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Lasteyrie

Le comte Charles-Philibert de Lasteyrie naquit à Brive (Corrèze), le 4 novembre 1759, le dernier de treize enfants. Il commença ses études à Limoges et les termina à Paris ; on le destinait à l'état ecclésiastique, mais il n'en avait point la vocation, et il voyagea pour s'instruire. Vers 1780. il alla en Angleterre, où il prit le goût des études économiques, puis en Italie, en Sicile, en Suisse.

Il était à Genève, quand éclata la Révolution française ; il en adopta les principes. L'aîné de ses frères, le marquis de Lasteyrie du Saillant avait épousé la soeur de Mirabeau ; Lasteyrie se trouva ainsi en rapport avec le grand orateur, puis avec le général La Fayette. Quand vint 1793, au lieu d'émigrer comme ses frères, il se retira à la campagne, au château de Guermantes, près Lagny, où il mena la vie de l'agronome et du laboureur. Après la Terreur, il reprit ses voyages, visita l'Espagne, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède, la Norvège, la Laponie ; il retourna en Italie et en Suisse ; il alla en Espagne étudier la culture du pastel et du cotonnier, et chercher, pour les introduire en France, des moutons mérinos. Lasteyrie était un marcheur infatigable ; on raconte qu'il revint de Naples à Paris sans mettre le pied dans une voiture, et qu'il était accompagné dans cette promenade peu commune d'un chien, moins bon marcheur que lui, qu'il dut plus d'une fois porter pour ne pas le laisser en route.

Les beaux travaux agricoles et économiques de Lasteyrie ne sont pas de notre compétence. Nous ne ferons aussi que mentionner le service qu'il a rendu à son pays en m portant de Bavière la lithographie inventée par Senefelder, et en ouvrant à Paris en 1815 le premier établissement lithographique qui ait fonctionné en France.

C'est comme philanthrope passionné pour l'éducation populaire, c'est aussi comme auteur d'ouvrages élémentaires d'instruction que Charles de Lasteyrie nous appartient.

Au moment de la première Restauration, l'attention publique fut portée par quelques hommes de bien sur les méthodes anglaises d'enseignement mutuel, avantageusement pratiquées à Londres depuis le commencement du siècle : Lasteyrie fut un de ceux-là. Il publia une analyse du système de Bell et de Lancaster sous ce titre : Nouveau système d'éducation et d'enseignement pour les écoles primaires, adopté dans les quatre parties du monde ; exposé de ce système, histoire des méthodes sur lesquelles il est basé, de ses avantages et de l'importance de l'établir en France (in-8°, 1815, 3e édition en 1819). Dans ce livre, Lasteyrie revendique hautement l'utilité et la nécessité de l'instruction pour les classes laborieuses. « La première question qui se présente lorsqu'il s'agit d'instruction populaire, dit-il, est celle-ci : Est-il avantageux à l'Etat que le peuple soit instruit ? » Et voici comment il y répond :

