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Lancelot

Il y eut à Port-Royal des solitaires dont le nom brilla d'un plus vif éclat que celui de Lancelot ; aucun peut-être ne fut un maître aussi par fait de la jeunesse, aucun ne contribua davantage par ses écrits à la réputation pédagogique de l'illustra société dont il faisait partie. C'est à ce double titre qu'il mérite ici une mention particulière.

I. Sa vie. — Claude Lancelot naquit a Paris en 1615, d'une honnête mais modeste famille. Les instructions d'un bon ecclésiastique, qui fut son premier maître, le déterminèrent de bonne heure à se consacrer au service de Dieu. A cet effet, il entra à l'âge de douze ans au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, qui venait d'être fondé, pour y continuer ses études. Le supérieur de cette maison, appréciant sa piété et ses mérites, eût bien voulu se l'attacher ; il fit même pour cela quelques tentatives. Mais Lancelot avait d'autres vues: son intention était de se faire religieux et, chose assez piquante, il songea même un moment à entrer chez les jésuites. Après quelque temps d'attente, d'hésitation et d'inquiétude, il fut mis en rapport, par un de ses amis, avec le célèbre abbé de Saint-Cyran, qui était alors le confesseur des religieuses de Port-Royal et le directeur de beaucoup de consciences. Lancelot sentit tout de suite qu'il avait trouvé celui qu'il cherchait : il quitta la communauté de Saint-Nicolas et se mit sous la direction de l'éminent janséniste (1638). Saint-Cyran l'adjoignit à M. Le Maitre, qui venait de se retirer du monde et qui habitait, avec trois autres solitaires, dans les dehors du monastère de Port-Royal de Paris. En même temps qu'ils travaillaient à se sanctifier par la pénitence, ces Messieurs avaient été chargés de l'éducation de quelques enfants, chose que Saint-Cyran eut toujours grandement à coeur. Ce fut pour Lancelot une occasion de faire paraître l'aptitude particulière qu'il avait pour instruire, et, dès ce moment, l'enseignement semble avoir été sa fonction essentielle.

De 1638 à 1656, en effet, c'est-à-dire tant que durèrent les Petites Ecoles, il ne cessa de leur prêter le concours de son zèle et de sa grande compétence : à Paris d'abord, où il débuta, puis, la même année, à Port-Royal des Champs, où se retirèrent les solitaires, forcés de s'éloigner après l'arrestation de Saint-Cyran ; — à la Ferté-Milon (1639), où il suivit son élève, le jeune Vitart ; — à l'abbaye de Saint-Cyran (1639-1640), où il fut appelé pour s'occuper de l'éducation de quelques enfants ; — à Port-Royal de Paris (1640-1645), où il revint remplir les fonctions de sacristain et où en même temps il donnait ses soins à un enfant que lui avait confié de M. de Saint-Cyran, aux deux fils de M. Bignon et probablement aussi à quelques autres ; — à Port-Royal des Champs (1645-1646), où le nombre des élèves s'était accru et où sa direction semble avoir été reconnue nécessaire ; — à Paris encore (1646-1650), aux écoles régulièrement organisées dans la rue Saint-Dominique, dont il fut le maître essentiel ; — aux Granges de Port-Royal des Champs (1650-1656), où avaient été envoyés une partie des enfants qui étaient rue Saint-Dominique, lors de la fermeture de l'école de Paris. Quand ceux-ci durent être renvoyés en 1656, il ne semble pas qu'il ait été forcé de quitter le monastère des Champs ; car on le retrouve, en 1659, précepteur en titre du duc de Chevreuse, au château de Vaumurier, où il dirigeait sans doute encore l'éducation de quelques enfants.

Quelques années plus tard, il alla faire l'éducation des princes de Conti (1669-1672) ; mais il y renonça après la mort de leur mère, quand il ne lui fut plus possible de les élever aussi chrétiennement qu'il l'aurait voulu, et notamment parce qu'il refusa de les conduire à la comédie. C'est alors qu'il retourna à l'abbaye de Saint-Cyran, où il se fit religieux bénédictin ; mais malgré toutes les instances qu'on lui fit, il ne voulut pas s'avancer dans les ordres sacrés au delà du sous-diaconat. Cependant, ce n'est pas encore là qu'il devait achever sa vie. A l'occasion de quelques troubles excités par les opinions jansénistes et auxquels il prit part en vrai disciple de Saint-Cyran, il fut relégué en 1680 dans l'abbaye de Quimperlé, où il mourut comme un saint, le 15 avril 1695, âgé de près de quatre-vingts ans. « Tous ceux qui ont parlé de lui, rapporte son biographe, disent qu'il était d'un naturel doux, simple, plein de droiture et de piété, assidu au travail et à la prière, aimant la retraite, fuyant la gloire, cherchant la paix, ennemi des disputes et des contestations, et qu'ayant été dès son bas âge tiré des occasions du péché, il a passé sa vie dans l'innocence. » C'est déjà un assez bel éloge, et nous ne connaissons rien qui vienne l'infirmer.

