et ses établissements d'instruction, comme un grand fait accompli et bon en soi, qui pouvait être amélioré et devait être adapté au régime constitutionnel, mais qu'il ne fallait pas remettre en discussion. Je soumis l'Université à la libre concurrence de tous ses rivaux, sans distinction ni exception, et sans imposer à aucun d'eux aucune condition particulière. Je renvoyai à d'autres temps et d'autres lois les questions qui ne tenaient pas essentiellement au principe que je voulais fonder, entre autres celles que soulevaient les petits séminaires, les congrégations religieuses et les divers établissements, ecclésiastiques ou laïques, qui avaient été l'objet de mesures spéciales, soit de faveur, soit de rigueur. »

La Chambre des députés discuta le projet Guizot en 1837 (Voir Saint-Marc Girardin) et y introduisit quelques modifications : elle y rétablit, malgré le ministre, la disposition de l'ordonnance du 16 juin 1828 imposant à tout chef d'un établissement secondaire ecclésiastique l'obligation de jurer qu'il n'appartenait à aucune congrégation ou corporation non autorisée ; et, en fin de compte, elle l'adopta à une faible majorité. Mais peu de jours après, une crise ministérielle disloqua le cabinet, et le projet de loi fut abandonné sans aller jusqu'à la Chambre des pairs., »

Plusieurs années se passèrent avant qu'un ministre reprît la question. Les plaintes contre le monopole universitaire continuaient. En 1841, Villemain présenta un projet de loi imité de celui de 1836 ; mais, devant les protestations des évêques, il crut devoir le retirer.

Sur ces entrefaites, le clergé entreprit une campagne en règle contre l'Université : il la dénonçait aux pères de famille comme un foyer d'impiété. Les universitaires se défendirent de leur mieux contre les mandements des evêques ; Ambroise Rendu essaya de démontrer que la suppression des petits séminaires serait une mesure désirable dans l'intérêt même de l'Eglise. La polémique dans la presse et à la tribune prit un caractère extraordinairement violent. C'est le moment où le cours de l'abbé Dupanloup, à la Sorbonne, dut être fermé à cause des désordres qu'avaient provoques ses attaques contre Voltaire (1842) ; le moment où Michelet et Quinet, dans leur chaire du Collège de France, dénoncèrent avec tant d'éclat les entreprises des jésuites (1843). Au plus fort de la lutte, le discours de la couronne de 1843 annonça « qu'un projet de loi sur l'instruction secondaire allait satisfaire au voeu de la Charte pour la liberté de l'enseignement, en maintemant l'autorité et l'action de l'Etat sur l'instruction publique ». Le 2 février 1844, Villemain présenta ce nouveau projet à la Chambre des pairs. L'obligation imposée aux chefs d'institution et maîtres de pension d'envoyer leurs élèves aux cours des collèges royaux et communaux était supprimée. Devaient être admis aux épreuves du baccalauréat, outre les élèves des collèges royaux et ceux des établissements particuliers reconnus comme ayant le plein exercice, c'est-à-dire donnant l'enseignement secondaire complet, les jeunes gens ayant fait les classes de rhétorique et de philosophie dans leur famille. La taxe du vingtième était maintenue. La question des petits séminaires, objet de tant de débats passionnés depuis 1814, était tranchée en faveur des prétentions de l'Eglise, c'est-à-dire que les petits séminaires étaient autorisés à préparer leurs élèves pour le baccalauréat.

Les amis de l'Université crièrent à la trahison. La Revue de l'instruction publique apprécia le projet en ces termes : « Si l'on eût dit, en 1830, que l'article introduit dans la Charte pour mettre un terme aux envahissements du clergé lui servirait un jour de point d'appui pour arriver à des conquêtes inouïes, et que le régime des congrégations, aboli par la Restauration elle-même, serait consacré par la révolution de Juillet, qui l'eût voulu croire? Si l'on eût dit, en 1830, qu'un ministre lacérerait un jour les ordonnances, assurément bien timides, de 1828, et affranchirait les prétentions cléricales des dernières entraves ; que, sous le nom de liberté, il viendrait proposer l'extrême servitude des uns et la complète indépendance des autres, et que ce ministre serait M. Villemain, le vétéran de nos lycées, le professeur éloigné de sa chaire par le bon plaisir de la légitimité, le citoyen qui a salué, comme nous, avec transport le retour des lois et l'avènement des idées libérales, oh ! qui n'eût rejeté bien loin cette supposition, et M. Villemain ne l'eût-il pas vivement repoussée comme une calomnie?. Ainsi, l'éducation publique est livrée sans réserve non seulement au clergé, mais aux congrégations ; et ce que les jésuites n'ont jamais osé demander quand ils avaient les sympathies et l'appui secret de la Restauration, ils l'ont obtenu du gouvernement qui doit son existence à un soulèvement national contre les jésuites ! »

