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Lancaster

 Joseph Lancaster, né à Londres le 25 novembre 1778, était fils d'un ouvrier. Ayant réussi à acquérir quelque instruction, il se fit instituteur, et ouvrit, le 1er janvier 1798, à Borough Road, dans le faubourg de Southwark, à Londres, une école destinée aux enfants pauvres. Lancaster, qui bientôt après s'affilia à la secte des quakers, avait résolu de consacrer son existence à l'amélioration du sort des classes populaires par l'éducation, et il se dévoua à cette oeuvre de charité avec un enthousiasme et un désintéressement qui rappellent le noble caractère de Pestalozzi. « Dans mon école, raconte Lancaster, les enfants ne payaient que la modique rétribution de quatre pence par semaine. Je ne connaissais point d'autres méthodes d'enseignement que celles qui sont ordinairement employées, et dont j'avais une connaissance pratique. Le nombre des enfants qui fréquentaient mon école à ce moment variait de quatrevingt-dix à cent vingt. Etant ainsi occupé à l'étude de l'éducation avec l'entière liberté de tenter toutes les expériences qu'il me paraîtrait utile de faire, chaque fois que je trouvais un enfant pauvre dont les parents étaient incapables de payer, je le recevais gratuitement. Cette catégorie d'élèves s'accrut si rapidement, que bientôt j'eus sur mon registre plus de quarante enfants comme élèves gratuits ; et je crois qu'aucun d'eux ne savait qu'il y eût, parmi ses camarades, d'autres élèves admis gratuitement. Je dirigeais l'école moi-même avec un adjoint. »

Les ressources de l’école étant des plus minimes, Lancaster dut songer aux moyens de diminuer ses frais le plus possible, et ce fut cette nécessité qui le conduisit à l'invention de procédés d'enseignement nouveaux. Nous donnons ici la parole à l'un de ses biographes, Joseph Hamel (L'Enseignement Mutuel, Paris, 1818) : « Le besoin rend ingénieux: pour suppléer à l'insuffisance de ses ressources, M. Lancaster imagina successivement divers procédés économiques, et arriva, par ce moyen, à la suppression des maîtres adjoints, qui furent remplacés par les écoliers les plus anciens et les plus appliqués. A cette époque, le livre du docteur Bell (publié en 1797) n'était point encore parvenu à sa connaissance, mais il se souvint d'avoir vu pratiquer quelque chose de semblable dans l'école où lui-même avait été élevé ; et c'est ainsi que la méthode d'enseignement mutuel fut, en quelque sorte, découverte pour la seconde fois. Le même besoin d'économie amena de nouveaux perfectionnements. Pour éviter de donner à chaque enfant les petits livres dans lesquels on apprend à lire, on fixa sur des planches des feuilles de papier où étaient écrits des lettres et des mots ; la planche fut suspendue à la muraille, et sept à huit enfants, rangés en demi-cercle, apprirent, sous la conduite d'un moniteur, à répéter la leçon qui leur avait été montrée une première fois. Les plumes, l'encre et le papier étaient chers ; on leur substitua une ardoise, et, dès ce moment, l'enseignement de l'écriture se trouva lié à celui de la lecture, chacun des enfants de la même classe s'exerçant tour à tour à tracer les lettres et les mots que leur moniteur leur avait d'abord appris à connaître et à épeler. Quant à l'emploi du sable (pour tracer les lettres), qui fut introduit plus tard, M. Lancaster en trouva la première idée dans l'ouvrage du docteur Bell ; mais il inventa, pour apprendre le calcul aux enfants, une méthode particulière. »

