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Laborde

 Le comte Alexandre de Laborde était le quatrième fils de Joseph de Laborde, banquier de la cour et fermier général, qui mourut sur l'échafaud en 1794. Né à Paris en 1773, le jeune Laborde suivit d'abord la carrière des armes, et servit en Autriche quelques années. Rentré en France sous le Consulat, il se consacra aux lettres et aux arts ; sa grande fortune lui permit de se livrer à deux goûts très vifs, pour les voyages et pour les publications illustrées, qui devaient faire connaître son nom. Il fit paraître d'abord le Voyage pittoresque en Espagne (1807-1818), en 4 vol. in-folio, avec 250 planches, et l'Itinéraire descriptif de l'Espagne (1808), 5 vol. in-8° ; puis le Voyage pittoresque en Autriche (1821-1831), 3 vol. in-folio, avec 280 planches. En même temps il donnait la Description des nouveaux jardins de la France et de ses anciens châteaux (1808), et les Projets d'embellissement de Paris (imprime en 1811, confisqué par la police impériale, et rendu public seulement en 1816). Sous l'Empire, il fut successivement attaché d'ambassade, auditeur, puis maître des requêtes au Conseil d'Etat, et directeur du service des ponts et chaussées de la Seine. En 1813, il fut élu membre de l'Institut, classe des inscriptions et belles-lettres. Sous la Restauration, il figura parmi les membres les plus distingués du parti libéral. La ville de Paris l'envoya à la Chambre (1822-1825). Son mandat expiré, il fit un voyage en Orient. Réélu en 1827, il siégea dans les rangs de l'opposition, joua un rôle actif dans la révolution de 1830, et devint ensuite aide de camp de Louis-Philippe ; la Chambre, dont il resta membre jusqu'à sa mort, lui confia les fonctions de questeur. Il eut une part considérable dans la création du musée de Versailles, dont il publia la description littéraire sous le titre de Versailles ancien et moderne (1841). Il mourut en 1842, au retour d'un voyage en Italie et en Grèce, après avoir consumé toute sa fortune dans son entreprise artistique et littéraire.

Esprit éclairé et coeur généreux, M. de Laborde ne demeura étranger à aucune des questions qui intéressaient le bien public. Il fut l'un des principaux fondateurs de la Société pour l'amélioration de l'instruction élémentaire. Ayant fait un voyage en Angleterre au commencement de 1815, il y avait visité les écoles mutuelles, et, frappé des avantages que l'introduction en France du système d'enseignement qui y était employé pourrait procurer à son pays, il publia à Londres même une brochure intitulée : Plan d'éducation pour les enfants pauvres, d'après les deux méthodes combinées du docteur Bell et de M. Lancaster, in-8°, 1815. Cet écrit, réimprimé à Paris la même année et l'année suivante, a été analysé dans le n° 2 (novembre 1815) du Journal d'éducation. L'auteur y fait un panégyrique enthousiaste de l'enseignement mutuel, « cette découverte qui doit un jour consoler le pauvre sous son humble toit, lui apprendre à aimer la vie, et élever la génération tout entière des malheureux au niveau des autres classes de la société, sinon par les avantages extérieurs, du moins par les sentiments et les connaissances utiles. Cette invention, ajoute-t-il, n'est autre chose qu'un mode d'éducation si prompt, si facile, à si bon marché qu'il peut comprendre tous les enfants pauvres d'un pays sans le secours du gouvernement, ni les contributions des communes. Le secret de ce mécanisme ingénieux consiste dans l'instruction des enfants par eux-mêmes, c'est-à-dire par un nombre d'entre eux plus habiles que les autres, et qui font, vis-à-vis de leurs camarades, l'office de régents, de préfets, sous la surveillance d'un seul individu qui semble plutôt l'intendant que l'instituteur de cette petite société. » Il rappelle ensuite que le système d'enseignement mutuel avait déjà été employé en France par le chevalier Paulet, sous le règne de Louis XVI ; il expose les procédés de Bell et de Lancaster, et, s'inspirant du principe d'un sage éclectisme, il trace le programme d'une organisation générale des écoles et d'une division du travail journalier telles qu'elles conviendraient à la France : Voir Mutuel (Enseignement). Puis il passe en revue les différents peuples de l'Europe, et montre les bienfaits qu'une réforme de l'éducation populaire ne pourra manquer de leur apporter. Revenant à la France, il termine par un plaidoyer chaleureux en-faveur de l'instruction. On se trompe, écrit-il, en disant que l'instruction est dangereuse ou inutile dans les classes inférieures de la société : « Non, ce n'est point, comme on le dit vulgairement, le progrès des lumières qui nous a été fatal ; c'est au contraire l'ignorance, la facile, l'aveugle ignorance qui a causé tous nos maux ; c'est le défaut d'idées justes des droits et des devoirs, autant parmi les personnes élevées de la société que parmi les classes inférieures, qui a rendu les premières victimes et les autres instruments de l'ambition de quelques individus. Si l'instruction avait été plus généralement répandue, les uns auraient consenti à sacrifier à temps quelques faibles parties de leurs prérogatives, et les autres auraient appris à ne jamais enfreindre la ligne de leurs obligations ; aucunes surtout n'auraient été séduites par des théories fausses, ou, ce qui est pis encore, par la fausse application de théories vraies. Mettez un enfant dans la bonne voie, dit l'Ecriture, et quand il avancera en âge il ne s'en écartera pas. Non, jamais la connaissance de la vérité et des arts utiles, les préceptes de la morale et de la religion ne pourront avoir de danger ; ils ne doivent pas surtout être refusés au malheureux dont ils sont souvent l'unique consolation, au malheureux qui supporte seul la peine infligée à l'homme sur la terre, de gagner son pain à la sueur de son front. La nature ne lui a donné que des forces pour ce pénible sort ; l'éducation seule lui donne du courage ; l'ignorance lui cachait ses facultés, l'instruction les développe. Au lieu de la patience servi le qui le soutenait à peine en l'abrutissant, la vertu l'élève et le console. Alors, il peut pousser avec fierté la charrue qui l'honore, et recevoir avec douceur la tâche que le ciel lui impose ; son âme est tranquille dans la dignité de son être et dans la bonté de son Dieu. Il ne cherchera pas une meilleure destinée hors du cercle de ses devoirs, car la meilleure destinée pour lui est dans l'accomplissement de ses devoirs : tel est l'homme éclairé de tous les états ; tel est le chrétien, tel est le sage. »