La discussion s'ouvrit à la Chambre des pairs le 22 avril 1844 par un discours de Victor Cousin qui, dans un langage élevé, prit la défense de l'Université. Il montra que la prétention des catholiques d'avoir des écoles spéciales où serait enseignée une doctrine spéciale, où le dogme catholique serait substitué à l'enseignement neutre de la philosophie, n'allait à rien de moins qu'à la destruction de toute éducation nationale, et que, sous prétexte de liberté de conscience, c'était la guerre civile et l'asservissement des esprits que le clergé entendait préparer. « Qu'a voulu la Révolution et qu'a fait l'Empire, dit-il? Une société où tous les citoyens de la même patrie, quel que soit leur culte, servent dans la même armée, supportent les mêmes charges, sont également admissibles à tous les emplois, doivent être imbus du même esprit civil, et pour cela doivent recevoir à peu près la même éducation. Tel est le fondement sur lequel est établie l'Université. Tous les cultes, comme tous les rangs, sont admis dans ses collèges. L'unité de nos écoles exprime et confirme l'unité de la patrie. Mais s'il y a un enseignement, et le plus important de tous, qui repose sur les principes d'un culte particulier, tous les enfants des autres cultes sont exclus de cet enseignement ; le collège n'est plus l'image de la société commune ; il faut le diviser, ou plutôt, et c'est ce que j'entends demander avec une indignation profonde, il faut des collèges différents pour les différents cultes, des collèges catholiques et des collèges protestants, des collèges luthériens et des collèges calvinistes, des collèges juifs, et bientôt des collèges musulmans. Dès l'enfance, nous apprendrons à nous fuir les uns les autres, à nous enfermer dans des camps différents, des prêtres à notre tête ; merveilleux apprentissage de cette charité civile qu'on appelle le patriotisme ! Et ce pays qui du moins, dans ses malheurs, avait conservé une ressource immense, la puissance de son unité, la perdra ; il descendra des hauteurs de la Révolution et de l'Empire pour revenir. à quoi, je vous prie? Non pas à l’ancien régime, avec ses grandes institutions, à jamais anéanties. A quoi donc? A un je ne sais quoi, indéfinissable et sans nom, que le inonde étonné n'oserait pas appeler la France! »

C'étaient là de belles paroles, et Cousin démontrait éloquemment la nécessité d'un enseignement laïque et national ; mais cette nécessité il ne la concevait, comme la plupart de ses contemporains, que pour l'instruction secondaire, pour les écoles destinées à faire l'éducation du « pays légal », et peu lui importait que les écoles du peuple restassent livrées aux mains du clergé : au contraire, cette direction des prêtres, qu'il repoussait avec énergie pour la jeunesse destinée aux professions libérales, il la croyait nécessaire pour les enfants de ces travailleurs auxquels le gouvernement de Juillet refusait les droits politiques.

La discussion dura jusqu'au 24 mai, et le projet de loi fut adopté dans son ensemble par les pairs sans modifications essentielles : les petits séminaires reçurent le privilège de fonctionner comme collèges de plein exercice, pourvu qu'ils eussent des professeurs munis des grades exigés par la loi ; la rétribution universitaire fut abolie ; l'obligation imposée aux chefs d'institution et maîtres de pension d'envoyer leurs élèves aux cours des collèges royaux et communaux fut supprimée ; le certificat d'études était maintenu, mais sous une forme bien adoucie : les deux années d'études pour la rhétorique et la philosophie pouvaient être faites soit dans la famille, soit dans les collèges royaux ou communaux, soit dans les institutions de plein exercice ; les examens du baccalauréat devaient être passés exclusivement devant les professeurs des facultés. Les établissements particuliers demeuraient placés sous la surveillance du ministre, qui les faisait visiter et inspecter toutes les fois qu'il le jugeait convenable.

