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Le Maître

Antoine Le Maître est surtout, connu comme le chef des solitaires de Port-Royal. Or, on sait que ces « Messieurs » joignaient, à la pénitence qu'ils exerçaient loin du monde, le soin d'élever quelques enfants. Quoique Le Maître n'ait pas professé régulièrement dans les écoles de Port-Royal, il a toujours eu sa part dans la direction des études, et c'est par là qu'il a sa place marquée dans l'histoire de la pédagogie française.

Il naquit à Paris en 1607 ; sa mère était la soeur d'Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, et du célèbre théologien Antoine Arnauld. Avocat au Parlement de Paris, Le Maître s'était acquis une grande réputation ; mais, sous l'influence de l'abbé de Saint-Cyran, il renonça tout à coup au monde et au brillant avenir qui s'ouvrait devant lui, et alla s'ensevelir dans la solitude et la pénitence, à Port-Royal des Champs. Il n'entra pas en religion pourtant : il fut un pénitent laïque, et détermina par son exemple un grand nombre de personnages illustres à l'imiter (Voir Port-Royal).

Fidèle à la doctrine de Saint-Cyran, qui croyait qu'on ne pouvait pas faire d'oeuvre plus méritoire pour soi-même, ni plus agréable à Dieu, que de procurer à de jeunes enfants le bienfait d'une éducation chrétienne, il ne cessa presque pas, depuis 1638, époque de sa conversion, jusqu'en 1658, année de sa mort, de se charger d'instruire quelques jeunes gens. Ainsi, on le trouve tout d'abord s'occupant, avec MM. Singlin et Lancelot, dans le dehors du monastère de Port-Royal à Paris, de l'éducation des deux fils de M. Bignon, du petit Vitart et de quelques autres encore. En 1639, pendant le séjour qu'il fit à la Ferté-Milon, Lancelot, le précepteur du jeune Vitart, étant tombé malade, Le Maître prit sa place. Revenu à Port-Royal des Champs, il s'était chargé, à la prière de Saint-Cyran, de l'éducation d'un fils de M. Arnauld d'Andilly (son oncle) et d'un autre enfant. C'est vers cette "même époque qu'il dut s'occuper aussi des trois fils de M. du Fossé, dont le dernier, Pierre, resté seul après la mort de ses deux frères, devait s'attacher si étroitement à lui qu'il ne le quitta plus jusqu'à ses derniers moments, et fut même associe à ses travaux. Quand les écoles de Port-Royal des Champs furent transférées à Paris en 1646, il ne les y suivit pas ; mais les enfants le retrouvèrent à leur retour aux Granges en 1650, avec Arnauld et son frère, M. de Saci.

« Nous commençâmes à faire avec eux une liaison particulière, ayant plus d'âge et de raison qu'autrefois », dit du Fossé. « M. Le Maître avait conçu une bonté particulière pour moi, et je me souviens que, tout écolier que j'étais, il me faisait souvent venir dans sa chambre où il me donnait des instructions très solides, tant pour l'étude que pour la piété. Il me lisait et me faisait lire divers endroits des poètes et des orateurs, et m'en faisait remarquer toutes les beautés, soit pour la force du sens, soit pour l'élocu-tion. II m'apprenait aussi à prononcer comme il faut les vers et la prose, ce qu'il faisait admirablement lui-même, ayant le ton de la voix charmant, avec toutes les autres parties d'un grand orateur. Il me donna aussi plusieurs règles pour bien traduire et pour me faciliter les moyens d'y avancer. » Ce qu'il faisait là pour le jeune du Fossé, il dut le faire pour d'autres encore, pour le petit Racine surtout, qui vint aux Granges de Port-Royal en 1655, et auquel il semble avoir donné les soins les plus affectueux. On voit en effet, par une lettre qu'il lui écrivit de Bourg-Fontaine, où il avait dû momentanément se retirer en 1656, qu'il l'appelait « mon fils », et que celui-ci l'appelait « mon papa ». Enfin on sait qu'il aurait voulu faire de Racine un avocat, « c'est-à-dire ce qui lui semblait le plus beau au monde, dit Sainte-Beuve, quand on n'était pas solitaire ».

Les Règles de la traduction française, dont parle du Fossé, nous ont été conservées par Fontaine dans ses Mémoires. Elles sont au nombre de dix, et ont trait surtout à l'élégance, élégance toute relative et selon la mode d'alors. A côté de préceptes très sages et très justes, comme par exemple qu'il faut avant tout être extrêmement fidèle et littéral, tâcher de rendre beauté pour beauté et figure pour figure, s'approcher le plus qu'on peut du style de l'auteur qu'on traduit et le faire parler, dans notre traduction, comme il aurait parlé s'il avait composé en notre langue, on trouve des recommandations beaucoup moins importantes et qui nous semblent aujourd'hui puériles, sur la longueur et le choix des périodes, les proportions que doivent avoir les divers membres d'une phrase, le soin avec lequel il faut éviter le vers ou le demi-vers dans la prose, et pourtant s'en rapprocher quelquefois, etc.

Les Mémoires ne nous disent rien autre de ce qu'il pouvait y avoir de particulier dans la manière d'enseigner de Le Maître, qui devait être, du reste, celle de Port-Royal tout entier. Mais qu'il ait dû donner d'excellentes leçons aux jeunes gens dont il voulait bien se charger, nous en avons pour garantie le grand talent qu'il avait montré comme avocat, son érudition variée et notamment sa connaissance de la langue grecque, le sentiment qui l'inspirait dans cet acte de charité qu'il faisait envers les enfants, selon l'esprit de Saint-Cyran, et enfin les résultats qu'il obtint. Du Fossé et surtout Racine sont des élèves qui font honneur aux maîtres qui les ont formés.

Outre le concours qu'il prêta certainement à Arnauld pour plusieurs de ses écrits, et la part qu'il prit à toutes les brochures de circonstance contre les jésuites, notamment aux Provinciales (il est l'auteur probable de la Lettre d'un avocat, qui figure quelquefois comme dix-neuvième Provinciale), il a laissé un Recueil de ses plaidoyers (1654), un Traité sur l'aumône (1658) et des Vies des Saints, ouvrage qui fut continué par du Fossé.

Il mourut à Port-Royal des Champs, le 4 novembre 1658, entouré de la vénération de tous les autres solitaires qui le regardaient comme leur père et leur chef.

Irénée Carré