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Latin

La connaissance de la langue latine est d'un grand secours à ceux qui veulent étudier d'une manière quelque peu approfondie la langue française. C'est là une vérité dont il n'est pas nécessaire d'entreprendre la démonstration, car nous ne croyons pas que personne la conteste. L'instituteur primaire qui posséderait quelques notions, même élémentaires, de grammaire latine, et qui se serait familiarisé avec la partie la plus usuelle du vocabulaire latin, y trouverait, pour son enseignement, des facilités et des clartés extrêmement précieuses. Nous pensons, en conséquence, qu'on ne saurait trop recommander aux élèves de nos écoles normales de ne pas négliger les occasions qui pourraient s'offrir à eux d'apprendre une langue si éminemment utile.

Est-ce à dire cependant que la connaissance du latin soit indispensable à ceux qui doivent enseigner le français, et que l'intelligence du mécanisme grammatical de notre langue, et de ses étymologies, exige absolument une étude préalable de la langue latine? Non, heureusement. Il est possible de suppléer dans une certaine mesure à la connaissance directe du latin pur celle du français lui-même, étudié par la méthode historique dans ses origines et dans ses transformations successives. Qu'est-ce, en effet, que la langue française, sinon un latin resté vivant, un latin qui, se modifiant de siècle en siècle par l'usage et obéissant aux lois qui régissent le développement de tout idiome, est devenu successivement la langue de la Chanson de Roland, celle de Joinville et de Commines, celle de Marot et de Montaigne, et enfin celle que nous parlons aujourd'hui?

Il n'y a donc pas contradiction à prétendre, d'une part, que la connaissance du latin ancien est très utile, très profitable pour l'étude du français moderne ; et, d'autre part, que des avantages à peu près équivalents à ceux que procure cette connaissance peuvent être retirés de l'étude du français lui-même aux diverses périodes de son histoire.

Dans un certain nombre de pays étrangers, où pourtant les motifs qui peuvent faire envisager comme utile l'étude de la langue latine ne sont pas les mêmes qu'en France, le latin ligure parmi les branches d'enseignement de l'école normale primaire, tantôt à titre simplement facultatif, tantôt même à titre obligatoire. En Prusse, et dans le canton de Zurich (Suisse), le latin est inscrit au programme des écoles normales d'instituteurs comme branche facultative ; dans le royaume de Saxe, l'étude du latin est obligatoire dans les écoles normales d'instituteurs. En Angleterre, le latin forme l'une des matières facultatives de l'examen du brevet, pour les instituteurs et pour les institutrices. Aux Etats-Unis, dans plusieurs écoles normales, entre autres celles de la ville de Saint-Louis et de l'Etat de Wisconsin, le latin est l'une des branches obligatoires du programme.

L'article que nous venons de réimprimer fut publié en 1883 dans la 126° livraison de la première édition de ce Dictionnaire ; et presque en même temps la Revue internationale de l'enseignement fit paraître deux mémoires de MM. Bossert et Moy, professeurs à la faculté des lettres de Douai, où était étudiée la question de « l'enseignement du latin dans les écoles normales primaires » : ces deux auteurs se prononçaient pour l'affirmative. La Revue pédagogique, dans son numéro du 15 septembre 1883, reproduisit l'article du Dictionnaire de pédagogie et les mémoires de MM. Bossert et Moy, en y ajoutant un travail inédit de M. Gauthier, directeur de l'école normale de Rennes, intitulé « Du latin dans l'enseignement primaire ». Trois ans plus lard, la question fut reprise par M. Léonce Person, professeur au lycée Condorcel (Revue pédagogique du 15 mai 1886), qui formula sa conclusion en ces termes : « De quelque côté que nous nous tournions, soit en grammaire, soit en histoire littéraire, soit en lexicologie, la connaissance du latin nous apparaît en ce moment, comme une conséquence logique de tout ce qui s'est déjà fait dans l'enseignement primaire, et comme une condition nécessaire pour mieux faire encore. Où cette étude nouvelle doit-elle être placée? L'endroit en est tout indiqué. Le latin a frappé à la porte des écoles normales d'instituteurs : qu'on le laisse entrer, il y fera merveille. » Cet article provoqua une controverse entre M. Person et Charles Bigot, controverse qui fut résumée, par celui-ci, dans ces dernières lignes de sa seconde réplique (Revue pédagogique du 15 juillet 1886) : « M. Person est d'avis, avec un certain nombre d'autres pédagogues, qu'il est nécessaire d'avoir fait remonter nos instituteurs jusqu'à la langue mère, le latin. Je pense, au contraire, — et les autorités ne me manqueraient pas à moi non plus si de telles questions pouvaient se résoudre par des autorités, — je pense que l'étude historique de notre langue suffit, et qu'elle surtout donnera dans nos écoles normales primaires des résultats féconds. Laissons à l'avenir, dont nul ne connaît les secrets, le soin de décider. »

Songeant à faciliter la réalisation de ses idées, M. Léonce Person écrivit et publia une brochure intitulée Le latin de la décadence et la grammaire latine dans les écoles normales primaires (Paris, Léopold Cerf, 1886). Le latin dit « de la décadence », ou « bas-latin », serait plus approprié que le latin classique, disait M. Person, à l'objet qu'on se proposerait en faisant étudier le latin aux élèves des écoles normales : en effet, le latin de la décadence est plus voisin du français, ou, plus exactement, c'est de lui que le français est directement issu. Nombre de constructions françaises sont calquées sur des tours étrangers au latin classique et familiers à celui de la décadence. Prenant quelques phrases de Grégoire de Tours, de l'archevêque Hincmar et du poète Fortunat, M. Person montrait quel parti l'on en pourrait tirer pour répondre aux exigences du programme des écoles normales en ce qui concerne « les notions d'étymologie, les mots d'origine populaire, et toutes les notions historiques relatives au vocabulaire ». Il indiquait les rapports de la syntaxe du bas-latin avec la syntaxe de notre grammaire ; les services que rend la connaissance du latin pour la constitution de l'orthographe française ; et il terminait en exposant le programme d'un cours de grammaire et de langue latines à l'usage des écoles normales primaires. M. A. Vessiol, qui rendit compte de la brochure de M. Person dans la Revue pédagogique (15 décembre 1886), déclara péremptoirement que l'auteur « perdait le sens du réel, et marchait dans un rêve » ; mais ce sévère critique n'en a pas moins reconnu que les chapitres de celte brochure « sont intéressants au plus haut point ; qu'ils sont riches en rapprochements instructifs, en aperçus ingénieux, en véritables trouvailles ; et qu'ils jettent une vive lumière sur cette période de transition, où notre langue se dégage des formes et des mots du latin demi-barbare qui la contenait presque tout entière ».

James Guillaume