bannière

l

La Salle (Jean-Baptiste de)

 Le fondateur de l'institut des Frères des écoles chrétiennes naquit à Reims le 30 avril 1651.Il était l'aîné de sept enfants.

Son père, Louis de La Salle, conseiller du roi au présidial, le destinait à lui succéder dans sa charge ; mais, entraîné de bonne heure par une vocation irrésistible vers l'état ecclésiastique, le jeune Jean-Baptiste obtint de sa famille la permission de suivre son inclination, et dès l'âge de onze ans il reçut la tonsure. Il fit ses études au collège de l'université de Reims, et s'attira l'estime et l'admiration de ses maîtres par sa conduite exemplaire et ses talents. « Ce n'était point — dit son plus récent biographe, le frère Lucard — un de ces esprits brillants rendus célèbres, dès leur adolescence, par leur génie précoce ; ce qui le distinguait surtout, c'était un ensemble harmonieux des dons de l'esprit et du coeur, mis en oeuvre et admirablement fécondés par une application sérieuse et une volonté énergique. » Il reçut bientôt un éclatant témoignage de la haute estime dont il jouissait: l'abbé Dozet, archidiacre de Champagne et chancelier de l'université de Reims, désirait, avant de mourir, se démettre de son canonicat en faveur d'un élève du collège: son choix tomba sur Jean-Baptiste de La Salle, qui, par la renonciation du pieux abbé, devint chanoine du chapitre de Reims le 17 janvier 1667. L'année suivante, il reçut les ordres mineurs ; et, après avoir pris à Reims le grade de maître ès-arts, il entra en 1670 au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet (Saint-Sulpice) à Paris pour y faire ses études de théologie. Mais il n'y resta que dix-huit mois: sa mère étant morte en 1671, et son père l'ayant suivie dans la tombe au commencement de 1672, il se vit obligé, pour pouvoir surveiller l'éducation de ses frères et soeurs et prendre la direction des affaires de sa famille, de revenir dans sa ville natale.

Il y choisit pour directeur un jeune ecclésiastique, l'abbé Roland, théologal de la cathédrale, qui avait établi à Reims, sous le nom de soeurs du Saint Enfant-Jésus, une communauté d'institutrices, à l'imitation des soeurs de la Providence fondées a Rouen par le P. Barré et Mme de Maillefer. L'abbé Roland associa J.-B. de La Salle à son oeuvre, et lui fit lire les célèbres Remontrances de M. Démia, de Lyon. C'est ainsi que l'attention du jeune chanoine fut attirée pour la première fois sur l'instruction des enfants pauvres. Mais tout en prêtant son concours à l'entreprise charitable de son directeur, il continuait les études nécessaires à sa promotion au sacerdoce. Il se fit recevoir licencié en théologie en 1675, fut ordonné diacre en 1676, et reçut enfin l'onction sacerdotale en 1678. Il s'y était préparé par les rigoureux exercices, jeûnes, veilles, macérations de toute nature, que lui inspirait une piété exaltée. « Il cherchait à dompter sa chair par des mortifications et à se rendre en tout maître de lui-même. La victoire qui lui coûta le plus fut celle qu'il remporta sur le sommeil. Il avait réservé une large part de ses nuits pour le travail et pour l'étude ; mais souvent ses yeux appesantis se refusaient, après dix heures du soir, à toute lecture sérieuse, et son esprit assoupi ne lui donnait que des idées incohérentes et confuses. Pour vaincre le sommeil, tantôt il se mettait à genoux sur des cailloux aigus, tantôt il se plaçait de manière à blesser son front contre des pointes fixées à son bureau, dès que le moindre assoupissement lui faisait incliner la tète. Il joignit à ces moyens rigoureux une extrême sobriété dans ses repas. La victoire fut complète : il parvint à pouvoir prolonger ses veilles au gré de sa piété et de son goût pour l'étude. »

L'année où J.-B. de La Salle reçut la prêtrise, l'abbé Roland mourut en lui confiant les soeurs du Saint-Enfant-Jésus. Grâce au zèle actif du jeune prêtre, la congrégation naissante fut sauvée de la ruine dont la menaçait la mort de son fondateur, et obtint des lettres patentes qui assuraient son existence. Vers le même temps, Mme de Maillefer envoya de Rouen à Reims un instituteur, M. Nyel, pour y créer une école de charité sur le modèle de celle de Rouen. J.-B. de La Salle reçut M. Nyel dans sa propre maison, et lui assura la protection du curé de la paroisse de Saint-Maurice, sous le nom duquel l'école fut ouverte, de manière à déjouer toute opposition de la part de l'écolâtre et de la corporation des maîtres-écrivains. L'année suivante, trois jeunes gens, voyant la prospérité de l'école de M. Nyel, sollicitèrent auprès de lui un emploi d'instituteur ; M. de La Salle leur donna quelques leçons, et une seconde école put être ouverte dans la paroisse de Saint-Jacques. Mais bientôt il s'aperçut que ses jeunes prosélytes avaient besoin d'une direction plus ferme, que M. Nyel était incapable de leur donner. Le P. Barré, consulté par M. de La Salle, engagea celui-ci a se charger de ce devoir : « Prenez, lui dit-il, les instituteurs dans votre hôtel, devenez leur supérieur et leur père ». Après quelques hésitations, le pieux chanoine se décida à suivre ce conseil, et le 24 juin 1681, jour de la fête de saint Jean-Baptiste, le jeune ecclésiastique, qui venait de se faire recevoir docteur en théologie devant la faculté de Reims, installa les instituteurs chez lui. Cet acte charitable, loin d'exciter l'admiration, lui attira le blâme du public ; on ne comprenait pas qu'un noble chanoine se condamnât à vivre avec des hommes pauvres et simples. Quelques-uns de ses parents, irrités, réunirent un conseil de famille qui décida de retirer à J.-B. de La Salle l'éducation de ses jeunes frères. Plaçant les intérêts de l'éducation chrétienne de l'enfance au-dessus de toute autre considération, il ne se laissa point arrêter par cette hostilité des siens : « Si j'abandonnais mes instituteurs, dit-il, leurs écoles seraient perdues. Mes frères trouveront au contraire en mes oncles des hommes plus expérimentés que moi pour les conduire et les diriger dans leurs études. » Il consentit donc à la séparation d'avec ses frères et soeurs, et ne garda auprès de lui que le plus âgé, Louis, qui n'avait pas voulu le quitter.

Peu à peu le nombre des instituteurs s'accrut. M. Nyel, qui, s'il manquait des qualités d'un administrateur, avait le zèle ardent d'un propagandiste, réussit à créer des écoles nouvelles à Rethel, à Guise, à Laon (1682), et M. de La Salle y envoya des maîtres préparés par ses soins. Mais à mesure que cette oeuvre de charité prenait de l'extension, elle réclamait de celui qui s'en était institué le directeur plus de temps et de sollicitude, et bientôt M. de La Salle reconnut que les devoirs de son canonicat devenaient incompatibles avec ceux de sa nouvelle vocation. Il résolut donc, encouragé à ce sacrifice par le P. Barré, de se démettre de sa prébende de chanoine, ce qu'il fit en 1683. Non content de cette renonciation, il voulut encore faire l'abandon de son patrimoine, afin de se trouver l'égal, par la pauvreté, de ceux qu'il dirigeait. « Je ne suis point en droit, disait-il, de tenir aux instituteurs le langage de la perfection, je ne puis leur parler de la pauvreté, si je ne suis point pauvre moi-même, ni de l'abandon à la Providence, si j'ai des ressources contre la misère. » En conséquence, pendant l'hiver de 1684, qui fut très rigoureux, il distribua tous ses biens aux pauvres, « II donna environ cent pistoles par jour, dont il faisait quatre parts : la première servait à nourrir ses élèves pauvres et les soeurs du Saint-Enfant-Jésus ; la seconde était partagée entre les indigents auxquels, avant d'offrir aucune aumône matérielle, il expliquait le catéchisme ; il distribuait la troisième aux femmes nécessiteuses après leur avoir adressé également de pieuses instructions ; enfin la quatrième était réservée pour les pauvres honteux. » Cette conduite lui valut de nouvelles critiques de la part de ceux qui ne pouvaient la comprendre ; on raconte qu'un ecclésiastique, le voyant un jour prosterné dans l'église de Saint-Rémi ; s'écria : « Priez pour ce pauvre M. de La Salle qui perd l'esprit ». Ses disciples eux-mêmes s'effrayaient de le voir prodiguer sa fortune en aumônes, craignant de se trouver à leur tour sans ressources lorsqu'il serait réduit à la pauvreté ; mais il parvint à les rassurer, et à leur faire partager ses sentiments. Il les installa dans une maison de la rue Neuve, dont il lit l'acquisition avec l'aide de quelques personnes charitables ; et ce fut cette maison qui devint le berceau de l'institut des Frères des écoles chrétiennes.