L'entreprise de Lancaster attira promptement l'attention de quelques personnes bienveillantes. Une souscription fut ouverte pour lui permettre d'agrandir son école. Le nombre des élèves put être porté à trois cent cinquante, et l'enseignement fut rendu entièrement gratuit. En 1803, Lancaster publia un ouvrage dans lequel il exposait sa méthode, sous ce titre: Improvements in éducation, as il respects the indu-strious classes of the community (Amélioration de l'éducation des classes ouvrières) : ce livre, dont il se fit six éditions en quatre ans, fut dédié par l'auteur au duc de Bedford et à lord Somerville, qui s'étaient déclarés les protecteurs de son oeuvre. En 1804, un nouvel agrandissement de l'école permit d'y recevoir sept cents élèves, et l'année suivante Lancaster arriva au terme de ses désirs, qui était de rassembler sous le même toit et de faire participer à la même instruction un millier d'enfants. Peu de temps après, et avec l'aide de ses deux soeurs, il établit, dans la même maison, une école de deux cents jeunes filles, dirigée suivant les mêmes procédés, et l'on y ajouta l'enseignement de la couture et de quelques autres ouvrages de femme.

« Un seul homme conduisant avec succès une école de mille enfants, dit M. Hamel, était un phénomène jusqu'alors inconnu. On en parla à Windsor, et au mois de juillet 1805 le roi voulut voir M. Lancaster. Il se fit expliquer en détail tous les procédés de la méthode, donna des éloges au zèle et à l'habileté du maître, et l'assura de sa protection, en ajoutant qu'il désirait beaucoup que tous les enfants de son royaume fussent en état de lire la Bible, et qu'il ne négligerait rien pour soutenir une entreprise aussi utile: en même temps il fit donner cent guinées à M. Lancaster, et dans la suite les ducs de Kent et de Sussex n'ont cessé de le protéger. Les sommes données par le roi et par la cour reçurent immédiatement la meilleure application possible, en servant à fonder, dans le sein même de rétablissement de Borough Road, une école normale, à laquelle furent admis tous ceux qui voulurent se destiner à propager l'enseignement mutuel. »

Mais le clergé anglican voyait d'un oeil jaloux les progrès de Lancaster. Celui-ci, en effet, admettait dans son école de Borough Road et dans toutes celles qu'il créa successivement les enfants de toutes les sectes, n'enseignant aucun dogme, et se bornant à faire lire sans commentaires des passages extraits de la Bible, persuadué qu'il était que l'enseignement religieux proprement dit devait être remis aux soins des parents. Pour faire échec aux écoles neutres de l'instituteur quaker, le clergé imagina de lui susciter un rival dans la personne du docteur Bell. Depuis son retour de l'Inde, Bell vivait retiré dans la paroisse de Swanage (Dorset), où il exerçait les fonctions de ministre. Lancaster était allé le voir en 1804, et s'était entretenu avec lui des divers moyens de perfectionner l'enseignement ; à cette époque, ' aucune hostilité n'existait encore entre eux. Mais, lorsque les écoles lancastériennes commencèrent à porter ombrage à la Haute Eglise, Bell fut appelé à Londres par des ecclésiastiques pour y établir son système d'enseignement dans une école de la paroisse de Saint Mary ; l'archevêque de Cantorbéry, l'évêque de Durham, le prirent sous leur protection, lui fournirent des ressources considérables, et fondèrent en grand nombre des écoles où était appliqué le système mutuel, mais dans lesquelles on enseignait exclusivement les doctrines de l'Eglise anglicane. En même temps des pamphlets étaient publiés contre Lancaster, qui fut représenté comme un homme dangereux pour l'Etat et dont les méthodes pouvaient mettre l'Eglise en péril. Le résultat de ces attaques et de cette attitude du clergé fut que le plus grand nombre des souscripteurs de Lancaster l'abandonnèrent, et qu'il se trouva réduit, pour soutenir toutes ses entreprises, aux seuls secours qu'il recevait de la famille royale.

Nous empruntons à l'ouvrage peu connu et déjà cité plus haut de Joseph Hamel — qui avait été envoyé en Angleterre en 1818 par l'empereur de Russie pour y étudier l'enseignement mutuel — la narration des événements qui suivirent, de 1807 à 1816 :

« Loin de se ralentir, le zèle de M. Lancaster n'en devint que plus ardent ; il n'épargna ni travaux ni dépenses pour répandre partout sa méthode, et bientôt il se mit à voyager en Angleterre, s'arrêtant dans toutes les villes, faisant des lectures publiques, excitant le zèle de tous les amis de l'humanité, fondant des écoles lui-même, et leur laissant ensuite pour maîtres ceux qu'il avait formés dans son premier établissement. Nulle difficulté ne l'arrêtait ; l'argent ne lui semblait bon que pour répandre de toutes parts la doctrine de l'enseignement mutuel. Non content de dépenser tout ce qu'il avait, il contracta de nouveaux engagements, et, se livrant sans réflexion à tous ces emprunts, il se trouva chargé, en 1807, d'une dette de 6 449 livres sterling (plus de 150 000 fr.).

