bannière

l

Lakanal

Joseph Lakanal ou Lacanal, membre de la Convention nationale et du Conseil des Cinq-Cents, naquit le 14 juillet 1762 à Serres, dans l'Ariège. Un de ses oncles était prêtre, et devint plus tard, en 1791, évêque constitutionnel de l'Ariège. Sous l'influence de cet oncle, le jeune Lakanal fut placé chez les Doctrinaires, où il se distingua comme latiniste ; ses études achevées, il fut admis dans la congrégation, et professa pendant quatorze ans dans divers collèges appartenant à la Doctrine, de 1778 à 1791: en dernier lieu, il lut professeur de philosophie au collège de Moulins, de 1785 à 1791.

Le nom de famille du jeune professeur s'écrivait Lacanal. Il en modifia l'orthographe et signa Lakanal à partir de la Révolution, afin de mieux se distinguer de ses trois frères qui étaient restés royalistes (Jean-Baptiste Lacanal, l'ainé, avocat et procureur du roi à Paris ; Jérôme Lacanal, professeur de physique expérimentale à Paris ; et Jean Lacanal, chirurgien à Serres).

Nous avons dit que Lakanal appartenait à la congrégation des Doctrinaires, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, dans l'article qu'il a consacré à Lakanal (Biographie Michaud), a confondu la Doctrine avec l'Oratoire, et par suite, a commis plusieurs erreurs qu'il importe de rectifier à cause de l'autorité qui s'attache au nom de cet écrivain.

« Le jeune Joseph, dit-il, entra de bonne heure dans un collège d'Oratoriens. Ses études terminées à dix-huit ans, la congrégation, qui désirait s'attacher un jeune homme d'aussi grande espérance, lui confia, à Lectoure, une chaire de grammaire, et bientôt à Moissac, à Gimont, à Castelnaudary, des chaires d'un ordre plus élevé. En même temps, Lakanal, par les conseils de son oncle, se préparait à recevoir les ordres, et, lorsque le moment en fut venu, il entra au séminaire de Saint-Magloire. Comme en Daunou, qui fut alors son condisciple, on entrevit en lui un membre distingué du clergé, et les deux futurs conventionnels virent s'abréger toutes les épreuves qui les séparaient de la prêtrise. Mais on ne se hâta pas tellement que Lakanal n'eût le temps de s'interroger de nouveau sur les vraies dispositions de son esprit et de son coeur, et le résultat de ses hésitations fut l'ajournement indéfini de son ordination. En pareil cas, un ajournement n'est guère que la transition à une résolution négative Lakanal, en effet, n'a jamais été prêtre, et si quelques biographes nous le représentent exerçant, en 1791, de hautes fonctions ecclésiastiques, ils se trompent, sans doute pour l'avoir confondu avec son oncle. Pour lui, à peine sorti du séminaire, il était rentré dans les collèges de l'Oratoire. Ses supérieurs le nommèrent successivement régent de rhétorique à Périgueux et à Bourges, où il fit en même temps partie de la Faculté des arts : il avait été reçu docteur à Angers. Un seul degré lui testait maintenant à franchir : en 1785 il passa à Moulins en qualité de professeur de philosophie. »

Les divers collèges enumérés par Isidore Geoffroy sont bien ceux où Lakanal a enseigné : seulement ces collèges appartenaient à la Doctrine et non à l'Oratoire. Lakanal n'a jamais été le condisciple de Daunou, qui était oratorien : Daunou fut ordonné prêtre en 1787, c'est-à-dire à une époque où Lakanal était depuis deux ans professeur à Moulins. Enfin, Isidore Geoffroy a grand tort de dire que Lakanal n'a jamais été prêtre : car le procès-verbal de la séance de la Convention du 13 frimaire an II mentionne la lecture d'une lettre écrite par Lakanal, alors en mission à Bergerac, par laquelle « ce représentant abjure solennellement le titre de prêtre » (cette lettre, dont l'original se trouve aux Archives de la guerre, a été publiée par M. Aulard).