Il lui restait cependant une dernier pas à faire pour consommer le sacrifice si héroïquement commencé. Il s'y prépara par un redoublement de pratiques ascétiques. « Afin de mieux intéresser le ciel en sa faveur, dit le biographe dont nous suivons le récit, il multipliait ses prières et ses oraisons. Ayant gagné la confiance du sous-sacristain de la cathédrale, il se faisait souvent enfermer, le soir, dans l'église où il passait la nuit en prières ; d'autres fois, c'est dans sa chambre qu'il prolongeait son oraison jusqu'à une heure très avancée ; il prenait alors un peu de repos soit sur une chaise, soit sur quelques planches. » En 1684, à l'issue d'une retraite de douze jours, il réunit ses principaux disciples, leur annonça que désormais il vivrait comme eux et s'assujettirait à toutes les exigences de leur pénible profession ; il leur imposa le nom de Frères des écoles chrétiennes, les admit, au nombre de douze, à contracter pour trois ans des voeux d'obéissance et de stabilité et, ayant fait avec eux un pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse, plaça son institut sous la protection de la Vierge. Les Frères commencèrent alors à porter le costume qu'ils ont gardé depuis : c'était un manteau tel qu'on en portait en ce temps en Champagne, une robe dont le devant était fermé par des agrafes en fer, un rabat blanc, et un chapeau ecclésiastique aux larges bords. Vers cette époque, le frère qui dirigeait l'école de Saint-Jacques tomba malade ; J.-B. de La Salle voulut le remplacer lui-même. « Reims vit alors le docteur savant et estimé enseigner à lire à de pauvres enfants du peuple, les conduire en rang à l'église, et remplir auprès d'eux toutes les fonctions assujettissantes et monotones d'un humble instituteur. Le peuple, le clergé, les magistrats, ceux mêmes qui I avaient le plus poursuivi de leurs sarcasmes et de leurs clameurs, se virent contraints d'admirer une aussi profonde humilité. Quant à ses disciples, ils se montrèrent aussi fiers que reconnaissants de voir leurs modestes travaux partagés par leur saint fondateur : son abnégation et sa charité produisirent sur eux la plus salutaire impression. »

Pour le recrutement de son institut, M. de La Salle fonda un noviciat préparatoire, où étaient reçus des jeunes gens de quatorze à seize ans. Des curés de la campagne désiraient que des frères leur fussent envoyés pour tenir des écoles dans leur paroisse ; M. de La Salle, ayant dès ce moment établi comme règle que les frères ne devaient jamais exercer isolément, ne put accéder à ce désir ; mais il ouvrit, sous le nom de séminaire de maîtres d'école, une sorte d'école normale destinée à former des instituteurs pour les écoles rurales. La communauté des frères, le noviciat préparatoire et le séminaire des maîtres d'école rurale formaient un total de soixante personnes ; M. de La Salle se chargea de leur éducation, de leur logement, de leur nourriture et de leur entretien.

M. Nyel, auquel était dû le premier commencement des écoles gratuites de Reims, était retourné à Rouen : il avait soixante-quatre ans, et aspirait au repos (il mourut à Rouen peu après, en 1687). M. de La Salle, après son départ, résolut de faire élire par les frères un supérieur qui serait chargé des soins administratifs, car il ne voulait d'abord se réserver à lui-même que la direction spirituelle de l'institut. Déférant à son désir, les frères élurent l'un d'entre eux, Henri Lheureux, pour exercer l'autorité de supérieur (juin 1686). M. de La Salle donna l'exemple de l'obéissance et de l'humilité. « Il rechercha les offices les plus humbles de la maison. Dans ses heures libres, on le voyait avec un vieux tablier, tantôt laver la vaisselle, tantôt balayer les corridors et les chambres. » Mais l'archevêque de Reims trouva que le choix du frère Lheureux comme supérieur serait préjudiciable à la prospérité de la communauté, et exigea de M. de La Salle qu'il prît lui-même ces fonctions. Celui-ci céda, et accepta le rôle que sa modestie lui avait d'abord fait décliner.

Cependant l'oeuvre qui s'accomplissait à Reims commençait à être connue à Paris. M. de La Barmondière, curé de Saint-Sulpice, offrit à M. de La Salle la direction d'une école gratuite établie dans sa paroisse, rue Princesse, et dans laquelle le travail manuel était associé aux leçons proprement dites. Le pieux instituteur accepta avec joie ; il se rendit à Paris avec quelques-uns de ses disciples, et sous sa direction l'école de la rue Princesse prospéra d'une façon remarquable ; il y divisa les élèves en classes, et distribua d'une façon plus convenable les heures des leçons et celles du travail manuel. Le successeur de M. de La Barmondière, M. Baudrand, ouvrit une autre école, rue du Bac, y installa aussi les frères, et se déclara hautement leur protecteur.

Comme on a déjà pu le voir par plusieurs particularités que nous avons rapportées, le trait dominant du caractère de J.-B. de La Salle était l'ascétisme. La vie du chrétien, telle qu'il la comprenait à l'exemple des saints les plus êminents du catholicisme, ne devait être qu'une mortification continuelle : et si la charité l'avait engagé à se consacrer à l'éducation des enfants pauvres, de préférence à quelque autre occupation pieuse, cette oeuvre était avant tout à ses yeux une oeuvre de pénitence. Il restait complètement étranger à ce sentiment que nous appellerions aujourd'hui la philanthropie ; il ne connaissait qu'un seul amour, l'amour divin, qu'un seul mobile, le salut de son âme et de celle d'autrui. Ses premiers disciples, animés par son exemple, marchèrent sur ses traces et rivalisèrent avec lui de rigorisme et d'exaltation.

Quelques nouveaux détails ne seront pas inutiles pour faire mieux saisir l'esprit qui animait M. de La Salle et les frères qui s'étaient associés à son entreprise.

En 1690, le fondateur de l'institut fit un voyage à Reims, afin de transférer le noviciat de cette ville à Paris. A peine arrivé, il tomba malade, et dut garder le lit plusieurs jours. Lorsqu'il repartit de Reims, il était encore très faible et très souffrant. « Il voulut néanmoins voyager à pied. Dans l'espoir d'arriver plus tôt, il quitta la grande roule et marcha sur une terre argileuse fraîchement détrempée par la pluie ; se» pieds en s'enfonçant s'attachaient au sol ; il éprouvait une peine extrême pour avancer. Peu à peu les semelles de ses souliers se détachèrent ; il fut obligé de marcher pieds nus jusqu'au premier village qu'il rencontra. Là, il vit chez un savetier des chaussures telles qu'il n'aurait osé les espérer. Trois semelles grossièrement cousues ensemble et armées de cinquante gros clous leur donnaient toute la raideur d'une planche. Le Vénérable de La Salle se hâta de les acheter. Malgré les souffrances qu'elles lui firent endurer le reste de la route, il tint à s'en servir jusqu'à Paris. Les frères de Saint-Sulpice s'empressèrent de les lui enlever pour lui en donner d'autres ; ils eurent la curiosité d'en connaître le poids : elles pesaient cinq livres. » Peu de jours après, J.-B. de La salle tomba dangereusement malade ; un moment on le crut perdu ; il ne dut la vie qu'aux soins que lui prodigua le célèbre médecin Helvétius, le père du philosophe.

Plusieurs frères étaient déjà morts à la suite des austérités excessives qu'ils s'imposaient. L'école de la ville de Laon était dirigée, en 1686, par les frères Gabriel Drolin et Nicolas Bourlette, deux jeunes gens appartenant à des familles de riche bourgeoisie, qui avaient renoncé à un brillant avenir pour se vouer à l'humble existence d'instituteur. Le frère Gabriel étant tombé malade, son compagnon se trouva seul chargé de la direction des deux classes. Le curé de la paroisse l'engagea à fermer l'école pendant quelques jours, lui représentant qu'il ne pouvait suffire à toutes ses occupations. « Monsieur le curé, répondit le courageux instituteur, j'ai le pied droit dans une classe, le pied gauche dans l'autre, l'esprit au malade et le coeur au ciel. » Le frère Gabriel recouvra la santé, mais Nicolas Bourlette, exténué par les fatigues et les veilles, fut pris d'une fièvre violente qui l'emporta en quelques jours.

Le premier des frères qui « fraya aux disciples du Vénérable de La Salle le chemin du ciel » était un jeune homme de Reims, le frère Jean-François ; il mourut en 1684, en s'écriant, dans le ravissement de l'extase: « Ah, belle éternité, que ton séjour est beau ! Amour, amour, amour ! Nous irons voir l'amour au ciel! »

En 1690, les frères de Laon se trouvaient de nouveau malades. M. de La Salle se hâta de se rendre auprès d'eux. II arriva pour recueillir le dernier soupir de l'un des trois instituteurs. Le médecin lui fit remarquer que les deux autres frères étaient souffrants et très fatigués, et l'engagea à les envoyer respirer pour quelques jours l'air natal. « L'air natal du frère des écoles chrétiennes, répondit le supérieur, c'est le paradis. » Il consentit toutefois à fermer l'école pour deux mois et à permettre aux deux frères d'aller se reposer à Reims.