« Ses nombreux créanciers, craignant qu'il ne lui devînt de plus en plus impossible de sortir d'embarras, commencèrent à s'impatienter. Deux d'entre eux le firent citer devant la Cour du banc du roi. Au moment où on le conduisait pour y comparaître, il pria l'officier de justice qui l'accompagnait de lui permettre de s'arrêter chez ses parents. Ils montèrent ensemble ; c'était le soir, et, suivant la coutume de sa secte, M. Lancaster se mit à lire avec sa famille un chapitre de la Bible, et il récita ensuite une prière. L'ardeur avec laquelle il la prononça, la vive émotion qu'il éprouva en demandant à Dieu de ne pas l'abandonner au milieu de circonstances aussi terribles, et dans une entreprise aussi utile, firent une telle impression sur l'officier de justice, que celui-ci, en l'accompagnant ensuite au tribunal, lui demanda la permission de se présenter pour sa caution.

« Obligé de s'éloigner de Londres pour se soustraire à de nouvelles poursuites de ses créanciers, il continua ses travaux, et parcourut quelques parties de l'Angleterre dans lesquelles il n'était point encore allé. A la suite d'une lecture publique faite à Douvres, il lia connaissance avec M. Joseph Fox qui, dès ce moment, devint son protecteur et son ami, et qui plus tard lui donna de grandes preuves de son dévouement. « A la fin de l'année 1807, plusieurs créanciers le pressèrent plus vivement encore et lui fixèrent pour dernier délai le mois de janvier 1808. Obligé de s'occuper enfin des moyens de satisfaire les plus pressés, il conçut le projet de faire un appel à toutes les personnes considérables qui s'intéressaient à son entreprise, et de demander à chacune d'elles une souscription de cent livres sterling ; le duc de Bedford s'inscrivit le premier sur cette liste. M. Lancaster se rendit lui-même à Bristol, et sollicita vivement auprès de toutes les personnes de sa connaissance ; mais, au moment où il espérait le mieux réussir, une lettre écrite par un de ses créanciers détruisit l'effet de ses démarches, et fit retirer toutes les souscriptions. Toutefois il ne se décourageait point, malgré son dénûment absolu et l'approche du terme fatal. Voici ce qu'il écrivait le 10 janvier à l'un de ses amis les plus dévoués, M. Corston : « Malgré tant de difficultés, je suis calme et confiant : j'ai été envoyé dans ce monde pour faire et pour supporter la volonté de Dieu, qui est mon meilleur ami ; et si la souffrance est le seul moyen d'obtenir la victoire, si le chemin de la croix peut seul me faire gagner la couronne de vie, que la souffrance et la croix soient les bienvenues!. Dans la conférence publique que je fis il y a quelque temps à l'Hôtel-de-Ville, je me sentis entraîné à dire ces paroles : La volonté du Seigneur s'est manifestée ; il faut que désormais les pauvres de l'Angleterre, ceux de l'Europe, ceux du monde entier reçoivent une éducation, et nulle puissance humaine ne pourra s'y opposer. Je semblais avoir reçu le pouvoir de parler ainsi ; toute l'assemblée m'écouta dans un religieux silence et fut convaincue. »

