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La Chalotais

Louis-René de Caradeuc de La Chalotais (1701-1785), né à Rennes, procureur général au Parlement de Bretagne, fut un des membres les plus brillants de la pléiade des parlementaires qui, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, prirent en main les intérêts de l'éducation nationale. Par ses deux Comptes-rendus des constitutions des Jésuites, présentés au Parlement de Bretagne, les 1er, 3, 4 et 5 décembre 1761, et 21, 22, 24 mai 1762, il provoqua et obtint la suppression de l'ordre en Bretagne (1764). L'année suivante, le Parlement ayant refusé d'enregistrer quelques édits bursaux qui attentaient aux franchises de la province, on accusa La Chalotais, qui était notoirement l'ennemi du gouverneur, le duc d'Aiguillon, d'avoir fomenté cette opposition. Il fut arrêté avec son fils, magistrat comme lui, et enfermé dans la citadelle de Saint-Malo (11 novembre 1765). Tenu au secret, il rédiga pour sa défense un mémoire daté du 15 janvier 1766, et qui se terminait ainsi : « Ecrit avec une plume faite d'un cure-dent, de l'encre faite avec de la suie de cheminée, du vinaigre et du sucre, sur du papier d'enveloppes de chocolat ». — « Malheur à toute âme sensible qui ne sent pas le frémissement de la fièvre en le lisant, disait Voltaire. Le cure-dent de La Chalotais grave pour l'immortalité. Les Parisiens sont des lâches, gémissent, souffrent et oublient tout. » L'opinion publique finit par s'émouvoir: elle se déclara hautement en faveur des prisonniers. Louis XV les rendit à la liberté, mais non à leurs fonctions. La Chalotais fut exilé à Saintes. Il ne put rentrer à Rennes et reprendre sa charge qu'en 1775, après l'avènement de Louis XVI.

En concluant, dans son réquisitoire du 24 mai 1762, il disait aux chambres assemblées : « Un de mes principaux objets était de vous porter à représenter à Sa Majesté combien il est important de réformer les collèges du royaume et l'éducation que reçoit la jeunesse, à la supplier d'ordonner aux universités et aux académies de dresser un plan d'études ». Le 24 mars 1763, il déposait sur le bureau de la cour un mémoire intitulé : Essai d'éducation nationale et Flan d'études pour la jeunesse. Ce mémoire est oeuvre capitale de sa vie. A peine publié, il fut traduit en hollandais (1767), en russe (1770), en allemand (1771). Diderot, Grimm, Voltaire le considéraient comme un monument de la sagesse politique de leur temps. La Chalotais lui-même ne cessa pas de réfléchir aux matières qu'il y avait traitées, et lorsqu'il mourut à Rennes, le 12 juillet 1785, il travaillait à y mettre la dernière main.

En voici l'analyse sommaire :

« Les Cours souveraines se sont occupées depuis un an des moyens d'établir dans les collèges des sujets capables d'instruire la jeunesse. C'est peu de détruire, si on ne songe à édifier. Nous avions une éducation qui n'était propre, tout au plus, qu'à former des sujets pour l'école. Le bien public, l'honneur de la nation demande qu'on y substitue une éducation civile qui prépare chaque génération naissante à remplir avec succès les différentes professions de l'Etat. »

Etablir la nécessité de cette éducation, en indiquer les moyens, tel est l'objet que l'auteur se propose.

I. Dans une sorte de préambule, il développe ce qu'il appelle « des réflexions préliminaires sur l'utilité des lettres, sur la mauvaise manière de les enseigner et sur la qualité des maîtres ».

Les sciences sont nécessaires à l'homme ; l'ignorance n'est bonne à rien et elle nuit à tout. Les siècles les plus grossiers ont toujours été les plus corrompus. L'instruction peut donner lieu à quelques abus ; mais c'est un paradoxe de soutenir que la lumière peut sortir des ténèbres. Dans l'état où est l'Europe, n'ayant point à redouter les invasions des barbares, les peuples qui seront le plus éclairés auront toujours l'avantage sur ceux qui le seront moins.

La nature met de la différence entre les hommes ; on n'en peut douter ; l'éducation en met peut-être davantage. L'application sans talent ne fait que des hommes médiocres ; le talent sans l'application ne produira jamais des esprits supérieurs. Il y a un art de changer la race des animaux ; n'y en aurait-il pas pour perfectionner celle des hommes ? » L'objet du législateur doit être de procurer aux esprits le plus haut degré de justesse et de capacité qu'il est possible ; aux caractères, le plus haut degré de bonté et d'élévation ; aux corps, le plus haut degré de force et de santé. ». On ne doit pas espérer d'atteindre aisément à ce point de perfection : mais on doit toujours tendre au but : c'est le moyen d'en approcher.