En 1691, M. de La Salle avait convoqué une réunion générale de tous ses disciples. Ils devaient se rencontrer à Soissons, pour se rendre ensuite tous ensemble à Paris. Le frère Jean-Paul, de Laon, quoique très incommodé d'un asthme et d'une loupe monstrueuse au genou, fit le voyage à pied. Lorsqu'il arriva à Soissons, les autres frères, touchés des souffrances qu'il éprouvait, l'obligèrent, malgré sa répugnance extrême, à monter sur une barque qui le transporta à Paris. Le frère Jean-Henri, de Reims, qui était atteint d'un rhumatisme articulaire, n'avait pas montré moins de courage que son collègue de Laon ; il s'était traîné avec peine jusqu'à Soissons ; « mais ne voulant pas s'embarquer, dans la crainte de perdre une occasion de fatigue et de souffrance, il feignit d'être guéri et se mit en route avec les frères qui devaient continuer leur voyage à pied. Ses forces ne répondirent pas à son courage. A peine eut-il marché quelques heures que la violence de ses douleurs le contraignit à s'arrêter. Ses confrères se réunirent deux à deux, pour lui faire un siège de leurs mains entre-croisées ; ils le portèrent ainsi, à tour de rôle, jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé l'occasion de le faire monter en voiture. » C'était là de l'héroïsme, mais de l'héroïsme mal placé. Cette fois, J.-B. de La Salle trouva lui-même que ses disciples avaient dépassé la mesure, et il ordonna qu'à l'avenir les vieillards, les malades et les infirmes ne voyageraient jamais à pied.

Reprenons le cours de notre récit. A l'occasion de cette espèce de congrès réuni dans l'automne de 1691, J.-B. de La Salle choisit les deux frères qui lui parurent les plus méritants, Nicolas Vuyart et Gabriel Drolin, et fit avec eux, au pied des autels, la promesse « de rester unis pour le maintien de l'institut, lors même que tous leurs confrères les abandonneraient, et qu'ils seraient réduits à demander l'aumône et à vivre de pain seulement ». L'année suivante, il obtint de M. Baudrand, qui s'était d'abord montre opposé à ce désir, l'autorisation nécessaire pour installer à Vaugirard le noviciat des frères sous forme de communauté religieuse. L'esprit d'ascétisme du fondateur se retrouve dans le genre de vie qu'il imposa à ses novices. « Une sainte émulation unissait tous ces jeunes gens pour le bien. Leur maison était pauvre et délabrée ; des portes à demi brisées et des croisées mal jointes ne pouvaient les y garantir que très imparfaitement contre les vents et les pluies ; les grandes chaleurs de la canicule et les rigoureux frimas de l'hiver les surprenaient dans le même état d'indigence et de dénûment. Ils couchaient, en toute saison, sur des planches couvertes d'un peu de paille ; ils n'avaient pour se nourrir que les restes dont la charité des frères de Saint-Sulpice leur faisait l'aumône : « C'est mon Bethléem », s'écriait dans des transports d'inénarrable joie l'ancien chanoine de Reims, « c'est mon Bethléem! » Pour le public, la vie des frères était plus austère que celle des religieux de l'abbé de Rancé. Quand on parlait à Paris du noviciat de Vaugirard, on l'appelait la petite Trappe. Mais si le ciel les soumit à de si redoutables épreuves, ce ne fut que pour les rendre dignes des insignes faveurs qu'il leur réservait. On les vit, armés d'un in omplable courage, triompher des répugnances de la nature et goûter les prémices du bonheur réservé, dans l'éternité, aux âmes fortes et magnanimes. »

En 1694, M. de La Salle jugea le moment venu d'assurer définitivement l'existence de son institut, en faisant contracter à un certain nombre de ses disciples un engagement semblable a celui qu'il avait pris en 1691 avec les frères Vuyart et Drolin ; il en choisit douze, en mémoire des douze apôtres, et leur fit prononcer avec lui le voeu perpétuel d'obéissance et de stabilité. Il s'occupa ensuite à réunir les matériaux nécessaires pour donnera son institut une règle écrite.

Cependant M. Baudrand, ayant dû quitter la cure de Saint-Sulpice en 1696, fut remplacé par M. de La Chétardie. « Le nouveau curé se montra d'abord plein de bienveillance pour les frères : il fit transférer le noviciat dans une maison plus vaste, à Notre-Dame des Dix-Vertus, rue de Vagirard ; il créa deux nouvelle écoles, rue Saint-Placide et rue des Fossés-Monsieur-le-Prince. lin autre curé, celui de la paroisse Saint-Hippolyte, aida M. de La Salle à fonder, pour la préparation d'instituteurs ruraux, une école normale semblable à celle qu'il avait ouverte précédemment à Reims : cet établissement, désigné sous le nom de séminaire, fut placé rue de Lourcine, et on y joignit une école de charité pour les enfants du quartier. L'année suivante, sur la recommandation de l'archevêque de Paris, Louis XIV confia au supérieur des frères l'éducation de cinquante jeunes nobles Irlandais: ces jeunes gens furent installés dans la maison de Notre-Dame des Dix-Vertus, où ils demeurèrent quatre ans ; M. de La Salle reçut dans cette même maison d'autres pensionnaires encore, « car, dit son biographe, le but poursuivi par l'institut des Frères des écoles chrétiennes n'était point renfermé dans la limite exclusive des écoles de charité ». Non content de cette extension donnée à son oeuvre, il inaugura encore l'enseignement des adultes, en ouvrant en 1699, sur la demande de M. de La Chétardie, une école dominicale, où de jeunes artisans reçurent des leçons de géographie, de comptabilité, d'architecture, de géométrie et de dessin. Cette école attira un grand nombre d'élèves, et contribua beaucoup à rendre populaire le nom de M. de La Salle.

Mais un orage se formait depuis quelque temps déjà contre le nouvel institut, et il allait maintenant éclater. Les amis mêmes de M. de La Salle lui reprochaient les austérités exagérées auxquelles ses disciples et lui croyaient devoir se soumettre pour se mieux mortifier ; ainsi Mgr Des Marais, évêque de Chartres, qui avait installé une école de frères dans sa ville épiscopale, étant allé visiter les instituteurs dans leur communauté, et ayant trouvé auprès de leurs lits des haires et des disciplines, les avait emportées en disant : « L'emploi de pareils instruments de pénitence ne peut s'allier sans danger avec la vie assujettissante et laborieuse d'un instituteur ». On comprend que des adversaires eussent beau jeu à critiquer de semblables pratiques, et à représenter M. de La Salle comme un homme dépourvu de prudence et de modération. Le charitable instituteur avait des envieux qui cherchaient à lui nuire : on les écouta. Deux novices de la maison de Vaugirard s'étant plaints des traitements qu'on leur avait fait subir l'archevêque de Paris ordonna une enquête, à la suite de laquelle il enleva à J.-B. de La Salle ses fonctions de supérieur, elles confia à un jeune prêtre lyonnais, M. Bricot M. de La Salle se soumit sans essayer la moindre justification : au contraire, nous dit son biographe, la pensée « d'être humilié devant ses propres enfants le remplissait d'une indicible joie ». Les frères voulurent résister, et refusèrent de reconnaître le nouveau supérieur que l'autorité ecclésiastique leur imposait : mais la menace d'une poursuite devant le Parlement les lit céder. L'intervention de M. de La Chétardie finit par arranger les choses ; l'abbé Bricot ayant été nommé à un autre emploi par l'archevêque, il ne lui fut pas désigné de successeur, et M. de La Salle put reprendre ses fonctions. Rendu prudent par cette expérience, il modifia la règle de l'institut, et en retrancha les macéra ions et les austérités qui avaient servi de prétexte aux attaques de ses ennemis : « Dieu nous a fait connaître, dit-il, que nous ne devions pas continuer ces pénitences ; elles ne conviennent point à la faiblesse de nos maîtres et elles peuvent compromettre leur santé ».