« Tout à coup il lui vint dans l'esprit de consulter son nouvel ami, M. Fox, et, sans perdre un moment, il lui écrivit pour le prier de se rendre à Londres à jour fixe, et de l'aller chercher chez M. Corston, dont il lui indiqua le domicile. M. Fox ne connaissait pas encore M. Corston, mais il fut exact au rendez-vous, et au jour fixé (le 18 janvier) ils se trouvèrent réunis tous trois. De cette entrevue allait sortir le salut. Après le dîner, M. Fox demanda à M. Lancaster : « Combien devez-vous? mille livres sterling? — Oui. — Est-ce tout?. Deux mille livres? — Oui. — Est-ce tout? Il se fut. Dites-moi enfin tout ce que vous devez. — Mon ami Corston vous le dira mieux que moi. » Celui-ci ayant déclaré que les dettes se montaient à plus de six mille livres, il se lit un moment de silence ; puis M. Fox se retournant brusquement vers son hôte et lui saisissant la main : « Avec votre assistance, j'en viendrai à bout. Voulez-vous accepter mes traites sur vous? — Soit. — Eh bien, il sera sauvé et son entreprise avec lui. » Les deux amis s'élancèrent de dessus de leurs chaises, et se jetèrent dans ses bras, lui témoignant leur reconnaissance par leurs larmes. Après cette scène touchante, M. Fox fit tous ses arrangements pour acquitter successivement les dettes de son ami, et au bout de quelques jours il en avait déjà remboursé plus de la moitié, en lettres de change dont les fonds furent faits successivement.

« Quatre jours après l'entrevue que nous venons de raconter, le 22 janvier, les trois amis, devenus désormais inséparables, et se confiant en la Providence, se réunirent en société pour se consacrer exclusivement à la propagation du mode d'enseignement mutuel. M. Corston fut fait trésorier, M. Fox secrétaire, et M. Lancaster se chargea de la direction des écoles et de la rédaction des écrits qu'ils comptaient publier.

« Cependant, après le paiement des créanciers les plus pressés, la société ne fut point encore délivrée de toute inquiétude au sujet de ses finances. Les souscriptions rapportaient peu de chose, et les dépenses augmentaient chaque jour : l'école normale seule coûtait deux mille livres sterling par an. M. Fox fit connaître ses embarras à M. Allen. Celui-ci promit de s'occuper de cette affaire, et même d'y faire entrer quelques-uns de ses amis ; mais comme il jugeait, avec raison, qu'il était impossible de laisser à M. Lancaster l'administration de l'entreprise, il mit à son concours une condition, savoir que M. Lancaster voulût bien désigner un comité de six personnes qui seraient chargées de recevoir les souscriptions, de faire les paiements, et de diriger exclusivement tous les comptes, et qu'il consentît lui-même à ne faire aucune dépense sans l'approbation formelle des membres du comité. Après avoir hésité quelques instants, M. Lancaster accepta cependant la proposition, et désigna pour ses associés MM. Fox, Corston, Allen, Jackson, Sturge et Forster. Le 29 juillet 1808, le comité tint sa première séance, et pendant plus de deux ans les mêmes personnes n'ont cessé de se réunir toutes les semaines dans la maison de M. Allen. Leur premier soin fut de rassembler autant de souscriptions qu'il serait possible, et de faire un emprunt pour un terme de sept années, à raison de cent livres sterling par action. Au bout de quelques mois, ils avaient recueilli plus de quatre mille livres, dont une partie fut d'abord employée à solder complètement les dettes de M. Lancaster.

« Celui-ci, plein d'une nouvelle ardeur, reprit bientôt ses exercices et ses voyages : faisant partout des prosélytes, provoquant des souscriptions, fondant des écoles et leur donnant des instituteurs, infatigable dans son zèle et animé par ses succès, il semblait marcher à la conquête du monde. On trouve dans plusieurs de ses lettres la vive expression de ce sentiment ; quelquefois, il témoigne lui-même, avec une naïveté touchante, sa propre admiration pour son talent à improviser dans une assemblée et à faire des ' conférences publiques. Il assure qu'il n'y a eu jamais deux de ses discours qui fussent semblables, et en rapporte tout l'honneur à Dieu, dont il déclare n'être que l'instrument. Ailleurs, il s'écrie : « Dieu a mis dans mes mains une trompette éclatante, qui doit être entendue par toute la terre ». Le résultat de tant d'efforts, constaté dans le cours de l'année 1811, se trouva être de quatre-vingt-quinze écoles fondées sous ses auspices, dont l'établissement et l'entretien avaient déjà absorbé plus de vingt mille livres sterling, et dans lesquelles trente mille enfants recevaient l'instruction élémentaire.