Voici ce que Lakanal lui-même a écrit au sujet de sa carrière pédagogique, dans une page consacrée au souvenir de son « excellent ami » Laromiguière :

« Comme Laromiguière, mon confrère et mon constant ami dans la Doctrine, j'ai parcouru tous les degrés de la hiérarchie scolaire : régent de cinquième, quatrième, troisième, seconde, à Lectoure, Moissac, Gimont, Castelnaudary ; professeur de rhétorique à Périgueux ; reçu docteur ès arts à l'université d'Angers, j'ai professé trois ans la rhétorique au collège de Bourges, nouvellement confié à la Doctrine, et dont le recteur, les professeurs de philosophie et de rhétorique, formaient, à l'université, la faculté des arts. Nommé ensuite professeur de philosophie à Moulins, capitale du Bourbonnais, j'occupais celte chaire, pour la quatrième année, à l'aurore de la Dévolution. J'ai trouvé à la Convention les parents de mes anciens élèves. » (Exposé sommaire des travaux de Joseph Lakanal, Paris, 1838, p. 195.)

En 1791, Lakanal devint vicaire de l'évêque de l'Ariège (son oncle), et son zèle patriotique le rendit populaire parmi ses compatriotes. En septembre 1792, le département de l'Ariège l'envoya siéger à la Convention comme l'un de ses représentants. Il avait trente ans.

Lakanal arriva à la Convention avec des opinions républicaines très arrêtées. Patriote avant tout, et voulant rester neutre dans la lutte des partis rivaux, il se tint à égale distance de la Gironde et de la Montagne : il alla siéger au centre, comme deux autres prêtres, qui devinrent ses amis, Daunou et Sieyès.

C'est le rôle joué par Lakanal au sein du Comité d'instruction publique de la Convention qui constitue son titre principal devant l'histoire. Ce rôle fut considérable ; mais il faut se garder des exagérations. Si Lakanal, à deux époques différentes, fut, selon l'expression de Grégoire, la « cheville ouvrière » du célèbre Comité, il n'en fut jamais l'inspirateur. Il n'est pas exact non plus de le représenter comme ayant fait partie de ce Comité en quelque sorte à poste fixe, dès la première heure et sans interruption ; c'est là une légende contredite par les faits. Il est vrai que cette légende a pour elle l'affirmation de Lakanal lui-même, qui s'exprime ainsi : « J'avais l'espoir fondé que je serais connu d'un assez grand nombre de mes collègues pour être appelé au Comité d'instruction publique. Je ne fus pas déçu dans mes prévisions. J'ai été nommé et maintenu, durant toute la longue session de la Convention (trois ans), dans ce Comité, qui était réorganisé chaque mois. » (Exposé sommaire, page 2.) Mais Lakanal, écrivant à l'âge de soixante-dix-sept ans, n'a pas toujours relaté les faits avec précision, et il cède souvent à la tentation d'amplifier un peu son rôle.

Le Comité d'instruction publique fut nommé le 13 octobre 1792: Lakanal n'y figure pas encore. C'est seulement lors du renouvellement de ce Comité par moitié, eu janvier 1793, qu'il en fut élu membre. C'est le 17 mai 1793 qu'il prend pour la première fois la parole comme organe du Comité, pour faire voter un décret relatif à l'Académie des sciences.

Le 26 mai, il présente un rapport sur les moyens d'agrandissement du Jardin des plantes et du cabinet d'histoire naturelle.

Le 6 juin, il fait rendre, au nom du Comité, un décret confirmant et étendant un précédent décret voté le 13 avril sur la proposition de Sergent : la peine de deux ans de fers est portée contre quiconque dégradera les monuments des arts dépendant des propriétés nationales. On lit ce qui suit dans le rapport qui précède le décret : « Les monuments des beaux-arts qui embellissent un grand nombre de bâtiments nationaux reçoivent, tous les jours, les outrages de l'aristocratie. Des chefs-d'oeuvre sans prix sont brisés ou mutilés. Les arts pleurent ces pertes irréparables. Il est temps que la Convention arrête ces funestes excès : déjà, elle a adopté une mesure de rigueur pour la conservation des morceaux précieux de sculpture qui décorent le jardin national des Tuileries. Le Comité d'instruction publique vous propose de généraliser votre décret et de l'étendre à toutes les propriétés nationales. » Lakanal, en réimprimant en 1838 ce rapport dans son Exposé sommaire, a remplacé les mots « les outrages de l'aristocratie » par ceux-ci : « les outrages du vandalisme» ; en outre, après les mots «déjà elle a adopté», il a intercalé ceux-ci : « sur mon rapport » ; or le décret du 13 avril avait été adopté sur le rapport de Sergent. Ces altérations volontaires du texte sont significatives.