Mais les adversaires de l'institut ne se tinrent pas pour battus. Ils essayèrent de détacher les frères de leur supérieur, en leur représentant que la soumission à un joug si tyrannique les avilissait. Ils réussirent en partie: les deux premiers professeurs de l'école dominicale quittèrent la communauté. M. de La Salle parvint à les remplacer. Mais alors on vil entrer en ligne la corporation des maîtres-écrivains, ainsi que les maîtres des petites écoles. Les uns et les autres se déclaraient lésés dans leurs privilèges par les écoles des frères : en effet, si les curés possédaient le droit d'ouvrir des écoles de charité, c'était à la condition de n'y admettre que des élèves indigents ; aux maîtres-écrivains et aux maîtres des petites écoles seuls appartenait la faculté d'instruire les enfants dont les parents étaient en état de payer une rétribution. Or les maîtres-écrivains affirmaient, non sans raison, que les frères recevaient dans leurs écoles des enfants de parents « très éloignés d'être dans le cas de recourir à la charité » ; et les maîtres des petites écoles, dans une plainte adressée au grand chantre, duquel ils relevaient, disaient que « ce commerce et pratique leur est préjudiciable, et qu'ils se voient ainsi privés de leurs meilleurs élèves, enfants de famille, ce qui les empêche de gagner leur vie ». Le grand-chantre, à la demande des maîtres des petites écoles, et le lieutenant de police, sur la requête des maîtres-écrivains, rendirent en 1704 des arrêts interdisant aux frères de continuer à enseigner et à vivre en communauté. M. de La Salle se pourvut en appel devant le Parlement ; mais ses adversaires avaient pour eux le droit légal ; le curé de Saint-Sulpice lui-même, sur la protection duquel les frères avaient cru pouvoir compter, les abandonna dans cette circonstance : et le Parlement, mettant l'appel à néant, condamna les frères (5 février 1706) « à n'ouvrir, dans Paris, aucune école sans en avoir obtenu l'autorisation du grand-chantre avec assignation d'un quartier., à n'établir aucune communauté sous le nom de séminaire des frères des petites écoles ou autrement., et à payer une amende de douze livres ». M. de La Salle répondit à cette sentence en fermant les écoles de la paroisse de Saint-Sulpice. Celte résolution donna à réfléchir à M. de La Chétardie, qui n'avait pas prévu une semblable conséquence. Il négocia avec M. de La Salle pour obtenir un arrangement qui ne laissât plus de prise aux poursuites des maîtres-écrivains et des maîtres des petites écoles : les écoles de charité des frères furent rouvertes, et le curé fit délivrer à chacun des élèves un billet d'admission attestant son indigence. Grâce à cette mesure de prudence, on put éviter de nouvelles tracasseries.

Pendant cette longue querelle, M. de La Salle avait eu à lutter contre d'autres difficultés encore. La maison de Notre-Dame des Dix-Vertus avait été vendue en 1703 ; le supérieur des frères dut transférer son noviciat et son école dominicale dans une autre maison, rue de Charonne. Mais les maîtres-écrivains obtinrent en 1705 la fermeture de l'école dominicale, en vertu de leurs privilèges ; et alors M. de La Salle se vit obligé d'abandonner sa nouvelle maison. Il plaça ses novices dans la communauté installée par M. de La Barmondière, rue Princesse, et lui-même alla prendre la direction d'une nouvelle école de charité qui venait de s'ouvrir rue Saint-Roch.

Sur ces entrefaites, et tandis qu'il voyait son oeuvre persécutée à Paris et sur le point d'y être détruite, il reçut de Darnétal un appel pour la fondation d'une école de charité dans cette ville, et presque aussitôt après l'archevêque de Rouen, Mgr Colbert, fit charger les frères de la direction des écoles de charité de Rouen. Grâce à la protection de ce prélat, M. de La Salle trouva pour son noviciat menacé de ruine un asile assuré : il le transporta, vers la lin de 1705, dans l'ancien manoir de Saint-Yon, près de Rouen, qu'il reçut à bail de la marquise de Louvois.

Avec l'installation du noviciat à Saint-Yon, une période de prospérité, après tant de traverses, allait s'ouvrir pour l'institut des Frères.

M. de La Salle résolut de joindre à son noviciat un pensionnat destiné à des jeunes gens de familles aisées, comme il l'avait déjà fait à Notre-Dame des Dix-Vertus ; il y trouvait un double avantage : d'une part, il offrait à des enfants dont l'instruction ne pouvait pas être renfermée dans le programme des petites écoles, mais qui n'avaient pas besoin non plus des connaissances exclusivement classiques enseignées dans les collèges, une éducation en rapport avec les besoins de leur carrière future ; d'autre part, il assurait ainsi à son noviciat des ressources financières. « Vous vous plaignez, écrivait il au frère procureurgénéral, que le noviciat est très pauvre ; je crois que le moyen dont Dieu veut se servir pour nous faire subsister est de prendre des enfants en pension, de bien les instruire et de les bien élever. » Le programme du pensionnat de Saint-Yon rappelle singulièrement celui que les Realschulen allaient bientôt adopter en Allemagne, et dont Francke avait déjà essayé la réalisation partielle dans son Paedagogium de Halle. A Saint-Yon, l'enseignement religieux comprit la récitation et l'explication du catéchisme et de l'histoire sainte. L'enseignement profane fut divisé en deux parties : la première, composée des cours suivis dans les écoles gratuites, comprit la lecture du français, du latin et des manuscrits ou registres formés des divers genres d'écriture alors en usage, la grammaire, l'orthographe, l'arithmétique, le chant et le dessin ; la seconde, I histoire, la géographie, des notions de littérature et de rhétorique, la tenue des livres, la comptabilité, la géométrie, l'architecture, l'histoire naturelle, et, en certains cas, l'hydrographie, la mécanique, le calcul différentiel et le calcul intégral, la cosmographie, la musique et quelques langues vivantes ; ces deux derniers cours toutefois étaient à la charge spéciale des parents. « On enseigne à Saint-Yon, est-il dit dans un ancien Tableau de Rouen, fout ce qui peut concerner le commerce, la finance, le militaire, l'architecture et les mathématiques ; en un mot, tout ce qu'un jeune homme peut apprendre, à l'exception du latin. »

Tandis que l'institut transférait son siège principal dans la capitale de la Normandie, les frères s'établissaient aussi dans un certain nombre d'autres villes. Les écoles de Reims, de Rethel, de Guise, de Laon subsistaient toujours ; nous avons déjà mentionné l'école de Chartres, installée par Mgr Des Marais, ami dévoué de J.-B. de La Salle, et directeur spirituel de Mme de Maintenon, dont la protection, par son influence, était acquise aux Frères ; d'autres écoles furent fondées successivement à Calais (1700), à Troyes (1702), à Avignon (1703), à Dijon (1705), à Marseille (1706), à Mende, à Alais, à Grenoble, à Valréas (1707), à Saint-Denis (1708). Dans ce temps où l'Eglise luttait d'une part contre les jansénistes, dont les adhérents étaient nombreux parmi les ecclésiastiques et qui possédaient même plusieurs sièges épiscopaux, d'autre part contre les protestants, que les dragonnades n'avaient pu réduire, M. de La Salle, ouvrant des écoles chrétiennes sur tous les points de la France où s'offrait une occasion favorable, y envoyait ses instituteurs comme des missionnaires de la foi catholique, des propugnateurs de la doctrine orthodoxe et des adversaires de l'hérésie. Un seul fait suffira pour montrer que c'était bien là pour lui la chose essentielle. La lettre par laquelle le vicaire-général de l'évêque d'Alais avait demandé à M. de La Salle de lui envoyer des maîtres d'école disait textuellement : « Nous en avons besoin dans ce pays-ci, où nous avons peine à en trouver de catholiques à qui nous puissions confier l'éducation de la jeunesse. H nous en faudrait deux pour Alais. Il s'agit d'y détruire l'hérésie et d'y établir la religion catholique. L'oeuvre est grande et j'ai besoin de bons ouvriers. J'ai recours à vous, Monsieur, pour avoir de vos élèves ; le P. Bonchamp m'a fort loué ceux qu'il a vus à Avignon et à Marseille. » Le biographe du fondateur de l'institut des Frères nous apprend que « le Vénérable de La Salle éprouva à la lecture de cette lettre une joie qu'il serait impossible d'exprimer. La pensée de voir ses disciples destinés par la Providence à devenir des instruments de conversion pour les hérétiques remplit son âme d'un indicible bonheur : ce fut un des signes heureux auxquels il reconnut que Dieu bénissait son oeuvre, une 'les plus belles récompenses que pouvait ambitionner son zèle pour le salut des âmes. Il envoya à Alais deux frères instruits et expérimentés » Ajoutons que l'évêque d'Alais, en exécution de l'ordonnance royale de 1698, qui enjoignait « à tous pères, mères, tuteurs et autres personnes chargées de l'éducation des enfants, et nommément de ceux dont les pères et mères ont fait profession de la religion prétendue réformée, de les envoyer aux écoles et au catéchisme jusqu'à l'âge de quatorze ans », commanda aux calvinistes d'Alais d'envoyer leurs enfants aux écoles des frères L'ordre fut obéi ; les élèves de la R. P. R. (« Religion prétendue réformée ») montrèrent toutefois au début des dispositions hostiles à l'égard de leurs maîtres, comme on pouvait s'y attendre ; « mais insensiblement, et par une sage alliance d'une tendresse paternelle avec une intelligente fermeté, les disciples du prudent de La Salle triomphèrent de ces natures rebelles ». Nous n'insisterons pas davantage sur ce côté de l'oeuvre de J.-B. de La Salle ; on sait que l'idée de tolérance était étrangère aux hommes du dix-septième siècle, et il n'est pas étonnant que le fondateur de l'institut des Frères ait partagé l'erreur de ses contemporains.