« En 1810, M. Lancaster avait fait paraître une édition du livre qu'il avait publié en 1803, sous le titre nouveau : The British system of education, being a complete epitome of the improvements and inventions practised at the royal free schools. Londres, Longman and Co.

« Les affffaires du comité s'augmentaient de jour en jour ; à mesure qu'il se fondait de nouvelles écoles, dont chacune avait besoin d'un instituteur, les dépenses s'accroissaient dans la même proportion ; et, comme on commençait à s'occuper aussi de cette méthode dans d'autres pays de l'Europe, il fut jugé nécessaire de redoubler d'activité et d'appeler un plus grand nombre de personnes à l'administration des divers intérêts de la société. Des hommes riches et d'un rang élevé furent invités à se réunir à l'entreprise ; et, au mois de décembre 1810, on forma une nouvelle association qui fut composée de cinquante membres, parmi lesquels on remarqua d'abord le duc de Bedford et lord Somerville, qui furent élus présidents.

« Le 11 mai 1811, les souscripteurs pour les écoles lancastériennes tinrent leur première assemblée générale ; un grand nombre de personnes y avaient été invitées. On y lut un rapport sur les commencements et les progrès de la méthode, et le trésorier exposa ensuite la situation des finances. Le duc de Bedford présidait, et leurs Altesses Royales les ducs de Kent et de Sussex étaient parmi les auditeurs.

« Dans le même temps, M. Lancaster entreprit de nouveaux voyages, et parcourut pour la première fois l'Irlande et l'Ecosse ; il y obtint le même succès. Une école qu'il fonda à Edimbourg, sous le titre de High school, avait pour directeur M. Pillans, qui, dans la suite, étendit ce mode d'enseignement à l'élude des langues, de la grammaire, et de plusieurs autres sciences, ouvrant ainsi une nouvelle carrière, et provoquant de nouvelles applications.

« Aux Etats-Unis d'Amérique, la méthode de M. Lancaster avait été adoptée à New York dès l'année 1806, et elle fut successivement établie dans plusieurs écoles, à Philadelphie, à Boston, etc. En 1811, un maître venu de Londres se fixa à Georgetown, près de Washington ; il forma des élèves et les distribua dans les autres villes. Dans l'Amérique anglaise, un autre maître, envoyé de Londres en 1813, fonda la première école lancastérienne à Halifax, et bientôt après on forma dans la même ville une société qui prit le nom de Acadian School Society. Quatre jeunes Africains de Sierra-Leone furent, en 1811 et 1813, instruits à l'école principale de Southwark, et renvoyés ensuite dans leur pays, pour y établir le même mode d'enseignement. Deux membres de la société des missionnaires partirent pour introduire la méthode dans les possessions anglaises de l'Afrique occidentale. Au cap de Bonne-Espérance, le chapelain de la colonie, M. Jones, établit lui même une école. Dès 1810, d'autres missionnaires en avaient également fondé à Calcutta et à Ceylan. Assisté par les mêmes hommes, M. Philipps créa plusieurs établissements semblables à Antigoa ; enfin, un homme natif d’Otaïti, et qui avait été élevé à Londres, transporta l'enseignement mutuel à Sidney, dans la Nouvelle-Galles. « Ainsi, en moins de quinze années, la méthode lancastérienne se trouva établie dans les quatre parties du monde ; et cent mille enfants, qui sans elle auraient été probablement négligés, lui durent les bienfaits de l'éducation élémentaire.

« Cependant le docteur Bell s'occupait aussi à fonder des écoles. La question de savoir lequel des deux systèmes méritait la préférence fut agitée très vivement en 1811, et l'on y joignit bientôt une nouvelle discussion sur la priorité de l'invention. Au mois d'octobre 1811, il se forma à Londres une société pour l'éducation des enfants, d'après la méthode du docteur Bell ; elle se nomma Société nationale pour la propagation de l'enseignement élémentaire dans les classes pauvres, suivant les principes de l'Eglise dominante en Angleterre et dans le pays de Galles. L'archevêque de Cantorbéry fut nommé président ; l'archevêque d'York, les vingt-huit évêques et dix pairs du royaume furent vice-présidents. Depuis sa fondation jusqu'à 1817, cette société a dépensé trente mille livres sterling, soit pour créer des écoles nouvelles, soit pour introduire l'enseignement mutuel dans celles qui étaient déjà fondées.