Cette loi, où les amis de l'Université voyaient l'abandon de ses droits et le triomphe de l'Eglise, fut néanmoins trouvée insuffisante par le parti catholique, dont les organes la déclarèrent « immorale, impie, anticonstitutionnelle, sotte et stupide ». L'Eglise réclamait « la liberté comme en Belgique ».

Il fallait maintenant que le projet de loi fût porté devant la Chambre des députés. Celle-ci nomma, le 17 juin 1844, une commission qui ne comprit pas un seul partisan de la loi, et dont le rapporteur fut Thiers. Il lut son rapport le 13 juillet. » La commission de la Chambre des députés conserva toutes les précautions nécessaires, et déjà établies par la Chambre des pairs, contre les envahissements du clergé » ; elle fit plus : « Elle repoussa, comme M. Cousin l'avait si éloquemment réclamé à la Chambre des pairs, l'intromission des petits séminaires dans le système général de l'instruction publique ; ceux-ci restent sous leur régime spécial, et s'il est question d'eux dans la loi, c'est seulement pour dire qu'ils doivent être rigoureusement soumis à l'observation des ordonnances qui les constituent » (Revue de l'instruction publique). Mais ramener les petits séminaires à leur destination exclusivement ecclésiastique, c'était diminuer leurs ressources : ils allaient perdre leur clientèle riche, cette quantité de jeunes gens qui, disait le rapporteur, « ne veulent pas se faire prêtres et se destinent en réalité à faire des officiers d'infanterie et de marine, ou des ingénieurs civils et militaires ». Thiers reconnaissait l'objection comme fondée, et il l'écartait par un procédé très simple : en 1828, l'ordonnance qui avait réglementé les petits séminaires leur avait en même temps alloué huit mille demi-bourses, que, deux ans plus tard, la révolution de Juillet avait supprimées ; eh bien la commission se déclarait « prête à accorder ces bourses, dont on prétend que le roi Charles X fit la condition de sa signature ». On vit alors une chose singulière : le parti catholique s'écria qu'il ne voulait pas du rétablissement des bourses supprimées en 1830. « On sait, écrivait quatre mois plus tard la Revue de l'instruction publique, combien le rétablissement de ces bourses a provoqué d'irritation dans la presse ultramontaine. Cela était naturel : on était à la mauvaise foi son dernier refuge. Quelques imprudents s'empressèrent de déclarer que le clergé n'accepterait pas ; mais on s'est ravisé : on se sera dit que, si l'on pouvait continuer à jouir de l'inexécution des ordonnances de 1828, et ajouter les deniers de l'Etat à tant d'autres richesses, les choses n'en iraient que mieux. Nous espérons que la Chambre des députés, en accordant des faveurs, exigera des garanties. » Mais le projet ne devait pas aboutir. A la fin de 1844, Villemain, malade, abandonna le ministère, et l'année 1845 s'écoula sans qu'il fût de nouveau question de la loi demeurée en suspens. En février 1846, Thiers demanda que la Chambre replaçât le projet à son ordre du jour ; Guizot répondit que le moment n'était pas opportun, vu la proximité des élections générales : mais il promit que le nouveau ministre de l'instruction publique, le comte de Salvandy, présenterait un autre projet un peu plus tard.