En 1709. pendant le terrible hiver qui fit périr de misère tant de malheureux, le noviciat de Saint-Yon se trouva dans une situation critique. M. de La Salle transféra ses novices à Paris, jugeant qu'il serait plus facile de les y faire subsister : il les établit dans la maison habitée par les frères de la paroisse Saint-Sulpice ; cette maison, que M. de La Chétardie leur avait procurée en 1707, était plus vaste que celle de la rue Princesse où ils avaient d'abord habité. Le noviciat, placé sous la direction du frère Barthélémy, demeura à Paris de 1709 à 1715.

De nouvelles communautés furent installées en 1710 à Versailles, à Moulins, et à Boulogne.

Dans les années 1711 et 1712 se place un incident qui affecta douloureusement M. de La Salle. Un jeune prêtre, l'abbé Clément, encore mineur, lui avait fait abandon d'une partie des revenus de son bénéfice pour fonder une école ; mais, au bout de quelque temps, le père de cet abbé, prétendant que son fils avait été victime d'une captation de biens, intenta un procès au supérieur des frères ; et le jeune homme, circonvenu et dont les sentiments avaient changé, sollicita et obtint des lettres de rescision qui annulaient les actes signés par lui. Le tribunal devant lequel l'affaire fut portée donna tort à M. de La Salle, le condamna à restitution, et lui fit « défense d'exiger des enfants mineurs de pareils actes et de l'argent et d'user de pareilles voies ». Le biographe que nous suivons attribue la fâcheuse issue de ce procès aux intrigues des jansénistes ; le curé La Chéiardie s'était montré, dans cette circonstance, ouvertement hostile à M. de La Salle : il acceptait volontiers les services des frères pour ses écoles de charité, mais il avait des préventions contre leur supérieur, dont l'autorité, rivale de la sienne, lui portait ombrage.

Sans attendre l'issue du procès, M. de La Salle était allé visiter ses communautés du Midi. Il passa par Avignon, Alais, Mende, et s'arrêta quelques mois à Marseille, où il fonda un second noviciat. Mais bientôt après les jansénistes de cette ville s'élevèrent contre lui ; ils s'étaient flattés un moment de le gagner à leur parti ; voyant qu'ils n'y réussissaient pas, ils l'attaquèrent sans ménagement : « sa vertu devint pour eux une insupportable tyrannie, un rigorisme outré ; ils l'accusèrent d'avoir un caractère fantasque, une intelligence étroite, un jugement faux ». Nous ne rechercherons pas si les jansénistes avaient raison. Quoi qu'il en soit, le noviciat de Marseille dut être abandonné, et M. de La Salle, découragé, voulut même retirer de cette ville les frères qui y tenaient des écoles. Sur le conseil de son confesseur, il consulta à ce sujet « une pieuse fille que Dieu conduisait par des voies extraordinaires. Sa candeur, son innocence et sa simplicité étaient admirables. Dieu l'avait favorisée de dons extraordinaires ; elle recevait surtout des lumières abondantes sur l'avenir des personnes à qui elle s'intéressait dans ses prières. » Cette sainte personne consentit à faire usage de son don de clairvoyance en faveur de M. de La Salle. « Après avoir communié, elle tomba dans un ravissement qui dura plusieurs heures. Revenue à elle-même, elle se hâta d'aller trouver son directeur : « Déclarez à M. de » La Salle », lui dit-elle, * qu'il se garde bien de » retirer ses frères de Marseille. Ils y sont maintenant » comme une semence imperceptible ; mais c'est le » grain de senevé de l'Evangile. Les frères se multi-» plieront à Marseille et leur oeuvre y produira des » fruits abondants. » Les frères restèrent donc à Marseille.

M. de La Salle avait songé à se rendre à Rome, avec l'espoir d'y faire approuver son institut par le Saint-Siège. Plusieurs années auparavant, il y avait envoyé le frère Gabriel, qui y était resté et qui depuis 1705 y dirigeait une école. Mais diverses circonstances l'empêchèrent de réaliser son projet. En quittant Marseille, il se rendit à Grenoble (1713), y vécut quelques mois dans la retraite, et pensa même à se faire chartreux : il fut détourné de ce dessein par une recluse, soeur Louise, simple bergère devenue religieuse, qui lui dit que « telle n'était pas la volonté de Dieu », et qu'il se devait à son institut. Sur ces entrefaites, il se vit rappelé à Paris par une lettre signée des principaux frères de Paris, de Versailles et de Saint-Denis, qui jugeaient sa présence nécessaire pour prévenir un schisme dans l'institut. Nous reproduisons en entier ce curieux document :

« Monsieur et notre très cher père, nous, principaux frères des écoles chrétiennes, ayant en vue la plus grande gloire de Dieu, le plus grand bien de l'Eglise et de notre Société, reconnaissons qu'il est d'une extrême conséquence que vous repreniez le soin et la conduite générale du saint oeuvre de Dieu qui est aussi le vôtre, puisqu'il a plu au Seigneur de se servir de vous pour l'établir et le conduire depuis si longtemps. Tout le monde est convaincu que Dieu vous a donné et vous donne les grâces et les talents nécessaires pour bien gouverner cette nouvelle compagnie qui est d'une si grande utilité à l'Eglise ; et c'est avec justice que nous rendons témoignage que vous l'avez toujours conduite avec beaucoup de succès et d'édification. C'est pourquoi, monsieur, nous vous prions très humblement, et nous vous ordonnons au nom et de la part du corps de la Société auquel vous avez promis obéissance, de prendre incessamment soin du gouvernement général de notre Société. En foi de quoi nous avons signé. Fait à Paris, le 1er avril 1714. »

Ce qui avait motivé l'envoi de cette lettre, c'était de nouvelles manoeuvres de M. de La Chétardie. Celui-ci avait réussi à faire nommer par l'archevêque de Paris, le janséniste cardinal de Noailles, un inspecteur des écoles des frères de Saint-Sulpice en la personne de l'abbé de Brou. Le projet de M. de La Chétardie était « de diviser l'institut du vénérable de La Salle en fractions indépendantes les unes des autres et ne relevant que de l'autorité diocésaine. Il parvint même, dans ce but, à faire nommer des supérieurs ecclésiastiques à quelques-unes de leurs communautés, telles que celles de Rouen, de Chartres, de Moulins. » Toutefois le cardinal de Noailles, caractère indécis, hésitait à faire des changements à la règle de M. de La Salle ; et M. de La Chétardie étant mort en juin 1714, cet événement modifia la situation.

Lorsque M. de La Salle rentra à Paris en août 1714, après avoir visité les communautés de Dijon, de Reims et de Laon, la crise était terminée. Le successeur de M. de La Chétardie, M. Languet de Gergy, ne renouvela pas les prétentions de son prédécesseur, et l'institut des Frères vit disparaître le péril qui l'avait menacé.

L'année suivante, Louis XIV mourut, et Mme de Maintenon se retira à Saint-Cyr. Jusqu'alors, les charités de la cour avaient assuré l'existence du noviciat de Paris. Ayant perdu les protecteurs auxquels cet établissement devait ses principales ressources, M. de La Salle transféra de nouveau ses novices à Saint-Yon, et s'y retira lui-même.

La maison de Saint-Yon redevint alors le siège central de l'institut. M. de La Salle y annexa divers ateliers de travail, qui permettaient de donner aux élèves l'enseignement technique à côté de l'enseignement théorique ; il y joignit aussi un « pensionnat de force », dans lequel furent reçus non seulement des enfants vicieux que leurs parents remettaient entre ses mains, mais des personnes condamnées à la réclusion par lettre de cachet. Un ancien manuscrit de Saint-Yon dit. en parlant de cette catégorie de pensionnaires : « Ces messieurs étaient en grande partie des gens de qualité, quelques-uns de grande famille, des officiels, des avocats, des prêtres, des religieux, des négociants, et une partie de jeunes étourdis. Il y avait aussi plusieurs aliénés. »

Cependant M. de La Salle commençait à ressentir les atteintes de l'âge ; sa santé, épuisée par le travail et les austérités, ne suffisait plus aux fatigues que lui imposait l'accomplissement de sa tâche, et il souhaitait ardemment pouvoir se décharger sur un nouveau supérieur du fardeau de la direction de l'institut. Pendant presque toute l'année 1716, il fut malade. Ses disciples accédèrent à son désir, et une assemblée générale des directeurs de communautés fut convoquée à Saint-Yon pour le mois de mai 1717. Cette assemblée élut comme supérieur général de l'institut le frère Barthélémy, et chargea M. de La Salle de la rédaction définitive des règles et constitutions de la Société et du livre de la Conduite des écoles.

