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Lavoisier

Antoine-Laurent Lavoisier (1743-1794), auquel on a donné à juste titre le nom de « créateur de la chimie moderne », et qui fut « le plus grand homme de science qu'ait possédé la France », a pris une part importante, et trop peu connue, aux travaux accomplis pendant la Révolution française pour organiser une instruction publique, et à ceux qui eurent pour objet de créer un système rationnel de mesures. Nous ne ferons pas sa biographie ; nous rappellerons seulement que, par un malentendu fatal, lui qui avait rendu de si grands services à la science et à la Révolution, et qui eût pu en rendre encore, il fut enveloppé dans un procès politique intenté aux anciens fermiers généraux, et qu'il mourut sur l'échafaud le 19 floréal an II.

Lorsque l'Académie des sciences eut reçu de l'Assemblée constituante (décret du 8 mai 1790) le mandat d'élaborer un système de poids et mesures fondé sur des bases fixes et qui pût être adopté par toutes les nations, Lavoisier remplit les fonctions de trésorier et de secrétaire de la commission de l'Académie ; il fut en outre chargé, avec Haüy, de la fixation de l'unité de poids, par la détermination rigoureuse de la densité de l'eau distillée. Après la suppression des académies, une Commission temporaire des poids et mesures, composée des savants attachés précédemment au travail des poids et mesures, fut chargée de continuer les opérations commencées (11 septembre 1793), et Lavoisier en fut de nouveau le trésorier et le secrétaire, jusqu'au moment de son arrestation (8 frimaire an II). Il fut membre également du Bureau de consultai ion des arts et métiers, créé par le décret du 12 septembre 1791, et il remplissait les fonctions de président de ce Bureau quand fut rendu le décret ordonnant l'incarcération des anciens fermiers généraux.

Lavoisier s'intéressait tout particulièrement aux questions d'éducation populaire. Avant la Révolution, il avait fondé une école gratuite dans la paroisse de Villefrancoeur, où était située sa terre de Frechines (Loir-et-Cher). Lorsque l'Assemblée législative eut décrété la publication d'une nouvelle édition du rapport de Talleyrand sur l'instruction publique, l'auteur de ce travail sollicita de Lavoisier des conseils et des critiques par la lettre suivante (octobre 1791) :

« j'ai eu l'honneur d'adresser dans le temps à M. de Lavoisier un exemplaire de mon rapport sur l'instruction publique, et j'aime à penser qu'il l'a lu avec quelque intérêt pour l'auteur. L'Assemblée nationale en ayant ordonné la réimpression pour la législature actuelle, me voilà en mesure d'en corriger à loisir les défauts et de le rendre autant qu'il sera en moi digne du sujet. Ce que je désire donc, en ce mo ment, est de bien connaître ce que les hommes faits pour éclairer et fixer l'opinion publique ont à lui reprocher. M. de Lavoisier aurait-il assez de bonté pour m'accorder à cet égard une grande sévérité et me dire avec franchise tout ce qui a pu lui déplaire dans ce long travail? J'oserais même lui demander une critique détaillée, si je ne craignais d'abuser de ses moments. En tout, je lui déclare que j'ai un besoin extrême qu'il me mette à portée de mettre quelques-unes de ses idées à la place des miennes ; je lui de mande de vouloir bien me donner sa réponse d'aujourd'hui en huit. TALLEYRAND-PERIGORD. «

Lavoisier se mit à l'oeuvre et rédigea pour Talleyrand quelques pages de réflexions, dont la minute s'est retrouvée, malheureusement incomplète, dans les papiers du grand chimiste : ce qui subsiste de celte minute comprend les pages 1 et 2, un feuillet isolé portant le folio 8 bille, et les pages 9 à 16 ; les pages 3-8 manquent. Les deux premières pages ont été publiées, en 1894, dans l'Introduction du tome II des Procès-verbaux du Comité d'instruction publique de la Convention nationale ; le reste a paru en 1907 dans la revue la Révolution française. Voici cet intéressant morceau :

« RÉFLEXIONS SUR LE PLAN D'INSTRUCTION PUBLIQUE PRÉSENTE A L'ASSEMBLÉE NATIONALE EN SEPTEMBRE 1791 PAR M. TALLEYRAND-PÉRIGORD, ANCIEN ÉVÊQUE D'AUTUN.