Le projet annoncé, intitulé Projet de loi sur la liberté d'enseignement en matière d'instruction secondaire, fut présenté à la Chambre des députés le 12 avril 1847. Il se composait de six litres : 1° conditions d'exercice des établissements d'instruction secondaire et de leurs chefs ; 2° conditions d'exercice des maîtres particuliers de tout ordre ; 3° régime des établissements et maîtres particuliers ; 4° pénalités et discipline ; 5° grades et certificats d'études ; 6° organisai ion supérieure. Au titre V, le droit de donner des certificats d'études était accordé aux pères de famille ou tuteurs, et aux chefs d'établissements de plein exercice ; les pères de famille devaient avoir le droit de donner ces certificats, lors même que leurs enfants auraient fait leurs études dans un petit séminaire. Le titre VI instituait, pour traiter des questions générales de l'enseignement, des matières communes aux établissements publics et aux établissements et maîtres particuliers, et des matières spéciales aux établissements et maîtres particuliers, un Grand Conseil de l'instruction publique, qui se composerait du Conseil royal de l'Université et de douze conseillers libres nommés par le roi parmi les anciens ministres, les conseillers d'Etal, les premiers présidents ou procureurs généraux de la Cour de cassation, de la Cour des comptes, des Cours royales, les archevêques et évêques, les présidents de consistoire, les membres de l'Institut, les chefs ou anciens chefs d'institution de plein exercice : il y avait là en germe le Conseil supérieur de l'instruction publique de la loi du 15 mars 1850. La Chambre nomma une commission dont le rapporteur fut Liadières ; le rapport parut au Moniteur du 11 août 1847 : la commission acceptait le projet ministériel avec des amendements de détail qui n'en modifiaient pas la portée. Mais le projet ne fut pas discuté : quelques mois plus tard, la révolution de Février emportait la monarchie parlementaire.

Cette révolution, qui effraya la bourgeoisie, allait la jeter dans les bras de l'Eglise, et celle-ci obtint alors des chefs du parti conservateur, au premier rang desquels se trouvaient Thiers et Cousin, les concessions que ces hommes lui avaient si énergiquement refusées quelques années auparavant.

Le parti républicain avait inscrit dans la constitution du 4 novembre 1848 cette déclaration : « L'enseignement est libre. La liberté d'enseignement s'exerce selon les conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois, et sous la surveillance de l'Etat. Cette surveillance s'étend à tous les établissements d'éducation et d'enseignement, sans aucune exception. » La loi du 15 mars 1850, oeuvre de la coalition de l'Eglise et des conservateurs, dont le comte de Falloux et Thiers étaient les principaux représentants, — Cousin lui-même avait collaboré à la rédaction de la loi, — alla bien au delà : à l'égard des conditions de capacité dont parlait la constitution, et qui auraient dû être exigées de tous, elle admit de nombreuses exceptions au profit exclusif de l'Eglise ; et l'Etal abdiqua tout droit réel de surveillance sur les établissements libres, tant primaires que secondaires. — Voir Falloux.

On ne saurait mieux apprécier les résultats de la loi de 1850 que ne l'a fait l'auteur anonyme (l'abbé Dupanloup) de l'écrit qui porte ce titre : Mémoire sur le projet de loi relatif à la liberté de l'enseignement, avec cette mention significative : « Ce mémoire, soumis à N. T. S. P. le pape et à NN. SS. les évêques, n'est en aucune façon destiné à la publicité » (Paris, Le Clère, 1850). Voici comment cet écrivain résume les avantages obtenus par l'Eglise :

« I. Affranchissement des petits séminaires. — Les petits séminaires sont affranchis, car les ordonnances de 1828 sont abrogées, le certificat d'étude est aboli ; les petits séminaires demeurant des écoles ecclésiastiques spéciales, les supérieurs pas plus que les professeurs ne sont assujettis à aucune condition légale d'examen, de capacité, de moralité, de stage, etc. ; quant à la surveillance, dont le mot n'a pu être retranché de la loi, parce qu'il est dans la constitution, on a du moins obtenu qu'elle fût restreinte à ce qu'on est convenu d'appeler le respect des lois, la moralité et l'hygiène.

