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Lectures populaires

La lecture publique est une des formes que l'enseignement supérieur du peuple prend aujourd'hui dans notre pays. Nous voulons rappeler brièvement comment elle s'est développée et montrer quel est son objet et son caractère.

Pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, on ne voit pas qu'on ait rien fait pour distribuer aux classes laborieuses une culture plus avancée que celle de l'école élémentaire. Les cours d'adultes reçurent des encouragements de l'Etat sous la monarchie de Juillet ; mais leur office se borna à combattre l'analphabétisme. Apprendre à lire aux illettrés, créer, en outre, quelques cours commerciaux et industriels, c'est à quoi se tinrent de même les deux seules sociétés libres d'enseignement laïque qui existaient alors : la Société pour l'instruction élémentaire et l'Association polytechnique.

On avait pourtant le sentiment que cela ne pouvait suffire aux nommes du peuple, dont l'activité intellectuelle, surtout dans les grandes villes, était constamment stimulée par le mouvement même de la vie moderne. Aussi, dès le lendemain de la révolution de 1848, le zèle démocratique des hommes au pouvoir s'efforça-t-il d'amorcer un enseignement populaire supérieur : ce furent les Lectures du soir qui inaugurèrent cette entreprise. Une Note insérée au Moniteur (4 mai) annonça que des lectures publiques étaient instituées à Paris sous les auspices du ministère de l'instruction publique. « La monarchie, disait-on, avait institué jadis les lecteurs du roi ; la république institue aujourd'hui les lecteurs du peuple. » Un mois plus tard (8 juin), Carnot, alors ministre de l'instruction publique, signait un arrêté qui réglait l'horaire des lectures, déterminait les conditions auxquelles les auditeurs y seraient admis et portait nomination de six lecteurs. Quelques jours après (17 juin), un programme et une Instruction destinés à guider les débuts des lecteurs furent publiés dans le Bulletin administratif. Comme on le voit, c'est un véritable service public que l'on créait, et il ressortissait à la division des Etablissements scientifiques et littéraires qui, au ministère de l'instruction publique, était alors dirigée par François Génin.

Les Lectures du soir avaient pour objet de faire connaître, par exemple, les chefs-d'oeuvre de notre littérature et de répandre ainsi le goût des choses de l'esprit. Les lecteurs étaient invités à se montrer très sobres de commentaires et surtout à éviter de paraître professer. « Il ne s'agit point, disait le programme, de faire un cours de littérature ni une rhétorique française, ni des leçons d'esthétique, mais simplement une série de lectures. Une lecture bien faite porte son commentaire avec soi. »

Avec cette vue claire du but à atteindre et de la méthode à suivre, il est fâcheux que l'on n'ait pas mieux su pourvoir, dans le détail, à l'organisation du nouveau service.

En prenant en main l'oeuvre des lectures publiques, l'administration crut devoir s'interdire de faire de la propagande politique et religieuse. Mais celle réserve, louable en elle-même, fut poussée jusqu'à la timidité, si bien que, lorsque l'on consulte les listes officielles des ouvrages qui devaient être lus, on est forcé de constater qu'il y figure trop peu d'oeuvres vraiment élevées et fortes et que l'on y fait, en revanche, trop de place à ce qui est pâle, atone, insignifiant. D'autre part, le recrutement des lecteurs qui, en cette affaire, aurait dû être assuré avec beaucoup de soin, fut, ou peu s'en faut, livré au hasard. La fonction était gratuite en principe : il pouvait cependant être accordé des indemnités. Comme on n'exigeait aucune garantie de capacité, l'appât d'une allocation éventuelle, quelquefois même le seul désir de se mettre en vue, fit surgir, parmi les hommes de lettres sans éditeur, les médecins sans clients, les avocats sans causes, les acteurs sans engagement, une quantité de candidats-lecteurs que rien ne recommandait, sinon l'apostille de tel ou tel homme politique. Enfin, l'on n'eut pas assez d'attention à choisir pour les séances de lecture des heures commodes, et de leur affecter des locaux convenables.

Et pourtant, en dépit de tout, les lectures du soir se continuèrent sans interruption de la lin de juin 1848 jusqu'en août ou septembre 1851, et elles n'ont pas laissé de donner quelques résultats. Elles firent même des progrès : pendant ces trois années, leur action, si elle ne s'étendit pas en surface, gagna du moins en consistance. Nous voyons, en effet, que, du 15 décembre 1849 au 15 mars 1850, le programme établi comporte, outre les lectures, cinq cours dits complémentaires : 1° cours de notions élémentaires d'histoire générale ; 2° cours de notions élémentaires de l'histoire de la langue et de la littérature françaises ; 3° cours d'études biographiques des hommes utiles et des bienfaiteurs de l'humanité ; 4° cours de notions élémentaires de droit public, administratif et civil ; 5° cours de sciences naturelles appliquées à l'hygiène populaire. Ainsi, il y avait là le germe d'un enseignement propre à donner aux auditeurs la première couche régulière de connaissances, sans laquelle les lectures n'auraient pu produire tout leur fruit.