Pages 1 et 2 du manuscrit : « L'éducation publique telle qu'elle existe dans presque toute l'Europe a été instituée dans la vue, non de former des citoyens, mais de faire des prêtres, des moines et des théologiens. L'esprit de l'Eglise a toujours répugné à toute innovation ; et, parce que les premiers chrétiens parlaient et priaient en latin, parce que les pères de l'Eglise ont la plupart écrit en latin, on en a conclu que dans quelque pays que ce fût, quelque changement qui put arriver dans le langage vulgaire, il fallait prier en latin jusqu'à la consommation des siècles. De là le système d'éducation de l'Europe entière, qui se trouve presque entièrement dirigé vers l'enseignement de la langue latine.

« Que l'on passe en revue tous les actes publics, toutes les thèses de métaphysique et de morale qui se soutiennent dans les collèges, on y verra qu'elles ne sont qu'une introduction à la théologie, que la théologie était la science par excellence, celle qui était destinée a former le complément de l'instruction, celle à laquelle tendait tout le système de l'éducation.

« L'éducation publique n'ayant pour objet que de former des prêtres, longtemps on n'a fait étudier dans les collèges que ceux qu'on destinait aux fonctions du sacerdoce ; et comme l'état ecclésiastique était la route qui conduisait aux honneurs et à la fortune, les nations catholiques ont dû naturellement se diviser en deux classes : les ecclésiastiques, chez lesquels l'instruction s'est concentrée, et les non-lettrés, qui formaient presque tout le reste de la nation. C'est ainsi que, d'abord par un effet du hasard, et depuis par une marche très habilement combinée, tout ce qui pouvait tendre à détruire les erreurs et les préjugés s'est trouvé réuni dans les mains de ceux qui avaient intérêt de les propager.

« Cette époque, composée de seize siècles presque entièrement perdus pour la raison et pour la philosophie, pendant lesquels les progrès de l'esprit humain ont été entièrement suspendus, pendant lesquels il a souvent eu une marche rétrograde, sera à jamais remarquable dans l'histoire de l'humanité, et l'on doit juger combien seront grands aux yeux de la postérité ceux qui ont renversé ces monuments antiques d'ignorance et de barbarie.

« M. l'ancien évêque d'Autun, appelé à cette gloire pour tout ce qui concerne l'instruction publique, a su s'élever à toute la hauteur de son sujet ; il en a embrassé l'ensemble, et il s'est acquis des droits immortels à la reconnaissance de l'humanité. »

(Les pages 3-8, perdues, devaient contenir la critique du titre consacré aux écoles primaires, et le commencement de la critique du titre consacré aux écoles de district).

Feuillet isolé, qui devait s'intercaler dans la partie traitant des écoles primaires : « Je voudrais donc que la lecture et l'écriture ne fussent pas un des éléments nécessaires et indispensables de l'éducation des campagnes, que l'éducation de ceux qui ne voudraient pas ou qui ne pourront pas apprendre à lire et à écrire ne fût pas entièrement abandonnée, qu'on leur apprît comme aux autres les premiers éléments des arts, qu'on leur apprit à compter avec des jetons, méthode commode et expéditive qu'il serait nécessaire de répandre davantage et qui deviendra plus facile quand on sera parvenu à raccorder les divisions de nos mesures avec l'arithmétique décimale. »

Pages 9-16 du manuscrit : .[« Je trouve que l'instruction] qu'il propose [pour les écoles de district] ressemble encore trop à celle de nos collèges, qu'elle tend encore trop à former des gens de lettres. Je voudrais bannir jusqu'aux noms barbares de nos anciennes écoles ; je n'entends pas ce que c'est qu'un cours d'humanités : pourquoi ne pas traduire ce mot en français? Je bannirais cette dénomination de belles-lettres qui n'éveille que des idées typographiques.