« II. Liberté de l'enseignement secondaire. — L'autorisation préalable est supprimée. Nul grade, nul brevet de capacité, nul stage, aucune condition quelconque ne sont exigés ni des préfets d'étude ou de discipline, ni des maîtres d'étude, ni des surveillants, ni des professeurs, pas même des professeurs de rhétorique et de philosophie. Le simple diplôme de bachelier ès lettres, si facile à obtenir à l'âge où l'on finit les premières études, suffit pour le chef de l'établissement, qui est seul astreint à fournir une preuve de capacité. Ce grade si simple n'est pas même exigé de lui absolument : ceux qui éprouveraient quelque répugnance à subir l'examen du baccalauréat pourront y suppléer au moyen du brevet de capacité délivré par le Conseil départemental. Quant au stage, il n'est aussi exigé que du chef de l'établissement. Il suffit donc, par diocèse, par département, d'un seul stagiaire, si ce stagiaire est pourvu d'un diplôme de bachelier ès lettres ou d'un brevet de capacité, pour établir en France, et immédiatement si l'on veut, quatre vingt-six collèges de plein exercice, indépendamment des cent dix ou cent vingt petits séminaires actuellement existants et affranchis. Ce sont donc deux cents maisons d'éducation chrétienne qui pourraient immédiatement exister, et où les familles trouveraient enfin pour leurs enfants, avec les lettres et les sciences, la religion, les moeurs, et toutes les garanties d'un enseignement également brillant et solide.

« Les membres des congrégations religieuses non reconnues par l'Etat sont admis de plein droit, dans tous les établissements quels qu'ils soient, à la faculté d'enseigner.

« Les écoles libres ne sont, soumises en rien à l'administration ni à la direction des autorités, mais seulement à une surveillance d'ordre public, strictement définie et rigoureusement limitée.

« La loi autorise les communes, les départements et l'Etat à donner un local et une subvention notable, quoique restreinte, aux institutions libres. Cet article a les conséquences les plus décisives pour la liberté de l'enseignement et la rapide propagation des institutions chrétiennes.

« Les curés auront la faculté, sans aucune espèce de stage ni de grade, de réunir et d'élever chez eux plusieurs enfants, pourvu que cette réunion ne soit pas assez nombreuse pour former une pension proprement dite.

« III. Liberté de l'enseignement primaire. — L'enseignement charitable recouvre enfin sa liberté. Les pensionnats primaires, dont la création était due particulièrement aux Frères de la Doctrine chrétienne, — l'auteur du mémoire, quoique ecclésiastique, a fait ici confusion entre deux congrégations : il veut parler des Frères des Ecoles chrétiennes], — et qui rendaient de si grands services, mais qui sont empêchés aujourd'hui par une interprétation inique de la loi de 1833, peuvent désormais s'ouvrir, sans aucune autorisation préalable, aux conditions les plus faciles.

« De grandes facilités sont offertes aux associations religieuses, qui étaient prohibées, entravées, arrêtées de toutes manières. Les communes sont libres de choisir pour instituteurs communaux des membres des associations religieuses ; les supérieurs des associations religieuses, consacrées à l'enseignement et reconnues par l'Etat, exercent le droit de présentation et le droit de révocation à l'égard de tous leurs sujets ; les membres et novices des mêmes congrégations sont exempts du service militaire ; les lettres d'obédience tiennent lieu aux religieuses de brevet de capacité ; et il n'a tenu qu'à une seule voix que cet avantage fût accordé à tous les membres des associations religieuses en général ; on l'obtiendra peut-être de l'Assemblée.

« Le stage dispense de tout examen de capacité. On le sait, l'examen de capacité avait les plus graves inconvénients pour l'humilité, l'obéissance et le bon esprit des jeunes gens appartenant aux congrégations religieuses. C'est pour obvier à ces inconvénients que le stage, si facile d'ailleurs à faire accomplir par ces jeunes gens, les dispense de tout examen et brevet de capacité.

« Tout titre, tout diplôme, toute preuve légale de capacité pourra équivaloir au brevet, et dispenser de l'examen.

« Les écoles normales, si dangereuses, si puissantes pour le mal, et qui ont si déplorablement dénaturé le caractère et la mission des instituteurs primaires, disparaissent. « Toute inamovibilité est enlevée à l'instituteur communal.

« Le comité local est supprimé, et l'instituteur remis sous la surveillance immédiate et spéciale du curé dans chaque commune, non seulement en ce qui regarde la religion, mais aussi pour la direction morale de l'enseignement primaire. La funeste indépendance de l'instituteur vis-à-vis du curé disparaît donc en même temps que son inamovibilité. »

En somme, la loi de 1850, au témoignage de l'écrivain clérical, « d'une part affranchit la puissance du bien, de l'autre renverse par des coups décisifs la puissance du mal ». C'est ainsi que l'Eglise entend la liberté de l'enseignement.