Le 10 juin, Lakanal fait décréter la réorganisation du Jardin des plantes sous le nom de Muséum d'histoire naturelle. » Vous n'apprendrez pas sans étonnement, disait le rapporteur, que le Jardin des plantes et le cabinet d'histoire naturelle ont été près d'un siècle sans règlement fixes, sans lois précises ; que des savants, égaux aux yeux de l'Europe lettrée, sont inégalement traités, qu'ils n'ont pas le droit de se choisir des coopérateurs, ou plutôt d'être l'écho de l'opinion publique pour appeler auprès d'eux les hommes les plus distingués par leurs lumières. Il suffira de vous montrer les abus pour que vous les enleviez à leurs antiques racines : l'arbre de la liberté serait-il le seul qui. ne pût pas être naturalisé au Jardin des plantes? »

Il faut ajouter que le plan de réorganisation que Lakanal fit adopter à la Convention n'était pas son oeuvre personnelle : il avait été préparée par Daubenton, Thouin et Desfontaines, qui remirent à Lakanal, le 9 juin, un mémoire rédigé dès 1790 pour l'Assemblée constituante (Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, article Lakanal).

Le 13 juin, Lakanal lit un rapport sur le concours à ouvrir pour la composition des livres élémentaires. La question avait déjà été soulevée par Arbogast dans un rapport antérieur, à une époque où Lakanal ne faisait point partie du Comité. (Voir Convention, p. 375.)

Le 19 juin, rapport sur les écoles militaires, dont Lakanal demande le maintien, « jusqu'à ce qu'elles soient utilement remplacées par l'éducation républicaine ».

Enfin, le 26 juin, c'est Lakanal qui présente, au nom du Comité, le Projet de décret pour l'établissement de l'instruction nationale, qui avait été préparé par Sieyès et Daunou ; il ne mettait plus à la charge de la nation que les écoles primaires, auxquelles le Comité enlevait ce nom ? qui en effet n'eût plus eu de sens ? pour les appeler « écoles nationales ». On sait que ce projet fut repoussé par la Convention le 3 juillet (Voir Convention, p. 384), et que, sur la proposition de Robespierre, une Commission de six membres fut chargée de préparer un projet de décret sur l'éducation et l'instruction publique.

Lakanal fut élu membre de cette Commission des Six : mais il n'y joua qu'un rôle de comparse : les rapporteurs de la Commission furent successivement Robespierre et Léonard Bourdon.

Mais comme membre du Comité d'instruction publique, Lakanal continua de présenter des rapports à l'assemblée. Le 19 juillet, il fait voter le décret garantissant la propriété littéraire et artistique ; le 2b juillet, le décret relatif à l'établissement du télégraphe aérien (sur lequel Romme avait déjà présenté un rapport le 4 avril) ; le 31 août, le décret réorganisant l'Observatoire ; le 9 septembre, le décret supprimant les écoles militaires encore existantes, à l'exception de celle d'Auxerre.

Le 16 septembre, la Convention adjoignit quatre membres à la Commission des Six ; la Commission d'éducation nationale, composée désormais de dix membres, choisit pour rapporteur Romme. Lakanal ne prit pas de part aux travaux de la Commission ainsi transformée : le 8 octobre (17 du premier mois de l'an 2e), la Convention l'envoya en mission dans les quatre départements de la Dordogne, du Lot, de Lot-et-Garonne et du Bec-d'Ambès (Gironde).

Lakanal resta dix mois absent de Taris. Il y fit toutefois une courte apparition en nivôse an II : une dénonciation faite contre lui l'avait engagé à venir se justifier auprès du Comité de salut public. S'il faut l'en croire, il fut, pendant ces quelques jours, choisi pour l'un des épurateurs de la Société des Jacobins : il était devenu montagnard exalté. Il avait créé en brumaire à Bergerac (Dordogne) une manufacture d'armes : un arrêté du Comité de salut public du 6 nivôse le renvoya dans la Dordogne pour y organiser le gouvernement révolutionnaire et y continuer les opérations relatives à la fabrication des armes. En germinal, il fit un second voyage à Paris : le 28 germinal, c'est lui qui présente à la Convention le décret portant qu'une colonne sera érigée au Panthéon à la mémoire des citoyens morts pour l'égalité le 10 août 1792. Puis jusqu'en termidor il se consacre de nouveau, à Bergerac, à la fabrication des fusils : dans une lettre à la Convention, du 15 messidor, il expose qu'il a, en deux mois, fait construire les bâtiments, fait placer les machines hydrauliques, et, dans le même temps, formé des ouvriers, « réunis en école normale », pour les diverses parties de la fabrication des fusils.