« Les écoles primaires des campagnes et des villes sont destinées à former des hommes et des citoyens ; celles de district sont destinées à former des citoyens lettrés. Le titre du projet de décret ne comprend, à l'égard de ces écoles, que des généralités, et je croirais dangereux, comme je l'ai exposé ci-dessus, de porter plus loin les détails. Je désirerais seulement qu'il n'existât aucun cours de deux années ; au lieu des trois cours qu'il propose, je préférerais de diviser la matière et de faire des cours distincts et séparés, dont plusieurs même ne dureraient pas au delà de six mois. L'art de l'instituteur, dans un cours bien fait, consiste à conduire les élèves du connu à l'inconnu par une suite de raisonnements étroitement liés les uns aux autres, et non interrompus. Si les élèves sont distraits par de trop fréquents épisodes, si l'on veut faire marcher plusieurs genres de connaissances à la fois, l'enchaînement des idées nécessaire pour constituer la mémoire n'existe plus ; il ne reste que des idées isolées, qui ne font point corps de science, et qui s'effacent en peu de temps. Il est donc important que chaque cours n'ait qu'un objet unique, que la chaîne des idées qui constitue la science ne soit jamais coupée ni interrompue, de manière que dans tous les temps l'élève puisse retrouver dans son entendement toutes les idées dans le même ordre dans lequel elles y ont été placées.

« Ce serait avoir peu fait que d'avoir ouvert des écoles : il faut des maîtres pour les diriger ; mais les maîtres n'existent pas encore, et c'est déjà une vaste entreprise que d'entreprendre de les former. La seule marche à suivre paraît être celle qu'indique M. l'ancien évêque d'Autun, en commençant par organiser l'Institut dans la capitale et par nommer des commissaires de l'instruction publique. On proposerait ensuite des prix en faveur des ouvrages élémentaires qui, au jugement de l'Institut, seraient les plus propres à l'enseignement des divers genres de connaissances dans les écoles primaires des villes et des campagnes, dans celles de district. Les ouvrages qui auraient été couronnés seraient publiés avec tels changements et additions que l'Institut national et les commissaires de l'instruction jugeraient à propos d'y faire. Ils serviraient ensuite de base aux examens qui seraient faits pour l'admission des professeurs. Ces examens seraient faits en public et les places seraient données au concours. Sans doute le nombre des sujets serait d'abord fort inférieur à celui des places, mais bientôt il s'en formerait, car c'est une des lois de la nature que partout où il y a des fonctions publiques à remplir, il se forme des sujets pour les exercer.

« Le plan de M. l'évêque d'Autun a un avantage inappréciable dont peut-être lui même il n'a pas senti toute l'étendue : c'est qu'il porte en lui-même le germe de son perfectionnement. Le sort des professeurs dépendant très principalement de l'affluence de leurs élèves et du succès de leurs leçons, il en résultera, par une conséquence nécessaire, que l'opinion publique, sans avoir besoin d'être aidée par aucun autre secours, d'être secondée par aucune force, suffira pour réformer tout ce que l'instruction publique pourrait avoir de vicieux. Le professeur qui n'aura pas pour lui l'opinion publique verra déserter ses écoles ; tous auront, à l'envi l'un de l'autre, intérêt de plaire soit par le fond même de la doctrine qu'ils enseigneront, soit par la manière de la présenter.

« Il y aura donc cette grande et immense différence entre l'éducation publique qui existait et celle qui lui sera substituée, c'est que la première portait en elle-même une force qui s'opposait à tout perfectionnement, et que la seconde, au contraire, porte avec elle le correctif de tous les défauts dont elle aura pu être affectée dans les premiers instants, en sorte que sans soin, presque sans surveillance, pourvu que les corps administratifs laissent aux choses leur libre cours, elle atteindra en peu d'années un degré de perfection proportionné aux connaissances et aux lumières du siècle.

« Il ne faut donc point prétendre dans le premier moment à un degré de perfection imaginaire, désirable sans doute, mais qui ne peut être que l'ouvrage du temps. C'est assez d'avoir placé dans la machine elle-même une force rayonnante ; il faut la laisser agir, l'abandonner à ses propres efforts et s'en lier à l'artiste habile qui en a réglé les mouvements.

« Ce serait ici le lieu de parler de l'Institut national établi à Paris, de l'enseignement des sciences dans la capitale. Mais personne peut-être ne connaît encore assez l'encyclopédie des connaissances humaines pour tracer avec certitude un plan général d'enseignement de toutes les sciences. Celui de M. l'évêque d'Autun est au niveau des connaissances acquises ; il serait injuste d'exiger davantage. Il a l'avantage de profiter de tout ce qui existe, de mettre en oeuvre tous les matériaux utiles rassemblés depuis tant de siècles ; il associe au succès de l'entreprise les deux plus puissants leviers susceptibles d'agir sur l'espèce humaine : l'amour-propre et l'intérêt.