Mais il ne lui avait pas suffi d'être maîtresse absolue dans ses propres établissements d'instruction, d'avoir obtenu les plus exorbitants privilèges, d'avoir placé l'instituteur primaire sous la domination du curé ; elle avait voulu encore avoir la haute main sur les collèges et lycées de l'Université. « Abandonner l'Université à elle-même ; laisser, comme on l'a dit quelquefois, les établissements de l'Etat devenir ce qu'ils voudront, cela a pu se dire dans l'ardeur de la polémique et trouver place dans une brochure : mais un projet de loi pouvait mieux dire, et des législateurs sensés devaient mieux faire. » Mieux faire, c'est-à-dire installer les évêques dans les comités départementaux, pour y faire la loi ; remplacer l'ancien Conseil de l'Université par un Conseil supérieur composé de manière à assurer au clergé l'influence prépondérante ; et enfin, au-dessus de ces corps constitués, faire planer l'autorité souveraine de l'Eglise, entre les mains de laquelle la société affolée remet la direction suprême de l'éducation.

Par le décret du 9 mars 1852 et la loi du 14 juin 1854 (Voir Fourtoul), le second Empire essaya de reprendre à l'Eglise, au profit du nouveau gouvernement, une partie de ce que la loi de 1850 avait livré : le Conseil supérieur fut nommé par le prince et non plus élu ; les instituteurs furent placés sous l'autorité des préfets, ce qui était, pour le pouvoir politique, un moyen « de les tenir sous sa main tout à la fois et de les abriter ». Mais l'Empire avait trop besoin du clergé pour songer à lui contester les avantages qu'il avait conquis : les écoles libres, dans l'enseignement primaire et dans l'enseignement secondaire, conservèrent leurs privilèges.

Restait, pour l'Eglise, une dernière position à emporter. Elle réclamait la liberté de l'enseignement supérieur, avec la faculté, pour les établissements qu'elle aurait formés, de conférer les grades universitaires.

Que le haut enseignement fût ouvert à tous, que la liberté de professer fût donnée à quiconque voudrait exposer le résultat de ses recherches scientifiques, c'était ce que Condorcet avait déjà demandé, dans l'intérêt des progrès de la science. Il eût été facile de réaliser cette réforme en accordant, à tous ceux qui le demanderaient, la faculté d'ouvrir, dans les établissements publics d'enseignement supérieur, des cours libres, ainsi que le font les Privat-Docenten dans les universités allemandes. Mais ce n'était pas là ce que désirait le clergé: le but qu'il visait, sous le nom de liberté de l'enseignement supérieur, c'était la collation des grades. Or, était-il admissible que le pouvoir de décerner des diplômes qui confèrent, à ceux qui les ont obtenus, des droits légaux garantis par l'Etat, appartînt à d'autres qu'à l'Etat lui-même ? le pouvoir civil pouvait-il concéder à des particuliers la faculté de faire des bacheliers, des licenciés, des docteurs? Et pourtant c'était là ce que demandait l'Eglise ; elle eût voulu qu'à coté du baccalauréat, de la licence et du doctorat universitaires, l'Etat reconnût un baccalauréat catholique, une licence catholique, un doctorat catholique, qu'elle aurait conférés, de son autorité exclusive, dans ses propres établissements.

En 1870, peu avant la chute de l'Empire, un ministre « libéral », Segris, chargea une commission de préparer un projet de loi sur la liberté de l'enseignement supérieur. La commission, présidée par Guizot, se montra favorable au principe de la liberté ; mais, sur la question de la collation des grades, elle ne voulut pas abandonner entèrement les droits de l'Etat ; elle imagina un expédient: les candidats préparés dans les établissements libres subiraient leurs examens devant un jury mixte, composé de représentants de l'enseignement public et de représentants de l'enseignement privé.

Ce projet, qui ne put être discuté alors, fut repris sous la troisième République par l'Assemblée nationale, où la majorité appartenait aux amis de l'Eglise, et devint la loi de 1875. Cette loi proclamait la liberté de l'enseignement supérieur, au profil de tous les Français, y compris les membres des congrégations religieuses, autorisées ou non ; l'article 2 contenait toutefois une restriction relative aux cours isolés : « Les cours isolés, disait-il, dont la publicité ne sera pas restreinte aux auditeurs régulièrement inscrits, resteront soumis aux prescriptions des lois sur les réunions publiques ». L'article 14 établissait, pour les examens conduisant à l'obtention des grades, des jurys mixtes formés, par moitié, de professeurs des facultés de l'Etat et de professeurs des universités libres.