« Il semble » — dit un auteur (Philipon de la Madelaine) — « qu'on devrait laisser faire cette question aux imposteurs et aux tyrans : quel autre peut avoir intérêt à courber le vulgaire sous le joug de l'ignorance et à serrer sur ses yeux le bandeau de l'erreur? Ce sentiment était partagé par le roi de Prusse, Frédéric II, qui s'exprimait ainsi à ce sujet : Les fourbiset les imposteurs sont les seuls qui puissent s'opposer aux progrès des sciences et qui puissent prendre à tâche de les décrier, puisqu'ils sont les seuls auxquels les sciences soient nuisibles. » Cette classe d'hommes, en effet, proscrit non seulement l'instruction du peuple, mais encore les lumières de tout genre, comme contraires à ses vues d'intérêt et d'ambition. Il existe cependant quelques personnes recommandables par leur moralité, qui, n'ayant pas assez médité sur les effets d'une éducation éclairée, croient que l'instruction n'est bonne à rien, ou qu'elle est funeste au peuple. Mon opinion est diamétralement opposée à la leur, et je pense que l'ignorance est la source la plus féconde des maux qui accablent les individus, ou de ceux qui ravagent et bouleversent les sociétés. Les peuples, disait le chancelier de l'Hospital, ne sont malheureux que par l'ignorance. C'est elle qui alimente tous les vices, tous les genres de corruption, qui donne des armes aux factieux, aux fanatiques, aux tyrans, et qui s'oppose aux vues bienfaisantes des princes éclairés. L'histoire des temps passés et celle même du siècle présent en fournissent assez d'exemples. Il ne peut exister une morale privée ni publique dans une association d'hommes où l'instinct de la raison et celui de la vérité sont étouffés par les nuages ténébreux de l'ignorance. La religion même, fondée pour calmer les passions et procurer à l'homme le bonheur et les douces jouissances de la vertu, devient alors un instrument qui cesse d'agir, ou qui prend une action opposée au but sublime pour lequel elle a été instituée. Nous voyons malheureusement que la conduite morale des peuples n'est pas toujours en raison de l'enseignement religieux qu'ils reçoivent ou des pratiques extérieures auxquelles on les habitue. » Et l'auteur cite en exemple les violences, le relâchement de moeurs dont il a été témoin en Italie. Il y a là, dit-il, une sorte de contagion anti-sociale, qui se répand jusque dans les classes moyennes ; et les personnes atteintes de cette contagion « ont parfaitement appris leur catéchisme ; elles récitent chaque jour les dix commandements de Dieu, vont tous les matins à la messe, se confessent et communient tous les mois, portent habituellement des reliques ou des scapulaires, disent leur chapelet, etc. Un désordre aussi immoral, aussi irréligieux et aussi révoltant n'existerait certainement pas chez les premières classes de la société ; le peuple ne se porterait pas à des excès aussi féroces et aussi criminels, si l'on inspirait aux enfants, dès leur plus tendre jeunesse, des sentiments d'ordre, de justice et d'une religion éclairée ; si on leur inculquait les préceptes d'une morale simple, douce et facile à saisir, les devoirs qu'ils ont à remplir envers Dieu et envers leurs semblables ; enfin si on leur faisait sentir l'intérêt qu'ils ont à être bons, honnêtes et vertueux. Ce n'est pas avec quelques leçons que les enfants répètent de mémoire, sans les comprendre, et qui ne laissent aucune trace dans leur esprit et dans leur coeur, que l'on parviendra à former des hommes. Ce système est, moralement parlant, aussi pernicieux que celui de l'ignorance absolue. » (Nouveau système, pages 40 et suivantes ; édition de 1819.)

Pour donner un corps à ces idées et réaliser en France le bienfait de l'école mutuelle, Charles de Lasteyrie et deux de ses amis, le comte de Laborde et le baron De Gérando, proposèrent à la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, dont ils avaient été les premiers fondateurs, la création d'une association qui aurait pour objet « de rassembler et de répandre les lumières propres à procurer à la classe inférieure du peuple le genre d'éducation intellectuelle le plus appropriée à ses besoins ». Cette association a été la Société pour l'instruction élémentaire ; elle se constitua le 17 juin 1815, la veille même de Waterloo ; Charles de Lasteyrie en fut le premier vice-président ; il en devint bientôt président honoraire, et il ne cessa plus depuis lors de prendre part à ses travaux.

Déjà, pendant les Cent-Jours, il avait été appelé par Carnot, qui avait pris le patronage officiel de l'enseignement mutuel, à faire partie d'une commission d'enseignement élémentaire, composée de cinq membres (de Laborde, Jomard, l'abbé Gaultier, De Gérando et de Lasteyrie), et ayant pour objet l'organisation du nouveau système à Paris.

Un peu plus tard, le 16 novembre, le préfet de la Seine, le comte de Chabrol, ayant créé un « Conseil d'instruction primaire de onze membres, chargé d'arrêter les mesures nécessaires pour étendre le bienfait de l'instruction gratuite, au moyen du nouveau système, à toutes les familles pauvres domiciliées dans l'étendue de la préfecture », Charles de Lasteyrie fut nommé membre de ce conseil, et il y montra, comme à la Société d'instruction élémentaire, comme au ministère de l'intérieur, le zèle et l'activité qu'il savait mettre à toute oeuvre utile et bonne.

C'est ainsi qu'il fut l'un des premiers à signaler en France la méthode de Jacotot, croyant voir dans « l'enseignement universel » un puissant moyen d'éducation populaire. Dans le livre qu'il publia sur le système de Jacotot : « Emancipation intellectuelle, ou méthode d'enseignement universel de M. Jacotot, ouvrage dans lequel on expose les principes de cet enseignement, les heureux résultats qu'il a produits, et la marche à suivre dans son application à l'enseignement des connaissances humaines » (Paris, in-8°, sans date, probablement en 1830), Lasteyrie parle du système en admirateur enthousiasmé : « Ce sera, dit-il, une espèce de religion intellectuelle, qui, ainsi que la religion chrétienne, établira une parfaite égalité parmi tous les hommes, et produira ce que M. Jacotot nomme émancipation intellectuelle. »

