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Lepeletier de Saint-Fargeau

Louis-Michel Lepeletier, marquis de Saint-Fargeau, né à Paris en 1760, appartenait à une opulente famille de noblesse de robe. Avant la Révolution, il était président à mortier au Parlement de Paris. Elu député aux Etats-généraux, il devint l'un des plus zélés défenseurs de la cause populaire. Membre du Comité de jurisprudence criminelle, il présenta au nom de ce Comité, en 1790, un projet de code pénal, dont le trait caractéristique était l'abolition de la peine de mort. Lorsque la Constituante supprima les titres de noblesse (19 juin 1790), le marquis de Saint-Fargeau fit décider qu'aucun citoyen ne pourrait porter que le vrai nom de sa famille ; à dater de ce jour il signa Michel Lepeletier. En septembre 1792, il fut nommé député à la Convention par le département de l'Yonne. Quoiqu'il ne fît pas partie du Comité d'instruction publique, la question de l'éducation nationale prit bientôt la première place dans ses préoccupations. Le Comité avait présenté, en décembre 1792, un plan d'organisation de l'instruction publique, reproduction de celui de Condorcet : ce fut à cette occasion que Lepeletier rédigea le mémoire célèbre dans lequel il a résumé ses idées sur l'éducation commune de l'enfance. Il ne vécut pas assez pour pouvoir les exposer lui-même à la tribune de la Convention : on sait comment il tomba, le 20 janvier 1793, sous le poignard d'un assassin royaliste, et comment la Convention répondit à cet acte de fanatisme en décernant à la victime les honneurs du Panthéon.

L'existence du travail de Lepeletier sur l'éducation nationale fut révélée le jour même de ses funérailles par son frère, Félix Lepeletier, dans le discours qu'il Prononça en cette circonstance. Mais, par suite de ajournement de la discussion sur l'instruction publique, ce fut seulement en juillet, six mois après la mort de l'auteur, que l'ouvrage de celui-ci fut rendu public. Le 21 février, la Convention avait décrété que, « lorsqu'elle s'occuperait de l'instruction publique, elle entendrait l'ouvrage de Michel Lepeletier par l'organe de son frère ». Dans la séance du 3 juillet 1793, où la Convention rejeta le projet Sieyès-Daunou-Lakanal et décida que six commissaires lui présenteraient sous huit jours un nouveau plan d'éducation et d'instruction publique, Chabot rappela le décret rendu, et demanda que l'assemblée fixât un jour pour entendre la lecture de l'ouvrage de Lepeletier. La Convention se borna à décréter que l'ouvrage serait imprimé.

Il ne le fut pas encore, car Félix Lepeletier, détenteur du manuscrit, n'était point disposé à s'en dessaisir : il tenait beaucoup à l'honneur d'en donner lui-même lecture à la Convention. Mais cette satisfaction d'amour-propre devait lui échapper. En effet, le 12 juillet, Robespierre, l'un des six membres de la nouvelle Commission, ayant rencontré Félix Lepeletier aux Tuileries, le pria de lui prêter le précieux manuscrit, qu'il ne connaissait pas encore, promet tant de le rendre à son possesseur dès le lendemain ; mais lorsqu'il l'eut entre les mains, il le porta à la tribune de la Convention où il en fit lecture (séance du 13 juillet). Félix Lepeletier, qui raconte cette anecdote (OEuvres de Michel Lepeletier, publiées par son frère, Bruxelles, 1826), fut très irrité du procédé de Robespierre. Voulant absolument faire quelque part une lecture publique du manuscrit de son frère, il se rabattit sur le club des Jacobins ; mais le club, tout occupé en ce moment de la mort tragique de Marat (assassiné le 13), ajourna l'audition ; et ce fut seule ment le 19 que Félix Lepeletier put enfin se faire écouler. Sur la proposition de Hassenfratz, l'impression du mémoire aux frais du club fut votée : en outre, le Journal de la Société en publia une analyse détaillée (Journal des débats de la Société des Jaco-tins, nos 452 et 453, 21 et 22 juillet 1793).

Nous avons raconté ailleurs ( Voir Convention, pages 386 et suiv.) les discussions auxquelles donna lieu dans la Convention le plan de Michel Lepeletier. Amendé à deux reprises par la Commission des Six (séances du 29 juillet et du 1er août), il fut adopté le 13 août avec cette double réserve, que les maisons d'éducation commune seraient destinées aux garçons seulement, et que le placement des enfants dans ces maisons communes serait facultatif pour les familles. Le 19 octobre (28 du premier mois), sur la proposition de Léonard Bourdon, qui avait été d'abord l'un des plus ardents défenseurs du plan Lepeletier, la Convention rapporta le décret du 13 août, et décida de s'en tenir à l'organisation de simples écoles primaires, telles que les proposait la Commission d'éducation nationale par l'organe de Romme.

Pour comprendre l'économie du plan de Lepeletier et en bien saisir la portée réelle, il ne faut pas le séparer du plan de Condorcet, auquel, dans la pensée de l'auteur, il devait servir de complément. C'est à cette condition seulement qu'on en aperçoit la véritable signification. Lepeletier, qu'on ne l'oublie pas, écrivait à la fin de 1792 ; il ne songeait point à se poser en contradicteur du Comité d'instruction publique, dont il acceptait au contraire le système. Il demandait seulement une organisation plus efficace du premier degré d'instruction, des écoles primaires. Ces écoles, disait-il, ne pourraient donner une éducation vraiment et universellement nationale qu'à la condition d'être transformées en « maisons d'éducation où tous les enfants seraient élevés en commun, de cinq à douze ans, aux frais de la République » ; et il expliquait ainsi son idée :

« Le plan d'instruction publique du Comité me paraît fort satisfaisant ; mais il n'a point traité de l'éducation.