On sait qu'à Port-Royal tout ce qui concernait l'éducation des enfants, comme la composition des ouvrages d'éducation, était impersonnel et plus ou moins collectif : il devient ainsi très difficile d'assigner à chacun la part qui lui revient dans l'oeuvre commune. Aussi renvoyons-nous à l'article Port-Royal pour tout ce qui "concerne les Petites Ecoles, dont Lancelot fut, sans conteste, l'un des maîtres les plus autorisés. Nous nous contenterons d'indiquer ici quelques-uns des principes qu'il a suivis dans sa carrière d'éducateur, et d'énumerer les ouvrages qu'il a composés.

IL Ses maximes d'éducation. — Nature modeste, plus faite pour subir l'influence d'autrui que pour imposer la sienne, se mettant volontiers sous la règle et ne la prescrivant aux autres qu'au nom d'une autorité étrangere, Lancelot adopta successivement, en matière d'éducation, toutes les idées de Saint-Cyran, qui furent pour lui une véritable révélation ; puis celles de M. de Saci, son successeur, dont il accepta la direction plus douce, quoique non moins pénétrante (Voir Saint-Cyran et Saci). Cependant, Fontaine nous a conservé un témoignage précieux de ses idées personnelles : c'est une lettre que Lancelot écrivit à M. de Saci, sur la demande de ce dernier, et dans laquelle il lui détaille la manière dont il se conduit pour les études des princes de Conti, dont il était alors le précepteur, ainsi que pour leurs exercices de piété. Elle a dû être écrite vers 1671, alors qu'il avait toute la maturité que peuvent donner l'âge, l'étude et une longue expérience. On peut donc la regarder comme le résume de toute sa doctrine sur l'éducation. En voici l'analyse :

C'est par obéissance qu'il adresse celte relation à M. de Saci : il ne croit pas, en effet, que des maximes d'éducation dont on s'est servi dans le particulier avec des enfants de condition puissent être généralisées, qu'on puisse en faire l'application à d'autres. » En somme, il est d'avis que l'éducation doit être appropriée aux dispositions et au caractère de chaque enfant et qu'elle est chose individuelle, toute spécifique, comme il le dit. Même quand il enseignait dans les Petites Ecoles, il n'avait jamais eu que quelques élèves à la fois, et ses fonctions n'avaient guère différé du préceptorat.

« Cet emploi de précepteur doit être regardé comme un emploi de pénitence pour celui qui l'exerce et de charité pour les enfants auxquels il s'applique. Il n'en est pas de plus important ; car la conduite de la moindre âme, au témoignage de saint Grégoire, est quelque chose de plus grand et de plus difficile que celle de tout un monde. La conservation de l'innocence, qu'il est presque impossible de recouvrer quand on l'a perdue, a toujours été la plus grande assurance du salut : aussi n'y a-t-il point de ruse dont le démon ne se serve pour la ravir aux jeunes gens. C'est pourquoi notre vigilance ne doit pas être moindre que celle de cet ennemi de tout salut.

« Pour y réussir, il faut beaucoup de charité. La première chose qu'un précepteur doit faire, comme le dit Quintilien, c'est de prendre les sentiments d'un père à l'égard de ses écoliers. Il doit leur donner le bon exemple en tout et forcer pour ainsi dire leur considération ; car l'estime que les enfants ont pour leur maître sert extrêmement à les avancer dans leurs études et dans la vertu. »

Lancelot regrette ensuite « qu'on tienne dans l'avilissement un emploi dont dépendent les plus grands biens de l'Etat et de l'Eglise », et il ne doute pas que ce ne soit aussi l'effet d'un artifice du démon. « Il y a, en effet, une foule d'enfants qui se perdent et qui seraient sauvés, si la bonne éducation était bien établie.