Ajoutons que, si l'administration ne sut pas prendre des mesures pour bien recruter les lecteurs, elle eut pourtant la chance de rencontrer quelques hommes de mérite et de discernement. Certains professeurs des lycées de Paris, Demogeot, Deschanel, Despois, Léon Fougère, Amedée Jacques, etc., furent pour elle d'utiles collaborateurs ; mais il semble que les ouvriers les plus zélés aient été trois hommes de lettres : Henri Trianon, Juste Olivier et Emile Souvestre. Ce dernier, qui, d'après ce que l'on sait, réussit le mieux auprès de son public, a publié, en 1854, chez Michel Lévy, trois volumes de Causeries historiques et littéraires où, très certainement, tiennent une large place les commentaires et les leçons qu'il donna de 1848 à 1850. Ce n'est que de la vulgarisation, mais de la vulgarisation faite avec probité et intelligence : nulle prétention, rien de déclamatoire ; fauteur ne vise qu'à être clair, sensé et instructif. En somme, cet ouvrage témoigne en faveur de la façon dont Souvestre comprit son rôle et s'en acquitta ; il donne aussi bonne opinion des auditeurs qui surent l'apprécier.

Celte opinion, du reste, est bien celle qu'il convient d'avoir. Les listes des auditeurs inscrits ont été conservées. On y voit que ceux qui y figurent sont, pour les trois quarts peut-être, au moins pour les deux tiers, des artisans, des ouvriers. Or on sait qu'aux séances de lecture, ce public d'hommes du peuple ne cessa pas d'avoir une tenue parfaite. Sainte-Beuve, peu capable pourtant d'illusion, mais qui avait vu de ses yeux combien ces auditoires étaient irréprochables, admirait que des ouvriers, leur journée faite, pussent venir de Passy ou de Neuilly pour assister, à huit heures du soir, à une lecture littéraire : « Il y a la, écrivait-il, une disposition morale digne d'estime et presque de respect, et qu'on serait coupable de ne pas favoriser et servir, quand elle vient s'offrir d'elle-même ». C'est par là surtout, en effet, que le souvenir des Lectures du soir vaut d'être conservé. Elles firent voir que le peuple n'était pas incapable de s'élever au-dessus du niveau des cours d'adultes, qu'il avait le désir et le goût d'une culture plus large et plus haute. Grâce à elles, on put s'assurer qu'il y avait, comme dit Sainte-Beuve, « un germe qui ne demandait qu'à vivre», et que le sol où on le déposait était capable de le nourrir. Malheureusement, ce germe fut étouffé par le mouvement de réaction politique qui allait aboutir au second Empire. A la fin de 1850, on s'arrangea pour décourager lecteurs et auditeurs ; les séances se firent d'abord plus rares, puis finirent par cesser tout à fait, et, pendant près de cinquante ans, il ne fut plus question de lectures populaires.

Quand, en 1895, s'ouvrit la campagne en faveur de la seconde éducation du peuple, il parut d'abord qu'au delà du cours d'adultes la conférence était le mode d'enseignement sur lequel on pouvait le plus faire fond. Bien que l'Etat n'eût pas pris l'initiative de la nouvelle entreprise, il était loin de s'en désintéresser ; considérant comme un devoir d'encourager, de subventionner les diverses oeuvres post-scolaires, il estimait aussi qu'il avait le droit de leur donner une direction. Voilà pourquoi une commission fut alors nommée pour rechercher les moyens de guider les conférenciers novices. Elle publia un mémoire où se trouve une liste d'environ quatre cents sujets de conférences avec l'indication, pour chacun d'eux, des livres qui peuvent servir à la préparation. Ces sujets portent sur la cosmographie, la physique, la météorologie, la chimie, la technologie, l'anatomie et la physiologie humaines, l'hygiène, la zoologie, la botanique, l'agriculture, la géologie, la géographie, l'histoire, l'histoire de l'art, la morale et l'enseignement civique. (Ministère de l'instruction publique. Réorganisation des cours d'adultes. Conférences. Paris, Imprimerie nationale, 1895.) Aucune place, comme on voit, n'est faite aux conférences d'ordre littéraire. Cette omission ne venait pas, sans doute, de ce que la commission les jugeait inutiles, seulement elles lui paraissaient très malaisées.