« Tout le système du Comité porte sur cette base, l'établissement de quatre degrés d'enseignement, savoir les écoles primaires, les écoles secondaires, les instituts, les lycées.

« Je trouve dans ces trois derniers cours un plan qui me paraît sagement conçu pour la conservation, la propagation et le perfectionnement des connais-sauces humaines. Ces trois degrés successifs ouvrent à l'instruction une source féconde et habilement ménagée, et j'y vois des moyens tout à la fois convenables et efficaces pour seconder les talents des citoyens qui se livreront à la culture des lettres, des sciences et des beaux-arts.

» Mais avant ces degrés supérieurs, qui ne peuvent devenir utiles qu'à un petit nombre d'hommes, je cherche une instruction générale pour tous, convenable aux besoins de tous, qui est la dette de la République envers tous ; en un mot, une éducation vraiment et universellement nationale ; et j'avoue que le premier degré que le Comité vous propose, sous le nom d'écoles primaires, me semble bien éloigné de présenter tous ces avantages. »

Les reproches que Lepeletier fait aux écoles primaires sont les suivants :

1° Les enfants domiciliés dans la ville, le bourg ou le village où sera située l'école primaire seront bien plus a portée des leçons, en profiteront et bien plus souvent, et bien plus constamment ; ceux au contraire qui habitent les campagnes et les hameaux ne pourront pas fréquenter l'école aussi habituellement, à raison des difficultés locales, des saisons et d'une foule d'autres circonstances ;

2° Les parents indigents, qui, pour nourrir leurs enfants, ont besoin de les faire travailler, ne pourront les envoyer aux écoles. Il faut, pour que le père consente à se priver du travail de l'enfant, que la République prenne à sa charge l'entretien de celui-ci ;

3° Un des objets les plus essentiels de l'éducation est omis dans les écoles primaires : le perfectionnement de l'être physique. On propose bien quelques exercices de gymnastique ; cela est bon, mais cela ne suffit pas. Un genre de vie continu, une nourriture saine et convenable à l'enfance, des travaux graduels et modérés, des épreuves successives mais continuellement répétées : tels sont les seuls moyens efficaces de donner au corps tout le développement et toutes les facultés dont il est susceptible ;

4° L'éducation morale sera insuffisante à l'école primaire : quelques instructions utiles, quelques moments d'études, tel est le cercle étroit dans lequel est renfermé le plan du Comité. C'est l'emploi d'un petit nombre d'heures ; mais tout le reste de la journée est abandonné au hasard des circonstances.

Pour obvier à ces divers inconvénients, et pour créer une éducation nationale accessible à tous, Lepeletier propose à la Convention « de décréter que, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à douze pour les garçons, et jusqu'à onze pour les filles, tous les enfants sans distinction et sans exception seront élevés en commun, aux dépens de la République ; et que tous, sous la sainte loi de l'égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins » (Voir Convention, pages 386-388, la reproduction des passages essentiels du mémoire de Lepeletier).

En somme, le système que proposait Lepeletier n'était pas autre chose que l'extension à toute la France de ces caméristats qui existent encore aujourd'hui en Bretagne et en Auvergne, avec celte différence toutefois que le régime devait en être plus conforme aux exigences dune bonne éducation, et que la dépense devait être supportée ; non exclusivement par les parents des élèves, mais par la nation entière.

A la sortie des maisons d'éducation commune où ils auraient reçu l'instruction primaire, ceux des élèves auxquels leurs parents voudraient faire poursuivre leurs études auraient parcouru successivement les trois degrés supérieurs d'instruction du plan Condorcet, écoles secondaires, instituts et lycées. Lepeletier proposait que la République prit à sa charge les frais de l'instruction et de l'entretien d'un certain nombre d'élèves désignés au concours parmi les plus méritants : ces pensionnaires de la République auraient été choisis dans la proportion de un sur cinquante, parmi les élèves des maisons d'éducation commune, pour suivre les cours des écoles secondaires ; la moitié des pensionnaires des écoles secondaires seraient ensuite devenus pensionnaires de la République dans les instituts ; et la moitié des pensionnaires des instituts, pensionnaires de la République dans les lycées. « Ne pourront être admis à concourir, ajoutait Lepeletier, ceux qui, par leurs facultés personnelles ou celles de leurs parents, seraient en état de suivre, sans les secours de la République, ces trois degrés d'instruction. »

C'était là, comme on le voit, une organisation de bourses nationales destinée à rendre les degrés supérieurs de l'instruction accessibles à tous ceux qui s'en montreraient dignes : c'est l'idée que le gouvernement de la troisième République a commencé à réaliser.

Nous ne rappellerons pas les objections qui' furent faites, dans la Convention même, au plan de Lepeletier, tant au point de vue de la liberté des pères de famille qu'à celui des difficultés financières et pédagogiques. Ces objections parurent assez fortes aux républicains de l'an II pour les déterminer à renoncer à l'exécution d'un projet que la majorité de la Convention avait d'abord accueilli avec enthousiasme. Il n'en restera pas moins à Lepeletier l'honneur d'avoir essayé le premier de réaliser d'une manière concrète, par un acte législatif, une idée que Fichte devait reprendre en Allemagne quelques années plus tard, et qui, sous des formes nouvelles, a déjà trouvé plus d'une application dans les institutions scolaires contemporaines.

Le 30 pluviôse an III (8 février 1795), la réaction thermidorienne, qui allait proscrire les derniers Montagnards, annula le décret qui avait accordé à Lepeletier une sépulture au Panthéon.

James Guillaume