« Il ne faut pourtant pas que les précepteurs se découragent : au contraire, il faut qu'ils redoublent leur zèle, qu'ils augmentent en eux celte charité de père et qu'ils s'estiment heureux de sacrifier leurs travaux, leurs intérêts et leur vie pour ces petits que Dieu leur a confiés. Ceux-ci sont d'autant plus dignes de compassion qu'ils ne peuvent encore connaître le bien qu'on leur procure : en quoi ils ne sont que la figure de nos plus grandes ingratitudes envers Dieu. Un précepteur qui ne sera pas dans ces dispositions ne fera jamais rien. S'il y est, au contraire, il sentira bientôt que la grâce n'est pas moins forte à opérer que la nature ; et cet amour lui fera trouver plus d'inventions pour servir utilement ses écoliers que tous les avis qu'on pourrait lui donner. »

Toutes ces idées sont bien celles de Saint-Cyran ; mais elles sont celles de Lancelot aussi, qui les a faites siennes et qui les met en pratique. On sent que toute cette doctrine a passé par son coeur.

Lancelot traite ensuite de l'ordre qu'il garde dans la conduite de ses élèves. «Comme ils sont fort jeunes et d'une complexion délicate (M. de Conti, l'aîné, n'avait que dix ans et était souvent malade, M. de la Roche-sur-Yon, le cadet, n'en avait que sept), on les laisse dormir autant qu'ils le peuvent ; mais on les lève aussitôt qu'ils sont éveillés, de peur qu'ils ne badinent dans leur lit. Ainsi, quoique l'heure du coucher soit marquée, celle du lever ne l'est pas. Ensuite, ils prient Dieu, et, pendant qu'ils déjeunent ; on leur lit l'histoire. Ils vont ensuite chez Madame lui donner le bonjour, et ils y sont quelquefois assez longtemps à lui faire leur petite cour. Puis on leur fait faire quatre ou cinq tours de jardin ou gravir les montagnes pour les fortifier et les mettre en bonne humeur ; après quoi on étudie. Il est toujours près de neuf heures quand on entre à l'élude. Ils travaillent ordinairement trois heures le malin.

« Ils font d'abord quinze ou vingt lignes de Bon-gars. Je le prends phrase à phrase: je leur en dis le français mot à mot et ils me le redisent en latin. S'ils font quelque faute, je la leur fais voir, et s'ils se servent d'un mot qui ne soit pas propre, je leur en fais mettre un autre ; et je le rejette toujours jusqu'à ce qu'ils aient trouve celui de l'auteur ou un équivalent. S'ils manquent à attraper son tour ou sa liaison, ils font la transition par une autre particule et donnent un autre tour par le relatif, par le participe, etc. Ainsi, ils s'exercent sans peine dans la pureté du latin, et au lieu d'un mot ils en apprennent quelquefois trois ou quatre.

« M. de la Roche-sur-Yon, qui n'a que sept ans, et qui ne sait pas écrire, ne laisse pas de faire la même chose par coeur avec Monsieur son frère, et après que cette phrase a été faite de la sorte, je la dicte et la laisse écrire toute entière, pour se l'imprimer davantage, et je lui en fais remarquer la brièveté, en quoi cet auteur a excellé, et puis nous passons à une autre phrase. Cela dure près d'une heure, parce qu'ils font application de ces phrases à d'autres sujets ; après quoi je leur fais apprendre par coeur le latin de Bongars, afin que cela s'imprime dans leur esprit et leur serve d'ouverture pour d'autres leçons.

« Ensuite, ils écrivent un exemple et ils appellent cela se délasser, quoique l'exercice précédent se faisant de vive voix leur soit aussi un divertissement. Le petit surtout y prend grand plaisir. Après l'exemple, M. de Conti apprend quinze ou vingt vers de Virgile, car on ne le contraint pas. Quand il est de bonne humeur, il en apprend trente, et s'y plaît fort. Monsieur son frère n'en apprend que sept ou huit, mais il les apprend avec tant de plaisir qu'il les déclame avec un petit geste qui nous fait rire. Il commence toujours au même endroit que M. le prince de Conti, et nous reprenons les autres dans certains jours qu'il prend médecine, car le cadet a beaucoup plus de santé. Le Virgile fait, M. de Conti explique deux chapitres de Tite-Live. Il en est au sixième livre et il l'explique fort bien, sans aucune aide du français et sans l'avoir prévu auparavant ; et M. de la Roche-sur-Yon explique une demi-page de Justin. En leur faisant voir leur auteur, on marque sur un papier les mots et les phrases difficiles, ou les expressions remarquables dont on peut avoir besoin pour parler latin, et le soir ils les répètent en se couchant. »

