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Liancourt (madame de)

Jeanne de Schomherg, duchesse de Liancourt, est l'auteur d'un petit livre d'éducation assez peu connu, et qui mérite toutefois une mention dans ce Dictionnaire.

C'était la tille du maréchal de Schomberg, grand-maître de l'artillerie et surintendant, des finances, et la soeur du second maréchal de ce nom.

Née en 1600, elle reçut une éducation sérieuse et forte ; son père, homme instruit et de goûts distingués, l'initia même aux affaires publiques ; il lui dictait des dépêches de négociations et de traités, et lui en faisait faire pour l'exercer.

Toute jeune encore, elle avait été destinée à un fils de Sully ; mais le maréchal reprit sa parole après la mort de Henri IV, et, dans toute la force du terme, il força sa fille à épouser François de Cossé, fils du maréchal duc de Brissac, qui lui répugnait. Il lui répugnait même si bien que, n'ayant jamais voulu consentir à être sa femme, elle finit par obtenir que le mariage fût rompu juridiquement. Deux ans après, en 1620. elle épousait un homme selon son coeur, Roger du Plessis, duc de Liancourt. Elle avait vingt ans, lui vingt-deux ; mais le duc, fort recherché et fort dissipé, ne répondit d'abord que médiocrement à son affection. On conte qu'un jour un mémoire pour une parure qui ne lui était pas destinée vint entre ses mains : la duchesse paya et se tut. Mais insensiblement elle sut ramener le duc à d'autres sentiments. Retirée à Liancourt, dans le Beauvaisis, elle en fit un séjour charmant, dont elle dessina les plans de ses propres mains. Sa situation d'épouse délaissée l'avait tournée de bonne heure vers la dévotion ; elle se lia intimement avec Messieurs de Port-Royal, dont la loyauté et la fermeté convenaient à son caractère, et bientôt elle entraîna dans cette liaison le duc converti.

Mme de Liancourt n'eut qu'un fils, Henri-Roger, comte de la Roche-Guyon, assez mal marié avec une. demoiselle de Lannoy, et qui fut tué jeune au siège de Mardick. Il laissa une tille unique, Mlle de la Roche-Guyon, qu'on enleva à sa mère pour la placer à Port-Royal de Paris, et qui ne sortit guère de là que pour épouser François de La Rochefoucauld, prince de Marsillac, fils de l'auteur des Maximes.

C'est pour cette petite-fille, jeune encore, mais déjà mariée, que la duchesse de Liancourt composa le petit écrit ayant pour titre : Règlement donné par la duchesse de Liancourt à la princesse de Marsillac sa petite-fille pour sa propre conduite et pour celle de sa maison Ce règlement, qui comprend une préface et XIX articles, fut publié une première fois en 1694 (Mme de Liancourt était morte en 1674), par l'abbé Jean-Jacques Boileau, qui l'intitula : Règlement donné par une dame de qualité à sa petite-fille, et le fit précéder d'une introduction où, sans nommer l'auteur, il la désignait toutefois assez clairement pour qu'aucun contemporain ne pût s'y méprendre. Une seconde édition, que nous n'avons pas entre les mains, parut à la (in du dix-huitième siècle, presque à la veille de la Révolutiou. Nous voyons encore l'écrit de Mme de Liancourt compris, avec un ouvrage de l'abbé Marsollier, dans une publication ayant pour titre : De l'éducation chrétienne des jeunes gens et des jeunes demoiselles (Paris, 1811, 1 vol. in-18). Enfin, de nos jours, Mme la marquise de Forbin d'Oppède en a donné une édition elzévirienne, avec une notice historique et critique fort intéressante, où, d'ailleurs, elle se propose surtout de juger la duchesse de Liancourt au point de vue de l'édification (Paris, 1881, E. Plon et Cie, 1 vol. petit in-16).

Sainte-Beuve qui, dans son Port-Royal, livre V, l'apprécie comme éducatrice, la met en regard de Fénelon : « Si Fénelon, dit-il, dans son livre De l'éducation des filles, est plus gracieux, Mme de Liancourt n'est pas moins judicieuse et solide ». Nous n'irons pas si loin pour notre part, mais il est certain que le Règlement de Mme de Liancourt rappelle tout au moins, surtout en ce qui concerne l'éducation des petites tilles, celui de Jacqueline Pascal, avec un peu plus de tendresse peut-être et aussi de préoccupation sinon mondaine, du moins séculière, mais autant de fermeté, de délicatesse et d'élévation. Il y a d'ailleurs un peu de tout dans ce Règlement, à part ce qui concerne proprement les enfants : des conseils généraux de conduite pour vivre honnêtement, chrétiennement, dans le monde ; un curieux chapitre intitulé : Des devoirs d'une femme envers son mari, où la duchesse trace sans y penser ce qu'on appellerait aujourd'hui son autobiographie ; des règles pour la direction d'une maison, qui descendent aux détails de l'économie et de la comptabilité domestique.

Le début de l'article VI : Des devoirs envers les enfants, n'est certainement pas sans grandeur :

« L'inclination que l'on voit dans tous les animaux d'aimer leurs petits, de Les nourrir, de les élever, et de procurer leur bien, quand ils ne sont pas en état de le reconnaître et de le chercher, montre que Dieu a voulu leur imprimer ce sentiment, pour les faire servir d'exemple et de reproches au créatures raisonnables qui seraient assez dénaturées pour y manquer.

« L'amitié et le soin des bêles n'est que pour un temps fort court, leurs petits n'ayant besoin d'elles que lorsqu'ils ne sont pas en âge de conserver leur vie sans secours ; mais les hommes qui ont à acquérir une vie immortelle ont bien besoin d'un soin plus long et plus continuel.