Revenons à M. Lancaster. L'année 1813 s'ouvrit pour lui sous de tristes auspices, et fut le commencement de ses malheurs. Jusqu'à ce moment l'école de Southwark lui avait appartenu, quoiqu'il en eût déjà hypothéqué le bâtiment au comité qui s'était en quelque sorte constitué son tuteur, et dont les membres avaient de fréquentes occasions de faire eux-mêmes des avances, soit que les souscriptions ne fussent pas assez abondantes, soit que M. Lancaster fit quelquefois des dépenses inconsidérées. Dans un tel état de choses, il était difficile que les embarras dans lesquels se trouvait constamment le directeur n'influassent pas sur les affaires de la société et sur l'opinion du public ; et il n'y avait aucun moyen d'éviter une confusion fâcheuse : on dut donc songer à remédier à ces abus, et à mettre d'abord en sûreté les intérêts généraux et ceux de l'entreprise elle-même. Dans le même temps, M. Lancaster résolut, malgré l'avis du comité, d'ouvrir pour son compte une nouvelle école à Tooting, près de Londres, pour y recevoir et y entretenir un certain nombre d'écoliers avec lesquels il voulait absolument faire l'essai de l'application de sa méthode à des études plus relevées. Dès ce moment on put reconnaître qu'il renonçait à son association, et il fallut bien travailler à dégager les fonds appartenant à la société de tous les embarras qu'y avait jetés le désordre et l'imprudence de son fondateur.

« Dans le même temps, celui-ci était déjà si préoccupé de son nouveau projet que, pour en finir plus vite des autres affaires, il proposa à ses associés de leur céder sa part de propriété sur les bâtiments et les meubles de l'école pourvu qu'ils le déliassent sur-le-champ de toute obligation pour les sommes qu'on lui avait prêtées, ou à l'emprunt desquelles il avait concouru. Vainement on lui représenta qu'en abandonnant ainsi une entreprise qu'il avait créée, et que tout le monde désirait lui voir diriger, il se ferait probablement grand tort dans le public ; vainement on ajouta que, s'il voulait continuer à marcher avec le comité jusqu'à ce que l'oeuvre fût entièrement consolidée, ses amis se feraient ensuite un plaisir de lui donner pour ses entreprises particulières l'assistance qu'ils lui avaient accordée pour une affaire générale ; vainement encore on tenta de le prendre par d'autres sentiments, en lui faisant voir combien la société serait embarrassée s'il quittait la direction des établissements qu'elle avait formés. Sur ce dernier point, il promit de s'en occuper toujours autant qu'il lui serait possible ; et, quant à tout le reste, il se montra inébranlable. Enfin, les membres du comité, ayant épuisé tous les moyens de persuasion, se déterminèrent, non sans chagrin et dans l'intérêt de leur entreprise, à consentir à une séparation si vivement sollicitée ; toutes les affaires de la société furent liquidées ; et ce ne fut qu'avec un profond sentiment de douleur qu'ils renoncèrent à l'association d'un ami dont il était d'ailleurs facile de prévoir la ruine prochaine.

« Alors, mais seulement alors, il devint possible de donner à l'association le caractère de régularité qui distingue toutes celles de la même nature, et de confier l'administration des fonds soit aux souscripteurs, soit à un comité nommé par eux. On jugea d'abord convenable de rédiger un règlement qui établit toutes les conditions, et qui donnât à l'entreprise cette force d'organisation qui lui avait toujours manqué. Au mois de novembre 1813, la société fut reconstituée et adopta un projet de règlement. Tous les souscripteurs pour une guinée jusqu'à dix devinrent associés pour un an ; tous ceux qui s'inscrivirent pour dix guinées et au-dessus le furent pour toute leur vie. Il fut convenu qu'au mois de mai de chaque année on tiendrait une assemblée générale. Enfin un comité de dames fut aussi nommé pour surveiller les écoles de filles, et celles où se forment les maîtresses. Dans la séance du 21 mai 1814, la société vota définitivement le règlement provisoire qu'elle avait adopté l'année précédente. Elle prit le nom de Société des écoles pour la Grande-Bretagne et pour l'étranger (British and Foreign School Society).

