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Laffore

M. de Bourrousse de Laffore, avocat à Agen, est l'auteur d'une méthode de lecture à laquelle il a donné le nom de statilégie, mot qui signifie lecture immédiate. En 1827, il vint à Paris, et soumit sa méthode à l'appréciation de la Société pour l'amélioration de l'instruction élémentaire. Comme il faisait un secret de son procédé, la Société nomma, pour l'examiner, une commission dont les membres s'engagèrent à ne pas révéler en quoi consistait l'invention de M. de Laffore ; une expérience fut faite sur un jeune homme complètement illettré qui apprit en vingt-huit heures le mécanisme de la lecture ; et Fran-coeur, au nom de la commission, fit un rapport favorable, déclarant que la méthode lafforienne « pouvait être regardée comme portant l'art de lire à son plus haut degré de simplicité ». M. de Laffore prit alors un brevet d'invention, et céda sa méthode à plusieurs personnes qu'il autorisa à l'exploiter dans les départements. Une nouvelle commission, chargée par le ministre de l'instruction publique d'examiner la stratégie, déclara que « cette méthode, simple, courte, à la portée de tous les esprits, et même s'adressant, dans les points principaux, plutôt à l'instinct qui dirige les organes de la parole qu'à l'intelligence, peu dispendieuse, s'adaptant parfaitement à l'enseignement mutuel et aux divers autres modes d'enseignement élémentaire, paraissait digne de la protection du gouvernement » ; sur quoi le ministre, M. de Vatimesnil, autorisa l'emploi de la méthode lafforienne dans les écoles primaires par une décision du 22 juin 1829.

L'ancienne méthode négligeait de classer méthodiquement les éléments de la lecture, c'est-à-dire les voyelles et les consonnes, les sons et les articulations : elle suivait purement et simplement l'ordre alphabétique sans tenir compte des lois physiologiques du langage, sans rechercher d'ailleurs si l'effet était dans la cause, si la dénomination donnée aux articulations contribuait à produire l'effet attendu ou si, au contraire, elle ne le contrariait pas ; enfin, elle décomposait le mot dans toutes ses syllabes, la syllabe dans tous ses éléments. Si elle était favorable à l'orthographe, elle compliquait étrangement l'apprentissage de la lecture ; elle le rendait aussi long que pénible et fastidieux. Frappé de ces inconvénients, M. de Laffore avait cherché une méthode qui fût plus logique, plus conforme aux observations physiologiques, plus rapprochée de la nature, qui conduisît plus vite à parler le langage écrit. De quoi se compose tout langage? D'un certain nombre de sons, et d'un certain nombre d'articulations venant s'y joindre pour les modifier d'une manière fort diverse, mais constante en définitive. Pour parler, l'enfant réunit ces sons et ces articulations. Pour lire, il fera de même, à la seule condition de connaître préalablement les signes qui représentent les uns et les autres. Familiarisons-le avec ces signes et avec la valeur phonétique que nous sommes convenus de leur donner ; accoutumons-le à produire, dès qu'il les voit, et au fur et à mesure qu'il les voit, ces expressions du langage parlé, et il sait lire ; il lit lentement et péniblement d'abord, mais bientôt, grâce à des exercices répétés, il lit rapidement et avec aisance n'importe quelle syllabe, n'importe quel mot, fût-ce le mot le plus barbare et le plus dépourvu de sens pour lui, « lire n'étant autre chose que prononcer successivement les voyelles et les consonnes dans l'ordre où elles sont écrites et sans combinaison des unes avec les autres ». Tel est, ce nous semble, le grand principe sur lequel s'appuie M. de Laffore. Dans les applications qui constituent sa méthode, il suit, bien entendu, l'ordre qu'il considère comme logique, comme parfaitement d'accord avec les dispositions de l'organe. Il débute par l'étude des sons soit simples, soit composés, et de leurs équivalents, ensemble 32 signes. Il continue par l'étude des articulations soit simples, soit composées, ensemble 48 signes. Puis l'ordre est supprimé à dessein, afin que l'élève se forme à reconnaître les signes partout où il les trouvera, quitte à retourner en arrière s'il en éprouve le besoin. Les consonnes, par la manière dont elles sont prononcées dans l'alphabet, préparent l'effet à produire : elles n'ont pour ainsi dire pas de dénomination ; elles forment des sortes de sifflements que l'on expulse très bas du gosier en les appuyant à peine d'un e muet. Dans la lecture, en effet, elles s'appuieront sur la voyelle qui suivra ; si elles sont terminales, elles garderont leur son propre ou se tairont.