« Ceux qui ont réfléchi sur la marche des connaissances humaines savent assez qu'il n'existe encore de cours élémentaire d'instruction bien fait que pour quelques-unes des sciences mathématiques ; que l'art d'enseigner est encore dans son enfance ; que la logique des sciences est à peine connue. Mais le temps de développer ces idées n'est point encore arrivé. Le moment présent offre assez de choses à faire sans anticiper sur l'avenir. Faisons donc seulement des voeux pour que l'Institut national soit décrété tel à peu près que M. l'évêque d'Autun le propose, et bientôt la France sera le séjour des arts, des sciences et de l'industrie, et elle surpassera par sa force, par sa population, par ses productions et par sa richesse toutes les nations de l'univers. »

Le 10 juillet 1793, lorsque déjà la monarchie était renversée depuis près d'un an, et que le parti montagnard avait fait prévaloir la République démocratique, le Bureau de consultation des arts et métiers, s'associant à une initiative prise par Hassenfratz, chargea cinq de ses membres, Lavoisier, Fourcroy, Desaudray, Hassenfratz et Borda, de s'occuper d'un « plan d'éducation à l'usage des artistes (artisans) », et décida de faire une démarche pour obtenir de la Convention « une éducation particulière propre à ceux qui se destinent aux arts mécaniques ». Le 24 juillet, Lavoisier lut au Bureau, qui l'adopta, un mémoire sur cette éducation spéciale. Les commissaires préparèrent ensuite un projet de décret ; ils furent amenés à élargir le cadre de ce projet, et, au lieu de s'en tenir à « l'enseignement public relatif aux arts », ils rédigèrent, sous la forme d'un Projet de décret concernant l'instruction nationale, «un plan général d'enseignement pour toutes les connaissances humaines », que le Bureau entendit, discuta, amenda et adopta les 31 août, 9 et 10 septembre 1793. Le mémoire de Lavoisier et le projet de décret furent imprimés, et présentés le 24 septembre, par une députation du Bureau, au Comité d'instruction publique, qui arrêta, le 1er octobre suivant, d'en faire mention honorable à son procès-verbal. Le mémoire de Lavoisier, intitulé : Réflexions sur l'instruction publique, présentées à la Convention nationale par te Bureau de consultation des arts et métiers, est un des morceaux les plus intéressants qui soient sortis de la plume de ce savant ; quant au Projet de décret, oeuvre collective de Lavoisier et de ses collègues du Bureau, il reproduit dans ses grandes lignes le plan de Condorcet avec quelques additions et modifications. Ces deux pièces ont été réimprimées par Ed. Grimaux au tome VI des OEuvres de Lavoisier.

Dans les Réflexions sur l'instruction publique, Lavoisier examine d'abord « la première éducation que" la nature donne aux enfants », et« ce que les hommes réunis en société peuvent y ajouter». L'enfant qui naît est obligé, dit-il, « de faire, à l'aide de ses sens, un véritable cours de connaissances physiques». Peu de temps après sa naissance, « il commence un cours d'optique et de perspective : tous les objets lui paraissaient d'abord places sur un même plan: bientôt il apprend à estimer les grandeurs et les distances, à rectifier par le toucher les erreurs de l'oeil », et il se rend compte de la figure des corps. « Il étudie presque en même temps les effets de la pesanteur, ceux du choc des corps » ; puis, « un peu plus avancé en âge, le développement de ses forces lui permet de faire un cours de mécanique :. la balle que le mur lui renvoie lui donne des notions élémentaires des lois du mouvement réfléchi ; la rigole qu'il pratique le long d'un ruisseau lui fait connaître les principales lois de l'équilibre des fluides », et ainsi de suite. « Telles sont les premières leçons de la nature. Heureuse enfance ! tu n'acquiers dans cette première éducation que des idées justes, parce que tu ne les reçois que des choses, et que les hommes n'y mêlent ni leurs préjugés ni leurs erreurs. Le moment approche Où l'on viendra t'arracher des mains de la divine institutrice, où, après avoir fait un cours de vérités physiques, tu commenceras un cours d'erreurs morales. Tel au moins a été jusqu'ici le sort qui t'était réservé. »

Lavoisier montre alors comment l'éducation donnée par l'homme à l'enfant, au lieu d'être une oeuvre d'erreur et de préjugé, peut « concourir avec celle de la nature, et en devenir la continuation ».