Ces lignes nous semblent résumer d'une façon très complète et très juste les sentiments qui animaient les fondateurs de la Société pour l'amélioration de l'instruction élémentaire.

La Société s'était constituée en mars 1815, et le 11 mai suivant M. de Laborde, dans un rapport présenté à la Société d'encouragement, exposait le programme de la nouvelle association et faisait appel en sa faveur aux sympathies de tous les amis de l'humanité et du progrès. Il accepta les fonctions de secrétaire général, et en cette qualité il lut à l'assemblée générale du 10 janvier 1816 le premier rapport sur les travaux de la Société pour l'instruction élémentaire, pendant le second semestre de 1815. Nous citerons quelques passages de sa conclusion :

« Nous voyons en moins de six mois quatre établissements entièrement formés, et pouvant servir de modèle et de pépinière pour tous ceux qu'il sera possible de fonder ; cinq cents enfants recevant déjà l'éducation par le nouveau système ; trente maîtres ou maîtresses formés pour être envoyés dans les départements ; le nombre des souscripteurs s'élevant, en moins de six mois, à quatre cent soixante, et présentant les noms les plus illustres, joints à ceux de ces hommes de bien qu'on est toujours sûr de rencontrer lorsqu'ils peuvent être utiles ; la protection des autorités civiles, des membres respectables du clergé, et la preuve acquise que ce mode d'enseignement convient au caractère français.

« Est-il une institution qui ait fait en si peu de temps de plus rapides progrès ; qui ait produit, à si peu de frais, de plus heureux résultats, et fait concevoir de plus grandes espérances? Et cependant, Messieurs, dans quel temps avez-vous commencé cette utile entreprise? Au milieu des troubles et des révolutions ; lorsque notre patrie voyait se renouveler les maux qu'elle avait soufferts, et s'effacer le bonheur trop court dont elle avait joui. C'est au bruit des combats que vous avez fondé une institution de douceur et de paix ! C'est au milieu de la détresse générale que vous avez fait un appel à la générosité ; c'est au moment de la défaveur imprimée sur beaucoup d'innovations, que vous vous êtes présentés avec la plus hardie des innovations. Eh bien, Messieurs, ces obstacles n'ont point arrêté vos succès, parce que vos intentions étaient pures, votre zèle ardent, et notre institution irréprochable.