Il avait été à la fois plus mesuré et plus heureux en accueillant et en dirigeant les premières tentatives qui furent faites chez nous en faveur de l'éducation en commun des petits enfants. Charles de Lasteyrie s'est intéressé à l'institution naissante des salles d'asile, alors même qu'elles ne portaient pas encore ce nom. Il a publié en octobre 18'29, c'est-à-dire quatre ans avant le Manuel de M. Cochin, un livre ayant pour titre : « Des écoles de petits enfants des deux sexes, de l'âge de dix-huit mois à six ans ; de l'utilité de ces écoles sous le rapport du développement physique, moral et intellectuel des enfants ; de leur organisation, des connaissances qui doivent y être enseignées, et du mode d'instruction qui doit y être suivi » (1 vol. in-8°) : on trouve dans ce livre les vrais principes, souvent méconnus depuis, de l'éducation de la première enfance. « Tout ce qui frappe les sens, dit M. de Lasteyrie, intéresse les enfants et excite vivement leur curiosité ; car, malgré l'opinion de quelques personnes, nos premières idées pénètrent dans l'âme par le moyen des sens, et produisent d'autres idées qui, par des combinaisons plus ou moins nombreuses, plus ou moins variées, forment nos idées abstraites. C'est donc en vain qu'on cherche à créer dans la tète des enfants ces dernières avant d'y faire pénétrer les premières. C'est cette manière vicieuse de procéder qui, jusqu'à ce moment, a rendu l'éducation si longue, si pénible, si dégoûtante et si infructueuse. Nous, qui ne croyons pas que les idées soient innées, et qui ne concevons pas comment l'esprit peut se former une idée vraie et exacte quelconque, sans rien connaître de ce qui nous entoure ici-bas, nous soumettons à la vue, au tact des enfants le plus grand nombre d'objets possible ; et, à défaut de ces objets, nous employons les images, les analogies, les ressemblances et les dissemblances, etc. »

Que l'école contemporaine puisse s'appuyer, au point de vue de l'origine des idées, sur des théories qui ont fait vieillir celles auxquelles se réfère Lasteyrie, d'accord avec tout le dix-huitième siècle, nous le voulons bien ; mais il n'en est pas moins vrai qu'il a formulé là, en quelques lignes, les règles fondamentales d'une doctrine éducative dont aujourd'hui encore nous poursuivons à peu près en vain la très désirable application. Lasteyrie apercevait de même, avec une singulière clairvoyance, toute la portée que pouvait avoir l'institution de ces écoles de petits enfants, bien coin-prises et bien dirigées : « Les facultés intellectuelles, dit-il, qui, faute d'exercice, restent inertes chez l'homme, sont cependant susceptibles de prendre un grand développement dans des écoles où l'instruction est présentée sous des formes aimables et riantes, où cette instruction est simple, graduée, variée et appropriée à la mobilité et au caractère de l'enfance. Il est facile, en effet, de concevoir qu'un enfant, ému par des faits et des raisonnements à la portée de son intelligence, ou propres à exciter sa curiosité naturelle, doit en peu de temps acquérir une grande variété de connaissances, et même une certaine force d'esprit, de mémoire et d'intelligence. On n'avait pas encore cherché à connaître le degré du développement qu'il est possible de donner aux facultés intellectuelles des enfants au moyen de bonnes méthodes et par un emploi judicieux de leur temps. Trop souvent on abandonne au hasard, ou aux circonstances où le sort les a placés, le soin de former leur intelligence ; l'art semble dédaigner des plantes aussi précieuses ; et celles-ci, végétant sur un sol aride, ne prennent qu'une croissance faible et tardive et n'acquièrent jamais le degré d'élévation et de vigueur auquel elles auraient pu parvenir. L'expérience démontrera un jour à quel point de perfection on peut porter l'intelligence humaine au moyen d'une bonne culture ; mais, pour parvenir à ce but, il faut renoncer aux vieilles habitudes et aux préjugés de l'école. »