Mais tout cela se faisait presque en se divertissant, parce qu'ils ne travaillaient jamais seuls et qu'ils ne cherchaient presque rien dans leurs livres. « On est leur dictionnaire vivant, dit Lancelot, leur règle, leur commentaire : tout se fait par la parole. »

On dînait règlement à midi ; puis ils se divertissaient jusqu'à trois heures et demie. On faisait alors collation, pour recommencer ensuite l'étude, qui durait jusqu'à six heures.

Les exercices du corps n'étaient pas négligés, et c'est entre les deux leçons du matin et du soir qu'ils avaient lieu. Un maître d'armes venait de deux jours l'un ; le maître de danse venait tous les jours entre une et deux heures ; tous les jours aussi, messeigneurs montaient à cheval pour se fortifier le corps.

« Vers quatre heures, on se remettait à l'étude, qui ne durait guère que deux heures et demie. On commençait par l'histoire, à laquelle on joignait quelques notions de morale et de politique. Puis on reprenait la suite des exercices du matin ; mais on faisait moins de chaque chose, parce qu'on avait moins de temps. On leur ménageait toujours un bon quart d'heure pour les divertir avant le souper, qui avait lieu à sept heures. Après quoi ils avaient leur récréation jusqu'au coucher. En hiver ils se reliraient à neuf heures, et en été à neuf heures et demie. On leur faisait faire la prière, qui était courte ; puis ils récitaient leurs phrases pendant qu'on les déshabillait. Le samedi, ils disaient la récapitulation de toute la semaine.

« On n'allait à la messe que le jeudi et le samedi, à moins qu'il n'arrivât quelque fête de dévotion ou qu'ils n'en témoignassent le désir ; car on était bien aise de donner lieu au Saint-Esprit d'agir sur leur petit coeur et que leur dévotion ne fût pas forcée.

« Comme ils avaient chaque jour un temps suffisant pour se divertir, on ne leur donnait point d'ordinaire d'autre congé. On craignait que cela ne les entretînt dans une certaine oisiveté, où ni eux, ni ceux qui les ont avec eux ne sauraient que faire pour attraper la fin de la journée. Ils avaient néanmoins certains jours qui leur on tenaient lieu, comme lorsqu'on allait à Saint-Germain ou qu'il leur arrivait quelque chose d'extraordinaire. On ne leur plaignait pas ces petites satisfactions ; mais on prenait soin qu'ils ne fussent jamais dans une certaine vie, ou badine, ou oisive, capable de les dérégler. Les fêtes même qui n'étaient pas solennelles, on les laissait un peu étudier, et c'était seulement après la messe et les vêpres qu'ils avaient quelques heures de récréation ou de promenade.

« Enfin on choisissait avec le plus grand soin non seulement les domestiques, mais encore toutes les autres personnes qui devaient avoir quelque rapport avec eux. »

Sans aller jusqu'à dire avec Fontaine « qu'on voit dans cette lettre autant de coups de maître qu'il y a d'articles», on peut reconnaître qu'elle révèle chez son auteur une connaissance approfondie des enfants et beaucoup de sagesse dans la manière de les diriger et de les conduire. On peut même y remarquer cette vigilance assidue, inquiète, qui lui fait écarter de l'âme de ses élèves tout ce qui pourrait en ternir la pureté, ces soins délicats dont il entoure leur santé, et, à côté de l'observance de la règle, je ne sais quelle indulgence affectueuse qui devait en tempérer la rigueur. Ce sont toutes qualités qui caractérisent d'une manière générale l'éducation donnée dans les écoles de Port-Royal, mais qui ne s'accusent peut-être nulle part mieux qu'ici, dans le voisinage et à l'ombre, pour ainsi dire, de la tendresse des parents.

III. Ses ouvrages. — Cette charité, qui fait comme le fond des maximes d'éducation de Lancelot, le guida également dans la composition de ses ouvrages. S'il prit la plume, ce ne fut point pour se donner le renom d'auteur, ni pour rivaliser avec ses prédécesseurs et les faire oublier, encore bien moins pour des motifs d'intérêt : ce fut uniquement pour aplanir les voies, pour rendre l'entrée des langues plus facile et plus attrayante. Toutes ses préfaces montrent que ce fut là sa grande, sa continuelle préoccupation.