« Cette excellente méthode n'a plus besoin de preuves. Ce n'est plus ici une tentative incertaine, une théorie vague pour le bien de l'humanité ; c'est un résultat positif où les sacrifices de chacun atteignent efficacement et immédiatement leur but. Le succès en est à peu près assuré dans Paris, grâce au zèle du digne magistrat qui administre cette ville (M. de Chabrol). C'est à présent vers les provinces que vous devez diriger vos efforts. Quelle plus douce occupation peut-on offrir aux personnes charitables qui habitent les campagnes? Ne vous semble-t-il pas voir déjà les enfants des villages se rassembler autour du château voisin, entrer dans une de ces antiques salles qu'on a disposée pour leur servir d'école? Bientôt paraît la bienfaitrice de ce lieu, elle assiste à leurs leçons, jouit de leurs progrès, applaudit au zèle des uns, console la faiblesse des autres, et contemple d'avance avec plaisir un avenir tranquille ; car il reposera sur une génération vertueuse.

« L'instruction élémentaire a été pendant vingt ans totalement abandonnée en France ; d'autres succès, d'autres jouissances occupaient les esprits, flattaient l'orgueil national ; le moment est arrivé de rendre à notre patrie son éclat et son bonheur, en lui faisant oublier quelque temps ses victoires ; de la reposer du triomphe des armes par les conquêtes plus réelles, plus douces de l'industrie : et n'est-ce pas aussi une gloire pour un peuple d'être éclairé, d'être heureux?

« L'éducation dans les classes inférieures a prouvé, chez nos voisins, qu'elle tendait à diminuer prodigieusement le nombre des vols et des crimes, à faire cesser en grande partie l'usage des liqueurs fortes : pourquoi ne présenterait-elle pas chez nous les mêmes résultats? Il s'écoulera sans doute plusieurs années avant que nous puissions en juger, et nous livrer à cet intéressant calcul ; mais ce qui déjà nous procure à tous une douce jouissance, sera pour plusieurs de nous la consolation de leur âge avancé ; ils recueilleront le prix de nos efforts. »

Le comte de Laborde fut l'un des onze membres du Conseil d'instruction primaire que le préfet de la Seine créa par son arrêté du 3 novembre 1815. En août 1816, il céda les fonctions de secrétaire général de la Société pour l'instruction élémentaire à M. De Gérando, et devint l'un des vice-présidents de l'association. « L'allure de son esprit, a dit un de ses biographes, l'abondance de ses idées, rendaient Alexandre de Laborde incapable de suivre l'élaboration patiente et la mise en oeuvre d'un projet quelconque ; une fois l'idée émise et rendue viable, il l'abandonnait aux soins des hommes spéciaux et se passionnait pour une autre. » C'est ce qui lui arriva à propos de la Société pour l'enseignement élémentaire ; sans se désintéresser jamais des succès de l'association qu'il avait contribué à créer, il cessa toutefois bientôt de coopérer activement à ses travaux. Ajoutons néanmoins qu'il rendit encore un service éminent à l'éducation populaire en insistant pour l'introduction de la gymnastique dans le programme des écoles mutuelles, et en patronnant chaleureusement le système du célèbre Amoros.

Il faut encore citer, comme un témoignage des vues éclairées et philanthropiques du comte de Laborde, l'ouvrage qu'il publia en 1818 sur l'Esprit d'association (1 vol. in-8°), et dont une seconde édition, augmentée, parut en 1821, en deux volumes. Voici le jugement qu'a porté sur cet ouvrage l'économiste Adolphe Blanqui : « Ce livre est surtout remarquable par la justesse de ses prévisions et par son excellente appréciation des institutions les plus favorables au développement de la prospérité publique. Toutes les forces étaient divisées en France, comme toutes les opinions, lorsque M. de Laborde publia cet exposé des avantages de l'esprit d'association, riche de faits et plein d'aperçus lumineux sur les véritables sources de la puissance industrielle et politique des Etats. Ces doctrines judicieuses ont pénétré peu à peu dans les esprits, et nous avons vu se multiplier depuis lors en France les caisses d'épargne, les compagnies d'assurances, les sociétés en commandite, tout a la fois effet et cause de la prospérité croissante de la nation. »