Les arts offrent à l'enfant, comme supplément à ses organes qui sont « ses instruments naturels », des instruments nouveaux, grâce auxquels il devient capable de produire de nouveaux effets : le maillet, le marteau, le couteau, le coin, la serpe, la hache, la scie ; en s'en servant, il apprend les principes élémentaires de l'art de travailler le bois ; on lui enseigne les premières notions de l'art de travailler les métaux, en l'armant de tous les instruments du forgeron et du serrurier. « Le développement des principes qui servent de base à l'agriculture ne présente pas des idées beaucoup plus complexes. Il n'est peut-être pas beaucoup plus difficile d'amener les enfants aux connaissances de géométrie pratique. La physique expérimentale doit entrer dans le plan d'une éducation primaire. La botanique et l'histoire naturelle sont encore des études qui conviennent à l'enfance. » Quant à la lecture et à l'écriture, Lavoisier les envisage à un point de vue particulier : « Elles sont encore un instrument des arts, et il faut que l'homme de tous les états sache s'en servir. C'est cet instrument qui établit une relation entre les hommes de tous les âges et de tous les pays ; . c'est un préservatif contre la superstition, contre l'abus du pouvoir ; c'est le premier garant de la liberté. Il est, d'ailleurs, différents genres de connaissances qu'il est extrêmement difficile d'enseigner aux enfants, tant qu'ils ne savent pas écrire : telles sont les règles du calcul, qui forment une des parties les plus essentielles de l'éducation primaire. Mais en mettant cet instrument dans la main de l'homme, craignons de lui faire un présent funeste: craignons d'introduire dans son esprit l'idée du mot tracé sur le papier, au lieu de l'idée de la chose que ce mot doit rappeler. Que partout, dans les livres qui seront mis entre les mains de l'enfant, l'idée principale qu'on se propose de graver dans son esprit soit rendue sensible par des gravures et par des images. »

Et il conclut : « En dirigeant ainsi vers des objets sensibles toutes les parties de l'éducation primaire, en s'attachant à suivre la méthode de la nature, non seulement on formera des hommes, mais on opérera une perfectibilité graduelle dans les qualités intellectuelles de l'espèce humaine. Ce premier degré de l'instruction sociale, devant être commun à tous les hommes, doit être mis à la portée de tous ; c'est un devoir que la société acquitte envers l'enfance, il doit être gratuit. »

Mais ici, continue Lavoisier, les difficultés commencent. « La route que les enfants de la nation suivaient d'abord en commun commence à se ramifier ; arrivés à un certain terme, ils ne peuvent plus marcher tous ensemble. Deux grandes divisions se forment : les uns se destinent aux fonctions publiques, et s'adonnent à l'étude des langues et des objets de sciences et de littérature ; les autres se destinent aux arts mécaniques. L'éducation secondaire se divise donc naturellement en deux parties, chacune dirigée vers un objet particulier. La première a quelque rapport avec l'éducation des universités et des collèges » (devenus les instituts dans le plan de Condorcet) ; « il n'existe aucun exemple de la seconde, parce qu'il n'a encore existé aucune nation chez laquelle on se soit véritablement occupé des intérêts de la classe la plus industrieuse du peuple. » C'est sur cette dernière branche de l'éducation secondaire que Lavoisier expose quelques réflexions. Il suppose que les écoles destinées à ce genre d'instruction seront établies dans les chefs-lieux de district.