Le comte de Lasteyrie n'a pas développé des idées moins originales dans une brochure ayant pour titre : Méthode naturelle de l'enseignement des langues, instruction pour les maîtres et élèves (Paris, 1826, in-18, L. Colas). Dans cet ouvrage, « il s'agit, dit l'auteur, de trouver une méthode qui se rapproche le plus possible des moyens avec lesquels les parents apprennent leur langue à leurs enfants ». Celte méthode consiste : 1° à mettre entre les mains des élèves qui commencent un ouvrage dont le sujet soit intéressant et facile à saisir, les faits et les narrations proportionnés à leur intelligence, les phrases courtes, le style simple et naturel ; 2° à donner aux élèves, au moyen de ce livre, une instruction orale qui a lieu d'abord en lisant lentement et séparément tous les mots d'une phrase, et en donnant, immédiatement après chaque mot, la traduction littérale et naturelle de ces mots, dans l'ordre où ils se trouvent, sans avoir égard aux inversions ou autres manières de s'exprimer, quelle que soit leur différence relativement à la langue maternelle de l'élève, et enfin à rendre le sens de ces phrases dans la langue propre de celui qui étudie. On explique ensuite les règles les plus simples et les plus importantes de la grammaire, et l'on en fait faire l'application, en commençant, bien entendu, par celles qui sont nécessitées par l'explication du texte lu. Les élèves qui travaillent d'après ces directions ne font donc usage ni de dictionnaire, ni de grammaire. Ils peuvent ainsi étudier une langue avec un maître pendant deux ou trois mois, et continuer seuls, sauf pour la prononciation, qui exige un autre guide que le livre. On trouve à la fin de l'ouvrage une traduction mot à mot d'une historiette (the History of the little Jack) destinée à servir d'exemple et de modèle de leçons.

Le comte de Lasteyrie a laissé, en outre, divers écrits d'enseignement pratique : la Lecture par images (Paris, 1834, in-4°), sorte de modification de l'Orbispictus de Coménius ; le Premier Livre de lecture, précédé d'un avertissement sur la marche à suivre dans l'enseignement de la lecture et de l'écriture, adopté par la Société des méthodes ; à l'usage des mères de famille qui veulent enseigner elles mêmes la lecture à leurs enfants (Paris, F. Didot, 1830, in-12 de 60 p.). La sixième édition de ce livre, que nous avons sous les yeux, porte un titre assez différent : le Premier Livre de lecture, composé d'un texte gradué de mots d'une, de deux et de trois syllabes, à l'usage de la première enfance (Paris, Ducrocq, 1851, in-12 de 48 p.). Le livre se compose de trois chapitres, le premier comprenant vingt et un exercices de lectures en texte suivi où tous les mots sont monosyllabiques, le second ne comprenant de même que des monosyllabes et des disyllabes, le troisième admettant des mots de trois syllabes. Le système peut être contesté, mais l'exécution en est ingénieuse.

Charles de Lasteyrie a été encore l'éditeur d'un recueil mensuel ayant pour titre : Journal des connaissances usuelles et pratiques, ou Recueil des notions immédiatement utiles aux besoins et aux jouissances de la société (Paris, 1825, plusieurs années), et du Journal d'éducation et d'instruction pour les personnes des deux sexes, sous le rapport de la morale, des sciences, de la littérature, de l'industrie, des beaux-arts, de la gymnastique et de l'hygiène (avec la collaboration de MM. Artaud, Basset, Bébian, Beyerley, Coquebert de Montbret, Ch. Dupin, Fran-coeur, Lacroix, J.-P. Pagès, Stapfer, Villemain, recueil mensuel, 1828, plusieurs années) ; ce journal a été adopté par la Société des méthodes d'enseignement, dont le Bulletin a paru dans ses colonnes ; c'est là que Lasteyrie a publié d'abord ses études sur Jacotot et sur les écoles des petits enfants: nous y trouvons encore sous son nom une série d'articles fort intéressants sur « l'instruction des femmes ».

Le comte de Lasteyrie est mort le 5 novembre 1849, à l'entrée de sa quatre-vingt-onzième année. Jusqu'aux derniers jours, il se rendait à pied, a écrit son biographe, Jomard, de Paris à la campagne, et revenait de même dans la capitale pour assister assidûment aux assemblées des sociétés dont il était membre ou vice-président, actif ou honoraire. « Aux champs, même dans la saison avancée, il partageait son temps entre l'étude et le jardinage ; à la ville, nul n'aurait pu disputer avec lui d'exactitude pour l'accomplissement des devoirs. Le 28 octobre 1849, un de ces devoirs l'appela dans la capitale ; ce fut la dernière fois qu'il put s'en acquitter ; peu d'heures lui restaient, sa quatre-vingt-dixième année avait sonné, la mort le saisit pour ainsi dire debout : c'est ainsi qu'il voulait mourir. Le sage s'éteignit, avec le calme d'une bonne conscience. ».

Charles Defodon