Rentré à la Convention et au Comité d'instruction publique le 21 thermidor, après que le coup d'Etat du 9 eut brisé la dictature de la Montagne, Lakanal fut choisi comme président du Comité d'instruction le 17 fructidor.

Le 29 fructidor, il lut à la Convention, au nom du Comité, un rapport sur la cérémonie de la translation des cendres de Jean-Jacques Rousseau au Panthéon (cérémonie qui eut lieu le 20 vendémiaire an III). En réimprimant ce rapport en 1838, il a fait dans le texte des altérations plus significatives encore que celles du rapport du 6 juin 1793. Ainsi, le rapport original parlait « déshonneurs légitimement dus aux citoyens qui ont dirigé le vaisseau républicain à travers les orages » ; en 1838, Lakanal remplace le vaisseau républicain » par le « vaisseau de l'Etat ». Le rapport disait que Rousseau avait « mis à leur véritable place, c'est-à-dire au niveau du néant, le rang et la noblesse» ; en 1838, Lakanal remplace « la noblesse » par « les privilèges ». Dans l'original, on lit: « Reportons-nous au règne du dernier tyran couronné » ; dans la réimpression, Lakanal efface ces mots, et met : « Reportons-nous à l'ancien régime ». En l'an II, le rapporteur citait cette phrase de Rousseau : « Les guerres des républiques sont plus cruelles que celles des monarchies ; mais si la guerre des rois est modérée, c'est leur paix qui est terrible ; il vaut mieux être leur ennemi que leur sujet » ; une phrase semblable ne paraissant plus de mise à Lakanal sous le gouvernement de Louis-Philippe, il la supprime. Ce sont là d'étranges procédés ; et la carrière politique de Lakanal offre plus d'un exemple de fâcheuses palinodies.

A l'organisation de l'instruction primaire telle que l'avait créée le décret Bouquier du 29 frimaire an II, le Comité, sous l'influence de Lakanal, inspiré par Sieyès, substitua en vendémiaire an III un autre plan renouvelé de ce projet de décret du 26 juin 1793 qui avait été écarté par la Convention le 3 juillet. Lakanal lui donna la forme d'un décret en quatre chapitres, dont la plupart des articles sont la reproduction pure et simple des chapitres I, II, III, V du projet du 26 juin et de quelques dispositions des chapitres VI et VIL En outre, en exécution d'un décret de la Convention de la 4e sans-culottide de l'an II, le Comité dut préparer un projet sur les écoles normales. Ce second projet, précédé d'un rapport rédigé par Garat, le nouveau chef de la Commission exécutive de l'instruction publique, fut volé le premier par la Convention (à laquelle Lakanal le présenta le 3 brumaire an III) et devint le décret du 9 brumaire. Le projet sur les écoles primaires, précédé d'un rapport dont Lakanal emprunta une grande partie à des articles publiés dans le Journal d'instruction sociale par Sieyès en juin et juillet 1793, fut présenté à la Convention par Lakanal le 7 brumaire, et devint le décret du 27 brumaire.

Lakanal fut nommé le 22 brumaire délégué de la Convention près l'école normale de Paris, en compagnie de Sieyès (remplacé, sur son refus, par Deleyre).

Les écoles « nationales » du projet du 26 juin 1793, qui formaient dans ce projet l'unique degré d'instruction que dût organiser la République, ayant été transformées, dans le décret du 27 brumaire, en écoles « primaires », il fallait organiser, pour leur faire suite, un degré supérieur d'instruction. Cela fut fait par un projet créant des écoles « centrales », que Lakanal, rapporteur du Comité, présenta à la Convention le 26 frimaire an III, et qui devint, deux mois et demi plus tard, le décret du 7 ventôse an III.

Pour hâter l'organisation des écoles primaires et des écoles centrales, la Convention nomma, le 21 germinal an III, cinq commissaires qui furent chargés de parcourir les départements. Lakanal fut l'un des cinq commissaires désignés, et eut pour sa part 19 départements, situés presque tous dans la région du sud-ouest. Cette nouvelle mission le retint éloigné de Paris de floréal à messidor an III. Avant son départ, il avait encore soumis à la Convention le projet de l'établissement de l'Ecole des langues orientales, sous le nom d'Ecole des langues vivantes, commerciales et diplomatiques, projet qui fut voté le 11 germinal an III.

Il avait également préparé le projet d'organisation du Bureau des longitudes, qui fut adopté le 7 messidor an III, sur le rapport de Grégoire.