Ayant obtenu enfin la permission de vivre dans la retraite à laquelle il aspirait, M. de La Salle, tout en s'occupant du travail qui lui avait été demandé, s'adonna de plus en plus aux pratiques ascétiques qu'il n'avait pas cessé de considérer comme l'accompagnement le plus méritoire de la piété. « Souvent on le surprit passant des nuits entières à prier: malgré sa faiblesse, il portait toujours sur sa chair un cilice en crin et une ceinture armée de petites pointes acérées ; il se délassait de ses fatigues par de nouvelles macérations. Il ne passait pas un jour sans se livrer aux exercices douloureux d'une discipline sanglante. Les humiliations n'avaient pas moins d'attrait pour cet homme de Dieu que les pénitences corporelles. Il paraissait tout confus de ce que chacun ne partageait point le mépris qu'il éprouvait pour lui-même. » Ses disciples, vivant comme lui dans le monde des hallucinations mystiques, admiraient ces folies, qui nous serrent le coeur d'une douloureuse pitié ; pour eux, leur fondateur était un saint, et plusieurs lui attribuaient le don des miracles.

En 1718, la marquise de Louvois étant morte, les frères achetèrent Saint-Yon pour la somme de 15 000 livres. L'acte d'achat nous fait connaître les noms des communautés de frères alors existantes : c'étaient, outre la maison de Saint-Yon, celles de Rouen, Darnétal, Paris, Reims, Boulogne, Calais, Guise, Laon, Rethel, Troyes, Chartres, Versailles, Saint-Denis, Dijon, Moulins. Alais, les Vans, Mende, Avignon, Marseille et Grenoble.

M. de La Salle s'était rendu à Paris en octobre 1717 pour y recueillir un legs fait à l'institut ; il logea au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet. Il eût désiré finir ses jours dans cette maison où il avait fait autrefois ses études ; mais ses disciples ne pouvaient se résoudre à ne plus le posséder au milieu d'eux. A leur demande, il retourna donc à Saint-Yon en 1718, et ne songea plus qu'à se préparer à une mort que l'état de sa santé annonçait devoir être prochaine.

La paix qu'il désirait pour ses derniers jours ne lui fut pas accordée : un nouveau conflit avec l'autorité ecclésiastique vint abreuver son coeur d'amertume. Les frères avaient obtenu le droit de faire dire la messe dans la chapelle de la maison de Saint-Yon ; mais le curé de la paroisse de Saint-Sever, à laquelle Saint-Yon appartenait, éleva des difficultés à cet égard, et M. de La Salle, n'ayant pas voulu céder dans une question où il croyait le droit de son côté, se vit, à son lit de mort, dénoncé à l'archevêque de Rouen et frappé par celui-ci d'une sentence d'interdiction. Les biographes modernes, par un sentiment facile à comprendre, ont cherché à atténuer les faits, en supposant que l'interdit prononcé s'adressait à la chapelle de Saint-Yon et non à la personne de M. de La Salle. Quoi qu'il en soit, il n'en demeure pas moins acquis à l'histoire impartiale que l'Eglise catholique, qui revendique aujourd'hui comme une de ses gloires l'oeuvre accomplie par J.-B. de La Salle, a suscité au fondateur de l'institut des Frères, de son vivant, toute sorte de difficultés, et que des curés et des évêques ont cherché à entraver par de mesquines tracasseries le développement d'une entreprise dont la nouveauté leur portait ombrage.

J.-B. de La Salle mourut le 7 avril 1719, à l'âge de soixante-huit ans.

Il nous reste à faire connaître les vues de J.-B. de La Salle sur l'éducation des enfants, les principes sur lesquels il établit l'institut des Frères des écoles chrétiennes, et les directions pédagogiques qu'il a données à ses disciples dans son livre de la Conduite des écoles.

Nous avons déjà dit que le but visé par le fondateur de l'institut des Frères était un but tout religieux. Les enseignements de l'école devaient faire de l'enfant, avant tout, un bon catholique. Les statuts de l'institut le disent expressément :

« L'institut des Frères des écoles chrétiennes — y lit-on — est une société dans laquelle on fait profession de tenir les écoles gratuitement.

« La fin de cet institut est de donner une éducation chrétienne aux enfants, et c'est pour ce sujet qu'on y tient les écoles : afin que les enfants y étant sous la conduite des maîtres depuis le matin jusqu'au soir, ces maîtres leur puissent apprendre à bien vivre en les instruisant des mystères de notre sainte religion, en leur inspirant les maximes chrétiennes, et ainsi leur donner l'éducation qui leur convient.

« Cet institut est d'une très grande nécessité, parce que les artisans et les pauvres étant ordinairement peu instruits, et occupés pendant tout le jour pour gagner leur vie et celle de leurs enfants, ne peuvent pas leur donner eux-mêmes les instructions qui leur sont nécessaires, et une éducation honnête et chrétienne.

« C'a été dans la vue de procurer cet avantage aux enfants des artisans et des pauvres qu'on a institué les écoles chrétiennes. » (Chap. Ier, articles 1er, 3, 4, 5.)

On remarquera que bien que les frères fissent « profession de tenir les écoles gratuitement », ils recevaient cependant des élèves payants, et que le pensionnat de Saint-Yon avait été fondé tout exprès pour procurer au noviciat les ressources financières qui lui manquaient. Mais, comme la rétribution des élèves payants n'était pas perçue dans l'intérêt direct du maître qui tenait la classe, et qu'elle était appliquée aux besoins généraux de l'institut, l'esprit de la règle était observé, si la lettre ne l'était pas toujours.

Voici les principales prescriptions des statuts relatives à la manière de tenir les écoles :

« Les frères seront continuellement attentifs à trois choses dans l'école : 1° pendant les leçons, à reprendre tous les mots que l'écolier qui lit, dit mal ; 2° à faire suivre tous ceux qui lisent dans une même leçon ; 3° à faire garder exactement le silence aux écoliers pendant tout le temps de l'école.

« Ils enseigneront tous leurs écoliers selon la méthode qui leur est prescrite, et qui est universellement pratiquée dans l'institut ; ils n'y changeront et n'y introduiront rien de nouveau.

« Ils apprendront à lire aux écoliers : 1" le français ; 2° le latin ; 3° les lettres écrites à la main ; 4° à écrire.

« Il leur apprendront aussi l'orthographe et l'arithmétique, le tout comme il est prescrit dans la première partie de la Conduite des écoles. Ils mettront cependant leur premier et principal soin à apprendre à leurs écoliers les prières du matin et du soir : le Pater, l'Ave Maria, le Credo et le Confiteor, et ces mêmes prières en français ; les commandements de Dieu et de l'Eglise ; les réponses de la sainte messe ; le catéchisme, les Devoirs du chrétien, et les maximes et pratiques que Notre-Seigneur nous a laissées dans le saint Evangile.

« Ils feront pour ce sujet, tous les jours, le catéchisme pendant une demi-heure, les veilles de congé de tout le jour, pendant une heure ; et les dimanches et fêtes, pendant une heure et demie.

« Les jours d'école, les frères conduiront les écoliers à la sainte messe à l'église la plus proche, et à l'heure la plus commode, à moins qu'en quelque endroit cela n'ait été jugé impossible par le frère supérieur de l'institut, qui fera en sorte que cela n'arrive pas, sinon pour très peu de temps.

« Ils ne recevront et ne retiendront (conserveront) aucun écolier dans l'école qu'il n'assiste au catéchisme, aussi bien les dimanches et fêtes que les autres jours auxquels on tiendra l'école.

« Ils témoigneront une égale attention pour tous leurs écoliers, plus même pour les pauvres que pour les riches, parce qu'ils sont beaucoup plus chargés, par leur institut, des uns que des autres. » (Chap. VII, articles 1er, 8, 14).

Les prescriptions relatives à la discipline dans les classes sont ainsi conçues :

« Le silence étant un des principaux moyens d'établir et de maintenir l'ordre dans l'école, les frères en regarderont l'observance exacte comme l'une de leurs principales règles ; ils doivent même, pour s'y rendre exacts, se remettre souvent dans l'esprit qu'il serait peu utile qu'ils s'appliquassent à faire garder le silence à leurs écoliers, s'ils n'y étaient pas eux-mêmes fort fidèles. Pour cet effet, ils feront attention sur eux-mêmes pour se servir toujours des signes qui sont en usage dans les écoles.