Dès 1644, c'est-à-dire avant que les Petites Ecoles ne fussent régulièrement constituées, il faisait paraître sa « Nouvelle Méthode pour apprendre facilement la langue latine, contenant les rudiments et les règles des déclinaisons, des conjugaisons, etc., mises en français dans un ordre très clair et très abrégé ». Il y avait sans doute travaillé dès le moment où, chargé de l'éducation de quelques enfants, il avait pu constater les défauts des grammaires qui étaient alors en usage. Dédiée au jeune Louis XIV, à qui elle servit pour ses études, elle eut un grand succès, et il dut en publier successivement une deuxième édition en 1655 et une troisième en 1667. Ce n'est pas qu'elle apportât des vues nouvelles ou originales. Abréger et éclaircir le Despautère, qui était alors l'ouvrage universellement suivi, tel avait été son unique but. Mais le Despautère était en latin ; toutes ses règles étaient en vers latins, accompagnés de commentaires en latin, que le maître devait expliquer en latin. La grammaire de Lancelot était en français ; ses règles étaient en vers aussi, mais en vers français, plus courts et plus faciles à retenir ; enfin on les commentait en français. C'était une grande nouveauté, et Lancelot dit quelque part qu'on pouvait, avec lui, apprendre en six mois ce qu'on mettait plus de trois ans à apprendre dans le Despautère. En admettant qu'il y ait là quelque exagération, il est certain que l'emploi de sa méthode épargnait considérablement le temps et allégeait la peine des écoliers.

En 1655, il publia sa Nouvelle Méthode pour apprendre facilement la langue grecque. Il l'avait également rédigée en français, ce que personne n'avait encore fait avant lui, et « digérée » — ce sont ses propres expressions — « dans un ordre tout nouveau ». C'est, en effet, une oeuvre qui lui est plus personnelle et plus propre : on y trouve un ordre, une disposition méthodique que sa préoccupation de suivre Despautère ne lui avait pas permis de mettre dans sa Méthode latine. C'est certainement son meilleur ouvrage et son principal titre de gloire. Elle contribua à ranimer l'étude du grec, qui était alors bien délaissée. Burnouf n'hésite pas à dire « qu'elle contient un grand nombre de principes féconds et lumineux, de développements clairs et instructifs, et qu'elle lui a fourni, quoique ancienne, une foule de vues neuves et de vérités trop peu connues ». Même de nos jours, elle peut encore être consultée avec fruit.

Cette même année 1655, Lancelot fit aussi paraître des Abrégés de ces deux Méthodes, à l'usage des écoliers, pour qui celles-ci étaient parfois trop savantes et surtout trop volumineuses.

Ces quatre ouvrages ont pour auteur unique Lancelot, bien qu'on l'ait contesté pour la Méthode latine. Il peut se faire qu'à partir de 1650, alors qu'il vint professer à l'école des Granges et qu'il dut être en rapport suivi avec Arnauld, il ait consulté sur ses travaux le savant docteur, et que les conseils de ce dernier lui aient servi pour les éditions successives de sa Méthode latine, qui reçut chaque fois de notables augmentations ; mais la rédaction primitive de cet ouvrage lui appartient certainement à lui seul.

Il n'en est pas absolument de même pour le Jardin des Racines grecques, qu'il annonçait dès 1655, dans la préface de sa Méthode grecque, et qui, par suite sans doute des événements survenus à Tort-Royal vers cette époque, ne parut qu'en 1657. C'est, on le sait, un recueil de 2160 vers, répartis en 216 décades, qui sont censés renfermer tous les mots primitifs de la langue grecque avec leur signification. On croit généralement que Lancelot en est l'auteur pour le fond, mais que les vers sont de M. de Saci. La chose n'a rien d'invraisemblable. Tous les Mémoires de Port-Royal relatent avec complaisance la facilité qu'avait M. de Saci pour rimer ; et comme il était alors le directeur de Port-Royal des Champs, surveillant tout et se mêlant à tout, il n'y aurait rien d'étonnant qu'il eût prêté son concours à Lancelot. Qu'il ait fait certains vers, des anecdotes l'établissent positivement ; mais il n'est pas dit pour cela qu'il les ait faits tous. Lancelot, . qui avait cru devoir mettre en vers les règles de ses grammaires, était bien capable de faire aussi les vers du Jardin des Racines grecques. La gloire de les avoir faits ne mériterait pas, du reste, qu'on se la disputât.