Les études publiques ne sont pas dirigées vers la plus grande utilité publique. Notre éducation se ressent partout de la barbarie des siècles passés, où l'on ne faisait étudier que ceux que l'on destinait à la cléricature ; où l'on n'avait de livres que ceux qui étaient copiés par des moines ; où l'on était obligé d'envoyer à Rome pour faire transcrire les ouvrages de Cicéron ; où les hommes savaient à peine lire et écrire ; où les guerres et les pillages rendaient les livres si rares et les études si difficiles ; où il n'y avait d'écoles que dans les cathédrales et dans les monastères. Si l'on voit des vertus sublimes et des talents éminents briller au milieu des ténèbres de ces siècles d'ignorance, c'est par un effort de la nature, effort qu'elle ne fait que rarement. Au renouvellement des lettres et des sciences, des collèges furent fondés et on eut honte d'être ignorant. Mais l'éducation est restée presque toute scolastique. Elle se borne à l'étude de la langue latine ; on n'acquiert aucune connaissance de notre langue ; on apprend une philosophie abstraite qui ne peut être d'aucun usage dans le cours de la vie ; qui ne renferme ni les principes de morale nécessaires pour se bien conduire dans la société, ni rien de ce qu'il importe de savoir étant homme. La religion n'est pas enseignée avec plus de soin ; en sorte que la jeunesse quitte le collège sans avoir rien appris qui puisse lui servir dans les différentes professions. Le vice de la monasticité a infecté toute notre éducation. Un étranger s'imaginerait que la France veut peupler les séminaires, les cloîtres et des colonies latines. Comment pourrait-il supposer que l'étude d'une langue morte et des pratiques de cloître soient des moyens destinés à former des militaires, des magistrats, des chefs de famille, propres à remplir les différentes professions dont l'ensemble constitue la force de l'Etat?

C'est à des religieux qu'est confiée la direction des collèges. On doute que des professeurs mariés puissent instruire la jeunesse : il semble qu'avoir des enfants soit une exclusion pour en élever. Le bien de la société exige manifestement une éducation civile. Les ecclésiastiques mettront toujours en avant la nécessité de l'instruction religieuse. Il est certain que de toutes les instructions, c'est la plus importante ; mais il y a d'excellents catéchismes imprimés ; il n'est pas nécessaire d'être pourvu des ordres pour lire à des enfants ceux de Bossuet ou de Fleury. Au surplus, un aumônier dans chaque collège pourrait suffire à cette fonction. Ajoutons que c'est dans le sein de la famille, dans les instructions de la paroisse, que les enfants doivent, prendre les éléments du christianisme : les églises sont les véritables écoles de la religion.

Pour professer les lettres et les sciences, il faut des personnes qui fassent profession des lettres et des sciences. « Je ne prétends pas exclure les ecclésiastiques, mais je réclame contre l'exclusion des séculiers. Je prétends revendiquer pour la nation une éducation qui ne dépende que de l'Etat, parce que les enfants de l'Etat doivent être élevés par des membres de l'Etat.»

Actuellement, l'objet des exercices dans les collèges est plutôt de former des maîtres que d'instruire les élèves. Tout le travail est du côté des enfants, que l'on surcharge de leçons. Pendant ce temps, le maître fait des extraits et se prépare par des discours à la prédication, ou à la direction par des lectures. Il règne d'ailleurs dans les études une monotonie qui jette nécessairement les élèves dans l'indolence et le dégoût. Toujours du latin et des thèmes ; nul divertissement pour les esprits que des énigmes, des ballets, des pièces dramatiques aussi ridiculement composées que déclamées. Mais le plus grand vice de l'éducation, c'est peut-être encore le défaut absolu d'instruction sur les vertus morales et politiques. « Après avoir essuyé toutes les fatigues et l'ennui des collèges, la jeunesse se trouve dans la nécessité d'apprendre en quoi consistent les devoirs communs à tous les hommes ; elle n'a reçu aucun principe pour juger des actions, des moeurs, des opinions, des coutumes ; on lui inspire une dévotion qui n'est qu'une imitation de la religion, des pratiques pour tenir lieu de vertu et qui n'en sont que l'ombre. »