« Ils veilleront particulièrement sur eux-mêmes pour ne parler que très rarement dans l'école et que lorsqu'il sera absolument nécessaire et qu'ils ne pourront pas s'exprimer par signes ; c'est pourquoi ils ne parleront règlement que dans trois temps seulement : 1° lorsqu'il faudra reprendre un écolier dans la leçon, et qu'il n'y aura point d'écolier capable de dire les mots que cet autre aura mal dits ; 2° dans le catéchisme ; 3° dans les réflexions que chaque frère doit faire dans les prières, tant du matin que du soir, et ils ne parleront que d'un ton médiocre. » (Chap. X, articles 10 et 11.)

« Il y aura un inspecteur qui veillera sur toutes les écoles, qui sera le frère directeur ; et s'il en est besoin de plusieurs dans une maison, celui ou ceux qui le seront, autres que le frère directeur, lui rapporteront, au moins deux fois chaque semaine, le mercredi et le samedi, ce qu'ils auront reconnu de la conduite de chacun des frères, de sa classe, et si les écoliers profitent ou non. » (Chap. XI, art. 1er.)

Enfin les rapports des frères entre eux et leur subordination aux diverses autorités établies par les statuts sont réglés de la manière suivante :

« Les frères ne parleront au frère directeur qu'avec un profond respect, toujours à voix basse et avec des termes qui marquent la vénération qu'ils ont pour lui, comme tenant la place de Dieu, qu'ils doivent reconnaître et respecter en sa personne.

« Lorsque le frère directeur reprendra ou avertira quelque frère, si ce frère est assis, il se tiendra debout et découvert ; s'il est debout, il se mettra d'abord à genoux et ne se remettra dans la situation dans laquelle il était, qu'il ne lui en ait fait signe ; mais s'il est à genoux, il ne fera que baiser la terre » (Chap. XII, articles 6 et 12.)

« Les frères n'auront rien en propre, tout sera en commun dans chaque maison, même les habits, et autres choses nécessaires à l'usage des frères.

« Tous vivront dans un entier esprit de communauté, sans aucune propriété, et une des plus grandes fautes qu'un frère puisse commettre, et qui seule est capable d'attirer sur lui la malédiction de Dieu, est d'avoir de l'argent en particulier. » (Chap. XIX, articles 1er et 10.)

« Les frères s'appliqueront avec soin, et par-dessus toute chose, à se rendre parfaitement obéissants : 1° à notre saint père le pape, et à toutes les décisions de l'Eglise ; 2° à leurs supérieurs, et auront égard de n'obéir que dans des vues et par des motifs de foi.

« Ils ne liront aucun livre ni papier, et ne copieront rien sans permission du frère directeur ; ce qu'ils pourront copier sera des cantiques spirituels, des règles et pratiques de l'institut, d'arithmétique, de catéchisme, et de tout ce qui peut être d'usage dans la communauté.

« Le frère directeur ne permettra de copier ces sortes de choses que dans les temps d'écriture ; et il donnera avis au frère supérieur de toutes les permissions qu'il aura données, et à qui.

« Tous les livres spirituels ou autres, excepté les catéchismes qui sont en commun, seront donnés par le frère qui en sera chargé, sans qu'aucun puisse prendre la liberté d'en choisir ; bien loin de s'en attribuer ni de lire dans aucun autre que ceux qui lui seront donnés.

« Ils ne feront aucune chose sans permission, quelque petite et de quelque peu de conséquence qu'elle paraisse, afin de pouvoir s'assurer en toutes choses de faire la volonté de Dieu. » (Chap. XXI, articles 1er, 4, 6, 8.)

Le livre de la. Conduite des écoles expose avec plus de détails les méthodes d'enseignement et les règles de la discipline. « La Conduite des écoles chrétiennes, dit la préface, se divise en trois parties. Dans la première, on traite de tous les exercices de l'école et de ce qui s'y pratique depuis l'entrée des élèves jusqu’a leur sortie ; la seconde expose les moyens d'établir et de maintenir l'ordre ; la troisième traite de l'inspecteur des écoles, du formateur des nouveaux maîtres et de l'éducation des élèves. »

L'organisation donnée par J.-B. de La Salle à l'école et le mode (l'enseignement qu'il y établit étaient un progrès sur ce qui s'était fait jusqu'alors. Il veut que chaque classe soit partagée en trois divisions, « la division des plus faibles, celle des médiocres, et celle des plus intelligents ou des plus capables. Chaque ordre de leçon, ajoute-t-il, aura sa place assignée dans l'école, en sorte que les élèves d'un ordre de leçon ne soient pas mêlés et confondus avec ceux d'un autre de la même leçon, mais qu'ils soient facilement distingués les uns des autres à raison de leur place. Dans chaque division particulière, ils seront placés par ordre de mérite., Tous les écoliers d'un même ordre recevront ensemble la leçon. » Four que les élèves des autres divisions ne restassent pas inoccupés pendant que le maître donnait l'enseignement à l'une des sections de la classe, M. de La Salle voulut que les élèves les plus avancés de chaque division servissent de répétiteurs à leurs camarades ; ces répétiteurs, qu'il désigne sous le nom d'inspecteurs, devaient enseigner à lire, à certains moments, aux enfants qui n'étaient pas capables d'étudier par eux-mêmes leur leçons ; pendant le déjeuner, l'écriture, la visite et la correction des devoirs, ils répétaient des explications données par le maître, ou faisaient réciter des leçons de mémoire.

La Conduite des écoles fit, dans l'enseignement de la lecture, une innovation importante: au lieu de commencer par la lecture du latin, selon la pratique suivie jusqu'alors dans les petites écoles, les élèves des frères commencèrent par la lecture du français. M. de La Salle composa lui-même, à cet effet, des livres de lecture, tels que les Devoirs du chrétien et la Civilité. « Le premier livre de lecture (après le Syllabaire) dont on se servira dans les écoles chrétiennes sera un discours suivi ; les élèves auront toujours une page pour leçon. Le second livre de lecture sera un recueil d'instructions chrétiennes ; le troisième sera celui dont les frères directeurs conviendront avec le frère supérieur de l'institut pour chaque lieu. » La lecture du latin fut cependant conservée : « Le livre dans lequel on apprendra à lire le latin est le psautier ; mais on ne mettra dans cette leçon que ceux qui sauront parfaitement lire dans le français ».

M. de La Salle insiste sur ce point, qu'il est essentiel d'obliger les élèves à se rendre compte de ce qu'ils lisent. Il veut qu'on ne fasse pas appel à la mémoire seulement, que la leçon ne soit pas un exercice machinal, mais qu'on enseigne par raison. « Chaque leçon de lecture, dit-il, comprendra un chapitre ou des articles ayant un sens complet. Le maître doit avoir bien lu et bien étudié d'avance les passages qu'il se propose de taire lire en classe. Quand les élèves liront couramment, on leur enseignera, par raison, pourquoi on appelle certaines lettres voyelles et les autres consonnes. On les instruira aussi des pauses qu'il faut faire en lisant, de la forme et de la valeur des accents et des signes de ponctuation, du sens des mots et des périodes. Le maître aura soin surtout de les interroger afin de s'assurer qu'ils s'appliquent à ce qu'il leur dit et qu'ils le comprennent. »

Pour l'enseignement de l'écriture, la Conduite des écoles donne des prescriptions minutieuses. On trouverait aujourd'hui quelle tend trop à faire des élèves d'habiles calligraphes ; mais cette préoccupation tenait bien plus de place encore dans les écoles des maîtres-écrivains, et en réalité J.-B. de La Salle a simplifié un enseignement qui était alors hérissé de difficultés. Les leçons d'écriture étaient complétées par des exercices d'orthographe et de rédaction : « Après que les élèves auront copié pendant quelque temps les modèles divers qu'on leur a expliqués, le maître les obligera à composer et à écrire eux-mêmes des promesses, des quittances, des marchés d'ouvriers, des mémoires d'ouvrages, de marchandises livrées on reçues, des devis d'ouvriers, etc. Il les obligera aussi d'écrire ce qu'ils auront retenu des cours qu'on leur aura faits, s'il y en a qui sont trop faibles pour l'aire ces résumés, ils seront obligés d'écrire, mais sans regarder dans le livre, les leçons qu'ils auront apprises par coeur la semaine précédente. »

L'arithmétique, comme les autres branches du programme, doit être enseignée par raison et non par routine. « Le maître s'assurera de temps en temps, par des interrogations, si les écoliers sont attentifs et s'ils comprennent. Si quelqu'un d'entre eux se trompe dans ses opérations sur le tableau, il le fera reprendre par un autre plus avancé. Il ne donnera lui-même la réponse que dans le cas seulement où aucun ne pourra le faire. Il leur fera connaître leurs défauts par raison, leur demandant, par exemple, à l'égard de l'addition, pourquoi ils ont commencé par les deniers. Il leur fera d'autres questions semblables, selon qu'il remarquera qu'ils en auront besoin. Il leur donnera, de ce qu'il enseigne, une entière intelligence.» (Conduite, p. 72.) Et plus loin : « Les élèves porteront, avec les devoirs donnés, des problèmes qu'ils auront inventés, d'après les indications que le maître leur aura données selon leur capacité ».