Lakanal, pendant sa mission comme commissaire, avait cessé de faire partie du Comité. En son absence furent présentés à la Convention le nouveau projet de constitution (5 messidor), ainsi que le projet d'organisation de l'instruction publique rédigé par Daunou (6 messidor). Après son retour, Lakanal fut réélu membre du Comité d'instruction le 17 thermidor an III, et il y resta jusqu'à la fin de la session conventionnelle. Dans les derniers jours de thermidor et les premiers jours de fructidor, le Comité discuta le projet de Daunou, et Lakanal fut chargé de rédiger les dispositions adoptées. Lorsque l'entente se fut faite entre le Comité d'instruction et la Commission des Onze, ce fut Daunou qui présenta à la Convention, le 23 vendémiaire an IV, le plan général d'organisation de l'instruction publique. Ce plan fut adopté par la Convention le 3 brumaire an IV.

De la Convention, Lakanal passa aux Cinq-Cents, et il fit partie de ce Conseil jusqu'au 30 floréal an V (19 mai 1797), époque où le sort le désigna comme l'un des membres qui devaient former le tiers sortant. Pendant son passage aux Cinq-Cents, il présenta un rapport sur le concours ouvert pour la composition des livres élémentaires (séance du 14 brumaire an IV) ; ce fut lui aussi qui servit de rapporteur (21 pluviôse an IV) à la commission chargée de l'examen du règlement intérieur de l'Institut, que celui-ci était tenu de soumettre à l'approbation du Corps législatif. Lakanal avait été, le 23 frimaire an IV, nommé, par le tiers électeur, membre de la section de morale de l'Institut. Après sa sortie des Cinq-Cents, Lakanal disparaît un moment de la scène. Il semble avoir désiré du repos ; il refusa à deux reprises, en l'an VI, une nouvelle élection aux Cinq-Cents : « J. Lakanal ? dit-il lui-même ? a refusé sa réélection pour vivre et méditer dans la retraite. Le résultat de ses travaux est un cours d'économie politique en deux volumes, d'après le système de Smith et de Stewart, et un volume de notes qui mettent les opérations de cette science à la portée de tout lecteur attentif. » (Notice sur J. Lakanal, p. 19.)

Mais dans l'été de l'an VII, voyant de nouveau la patrie en danger, Lakanal se mit à la disposition du Directoire : il fut envoyé en qualité de commissaire général du gouvernement dans les quatre nouveaux départements de la rive gauche du Rhin menacés par l'approche de l'ennemi. Il s'y occupa de l'approvisionnement des places-fortes, et s'y montra, comme à Bergerac en 1794, administrateur actif et zélé, républicain enthousiaste et désintéressé. Sur ces entrefaites, le 18 brumaire fit passer le pouvoir aux mains de Bonaparte, et Lakanal fut rappelé.

Beaucoup de républicains prirent à l'égard du gouvernement consulaire une attitude hostile. Lakanal ne fut pas de ceux-là. Il crut sincèrement voir dans Bonaparte le sauveur de la France. Le passage suivant de ses souvenirs témoigne de ses sentiments à cet égard : « Un des hommes les plus éclairés, les plus sages, les plus vertueux de nos assemblées nationales, l'ami intime de l'illustre Daunou, Baudin des Ardennes, est mort de satisfaction en apprenant le retour de Bonaparte de son expédition d'Egypte ; en vrai citoyen, Baudin des Ardennes pensa que le héros de l'Italie sauverait la France ; les affaires publiques étaient dans un état véritablement alarmant à cette triste époque : c'est ainsi que l'éphore Chiron meurt de joie en apprenant que son fils a remporté le prix du ceste aux jeux olympiques. » (Exposé sommaire, p. 199.) La chaire de langues anciennes à l'école centrale de la rue Saint-Antoine était devenue vacante par la mort de l'abbé Leblanc : Lakanal la demanda et l'obtint En fructidor an XII, il devint procureur-gérant (économe) du lycée Bonaparte ; en 1807, il quitta l'Université pour accepter une place d'inspecteur général des poids et mesures. En pluviôse an XI (1803), la classe des sciences morales et politiques de l'Institut, dont il faisait partie, avait été supprimée ; mais il fut replacé dans la classe d'histoire et de littérature anciennes.