On a aussi trop mis à l'écart le soin de la santé et les exercices du corps. On a négligé enfin ce qui regarde les affaires les plus communes, ce qui fait l'entretien de la vie, le fondement de la société civile. « La plupart des jeunes gens ne connaissent ni ce monde qu'ils habitent, ni la terre qui les nourrit, ni les hommes qui fournissent à leurs besoins, ai les animaux qui les servent, ni les ouvriers et les artisans qu'ils emploient. » On ne profite point de leur curiosité naturelle pour l'augmenter. Ce qui aggrave les défauts de cette éducation, c'est qu'elle est la même pour tous. « Celui qui doit commander un jour des aimées ou qui est destiné aux premières places de la magistrature est élevé comme le fils d'un major de milice bourgeoise ou comme le fils d'un praticien de village. Je ne me plaindrais pas de ce que l'on donnât une bonne éducation aux petits comme aux grands ; je regrette qu'on en donne une également mauvaise à tous. »

II. Après ces préliminaires, La Chalotais se demande quel doit être le nombre des collèges. A son avis, la solution de cette question « dépend de savoir s'il n'y a pas trop de praticiens, trop d'ecclésiastiques et de gens de lettres » ; en un mot, c'est une question de proportion. Il remarque qu'il n'y a jamais eu tant d'étudiants. « Le peuple même veut étudier ; des laboureurs, des artisans envoient leurs enfants dans les collèges des petites villes où il en coûte peu pour vivre ; et, quand ils ont fait de mauvaises études qui ne leur ont appris qu'à dédaigner la profession de leur père, ils se jettent dans les cloîtres, dans I état ecclésiastique ; ils prennent des offices de justice et deviennent souvent des sujets nuisibles à la société. Les frères de la Doctrine chrétienne, qu'on appelle Ignorantins, sont survenus pour achever de tout perdre ; ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n'eussent dû apprendre qu'à dessiner et à manier le rabot et la lime, mais qui ne le veulent plus faire. » Conclusion : il est plus avantageux à l'Etat qu'il y ait peu de collèges, pourvu qu'ils soient bons et que le cours des études y soit complet, que d'en avoir beaucoup de médiocres ; il vaut mieux qu'il y ait moins d'étudiants, pourvu qu'ils soient mieux instruits, et on les instruira plus facilement s'ils ne sont pas en si grand nombre. « La manie du bel esprit s'est emparée de la nation. Ce qu'exige l'intérêt de l'Etat, c'est que les diverses professions soient exercées par des hommes capables et que la société arrive à compter autre chose que de misérables artisans, des miliciens et des étudiants. »

Ces principes posés, La Chalotais recherche à quel âge il est convenable de faire entrer les enfants dans les colleges et quel est le meilleur système, de l'éducation publique ou de l'éducation privée.

C'est vers dix ans qu'il fixe l'âge d'admission, de façon que la sortie puisse avoir lieu à dix-sept. « Dix-sept ans accomplis, tel est l'âge où les Romains prenaient la robe virile. » Il se borne à cette indication sans la développer. Quant au mode d'éducation, il y insiste moins encore. Tout dépend pour lui du plan d'études et de la méthode qu'on y applique.

III. De la méthode. — « Les moyens pour instruire les enfants doivent être ceux par lesquels la nature les instruit elle-même. » La nature est le meilleur des maîtres.

L'homme ne commence à avoir des connaissances que lorsqu'il commence à faire usage de ses sens. Ainsi, le principe fond «mental de toute bonne méthode est de commencer par ce qui est sensible, pour s'élever par degrés à ce qui est intellectuel ; par ce qui est simple, pour parvenir à ce qui est composé ; de s'assurer des faits avant de rechercher les causes. « Il s'agit de bâtir une maison : on doit d'abord amasser des matériaux, il s'agit d'élever l'édifice des connaissances humaines : il faut posséder les idées particulières qui composent cet édifice. Les faits, les observations, les expériences en sont le fondement : c'est donc à les assembler, à se rendre ces objets familiers qu'on doit s'appliquer dans les commencements. Fresque toute notre philosophie et notre éducation ne roulent que sur des mots ; ce sont les choses mêmes qu'il importe de connaître. »

L'expérience fait voir, en outre, qu'on oublie au sortir du collège presque tout ce qu'on y a appris. Pourquoi? C'est que les connaissances qu'on y a acquises ne sont point liées avec les notions communes ; c'est que l'on ne retient bien que ce qui a été souvent répété, et qu'il n'y a que la répétition des mêmes idées qui puisse former des traces assez fortes pour les conserver assez longtemps.

Enfin, une précaution nécessaire, c'est de ne pas rejeter, comme on fait, toute la peine sur les enfants ; « en quoi l'usage des collèges est le plus vicieux parce qu'il y a un trop grand nombre d'élèves dans une seule classe. »

IV. Du plan d'études. — L'éducation comprend deux périodes: 1° l'éducation du premier âge jusqu'à dix ans environ ; 2° l'éducation depuis dix ans.