Ce livre est aujourd'hui tombé dans un profond discrédit. On reproche à Lancelot d'avoir considéré comme des racines tous les mots primitifs dont on lire des dérivés, et, même en acceptant ce sens du mot racines, on trouve « que sa liste n'est ni satisfaisante, ni complète, et que, s'il y manque peu de mots importants, beaucoup de dérivés y figurent comme primitifs, alors qu'ils pourraient facilement se ramener à des mots plus simples et de formation antérieure ». Cette critique est fondée ; mais elle tombe surtout sur Scapula, dont Lancelot n'a guère fait que traduire en français, distribuer en décades et soumettre à la rime le Lexicon graeco-latinum, sans prétention à faire une oeuvre savante et originale. Et si l'on veut bien remarquer en outre qu'en composant son Jardin des racines grecques, il ne s'est proposé que de « faire apprendre des mots qui servissent à en faire comprendre et retenir une foule d'autres », comme il le dit dans sa préface, on conviendra sans doute qu'il n'a pas tout à fait manqué son but, et que ces vers qui lui ont été tant reprochés, par leur bizarrerie même, par le retour fréquent des mêmes chevilles et des mêmes formules de remplissage, pouvaient contribuer à graver plus facilement dans la mémoire ce qu'on lui donnait à garder. Le mérite de cet ouvrage n'est pas bien grand : au moins faut-il ne pas le contester à son auteur en regrettant de ne pas y trouver ce qu'il n'a pas voulu y mettre.

La Grammaire générale et raisonnée est de 1660. Ici, plus de doute ; Lancelot a raconté lui-même comment elle fut composée et marqué la part qui lui revient :

« L'engagement où je me suis trouvé, dit-il dans sa préface, plutôt par rencontre que par mon choix, de travailler aux grammaires de diverses langues, m'a souvent porté à rechercher les raisons de plusieurs choses qui sont ou communes à toutes les langues, ou particulières à quelques-unes ; mais y ayant quelquefois trouvé des difficultés qui m'arrêtaient, je les ai communiquées à un de mes amis, qui. ne s'étant jamais appliqué à cette sorte de science, n'a pas laissé de me donner beaucoup d'ouvertures pour résoudre tous mes doutes ; et mes questions mêmes ont été cause qu'il a fait diverses réflexions sur les vrais fondements de l'art de parler, dont m'ayant entretenu dans la conversation, je les trouvai si solides que je me fis conscience de les laisser perdre, n'ayant rien vu clans les anciens grammairiens ni dans les nouveaux qui fût plus curieux ou plus juste sur cette matière. C'est pourquoi j'obtins encore de la bonté qu'il a pour moi qu'il me les dictât à ses heures perdues ; et ainsi les ayant recueillies et mises en ordre, j'en ai composé ce petit traité. » Il ressort clairement de cette préface qu'Arnauld (car c'est de lui que Lancelot veut parler) est le véritable auteur de la Grammaire générale, et que Lancelot n'en a été que le rédacteur. C'est un ouvrage qui a des défauts assez graves : on y trouve des lacunes, des erreurs, et surtout des particularités qui ne sont point à leur place dans une grammaire générale. Evidemment on ne peut pas blâmer ses auteurs de n'avoir pas fait une grammaire comparée, philologique, comme celles que nous possédons aujourd'hui ; mais on peut leur reprocher de n'avoir pas bien su tout d'abord ce qu'ils avaient l'intention de faire. Malgré cela, la Grammaire générale eut, dès son apparition, un grand succès, et tous ceux qui depuis se sont occupés de ces matières en ont toujours parlé avec la plus grande estime. Elle a frayé la voie aux grammaires particulières, et elle est cause qu'on y a mis plus d'exactitude dans les définitions, plus de précision dans les règles.

En 1660, Lancelot fit paraître également sa Nouvelle méthode pour apprendre la langue italienne et sa Nouvelle méthode pour apprendre la langue espagnole ; ce qui prouve qu'on s'occupait aussi à Port-Royal de l'étude de ces deux langues. On sait qu'il consulta Chapelain pour ces deux Méthodes, et que les conseils de ce dernier lui furent d'un certain secours, surtout pour la langue espagnole.