Et c'est là, comme dans toute méthode de lecture du reste, que commencent les difficultés. Les signes ont deux valeurs, une valeur alphabétique et une valeur de position ; puis il faut syllaber, se faire aux exceptions, etc. Alors viennent des règles que M. de Laffore ne peut éviter. Il les donne, il est vrai, aussi peu nombreuses que possible ; mais ce sont des règles néanmoins, et des règles qui, si elles sont pratiques, ne sont pas irréprochables à d'autres points de vue, témoin celle-ci, sur la division des syllabes, qui n'est pas toujours d'accord avec l'étymologie : « Il faut toujours laisser avec la voyelle placée à droite une consonne simple, composée ou double, c'est-à-dire l'une des consonnes de l'alphabet statilégique, et rien qu'une seule ».

Tout cela peut bien exiger plus de temps et de labeur que le nom sous lequel se présente la méthode ne le donne à entendre. Et, du reste, l'auteur en convient lui-même lorsqu'il dit : « Il est indispensable — le grand succès est à ce prix — d'obliger longtemps les élèves à suivre le cinquième tableau (sorte de tableau récapitulatif) pour prononcer des séries de lettres qui ne forment point de mots compréhensibles. Ce travail paraît ingrat, ennuyeux, mais il vaut cent fois tous les autres. » Nous craignons que ce travail ne fasse plus que paraître ingrat et ennuyeux et qu'il ne le soit en effet. Si la méthode est simple et logique, elle l'est peut-être trop pour l'enfant. L'enfant n'est pas logique, ou plutôt il l'est à sa manière, non à la nôtre. Sa logique à lui, c'est l'intérêt qu'il prend à un exercice ; c est la division, on pourrait dire le morcellement de la tâche qui lui est imposée ; c'est le plaisir de jouir le plus tôt possible, ne fût-ce que partiellement, du fruit de son travail. Il se sent peu attiré vers une science qui lui est présentée en bloc et tout d'une pièce ; la lecture synthétique, si logique qu'elle soit, le touche médiocrement : il préfère être mis à même de lire immédiatement un mot ou une petite phrase lui disant quelque chose, puis d'autres mots et d'autres phrases lui disant davantage. Il se fatigue, il se dégoûte vile d'un effort de mémoire continu, tel que celui qu'exige l'apprentissage préalable des 86 éléments contenus dans les tableaux initiateurs de la statilégie. Et c'est peut-être pour cela que la méthode lafforienne, bien qu'elle ait séduit des esprits comme Mignet, Francoeur et Magendie de l'Institut, Mme George Sand, Emile Au-gier, Francisque Sarcey, etc., qu'elle ait subi des épreuves qui ont paru triomphantes, qu'elle ait été l'objet de rapports presque enthousiastes et d'encouragements venus de haut, n'a pas trouvé l'accueil qu'elle semblait mériter auprès des maîtres. Ceux-ci, à l'appréciation desquels il faut toujours en revenir, parce qu'ils jugent en dernier ressort, lui ont préféré des méthodes dont la statilégie a été certainement l'inspiratrice, mais qui se sont débarrassées d'une synthèse par trop laborieuse pour l'enfant et même pour l'adulte.

Quoi qu'il en soit, la statilégie occupe une place importante dans l'histoire de l'enseignement de la lecture en France, car, si elle n'a pas eu les brillantes destinées qui lui étaient prédites il y a trois quarts de siècle, elle a été le point de départ des améliorations qui se sont produites depuis dans les méthodes de lecture.

Un exposé de la méthode de M. de Laffore a été publié sous ce titre : Statilégie ou méthode lafforienne pour apprendre à lire en quelques heures, par M. de Bourrousse de Laffore et par ses deux fils, Jules et Louis de Bourrousse de Laffore, avec une préface de Mme George Sand, Paris, Garnier frères, 2° édition, 1878.

Eugène Brouard