Que doit être l'éducation pendant la première période?

Les enfants n'ont point d'expérience, parce qu'ils n'ont rien vu ; point d'attention, parce qu'ils ne peuvent résister à un effort soutenu ; point de jugement, parce qu'ils n'ont point les matériaux ni la force nécessaire pour les assembler ; mais ils ont des sens, de la mémoire, la faculté de réfléchir. L'objet de la première éducation doit être d'employer ces facultés pour fixer leur attention, perfectionner leur jugement et leur procurer l'expérience.

Après l'effort que les enfants ont à faire pour apprendre à parler, le plus difficile est de leur apprendre à lire. « Ce serait une matière digne de la recherche des bons citoyens et de l'attention des gouvernements que de fixer une fois la méthode la plus simple d'enseigner à lire. »

Supposant qu'un enfant sache déjà lire, écrire et dessiner, les premiers objets dont on doive l'occuper depuis cinq ou six ans jusqu'à dix sont : l'histoire, la géographie, l'histoire naturelle, des récréations physiques et mathématiques.

L'histoire est à la portée du premier âge. L'enfant qui entendra le Petit-Poucet, la barbe-Bleue, peut entendre l'histoire de Romulus et de Clovis. « Je voudrais que l'on composât pour son usage des histoires de toute nation, de tout siècle, et surtout des siècles derniers ; que celles-ci fussent plus détaillées ; que même on les leur fit lire avant celle des siècles plus reculés ; qu'on écrivît des vies d'hommes illustres dans tous les genres, dans toutes les conditions et dans toutes les professions, ' de héros, de savants, de femmes et d'enfants célèbres. » Il faudrait que l'instruction fût faite dans ces livres, qu'on n'y laissât presque rien à ajouter au maître et qu'il n'eût, pour ainsi dire, qu'à lire et à interroger. L'esprit des enfants s'ouvrirait insensiblement et se formerait sans effort à goûter ce qui est bien, à détester ce qui est mal ; ils apprendraient par leurs exemples mêmes, et par les jugements qu'on leur ferait porter sur leurs querelles particulières, sur leurs actions, qu'il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait ; que l'on n'est grand que par le bien que l'on fait aux hommes, et qu'il faut faire à autrui tout le bien qu'on peut faire. La morale des enfants et même des hommes se réduit presque à ces deux points.

Un homme de goût pourrait extraire des livres des antiquités tout ce qui mériterait d'être retenu ; on montrerait aux enfants le plan des villes célèbres, des ports, des plus beaux édifices, quelques ouvrages des meilleurs peintres si cela était possible, des estampes, en y joignant une description très simple.

Ces histoires et ces recueils, pour être utiles, devraient être composés par des philosophes. On les ferait lire aux enfants pour leur apprendre à bien lire. On les leur ferait raconter pour leur apprendre à parler. Ils répondraient aux questions qui y sont con-tenues et, par là, s'accoutumeraient à juger.

La géographie ne doit jamais être séparée de l'histoire. Il faut une géographie qui, sans entrer dans un détail sec et ennuyeux, fasse voyager l'élève agréablement dans les différentes contrées, « remarquant ce qu'il y a de principal et de curieux, les faits les plus frappants, la patrie des grands hommes, les batailles célèbres, tout ce qu'il y a de plus notable, soit pour les moeurs et les coutumes, soit pour les productions naturelles, soit pour les arts ou pour le commerce ».

L'histoire naturelle ne demande avant dix ans que des yeux, de l'exercice et de la mémoire. C'est une des plus utiles connaissances que les enfants puissent acquérir, c'est aussi une des plus agréables et des plus faciles. Il ne s'agit point encore de raisonner ni de découvrir des rapports et des causes : il ne faut que voir beaucoup et revoir souvent les principaux objets: la figure avec une description précise et exacte suffit. Il suffit aussi de s'en tenir à la division des trois règnes : l'animal, le végétal et le minéral. On donnera la préférence aux animaux du pays sur les étrangers. Dans les plantes, on préfèrera celles qui servent pour les aliments et pour les remèdes. Quant aux minéraux, métaux et pierres, on montrera la figure d'un côté, la description de l'autre. Si l'on peut y joindre les objets mêmes, l'image sera plus vive, l'impression plus durable. Pour peu que les objets soient présentés avec ordre aux enfants, ils se placeront naturellement dans leur tête suivant l'ordre même dans lequel ils en auront acquis la connaissance. « Il faudra leur nommer en même temps les hommes fameux, tant anciens que modernes, qui ont fait des découvertes dans les sciences relatives à ces objets. Ce spectacle, quoique ébauché, leur élèvera l'âme et fera croître leurs idées. » Sous le titre de Récréations physiques, on comprend les observations, les faits de la nature les plus simples, les plus frappants et les plus faciles à retenir. « Il serait à désirer que les enfants fussent de bonne heure familiarisés avec des globes, des cartes, des sphères, des thermomètres, des baromètres ; qu'ils eussent des étuis de mathématiques ; qu'ils pussent faire usage de la règle, du compas, quand ce ne serait que pour se procurer un divertissement ; qu'ils apprissent qu'il y a un art de rapprocher les objets les plus éloignés, d'apercevoir ceux qui leur semblent imperceptibles. L'essentiel est de leur faire connaître le plus grand nombre d'objets qu'il sera possible : tout sera bien, pourvu que tout soit exact. »