Pour épuiser la liste des ouvrages auxquels travailla Lancelot, sous le couvert de Port-Royal, il faut citer encore :

Ses quatre Traités de poésie latine, française, italienne et espagnole, qui avaient d'abord paru à la fin des Méthodes, mais qu'en 1663 on réunit pour en faire un volume spécial. Ils ne présentent du reste qu'un intérêt médiocre ;

L'Epigrammalum Delectus, auquel il fournit certainement son contingent ; peut-être aussi quelques traductions d'auteurs latins auxquelles il aurait travaillé avec d'autres solitaires, et notamment avec M. de Saci.

Les Mémoires touchant la vie de M. l'abbé de Saint-Cyran, qu'il s'occupait de rédiger dès 1663, à la prière de M. de Saci, méritent une mention particulière, sinon pour la forme dans laquelle ils sont écrits, qui est assez défectueuse, au moins pour les renseignements précieux qu'ils nous donnent sur les choses et les gens de Port-Royal.

Lancelot avait promis, dans la préface de la Méthode latine, édition de 1667, de faire paraître un Dictionnaire latin. Il n'eut sans doute pas le loisir de le terminer, pas plus qu'un travail sur les étymologies, qui devait faire suite à sa Méthode grecque et au Jardin des racines grecques, pas plus qu'une Grammaire française, à laquelle il songea souvent. Le vrai est qu'une fois religieux bénédictin, il n'écrivit plus rien qui n'eût trait à la vie monastique, à la liturgie ou aux questions théologiques qui s'agitaient alors. Il faut convenir que pendant tout le temps qu'avait duré pour lui le professorat, il avait toujours été à l'oeuvre et qu'il avait assez fait pour sa gloire de grammairien.

Lancelot, en effet, fut surtout un grammairien. Il ne se montra un esprit supérieur en rien : il ne fut ni un philosophe comme Pascal, ni un théologien comme Arnauld, ni un moraliste comme Nicole ; les questions d'histoire ou de critique littéraire le touchaient peu. Mais, dans une sphère inférieure et quand il s'est agi d'application, il se montra un praticien consommé. Le premier en France, il a compris ce que doivent être des ouvrages d'enseignement, en quelle langue ils veulent être écrits et les qualités qui y sont requises : simplicité et clarté dans l'exposition, arrangement rationnel des matières, choix judicieux d'exemples justes et courts, disposition matérielle favorable à la mémoire, science discrète enfin, qui ne descende pas aux détails plus curieux qu'utiles de l'érudition. Ces qualités, non seulement il en a vu la nécessité, mais il les a réalisées dans ses ouvrages ; et c'est par là qu'il se recommandera toujours à l'estime de ceux qui se dévouent à l'éducation de la jeunesse.

Nous n'avons pas parlé des rapports de Lancelot avec le jeune Racine, qui vint à Port-Royal des Champs en 1655 et qui y resta trois ans. C'est qu'on les connaît peu. Evidemment il lui donna des soins. L'histoire si souvent répétée de Racine lisant un roman grec, les Amours de Théogène et de Chariclée, et de son maître Lancelot lui prenant le livre et le brûlant, suffirait à le prouver. On sait que Racine, sans se décourager, se procura un nouvel exemplaire du roman, le lut, et le porta ensuite à Lancelot en lui disant qu'il pouvait maintenant brûler encore celui-là, car il savait le livre par coeur. « Cette historiette, dirons-nous avec Saint-Marc-Girardin, prouve que Racine n'était pas l'élève le plus docile du inonde, et que Lancelot, qui expliquait Sophocle et Euripide à ses élèves, aimait mieux qu'ils apprissent par coeur une belle tragédie qu'un médiocre roman. » Mais il ne faudrait pas en conclure, comme on l'a fait quelquefois, que l'étude de la littérature profane fût proscrite à. Port-Royal et que Racine n'ait pu l'y étudier qu'en cachette et par contrebande. Non ; on y lisait beaucoup les auteurs profanes ; seulement on les choisissait et l'on en subordonnait toujours les plus belles inspirations aux règles de la foi chrétienne.

On peut consulter sur Lancelot le Port-Royal de Sainte-Beuve, et surtout une Etude sur Lancelot, thèse de doctorat (1869), par M. Vérin, dont nous nous sommes inspiré pour la rédaction de cet article et à laquelle nous avons même fait plusieurs emprunts.

Irénée Carré