La Restauration lui enleva ses fonctions d'inspecteur et son titre de membre de l'Institut. Il résolut alors de s'expatrier, et, après Waterloo, se rendit aux Etats-Unis. Il y vécut d'abord dans une colonie que des Français proscrits avaient fondée sur les bords du Tombeckee et où le Congrès de l'Union lui avait concédé une propriété ; puis, le gouvernement de la Louisiane lui ayant offert la présidence de l'université de la Nouvelle-Orléans, il se rendit dans cette ville, où il résida plusieurs années, occupé à réorganiser l'établissement d'éducation qui lui avait été confié et qui prospéra sous sa direction. En 1825, il résigna ses fonctions pour se réunir à la colonie du Tombeckee ; mais l'ayant trouvée en ruines, il vendit sa concession et s'établit dans une terre qu'il acheta sur les rives de la baie de Mobile (Alabama), pour y vivre de l'existence paisible du colon. C'est là qu'il pensait finir ses jours, lorsque la nouvelle de la révolution de 1830 lui inspira le désir de revoir la France. « Il écrivit, dit Isidore Geoffroy, au nouveau gouvernement pour lui offrir ses services : mais on ne lui répondit même pas ; bien plus, l'ordonnance du 26 octobre 1832, qui rétablit la seconde classe de l'Institut (supprimée en l'an XI), sous le nom d'Académie des sciences morales et politiques, ne mentionna pas le nom de Lakanal parmi ceux des anciens membres réintégrés dans leurs droits. » Mais cette injustice fut réparée deux ans plus tard : le 22 mars 1834, l'Académie l'appela au milieu d'elle en remplacement de Garat, qui venait de mourir. Alors Lakanal se décida à revenir dans sa patrie. Il rentra en France en 1837, après vingt-deux ans de séjour en Amérique, et se fixa à Paris. Il avait été marié une première fois avant son exil : mais il était devenu veuf, et des circonstances que nous ne connaissons pas l'avaient brouillé avec les enfants qu'il avait eus de sa première femme. Il se remaria à Paris en 1838, à l'âge de soixante-seize ans, avec une femme qui n'en avait que trente et dont il eut un fils l'année suivante. Peu de temps après son retour, il apprit que la personne à laquelle il avait laissé le soin de gérer ses intérêts en Amérique avait trahi sa confiance, et que sa petite fortune était perdue. « Ce coup, qui en eût abattu un autre que lui, ne réussit pas même à l'attrister », dit Isidore Geoffroy. Il employa ses dernières années à divers travaux littéraires. En 1838, il fit paraître un livre intitulé : Exposé sommaire des travaux de Joseph Lakanal, ex-membre de la Convention nationale et du Conseil des Cinq-Cents, pour sauver, pendant la Révolution, les sciences, les lettres, et ceux qui les honoraient par leurs travaux ; Paris, Firmin Didot, 1 vol. in-8 de 232 pages ; c'est sans doute la lecture de ce volume qui a fait dire à Mignet : « Ce que Lakanal avait voulu d'honnête ou accompli de généreux, il ne s'en souvenait pas sans orgueil et ne l'apprenait pas aux autres sans quelque ostentation ». Il entreprit aussi la composition d'un ouvrage sur l'Amérique, sous ce titre : Séjour d'un membre de l'Institut de France aux Etats-Unis pendant vingt-deux ans ; cet ouvrage, qui devait former trois volumes, et dont quelques fragments furent lus par lui à l'Académie des sciences morales et politiques, n'a pas été publié : le manuscrit en a disparu à sa mort, ainsi que les notes qu'il avait rédigées sur la Révolution. Lakanal mourut le 17 février 1845, à l'âge de plus de quatre-vingt-deux ans. Le jour de sa mort, parlant de la ligne de conduite qu'il avait suivie pendant la Révolution, il disait : « Je ne ferais pas autrement si j'avais à recommencer ».

La veuve de Lakanal a survécu trente-six ans à son mari. L'Etat lui avait accordé une pension de 1200 francs, qui fut réduite à 800 francs en 1857, et que Duruy fit rétablir en 1867 à son chiffre primitif. En 1880, Jules Ferry, ayant appris que la veuve du conventionnel vivait encore et se trouvait dans un état voisin de la misère, s'empressa de porter le chiffre de sa pension à 1800 francs. Mme Lakanal mourut l'année suivante. Quant au fils de Lakanal, né en 1839, sa mère, que nous avons connue en 1880, nous a raconté que vers l'âge de vingt ans il s'était expatrié, et n'avait plus donné de ses nouvelles.

Une statue a été élevée en 1882 à Joseph Lakanal par la ville de Foix, et son nom a été donné au lycée fondé la même année à Bourg-la-Reine.

James Guillaume