Quant à la discipline, J -B. de La Salle en expose les principes en dix chapitres qui portent les titres suivants : I. De la vigilance du maître dans l'école ; — II. Des signes qui sont en usage dans les écoles chrétiennes ; — III. Des catalogues ; — IV. Des récompenses ; — V. Des corrections de différente sorte ; — VI. Des absences ; — VII. Des congés ; — VIII. Des officiers de l'école ; — IX. De la structure, de l'uniformité de l'école, et des meubles qui y conviennent.

Les signes jouent un rôle important dans les écoles chrétiennes : ils permettent au maître de se faire entendre des enfants sans rompre le silence. La plupart de ces signes se font au moyen d'un instrument appelé signal, dont le maître frappe un on plusieurs coups selon les cas.

Nous avons déjà dit que pour faciliter la tâche du maître, J.-B. de La Salle veut qu'il s'associe quelques élèves à litre de répétiteurs. Outre ces répétiteurs, d'autres élèves sont désignés pour remplir certaines fonctions que les maîtres ne peuvent ou ne doivent pas remplir eux-mêmes : ce sont les « officiers » de l'école, tels que le sonneur, les surveillants, les balayeurs, le portier, etc.

Comme tous les éducateurs de son temps, M. de La Salle pense que les châtiments corporels sont nécessaires. Mais la manière dont il en règle l'usage montre un esprit de sagesse et de modération qu'on ne trouve pas chez la plupart de ses contemporains. L'article de la Conduite des écoles intitulé : « De la fréquence des corrections, et de ce qu'il faut faire pour l'éviter », mérite à ce titre d'être reproduit tout entier :

« Si on veut qu'une école soit réglée et dans un très bon ordre, il faut que les corrections y soient rares.

« Il ne faut se servir de la férule que quand il sera nécessaire, et il faut faire en sorte que celte nécessité soit rare ; on ne peut pas déterminer précisément le nombre qu'on en peut donner chaque jour, à cause des différentes occasions qui peuvent obliger de s'en servir plus on moins souvent ; on doit néanmoins faire en sorte de ne pas passer le nombre de trois dans une demi-journée ; et pour s'en servir plus que trois fois, il faut qu'il y ait quelque chose d'extraordinaire.

« La correction des verges, etc., doit être beaucoup plus rare que celles pour lesquelles on donne des férules ; elle ne doit être faite que trois ou quatre fois au plus en un mois.

« Les extraordinaires doivent être par conséquent très rares pour la même raison.

« Pour éviter la fréquence des corrections, qui est un grand désordre dans une école, il est nécessaire de bien remarquer que ce sont le silence, la retenue et la vigilance du maître qui établissent et conservent le bon ordre dans une classe, et non pas la dureté cl les coups. Il faut beaucoup s'étudier à agir par adresse et par industrie, pour maintenir les écoliers dans l'ordre, sans user presque de corrections.

« Pour bien réussir, il ne se faut pas toujours servir du même moyen, d'autant plus que les écoliers s'y accoutumeraient ; mais il faut se servir quelquefois de menaces, quelquefois corriger, quelquefois pardonner, et se servir de plusieurs autres moyens que l'industrie d'un maître vigilant et réfléchissant lui fera facilement trouver dans les occasions. S'il arrive cependant que quelque maître s'imagine quelque moyen particulier, et qu'il croit être propre pour retenir les écoliers dans le devoir et prevenir les corrections, il le proposera au frère directeur avant que de le mettre en usage, et ne s'en servira point qu'après avoir son ordre et sa permission.

« Les maîtres ne feront aucune correction extraordinaire, sans l'avoir proposée au frère directeur, et, pour cet effet, ils la différeront, ce qu'il est même très à propos de faire, afin de prendre un temps propre pour y faire quelques réflexions auparavant, et de donner lieu à ce qu'elle se fasse avec plus de poids, et laisse plus d'impression dans l'esprit des écoliers. »

Les règles relatives à l'inspection des écoles, aux « formateurs » des nouveaux maîtres, et à l'éducation des élèves, annoncées comme devant former la troisième partie de la Conduite, n'ont pas été imprimées dans la première édition de ce livre. On les trouve dans les éditions postérieures ; mais comme le texte de ces éditions a été chaque fois considérablement remanié, il n'est pas possible de déterminer exactement ce qui appartient en propre à J.-B. de La Salle dans la rédaction de cette partie, et quelles additions ou modifications ont été faites à son travail original.

La première édition de la Conduite des écoles a été imprimée en 1720 à Avignon, un an après la mort de l'auteur. En voici le titre complet : Conduite des écoles chrétiennes, divisée en deux parties. Epigraphe : « Prenez garde à vous, et ayez soin d'enseigner les autres ; persévérez dans ces exercices, car par ce moyen vous vous sauverez vous-mêmes, et vous sauverez ceux qui vous écoutent » (Ie Epître à Timoth., 4, 16). A Avignon, chez Joseph Charles Chastanier, imprimeur et libraire, proche le collège des RR. PP. jésuites. MDCCXX. Avec permission des supérieurs ; 1 vol. in-12. Cette édition est devenue extrêmement rare ; ni le Musée pédagogique, ni la Bibliothèque nationale ne la possèdent ; le seul exemplaire que nous connaissions se trouve à la bibliothèque de l'institut des Frères, où nous avons été admis à le consulter. Il serait à désirer qu'une réimpression de cet intéressant volume le mit à la portée de tous ceux qui s'occupent de l'histoire de l'éducation de notre pays.

Les traités composés par M. de La Salle pour ses écoles, et désignes habituellement sous le nom de Civilité et de Devoirs du chrétien, sont trop connus pour que nous en entreprenions ici l'analyse. Nous nous bornerons à quelques indications bibliographiques.

Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétiennes divisées en deux parties, pour l'instruction de ta jeunesse, ont eu de très nombreuses éditions. Celle de 1729, que nous avons sous les yeux, imprimée à Rouen chez François Oursel, est la sixième, mais c'est la première qui porte le nom de l'auteur ; on y lit, dans un Avis au lecteur, que cet ouvrage fut « mis à jour » en l'année 1703.

Les Devoirs d'un chrétien envers Dieu, première partie, dans laquelle il est traité du culte extérieur et public que les chrétiens sont obligés de rendre à Dieu, furent imprimés pour la première fois en 1703 à l'usage des écoles des frères. Le fond de cet ou-rage est de Claude Joly, qui l'avait publié en 1672 sous forme de catéchisme ; ce qui appartient à J.-B. de La Salle, c'est d'avoir substitue à cette forme celle du discours suivi. Le Devoir, comme on l'appelle vulgairement, a eu de très nombreuses éditions ; on l'a traduit en anglais, en italien, en bas-breton.

Les autres ouvrages de J.-B. de La Salle sont par ordre de date : Règles communes des Frères des écoles chrétiennes, rédigées en 1694, revues en 1717, mais imprimées seulement en 1726 à Rouen ; Exercices de piété pour les écoles chrétiennes, Paris, 1697, in-12 ; Exercices de piété à l'usage des Frères. Paris, 1697 ; Instructions et prières pour la sainte messe, Paris, 1703, souvent réimprimé, et traduit en italien ; Recueil de différents petits traités à l'usage des Frères des écoles chrétiennes, Avignon, 1711 ; Méditations pour les dimanches et les principales fêtes de l'année, Rouen, 1729 ; Méditations pour le temps de la retraite, à l'usage de toutes les personnes qui s'emploient à l'éducation de la jeunesse, Rouen, 1730 ; Explication de la méthode d'oraison, Rouen, 1739. Il a en outre laissé en manuscrit des règlements, des mémoires, des maximes, des sentences, des lettres.

La biographie de J.-B. de La Salle a été écrite, peu après sa mort, par son ami et admirateur le chanoine Blain, de Rouen, qui la lit paraître sans nom d'auteur en 1733 (la Vie de M. de La Salle, 2 vol. in-4°). Cet ouvrage, devenu très rare aujourd'hui, contient des détails curieux sur les démêlés du fondateur de l'institut des Frères avec M. de La Chétardie et avec le parti janséniste ; mais l'auteur est d'une prolixité fatigante, et son livre a trop gardé l'empreinte des passions et des préjugés de son temps. De nos jours, le frère Lucard a composé, en partie sur des documents originaux, en partie d'après l'ouvrage du chanoine Blain, une très remarquable Vie du Vénérable J.-B. de La Salle (Paris, Poussielgue, 2e édition, 1876, 2 vol. in-8°). Cette Vie, qui a l'autorité d'une publication officiellement reconnue par l'institut des Frères, puisque la composition en a été entreprise sur l'invitation du frère Philippe, alors supérieur général, est la source à laquelle nous avons puisé la plupart de nos renseignements, et nous lui avons emprunté, comme le lecteur a pu le voir, de nombreuses citations.