Le préjugé commun a attaché aux mathématiques l'idée d'une grande difficulté pour les enfants. C'est une erreur. Nulle science n'est plus assortie à leur curiosité. La géométrie ne présente rien que de palpable, rien dont les sens ne rendent témoignage. « Quelle comparaison entre les idées claires des corps, de la ligne, des angles, qui frappent les yeux, et les idées abstraites du verbe, des déclinaisons et des conjugaisons ; d'un accusatif, d'un ablatif, d'un subjonctif, d'un infinitif, du que retranché ? » Les mathématiques accoutument en outre à l'esprit de combinaison et de calcul, esprit si nécessaire dans l'usage de la vie ; elles donnent l'habitude de lier les idées.

« Telles sont, en résumé, les opérations proposées pour le premier âge : apprendre à lire, à écrire et à dessiner ; de la danse, de la musique qui doivent entrer dans l'éducation des personnes au-dessus du commun ; des histoires, des vies d'hommes illustres de tout pays, de tout siècle et de toute profession ; la géographie, des récréations physiques et mathématiques : les fables de La Fontaine, qui, quoi qu'on en dise, ne doivent pas être retirées des mains des enfants, mais qu'on doit leur faire toutes apprendre par coeur. Du reste, des promenades, des courses, de la gaieté, des exercices ; et je ne propose même les études que comme des amusements. »

Les études de la seconde période embrassent: 1° le cours de littérature française ou latine ou d'humanités ; 2° la continuation de l'histoire, de la géographie, des mathématiques et de l'histoire naturelle ; 3° la critique, la logique et la métaphysique ; 4° l'art de l'invention ; 5° la morale.

Dans toute institution, il faut donner l'avantage à la langue maternelle. « Il est déraisonnable de la négliger, sous prétexte qu'on l'apprendra toujours assez bien par l'usage, et il est honteux dans une éducation de France qu'on néglige la littérature française, comme si nous n'avions pas des modèles dans notre langue. Les Grecs et les Romains cultivaient la leur préférablement aux langues étrangères. De cent étudiants, il n'y en a pas cinquante à qui le latin soit nécessaire, et à peine en compterait-on quatre ou cinq à qui il puisse être utile dans la suite de le parler ou de l'écrire ; il n'y en a aucun qui puisse avoir besoin de parler ou d'écrire en grec, de faire des vers latins ou des vers grecs ; il est donc contre la raison de dresser un plan d'éducation générale pour ce petit nombre de personnes. »

La littérature française et la littérature latine doivent marcher d'un pas égal. « Ainsi il serait bon que les écoles du matin, par exemple, fussent pour le français et celles du soir pour le latin, jusqu'à la philosophie, qui doit être traitée en français. Il se trouverait des enfants qui, n'ayant besoin ni de latin ni de grec, suivraient seulement le français, et je ne regarderais pas comme un mal que cet usage pût s'introduire. »

Deux ou trois années d'humanités suffisent pour apprendre les deux langues : une année de rhétorique et deux de philosophie. « On pourrait ajouter à la dernière année une chaire de physique expérimentale et de mathématiques. Peut-être serait-il mieux de finir par la rhétorique, ou du moins de ne pas abandonner les belles-lettres pendant la philosophie. »

L'étude des langues doit commencer par une grammaire générale et raisonnée. C'est la base des premières leçons. « Les secondes seraient un abrégé de grammaire latine qui en marquerait les différences avec la grammaire française ; après quoi viendrait l'explication du latin : les thèmes doivent être réservés pour la deuxième et même la troisième année, thèmes choisis eux-mêmes dans les traductions bien faites. »