« Les pères et les mères qui n'ont pas soin de la nourriture et des autres nécessités corporelles de leurs enfants, sont donc au-dessous des bêtes. Ceux qui n'en ont que pour cela sont au même rang, et ceux qui ont soin de leur éducation pour leur salut, sont élevés à la ressemblance des anges, partageant avec eux ce noble soin d'élever des enfants à Dieu pour prendre part avec eux à son héritage. »

La duchesse donne ensuite diverses règles pour l'éducation des enfants, tant de ceux qu'une vocation, qu'elle veut très sincère, destine à l'Eglise, que de ceux qu'on élève pour le monde. Il lui semble que ceux-là, « ayant été élevés en leur enfance comme les autres, doivent aussi être instruits dans les langues et dans les sciences autant qu'ils en pourront être capables ; car un homme du monde est aussi empêché qu'un autre, quand il ne peut entrer dans la conversation des gens savants, quand il n'entend quasi rien à tout ce qu'il lit, ou à tout ce que l'on dit devant lui d'un peu élevé ou extraordinaire, et quand il ne sait comment il faut raisonner juste en parlant ou en écrivant. » C'est à peu près là d'ailleurs tout ce que dit la duchesse sur l'instruction des jeunes gens ; c'est surtout le coté moral de l'éducation que regardent ses conseils ; on y trouve, par exemple, d'assez longues considérations sur les duels, encore fort à la mode au temps où elle écrivait, et au sujet desquels son mari, avant d'être converti, avait donné fort mauvais exemple.

Pour les filles, Mme de Liancourt veut qu'on ait le même soin d'éducation morale que pour les garçons, mais, en ce qui concerne l'instruction, elle ne se prononce guère.

« Aussitôt qu'elles pourront s'aider d'une aiguille, faites-les coudre, quand ce ne serait que des bardes pour leur poupée. Car il faut commenter dès cet âge à les accoutumer à fuir l'oisiveté, et à prendre même plaisir à s'occuper.

« Soyez-leur douce et tendre quand elles font bien et sévère quand elles font mal ; mais gardez toujours dans votre douceur et parmi quelques flatteries un certain empire qui conserve le respect et la crainte qu'elles doivent avoir pour vous, et dans votre sévérité des mesures si justes, qu'elles voient que c'est la raison et leur propre bien qui vous font agir, et non pas la passion et l'emportement. Il ne faut pas même que vous fassiez semblant de savoir leurs petites fautes quotidiennes, afin de n'avoir pas à les reprendre tous les jours, de peur qu'elles ne s'y accoutument ; mais faites que celles qui en auront soin vous en rendent néanmoins un fidèle compte. Et, quand elles ne peuvent les en corriger, c'est alors qu'il faut que vous en paraissiez instruite, et que vous les châtiiez selon leurs fautes et la malice ou l'opiniâtreté d'où vous jugez qu'elles peuvent naître. »

Nous passons ce qui concerne le fouet, que Mme de Liancourt ne redoute point, ainsi que le choix des maîtresses et la marche des premières leçons.

« Ne leur faites point apprendre, continue-t-el!e, ce qui ne peut servir qu'à la vanité, et, si elles ont bonne grâce naturellement, vous n'aurez même que faire de maître à danser pour leur en faire avoir. Car, s il est besoin qu'elles aient de la grâce à marcher, à faire la révérence, et à bien porter leur corps, pour n'attirer pas l'aversion ou la raillerie du monde, et pour avoir la gravité d'une personne de condition, qui doit être en vénération à ses domestiques et à ses sujets, il n'est pas besoin qu'elles aient des grâces affectées pour attirer les yeux dans les bals et les assemblées, puisqu'elles n'y doivent même jamais aller.

« Ne les laissez point accoutumer à parler brusquement, ni même à parler haut devant vous en compagnie, ou devant d'autres personnes de grand respect, si ce n'est en répondant, et insinuez-leur une chose vraie, qui est que celles qui parlent beaucoup, ou d'une manière hardie, pour faire voir qu'elles ont de l'esprit, montrent qu'elles en ont peu, et point du tout de jugement, et que celles qui parlent modérément et d'un ton modeste font croire assurément qu'elles en ont plus même qu'elles n'en font paraître.

«Accoutumez-les de bonne heure à rompre leurs volontés en rompant leurs petits desseins, quand il y a quelque raison de s'y opposer. Faites-leur voir pour cela quelque raison qui leur paraisse juste, afin qu'elles voient que vous n'agissez point par caprice, et apprenez-leur à souffrir ces privations pour plaire à Dieu, pour s'accoutumer à lui obéir, et pour rendre leur humeur facile à se soumettre à la raison. »

Est-ce Mme de Liancourt, ou soeur Sainte-Euphémie, ou encore Mme de Maintenon, qui a écrit ces lignes?

Ce chapitre sur l'éducation des filles, le plus remarquable de tous au point de vue éducatif, se termine par un trait où l'on ne peut s'empêcher de voir, sous la plume de Mme de Liancourt, une sorte de retour sur elle-même, détourné, il est vrai, et pris de bien loin, mais qui n'en est pas moins touchant : « Ne mariez jamais vos filles, dit-elle, pour suivre seule ment leur inclination, mais aussi ne les forcez jamais d'épouser personne pour qui elles aient une aversion invincible, quand même on n'y verrait pas de sujet bien raisonnable ; et ce que je dis en cela pour vos filles, je le dis aussi pour vos garçons. » Elle se sou venait de M. de Brissac.

Charles Defodon