L'Eglise remportait ainsi un triomphe égal à celui de 1850 ; si elle n'avait pu obtenir « la liberté comme en Belgique », elle était du moins admise à partager avec l'Etat le droit à la collation des grades.

Lorsque en 1879 la direction des affaires passa aux mains des républicains, un des premiers soins du gouvernement fut de revendiquer, dans le domaine de l'instruction publique, les droits du pouvoir civil dont les régimes précédents, depuis 1850, avaient fait si bon marché. La loi du 27 février 1880 réorganisa le Conseil supérieur de l'instruction publique, et en exclut les évêques ; l'enseignement libre y obtint une représentation, mais elle fut limitée à quatre membres nommés par le président de la République. La loi du 18 mars 1880, sur la liberté de l’enseignement supérieur, supprima les jurys mixtes et disposa que « les examens et épreuves pratiques qui déterminent la collation des grades ne pourraient être subis que devant les facultés de l'Etat », et que « les certificats d'études que les établissements libres d'enseignement supérieur jugeraient à propos de décerner à leurs élèves ne pourraient porter les titres de baccalauréat, de licence ou de doctorat ». Les cours isolés furent affranchis de l'obligation du registre d'inscription que leur imposait l'art. 3 de la loi de 1875. Un article, devenu fameux sous le nom d'article 7, avait été proposé par Jules Ferry pour interdire aux membres des congrégations religieuses non autorisées de diriger un établissement d'enseignement public ou privé, ou d'y donner l'enseignement : c'était le renouvellement d'une disposition de l'ordonnance de 1828. Cet article ne fut pas admis par le Sénat ; mais le gouvernement suppléa au silence de la loi en faisant exécuter des décrets d'expulsion contre un certain nombre de congrégations non autorisées.

La loi du 16 juin 1881, relative aux titres de capacité de l'enseignement primaire, abolit les dispositions de la loi de 1850 qui avaient établi des équivalences du brevet de capacité : le certificat de stage et la lettre d'obédience disparurent.

La loi du 28 mars 1882 retrancha la religion du programme de l'enseignement primaire public, en stipulant que, si les parents désiraient faire donner à leurs enfants une instruction religieuse, cette instruction leur serait donnée en dehors des édifices scolaires. Puis la loi du 30 octobre 1886 disposa que, dans les écoles primaires publiques, l'enseignement serait exclusivement confié a un personnel laïque.

Enfin, en 1901, lorsque le Parlement voulut définir, par une loi, la nature du contrat d'association, il fut amené à distinguer entre l'association ordinaire, qui peut se former librement sans autorisation ni déclaration préalable, et la congrégation, qui n'est pas une association ordinaire, et dont la formation et le fonctionnement doivent être soumis à une règlementation spéciale. La loi du 1er juillet 1901 posa ce principe, qu'aucune congrégation religieuse ne pouvait se former sans une autorisation donnée par une loi qui déterminera les conditions de son fonctionnement. Toute congrégation formée sans autorisation fut déclarée illicite. L'article 14 prononça que nul ne serait admis à diriger, soit directement soit par personne interposée, un établissement d'enseignement, de quelque ordre qu'il fût, ni à y donner l'enseignement, s'il appartenait à une congrégation non autorisée.

Mais il fallait aller jusqu'au bout du principe. La logique devait amener le Parlement français contemporain aux mêmes conclusions que l'Assemblée législative. Le décret du 18 août 1792 avait ordonné la suppression des congrégations ecclésiastiques vouées à l'enseignement, que l'Assemblée constituante avait laissé provisoirement subsister ; la loi du 7 juillet 1904 déclara l'enseignement de tout ordre et de toute nature interdit aux congrégations, et prononça en conséquence la suppression, dans un délai maximum de dix ans, des congrégations qui avaient été autorisées, au dix-neuvième siècle, à titre de congrégations enseignantes.