L'éducation du goût est la fin des études d'humanités. « Le goût est un discernement prompt, vif et délicat des beautés qui doivent entrer dans un ouvrage ; il naît de la sagacité et de la justesse de l'esprit, et par conséquent c'est un don de la nature ; mais il se perfectionne par l'étude et par l'exercice. » Le moyen de le former est donc d'examiner les principes et les règles, de s'habituer à juger, à comparer ; de lire les bons critiques et surtout d'étudier les grands maîtres. On s'exercera aussi très utilement à la composition, pourvu que le choix des sujets soit éclairé. La Chalotais voudrait proscrire entièrement ces amplifications puériles, ces amas de figures de commande, ces paraphrases où l'on dit en dix vers ce qu'Horace ou Boileau ont dit en quatre. « Les jeunes gens doivent faire des extraits, des analyses ; ils écriront l'éloge d'un grand homme, des lettres, non des êpitres en l'air sur des faits ou sur des matières qu'ils ignorent, mais sur ce qui leur est arrivé effectivement, sur leurs occupations, leurs divertissements, leurs peines ; ils rédigeront le récit d'une cérémonie, d'une fête à laquelle ils auront assisté. » On leur fera chercher des définitions, comparer les mots qui paraissent synonymes, décomposer un chapitre, un acte, en tracer une esquisse, etc., en poursuivant avant tout dans ces divers travaux l'exactitude et la justesse.

Aux faits historiques appris dans l'enfance, le moment est venu de joindre l'histoire générale des nations, et, ce qui n'est pas moins utile, celle des sciences et surtout des arts qui ont le plus de rapport à nos besoins.

L'étude de l'histoire est celle qui a le plus besoin de guide. Ce qui manque d'ordinaire à ceux qui l'écrivent et à ceux qui la lisent, c'est l'esprit philosophique et critique.

La géographie « réunira l'ancienne et la moderne, l'ancien et le nouveau monde, les divisions exactes des empires suivant les derniers traités, la description des pays, non par un détail ennuyeux de villes, de bourgades, de bailliages ou d'intendances, mais par la situation, la qualité, la fertilité, les productions du terrain, la population, les moeurs des peuples, le gouvernement, la religion, les lois, la force, la puissance par terre et par mer, les richesses, le commerce, etc. » Il est bon qu'un jeune homme sache comment vit cette multitude d'hommes qui composent la société, comment et de quoi ils subsistent, quel pain mange et sur quel lit est couché un laboureur, un journalier, un artisan, le détail des professions et de quoi elles s'occupent.

Il faut des principes et des règles pour guider la raison, pour l’aider à discerner le vrai du faux, en matière de raisonnement comme en matière de faits ; c'est ce qu'on appelle la logique et la critique.

On ne commence à apprendre la logique aux enfants qu'à la fin des études ; on ne leur apprend rien sur la critique ; on attend presque qu'ils aient l'esprit faux pour le redresser. C'est une erreur regrettable.

Les règles de la logique consistent : « 1° à ne prononcer que sur ce qui est à la portée de l'esprit ; 2° à définir ; 3° à s'assurer des faits avant d'en chercher les causes ; 4° à appliquer à chaque sujet la preuve qui lui est propre. »

Il n'y a de bonne méthode que celle où l'on s'astreint à suivre ces règles.

« La métaphysique est la science des principes. C'est elle qui éclaire le jeune homme sur le but où tendent ses facultés, leur étendue, leurs bornes, leur usage. Elle démontre l'existence de Dieu et ses attributs ; elle justifie sa providence: elle établit la liberté humaine, les lois naturelles, l'immortalité de l'âme.

« De la pratique continuelle d'une logique exacte et d'une bonne critique qui serait fondée sur les principes solides d'une métaphysique éclairée, naîtrait l'esprit philosophique. » L'esprit philosophique est une science réelle, et il est le résultat des sciences comparées ; c'est pourquoi il ne vient ordinairement qu'à leur suite. « Le seizième siècle fut celui de la science et de l'érudition, le dix-septième celui des talents, le caractère du dix-huitième siècle est la philosophie. »

Au delà de la philosophie et au-dessus de l'esprit philosophique s'élève un art supérieur aux règles et aux instructions, « l'art d'inventer, ce génie créateur qui est le sublime de la raison, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'ultimatum de la philosophie, qui n'est donné qu'à des âmes privilégiées ; car on compte dans les annales des nations les inventeurs célèbres. »

Enfin, de même que la logique et la critique ont pour but de former l'esprit et de prévenir ou de corriger les erreurs, de même la morale a pour objet de former le coeur et de combattre les vices. « De toutes les sciences, c'est la plus importante, et elle est, autant qu'aucune autre, susceptible de démonstration. Elle renferme : les lois naturelles, qui tirent leur règle de la raison ; les lois positives, divines et humaines, qui emportent chacune leurs obligations particulières. » Il ne s'agit pas pour la jeunesse d'approfondir ces diverses lois, mais d'en connaître le principe.