« Comme on désirait que M. Lancaster continuât à diriger l'enseignement, la société lui donna le titre d'inspecteur en chef de toutes ses écoles, et un traitement de 365 livres sterling par an, qu'il accepta, non sans hésitation. En 1814, fatigué de se trouver sous la surveillance du comité, il donna sa démission de cet emploi ; et ce fut ainsi que se termina la carrière publique de cet ami de l'humanité, qui avait débuté d'une manière si brillante, et lutté contre la mauvaise fortune avec une énergie peu ordinaire.

« Après s'être occupé pendant quelque temps avec beaucoup de zèle du nouvel établissement qu'il avait ouvert pour son compte à Tooting, M. Lancaster fut une seconde fois obligé de suspendre ses travaux, et de fuir ses nouveaux créanciers. Il voyagea pendant deux ans encore, parcourut en détail l'Irlande et l'Ecosse, et créa en plusieurs endroits de nouvelles écoles. Il aurait pu, en continuant de la sorte, se rendre fort utile et rétablir peut-être ses affaires ; mais il ne cessa de se déconsidérer chaque jour davantage, ne voulant jamais souffrir que personne se mêlât à l'administration financière et ne cessant de répéter que tous ceux qui voulaient ainsi l'aider feraient comme ses anciens amis, qui l'avaient abandonné, disait-il, pour s'attribuer exclusivement le mérite de tout ce qu'il avait fait lui-même. Tourmenté par celte injuste prévention, il fit même paraître en 1816 à Bristol une brochure sur l'oppression et les persécutions qu'il disait avoir essuyées. Cette ingratitude lui fit perdre par degrés l'estime publique, et ses amis mêmes s'éloignèrent de lui. Maintenant il vit tout à fait retiré dans la maison d'un de ses ancien protecteurs, M. Holt, à Manchester, et se consume dans la misère et le chagrin. Combien il est déplorable d'avoir à raconter d'aussi tristes détails d'un homme qui a rendu tant de services à son pays et à l'humanité! Son oeuvre est accomplie, et les sons de la trompette que Dieu avait mise entre ses mains ont retentir dans toute la terre. Puisse-t-il cependant trouver plus de calme et de bonheur! »

Nous avons tenu à reproduire, sans y rien changer, ce récit d'un témoin, qui nous donne, avec la relation impartiale et détaillée des faits, l'impression des contemporains. On comprend mieux, après l'avoir lu, comment l'imperturbable confiance de Lancaster en lui-même, qui contribua puissamment à ses premiers succès et assura d'abord le triomphe de son entreprise, finit par devenir la cause de sa ruine.

Il nous reste peu de chose à ajouter pour achever cette notice biographique. En 1818, Lancaster se rendit en Amérique, espérant y trouver des amis nouveaux. Il visita l'Amérique du Sud, où le dictateur Bolivar lui fit un excellent accueil, et lui fournit les moyens d'établir dans les anciennes colonies espagnoles des écoles d'enseignement mutuel. Il passa ensuite aux Etats-Unis ; mais ses imprudences ne tardèrent pas à le jeter dans de nouveaux embarras pécuniaires. En 1829, il alla au Canada, où il obtint du gouvernement une subvention en faveur de sa méthode ; mais son défaut de capacité administrative le lit encore aboutir à un échec. Il se retira enfin à New York, où quelques amis pourvurent à ses besoins au moyen d'un secours annuel, et il y mourut en 1838.

La méthode lancastérienne, telle qu'elle fut importée en France sous les auspices de la Société pour l'instruction élémentaire, est décrite à l'article Mutuel (Enseignement).