Le dessin, langage sensible, doit être « la première étude de ceux qui se destinent aux arts » ; cette étude doit être « commune à tous les artistes (artisans) ». « Les arts se divisent ensuite en deux grandes classes : les arts mécaniques et les arts chimiques. » Les arts mécaniques « sont ceux qui exigent un emploi de force vive et qui ne peuvent être exercés qu'à l'aide d'instruments mécaniques » ; dans le cours qui s'y rapportera, le professeur exposera la géométrie graphique élémentaire, et en tirera les règles de la perspective, de la taille des pierres, de l'art de la charpente ; d'autre part, décomposant les machines pour les réduire à des éléments simples, il devra enseigner la mécanique théorique, qui calcule les forces, et la mécanique pratique, « science qui n'existe point encore, ou du moins sur laquelle il n'a point été rédigé de traité méthodique et élémentaire ». Les arts chimiques diffèrent des arts mécaniques « en ce qu'ils n'emploient ni force vive, ni instruments mécaniques » ; le cours relatif aux arts chimiques devra commencer « par une exposition des corps naturels qui sont en usage dans les arts » ; puis « le professeur fera voir que les opérations chimiques relatives aux arts peuvent se classer, se décomposer comme les machines ; que ces opérations se rapportent toutes à des combustions, à des décombustions, à des dissolutions, à des cristallisations, à des précipitations, à des fermentations. Il aura l'attention de commencer par les généralités qui sont communes à un grand nombre d'arts, et de réserver pour la (in les instructions relatives aux arts qui exigent des développements particuliers. » Il est. enfin, un assez grand nombre d'arts qu'on peut considérer comme mixtes, qui emploient à la fois des instruments mécaniques et des agents chimiques : les professeurs s'entendront entre eux pour l'enseignement de ces arts.

Il y aura en outre, dans ces écoles de district, un cours « d'art social, d'économie politique et de commerce » ; le professeur qui en sera chargé enseignera en même temps les principes de la grammaire générale, et habituera ses élèves « à exprimer leurs idées par écrit avec clarté et précision ».

Cette éducation élémentaire des arts embrassera également l'éducation qui doit être donnée aux tilles : « car, puisqu'il est plusieurs arts qu'elles sont exclusivement destinées à exercer (le travail de l'aiguille, la filature, le tricot, la préparation des aliments, la conduite d'un ménage), il faut bien que les principes leur en soient enseignés » ; on les instruira aussi « de ce qui est relatif à l'éducation physique des enfants ; on leur développera les principes de la morale ; on leur donnera quelques notions d'histoire et de géographie locale ; enfin on leur donnera des principes sur ce qui constitue le beau dans les arts de goût et d'agrément ».

Lavoisier parle ensuite brièvement de l'enseignement que doivent donner les instituts, et de celui des hautes écoles que Condorcet appelait lycées. Il termine en exposant le rôle social des savants et des artistes, et il entend par là « ceux qui, parvenus, dans chaque partie, au dernier degré de l'échelle des connaissances, s'occupent de recherches pour ajouter aux connaissances acquises ».

« Les hommes qui se livrent à ce grand art, à celui de faire des découvertes, doivent être indépendants et libres ; et leur subsistance, pour celle rats»n, doit leur être assurée aux frais de la société. On ne doit pas exiger de cette classe d'hommes qu'ils professent et qu'ils enseignent, mais qu'ils inventent et qu'ils publient. Toutes les parties des arts et des sciences se tiennent ; et il est impossible de faire faire à l'une d'elles de grands progrès, si toutes les autres sont en retard : c'est une armée qui doit marcher sur un même front. La plupart des travaux qui restent à faire dans les sciences et dans les arts sont précisément ceux qui exigent la réunion et le concours de plusieurs savants. Il est |donc] nécessaire que les savants et les artistes se réunissant en assemblées communes, à des époques déterminées, et que cette réunion embrasse même les connaissances qui paraissent avoir entre elles le moins de rapport et de connexité. »

Et, s'adressant à la Convention, Lavoisier conclut par ces paroles :

« Législateurs, l'instruction a fait la Révolution ; que l'instruction soit encore parmi nous le palladium de la liberté ! Maintenant que vous avez achevé votre ouvrage [la constitution républicaine du 24 juin 1793], il ne nous reste plus, pour l'animer, qu'à faire usage du flambeau que vous avez dans les mains. »

Voila comment parlait Lavoisier en septembre 1793, à ce moment de la Révolution qu'on appelle, avec l'intention d'en inspirer l'horreur et l'effroi, le « régime de la Terreur ». Ce langage d'un homme de génie n'étonnera pas, si l'on rappelle que Lavoisier, dans la notice autobiographique écrite quelques mois plus tard et publiée par Grimaux, s'est glorifié d'avoir pris les armes dans toutes les occasions « pour la défense de la liberté », notamment le 10 août 1792, quand Paris se leva contre la royauté, et le 31 mai 1793, quand la garde nationale parisienne fit l'« insurrection morale » qui délivra la Convention de la tyrannie des « hommes d'Etat » de la Gironde.

James Guillaume