A ce programme, La Chalotais ajoute trois articles qu'il déclare essentiels dans toute éducation : le soin de la santé, le soin des affaires, et la religion.

Pour le soin de la santé, il s'en remet aux observations de l'abbé Fleury et aux conseils de Tissot.

Pour le soin des affaires, il renvoie encore à Fleury et à ses chapitres sur l'économie et la jurisprudence.

Quant à la religion, elle est l'affaire propre du clergé. « L'enseignement de la morale, qui précède toutes les lois posititives divines et humaines, appartient à l'Etat et lui a toujours appartenu ; l'enseignement des lois divines regarde l'Eglise. »

Avant de terminer, La Chalotais s'élève contre deux abus : l'abus des cahiers de rhétorique et de philosophie qu'on dicte, l'abus des rudiments qu'on fait apprendre par coeur.

En concluant, « il se persuade que le plan qu'il propose est juste, parce qu'il est fondé sur la nature de l'esprit et sur les principes de la connaissance humaine. Il ne se dissimule pas que ce qui en rendra tout d'abord l'exécution difficile, c'est qu'il n'existe ni maîtres, ni livres ; mais il espère que les maîtres se formeront et qu'on fera les livres. » Toutefois ces deux points le préoccupent. Dans un post-scriptum il y revient, et voici les moyens qu'il indique.

Le premier besoin, semble-t-il, est d'avoir des maîtres. « Les uns parlent de communautés séculières et régulières ; les autres veulent des célibataires ; quelques-uns préfèrent des gens mariés ; il y en a qui les admettent indifféremment. II est question d'ailleurs de trouver une grande quantité de maîtres formés, ou les moyens de les former en peu de temps. Quand on voudra y réfléchir, on verra qu'il est impossible de faire tout à coup une pareille recrue dans le royaume ; et si l'on veut décider la question de la qualité des maîtres, on va ouvrir la porte à des discussions sans nombre, où l'esprit de corps, les droits et les privilèges entreront nécessairement, et qui, par conséquent, deviendront interminables. Chaque corps réclamera ; on fera agir l'esprit de parti ; les plus forts l'emporteront, et l'Etat ne sera pas mieux servi ni plus éclairé.

« Je pense que l'objet des études étant une fois fixé, Sa Majesté pourrait faire composer des livres classiques élémentaires, où l'instruction fût toute faite relativement à l'âge et à la portée des enfants depuis six ou sept ans jusqu'à dix-sept ou dix-huit.

« Ces livres seraient la meilleure instruction que les maîtres pussent donner, et tiendraient lieu de toute autre méthode. On ne peut se passer de livres nouveaux, quelque parti que l'on prenne. Ces livres, étant bien faits, dispenseraient de maîtres formés ; il né serait plus question alors de disputer sur leur qualité, s'ils seraient prêtres, ou mariés, ou célibataires. Tous seraient bons, pourvu qu'ils eussent de la religion, des moeurs, et qu'ils sussent bien lire ; ils se formeraient bientôt eux-mêmes en formant les enfants.

« Il ne s'agirait donc que d'avoir des livres, et je dis que c'est la chose la plus aisée présentement. Un mot de la part de Sa Majesté suffirait. Il y a dans la République des lettres beaucoup plus de livres qu'il n'en faut pour composer, avant deux ans, tous ceux qui seraient nécessaires, et il y a dans les universités et dans les académies plus de gens de lettres qu'il n'en faut pour bien faire ces ouvrages ; il n'y en a point qui ne se fit un devoir et un honneur de concourir aux vues de Sa Majesté, et au bien général du royaume.

« Un autre moyen très simple serait de proposer de pareils livres à faire pour sujets de prix de toutes les académies ; cela produirait, en peu de temps, des mémoires excellents, que l'on chargerait des gens de lettres de rédiger. Le gouvernement pourra tout, quand il voudra employer le génie et l'industrie de la nation.