Fallait-il donc exclure la littérature de renseignement populaire? Se résignerait-on à laisser ignorer au peuple les chefs-d'oeuvre de notre pays et les grandes oeuvres des littératures étrangères? Se priverait-on délibérément du concours de ceux qui, après tout, ont le plus contribué à l'éducation générale de l'humanité? Dans cet embarras, on vint à se ressouvenir plus ou moins nettement de la tentative qui avait été faite en 1848. Dès 1896, un inspecteur d'académie tenait aux instituteurs de son département le langage que voici : « Aux conférences. nous préférons de beaucoup les simples lectures accompagnées de causeries. Tout le monde n'est peut-être pas capable de faire des conférences, mais tout le monde est capable de lire et de causer sur ce qu'il lit, et il est toujours possible de lire et de causer. Des conférences pourraient, en effrayant bien des timidités, paralyser bien des bonnes volontés. Des lectures coupées, là où il convient, par une parole simple et personnelle, la parole même de la conversation et de la classe, n'épouvanteront personne. Leur fréquence et leur régularité ajouteront encore à leur utilité pratique. » (L'Inspection académique. Paris, Imprimerie nationale, 1900.)

Conseillées ainsi et essayées d'abord sur quelques points, les lectures populaires ne tardèrent pas à se répandre. Mais on peut dire que leur renaissance date du moment où M. Maurice Bouchor en a donné l'exemple et en a fait la théorie. Après avoir tenu des séances de lecture avec quelques amis, dans un certain nombre d'écoles parisiennes, M. Bouchor se persuada qu'il y avait là un mode d'enseignent capable de produire des résultats très heureux. Il crut que l'on pouvait ainsi faire oeuvre vraiment démocratique, et, pour inaugurer une propagande qu'il a poursuivie pendant plus de dix années, il publia, en 1898, une brochure sur les Lectures populaires, où n'expliquait le but qu'elles devaient viser et où il développait les moyens de l'atteindre. Avec un sens très juste, il protestait contre ceux qui ne veulent voir dans la littérature qu'une simple curiosité ou un plaisir exclusivement aristocratique : « C'est une source de vie, disait-il, et tous doivent être appelés à y boire ». Et, en même temps, il montrait comment ce qu'il faut chercher, pour une lecture populaire, dans les grands écrivains, c'est, non pas le prestige de la forme, ce qui ne vient, pour ainsi dire, que d'un art extérieur, mais ce qu'il y a en eux de plus intime à la fois et de plus général, ce qui fait d'eux les interprètes de la vie, des passions nobles et des idées morales. Ces vues générales s'accompagnaient de conseils pratiques aux lecteurs, notamment pour ce qui touche à l'organisation de soirées où sont lues, à plusieurs voix, des oeuvres dramatiques. Ces lectures à plusieurs voix sont, en effet, ce que l'on désigne plus spécialement sous le nom de « lectures Bouchor », parce que c'est lui qui en eut le premier l'idée, et qui a su en tirer le meilleur parti. Mais il ne faut pas croire que ce soit la seule forme qui lui paraisse devoir être recommandée. On sait, au contraire, que, sous sa direction et sous les auspices de l'Association philotechnique, plusieurs petits volumes ont été publiés où l'on fait voir comment l'on doit adapter les grandes oeuvres pour des auditoires d'artisans et de campagnards, suivant quelle méthode fragments et extraits doivent être présentés, et ces volumes ne comprennent pas seulement des ouvrages de dramaturges, Shakespeare, Corneille, Racine, Molière, Regnard, mais des poèmes lyriques de Hugo, des contes de Voltaire, des pages d'histoire de Saint-Simon et de Michelet.

En fait, c'est la lecture à une seule voix qui est de beaucoup la plus répandue. Tantôt, quand on veut faire connaître une oeuvre de longue haleine, on lui consacre une séance spéciale, et c'est alors quelque chose d'intermédiaire entre la lecture et la conférence, la conférence-lecture, si l'on veut, puisque les coupures nécessaires exigent des résumés et des explications rapides ; tantôt, quand il s'agit simplement de lire un court récit, des pièces de vers peu étendues, la lecture se place à la fin du cours du soir. Il n'est pas douteux que, sous ces diverses formes, la lecture populaire commence à devenir une habitude et un goût des populations. Elle tend, semble-t-il, à se substituer, dans bien des cas, à la conférence ; en 1901-1902, on relève 125 000 conférences ; on n'en compte plus que 87 132 en 1906-1907, et, au témoignage de M. Edouard Petit, le terrain que la conférence a ainsi perdu, c'est la lecture populaire qui l'a gagné.

Ce fait, à notre avis, il convient de s en féliciter ; car, de toutes les formes de l'éducation populaire, la lecture nous paraît être la moins capable de causer des déceptions, celle qui, par les moyens les plus simples, va le mieux à son but et qui donne les résultats non pas les plus apparents, il est vrai, mais, tout compte fait, les plus réels.

Bibliographie. — Maurice BOUCHOR, Les Lectures populaires, Paris, Hachette, 1898. — Maurice PELLISSON, Les Lectures pub tiques du soir (1848-1850), dans la Nouvelle Revue, 10 octobre 1904. — SAINTE-BEUVE, dans les Causeries du Lundi, tome Ier.

Maurice Pellisson