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Leconte de lisle

 On sait que le poète Leconte de Lisle (1818-1894) était un ardent républicain. Il prit, en 1848, une part active aux luttes politiques ; et vingt-deux ans plus tard, lorsque, après Sedan, la République eut été de nouveau proclamée, il écrivit un Catéchisme populaire républicain, qui fut imprimé, sans nom d'auteur, pendant le siège de Paris (in-18 et in-folio) ; on lit à la dernière page de cet opuscule : « Achevé d'imprimer le 20 décembre MDCCCLXX, par J. Claye, pour A. Lemerre, libraire, à Paris ». Il est précédé d'une courte préface ainsi conçue : « Ce petit livre est un simple exposé des vrais principes. Il est court, afin d'être clair et précis. Il est rédigé par demandes et par réponses, afin de se graver plus aisément dans la mémoire de tous, car il convient à l'homme autant qu'à l'enfant. Il suggèrera, par la brièveté et par la justesse des définitions, tous les éclaircissements que le lecteur intelligent se donnera à lui-même, et que l'instituteur offrira à l'enfant par l'explication et par l'exemple. S'il est insuffisant, il ne fera aucun mal ; s'il est bon, il produira un grand bien. »

La morale exposée dans ce catéchisme est nettement anti-religieuse. Elle tient tout entière dans ces trois demandes et ces trois réponses : « D. Qu'est-ce que le bien? R. Le bien est ce qui est conforme à la nature de l'homme, et le mal ce qui lui est contraire. Aucune autre définition ne peut être donnée ni du bien ni du mal. — D. Faut-il chercher au-dessus et en dehors de l'homme le principe de la justice? B Non, car l'homme cesserait d'être un être moral et tomberait au niveau de la brute, si le principe de la justice existait en dehors de lui. — D. La loi morale n'a-t-elle donc pas été révélée et enseignée à l'homme par les religions ? R. Non, car les religions, uniquement fondées sur les dogmes, conceptions abstraites de l'esprit, n'ont rien de commun avec la loi morale, qui est inhérente à la nature propre de l'homme, et qui, conséquemment, n'a jamais pu lui être antérieure ni étrangère. »

Ces principes sont développés dans un chapitre intitulé : « De l'individu », exposé des droits et des devoirs de l'homme, qu'accompagne une Explication destinée à réfuter le passage célèbre du catéchisme catholique : « Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? — Pour le connaître, l'aimer et le servir. » Le philosophe commente ainsi la doctrine de l'Eglise : « Ceux qui prétendent que Dieu a créé l'homme afin d'être connu, aimé et servi par lui, n'exigent pas autre chose de l'homme que de renoncer à sa raison, à son intelligence, à sa liberté morale, de se nier soi-même et de s'anéantir en face d'une puissance absolue dont il ne lui est accordé de comprendre ni la nature ni la justice. Certaines personnes prétendent aussi, il est vrai, faire concorder la volonté divine et le libre arbitre de l'homme ; mais les deux termes étant, de toute évidence, et en eux-mêmes, radicalement incompatibles, la prétention dont il s'agit n'a jamais été qu'une assertion mensongère qui a coûté la vie à des millions d'hommes, torturés, massacrés et brûlés vifs pour la plus grande gloire de cette puissance incompréhensible. La raison humaine, au contraire, affirme que la fin de l'homme est de se connaître soi-même, d'aimer la justice, et de la pratiquer envers ses semblables ; et la conscience universelle proclame que cela est la vérité irréfutable. »

En ce qui concerne l'organisation sociale et politique, le Catéchisme populaire républicain définit le corps social « une association formée par tous les individus dans un intérêt commun de vie et de conservation, et pour la garantie réciproque des droits » ; le corps social atteint ce but par une organisation politique conforme à la nature propre de l'homme ; et cette organisation politique est expliquée dans cette remarquable série de demandes et de réponses :

« D. Comment le corps social doit-il procéder à cette organisation politique? R. Par la constitution de la commune, qui est la base la plus simple, la plus rationnelle, et conséquemment la meilleure de l'association générale. — D. Qu'est-ce que la commune? R. La commune est la réunion des individus habitant une même localité et nommant par l'élection un conseil communal. — D. Qu'est-ce qu'un conseil communal? R. Le conseil communal est la réunion d'un certain nombre d'individus nommés par le libre suffrage de leurs concitoyens pour sauvegarder les intérêts de la commune et maintenir les droits inviolables de chacun de ses membres, c'est-à-dire l'instruction, la liberté, l'égalité, la propriété et la sûreté, en donnant l'enseignement primaire, en assurant la libre circulation, en établissant l'assistance, et en prenant toutes les mesures nécessaires de salubrité publique. — D. Comment le corps social, sur la base de la commune, doit-il compléter l'organisation politique générale? R. Soit par la constitution du département, groupe de communes, de la province, groupe de départements, et enfin de l'Etat, soit autrement, car toute organisation politique sera la plus rationnelle et la meilleure qui sauvegardera et maintiendra les droits naturels de l'individu en assurant l'harmonie et la conservation du corps social. »

Cette conception fédéraliste, qui fait de la commune autonome la base de toute l'organisation politique, est caractéristique de l'époque où le Catéchisme fut écrit. C'est pendant le siège que commencèrent à se répandre et à se formuler, dans la population parisienne, les idées qu'on appela « communalistes », et, bien que Leconte de Lisle ne se soit pas mêlé aux événements qui suivirent la révolution du 18 mars, son petit livre porte témoignage de la conformité de ses principes politiques, sociaux et philosophiques avec ceux dont l'exposé peut se lire dans la célèbre Déclaration au peuple français du 19 avril 1871.