« On ferait imprimer ces ouvrages à une imprimerie royale, sans qu'il en coûtât aucuns frais au roi, et ces livres coûteraient peu aux familles, pourvu que l'impression ne se fit pas par entreprise, et que la chose ne devînt pas une affaire de finance. »

La Chalotais voudrait d'ailleurs que l'étude de ces questions fût remise à une commission spéciale. Une brochure intitulée De l'Education publique ayant paru dans l'Encyclopédie des sciences presque en même temps que son propre travail, il demande que « Sa Majesté ait la bonté de nommer une commission composée de cinq ou six personnes pour examiner ces deux projets, ou tels autres que l'on pourrait présenter ». Ces personnes devraient être, dans sa pensée, des hommes d'Etat et des gens de lettres : « On ne devrait faire entrer dans ce conseil aucun homme de parti ».

Tel est l'ensemble de l'oeuvre pédagogique de La Chalotais. D'un bout à l'autre, elle offre un réel intérêt, intérêt inégal toutefois. La partie qui traite de l'éducation de la première enfance est supérieure aux autres par la vigueur et la justesse des observations. La Chalotais appartient à l'école de Rousseau ; mais sur plus d'un point il s'écarte des voies tracées par le maître. Il échappe aux entraînements du paradoxe. Il a relativement l'esprit de mesure. C'est un classique sans préjugés, un novateur sans témérité.

Grimm sort de la vérité lorsqu'il écrit « qu'il serait difficile de présenter en cent cinquante pages plus de vues sages, profondes, utiles et vraiment dignes d'un magistrat, d'un philosophe et d'un homme d'Etat ». Il y a bien quelques lacunes, quelques contradictions, quelques fautes même, dans l'opuscule de La Chalotais. Comme tous les parlementaires et les philosophes de son temps, il est peu touché de la nécessité de développer l'instruction du grand nombre : il n'a en vue qu'une élite. Comme la plupart de ses contemporains aussi, il prend plus de souci de l'éducation des facultés intellectuelles que de celle des fa cultés morales, bien que dans son plan il fasse une place à la, morale proprement dite. Il est, en un mot, de l'école des utilitaires. Il semble ne faire fond que sur le jugement et se défie du sentiment. En outre, sur divers points importants il se laisse séduire à je ne sais quel mirage, et cède à l'illusion. N'y a-t-il pas inconséquence à demander, surtout dans son système, que l'enfant commence l'étude de la grammaire par la grammaire générale? D'autre part, est-ce bien en deux ans qu'on peut espérer de lui faire pénétrer tous les secrets de la langue latine, quelque habile usage qu'on puisse faire des exercices de traduction? Enfin n'exagère-t-il pas, même comme expédient, l'im portance du livre, et ne fait-il pas trop bon marché de la valeur personnelle du maître? Ces erreurs sont d'autant plus saisissantes que l'auteur ne se préoccupe en aucune façon de faire agréer ce qui dans ses opinions pourrait ne pas plaire. Il expose, il argumente, il requiert, il ne se met pas en frais de persuader ou de toucher. Ecrivain ferme, précis, parfois élevé, il a, dans ses passages les plus éloquents, je ne sais quoi de bref et de froid ; il manque d'onction. Après l'avoir lu, on est heureux de se retremper dans Rollin, de retrouver cette abondance aimable et nourrissante, lactea ubertas, comme disait Quintilien de Tite-Live. Mais si sensibles que puissent être ces dé fauts, les mérites l'emportent. La Chalotais a le vif sentiment des réformes que réclamaient les collèges de son temps et il se fait une juste idée de l'importance de la méthode. Il comprend l'enseignement des langues anciennes comme on le pratiquait à Port-Royal ; et, en même temps qu'il se rattache par ce lien au passé, il pressent les nécessités de l'éducation moderne. Personne, avant lui, n'avait démontré avec plus de force l'utilité de l'étude des langues vi vantes. « On les traite, — dit-il, d'un de ces mots courts et heureux qui ne sont point rares chez lui, — à peu près comme ses contemporains, avec une sorte d'in différence et presque toujours désavantageusement. Sans la langue grecque et la langue latine, il n'y a point de vraie et solide érudition. Il n'y en a point de complète sans les autres. » Il est un de ceux qui dans l'éducation classique ont fait à l'étude des sciences une place sérieuse, en laissant d'ailleurs aux lettres la prépondérance nécessaire. Nul n'a mieux établi surtout que l'enseignement est un devoir de l'Etat. S'il exagère ce devoir jusqu'à nier presque le droit de la famille, il est du moins un des premiers en France qui aient compris que, même dans ces classes moyennes qui seules le préoccupent, la connaissance des langues anciennes n'est pas également indispensable à tous ; que l'Etat doit donner à chacun l'éducation qui lui convient le mieux, et préparer ainsi, pour tous les intérêts d'un grand pays, des hommes capables de les servir.

Octave Gréard